Nagekomen brieven E. du Perron Editie E. du Perron Genootschap logo_edp__01 Dit bestand biedt, behoudens een aantal hierna te noemen ingrepen, een diplomatische weergave van Nagekomen brieven van E. du Perron in een uitgave van het E. du Perron Genootschap uit 2015. Op www.eduperron.nl zijn van verschillende teksten scans van originelen te vinden. du_p001nage01_01 DBNL-TEI 1 2015 dbnl / E. du Perron Genootschap bestand aangeleverd door het E. du Perron Genootschap E. du Perron, Nagekomen brieven (ed. E. du Perron Genootschap), werd niet eerder gepubliceerd. Wijze van coderen: standaard Nederlands Nagekomen brieven E. du Perron Editie E. du Perron Genootschap Nagekomen brieven E. du Perron Editie E. du Perron Genootschap 2015-07-25 RK colofon toegevoegd Verantwoording Dit tekstbestand is gebaseerd op een bestand van de Digitale Bibliotheek voor de Nederlandse Letteren (https://www.dbnl.org) Bron: E. du Perron, Nagekomen brieven (ed. E. du Perron Genootschap), werd niet eerder gepubliceerd. Zie: https://www.dbnl.org/tekst/du_p001nage01_01/colofon.php In dit bestand zijn twee typen markeringen opgenomen: paginanummering en illustraties met onderschriften. Deze zijn te onderscheiden van de rest van de tekst door middel van accolades: {==13==} {>>pagina-aanduiding<<} {==Figuur. 1: Onderschrift van de afbeelding.==} {>>afbeelding<<} E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brugge, 3 januari 1922 Bruges, 3 janvier '21. Chère mademoiselle Clairette, En faisant un appel suprême à toute ma connaissance du français, je tâche de vous écrire en votre belle langue, et cela me rappelle un peu les thèmes toujours criblés de fautes que je faisais à l'école. Que le patron de Bruges m'aide à m'en tirer avec un peu de decorum! Et vous, mademoiselle, je vous en supplie, ne riez pas trop des fautes que je vais faire aujourd'hui mais faites comme un digne maître d'école: gardez une grave contenance et prenez la bonne volonté et l'effort pour l'action. Après cet ‘avis au lecteur’, voici mon adresse: Pension St. Christophe, Nieuwe Gentweg 78, Brugge. - Qu'allez vous faire maintenant, m'écrire? Faites-le, mais un peu plus que d'ordinaire; cela me fera tant plaisir, même si vous ne m'envoyez qu'une chaîne de crochets et de swings! Mais surtout, tenez votre promesse de m'envoyer ce petit photo que j'aime tant, voulez-vous? Il me tiendra un peu compagnie ici; il me fera oublier un peu le vieux Moïse qui se trouve dans ma chambre et qui se tire la barbe en regardant mon lit; - et puis, comme je vous ai dit, il m'inspirera peut-être quelques vers. Je vous les lirai dès mon retour, soyez-en sûre: comment ne vous embêterai-je pas avec mes tristes (en double sens probablement) poésies, vous qui êtes si gentille de les étudier toujours avec une si héroïque patience! - Et puis, je suis trop fier de vous avoir entendu dire: ‘ça me fait mal’, d'un vers que je vous faisais lire pour le juger et pour vous amuser un peu. Voilà un succès qui m'est plus cher que la louange la plus pédante. Je vous trouve sympathique à désesperer. Parce que, vraiment, je sais très bien accepter beaucoup, et accepter toujours, de quelqu'un qui, au fond, me laisse assez indifférent, mais avec vous je sens trop le besoin de donner en retour, et chaque fois je dois me rendre compte que je ne puis rien pour vous, si complètement rien: même pas lire dans vos mains! Je me sens de temps en temps comme un petit enfant que vous protégez, au lieu que comme un ami. Et pourtant vous n'avez qu'à commander. Je vous envoie, ci-joint, la copie du ‘garçon aux cheveux jaunes’, malheureusement sans translation; mais si vous y tenez je vous passerai cela après. Et puis le ‘Alleen’, quoique vous ne l'aimez pas trop et qu'il n'est pas très égayant, mais qui a en tout cas une qualité: celle d'être sincère. N'est-ce pas que, en vous donnant ceci, je fait plus preuve de vous considérer tout à fait comme une amie, qu'en vous donnant cette petite histoire? Je vous livre la preuve que je suis un sinistre larmoyeur! Mais remarquez un peu comme je suis surpassé en dessinant les petites étoiles, qui avaient le plus votre sympathie. Je vous demande pardon pour chaque faute de langue et d'orthographe et vous rappelle que, même à Bruges, je me tiens à vos ordres. Avec salutations respectueuses à madame Petrucci, Tout à vous, Eddy du Perron Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brugge, 6 januari 1922 Bruges, 6 Janvier '21. Chère Clairette, Comme vous le voulez j'ai envoyé le ‘mademoiselle’ au diable - and with a light heart -, c'est-à-dire j'ai fait cadeau (très solennellement) de tout ces (comment dites-vous?) ‘usages mondaines’ au vieux Moïse cornu, qui peut très bien pour cette occasion-ci représenter le diable. Alors: je m'appelle Edgar, comme je vous-ai dit; c'est un nom insupportable que ma mère seule trouve beau, et ma tante, la seule personnage au monde qui m'appelle par ce nom, et je peux très bien me figurer que j'appellerai Edgar un personnage extra-romantique que je vais créer un jour, - une nuit, plutôt. Mes amis m'appellent Eddy, et si vous voulez, c'est comme ça que je serai votre ami. Et maintenant que voulez-vous que je vous conte? Par où commencer: j'ai toujours tant à vous dire! Figurez-vous, j'ai tout à fait déchiffré votre longue lettre, pour laquelle je vous remercie sincèrement. Cela prouve que vos efforts n'étaient pas inutiles. Continuez à tâcher, vous êtes vraiment trop impétueuse quand vous écrivez. Mais enfin, si vous devez écrire vite pour écrire beaucoup, je préfère lire l'illisible. J'espère que cette lettre vous arrive à temps, puisque vous partez lundi. Mon père vient de me faire part qu'il a réussi à persuader ma mère de voyager, et qu'ils partiront le 16 pour Nice; par Paris, Lyon et Marseille si je ne me trompe pas. Comme cela, mon séjour à Bruges sera raccourci de quelques jours. Tâchez de m'envoyer votre adresse à Paris avant le 16, voulez-vous? et adressez votre lettre à Bruxelles, ce sera plus sûr. Sans notre alliance je vous aurai demandé maintenant si vous me permettez de vous visiter à Paris; après cette alliance je vous annonce que je viendrai!! Je ne sais pas si c'est l'intention de mes parents de rester huit jours à Paris, parce que leurs projets changent toujours, mais en tout cas je crois que j'y parviendrai bien à vous trouver, même dans la grande Ville Lumière. Voulez-vous vraiment me montrer un peu Paris, quand vous serez là? Je trouve cela épatant! et j'accepte, comme toujours. Je ne doute pas que j'aimerai Paris, mais j'en doute encore moins quand je vous aurai comme ange gardien! Il faut seulement vous rendre compte que vous ne pourriez pas vous présenter partout avec moi. Je suis vraiment trop gauche pour cela. En quittant votre thé (est-ce qu'on dit ça?) mon ami m'a expliqué que je ne m'étais pas conduit tout à fait comme il faut et j'ai dû reconnaître qu'il avait raison. Vous qui remarquez si bien que madame Vink faisait du bruit en mangeant, vous avez dû remarquer cela très bien. Enfin, on pardonne toujours à un étranger! Figurez-vous: je suis ici tout seul (il y a excepté moi deux Hollandais ici qui sont malades et par conséquence invisibles), et quand je suis dans la salle à manger, je m'entends mâcher. Alors je pense à madame Vink et à Pia et je fais de mon mieux pour avaler sans bruit. Impossible! Le silence est tel que ma_musique continue. Vous vous trompez quand vous croyez que je marche dans les rues. Le temps est affreux: il neige ou il pleut, et il n'y a pas de soleil. Je me suis enfermé et travaille; c'est pour travailler que je suis venu à Bruges. Les quelques choses que je dois voir encore, je les verrai bien les deux derniers jours. Je n'oublierai pas la pharmacie! Et puis, même de mon travail je ne suis pas content, car au lieu de lire toujours, je me suis permis la luxe d'écrire des vers, et à critiquer les vers de mon ami Anton dans une longue lettre, que je dois encore poster. Je vous envoie ces vers (je veux dire les miens) comme lecture pour le train. J'y ajoute même une traduction, et quelle traduction! cela m'a causé plus de peine que les vers eux-mêmes. (Avez-vous l'impression que j'écris le français, maintenant?) J'y ai travaillé toute la journée, après avoir reçu votre lettre, pour arriver à un résultat si déplorable. Si ça peut vous aider un peu, je serai tout-de-même récompensé. Mais promettez-moi que vous brûlerez cette traduction ou que vous la jetterez en tout petits morceaux par la fenêtre de votre wagon. En lisant mes vers vous verrez que le calme de Bruges ne m'a pas adouci. C'est parce que j'ai trouvé quelques vers de Karel van de Woestijne, un poète flamand qui écrit des vers parfaitement incompréhensibles sur des sentiments qu'il n'a, lui-même, jamais compris. Moi, je trouve qu'on doit connaître d'abord ses propres sentiments avant de les faire connaître à des autres. C'est peut-être très illogique! - en tout cas la plupart de nos poètes modernes (hollandais ou flamands) semblent trouver le comble d'artisticité qu'on ne comprend pas ce qu'on va écrire. Et vous, Clairette, en lisant mon petit poème que j'ai fait en songeant à monsieur Van de Woestijne, vous me trouverez peut-être bien boursouflé (comme j'ai trouvé ce mot, je ne le lâche plus). Ma seule défense est que je suis sincère. J'écris pour moi et pas pour un éditeur, et quand quelque ami - comme vous - aime un vers que j'ai fait, cela me fait plus plaisir que quand je serai loué par quelque critique; je n'ai pas prouvé cela, mais j'en suis sûr! Dites-moi, franchement, ce que vous pensez des deux vers brugeois que je vous envoie, ci-joint. Pour vous amuser un peu, après la lecture de ces poèmes attaquantes (?), je vous envoie un autre, fait plus avant. Il vous regarde un peu, celui-là; je l'ai écrit après notre promenade au Musée. Il n'est pas du tout bien, je le sais, mais il vous déridera peut-être si vous le gardez pour la fin. Comme on rit d'un bambin qui tombe, après avoir regardé deux charretiers se battre! Monsieur Demeulemeester ne vous dira rien de moi. Je lui ai écrit, demandant si je pouvais lui rendre une visite et jusqu'à présent je n'ai vu ni lui-même ni une lettre de lui. Je ne vous raconte pas cela pour dire que je suis maintenant de votre avis qu'il est un ‘mufle’, - au contraire je le trouve toujours le plus sympathique de tout vos amis que j'ai vu, je sens cela sans que je puisse donner un motif, (ce n'est pas pour ses rubans, par exemple!) J'espère le revoir avant de quitter Bruges, quoiqu'il se peut bien qu'il me trouve terriblement antipathique. Et en ce cas il aura raison de me le montrer; j'aime plus ça! Comment va votre ‘dos de femme’? Avez-vous encore travaillé à cela? Mon ami me demandait si c'était une vraie femme nue qui posait pour vous et quand je disais ‘oui’ il me confiait que, si vous étiez sa femme (!) il vous demandera à ne faire que des paysages! Je lui ai averti que je vous raconterai cela, et voilà que je le fais. J'ai tant ri en écoutant cette histoire que je veux bien que vous en riez aussi. Au revoir, à Paris, - non, à votre lettre suivante; mes respects à votre mère, un macaron imaginaire à Pia, une ferme poignée de main à vous. Tout à vous Eddy du Perron Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 13 januari 1922 Bruxelles, vendredi soir. Chère Clairette, Je viens de recevoir votre lettre dont je suis sûr que vous l'avez faite en courant! Je vous suis bien reconnaissant que vous avez encore trouvé le temps de m'écrire, car vous n'êtes pas du tout en retard: nous avons encore deux jours ici. Mais je m'empresse de vous répondre. Nous venons lundi vers 6 heures le soir à Paris. C'est très gentille de vous de m'accorder encore un entretien avant de repartir pour Bruxelles, car j'ai tant à vous demander (et plus à vous raconter peut-être) avant de partir pour l'Italie. Je dis, avec un petit variation sur Hamlet: To see (you) or not to see: that is the question! Vous ne serez pas entourée de toute une armée d'amis, j'espère? - car alors les 3½ mots dont je dispose ne veulent plus monter. A Bruges j'ai passé toute une soirée chez les De Meulemeester, c'était très ‘cosy’, mais j'ai eu beaucoup de peine à trouver les mots, - enfin, je vous raconterai cela. André est un garçon tout à fait sympathique, c'est peut-être parce que je suis encore plus mufle que lui que je l'aime tant (quel expression: on aime sa fiancée, on aime un homme, on aime le choucroute!) Figurez-vous un Anglais qui dit d'un autre monsieur: I love him! Mais soit: j'aime beaucoup André avec son air moqueur il est spirituel, énergique, artistique, et - je suis sûr de cela - straightforward, je ne connais pas le mot en français. Est-ce que je me trompe? Non! Voulez vous écrire lundi matin à mon adresse à l'hotel Montreal, rue d'Hauteville, Paris, quand vous pourriez me recevoir mardi? Puisque je n'ai aucun engagement à Paris, je serai là, c'est conclu d'avance. Je passerai demain chez vous, rue des Champs Elysées, pour reprendre mes amis les cogneurs. Avez-vous lu que Carpentier vient de battre le champion d'Australie des poids lourds par knock-out (prononcez bien le k) au quatrième round? On est assez indifférent pour ce combat à Paris, n'est-ce pas? Mais je vous ne retiens plus de votre entourage et surtout pas avec des boxeurs: pardonnez-moi. Je compte trouver un ordre de votre main en arrivant à mon hôtel Parisien et reste toujours bien sincèrement à vous Eddy du Perron P.S. - Où est la photo? Et le gingembre!!? Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Poitiers, 28 januari 1922 Poitiers, le 28 janvier 1922 Ma chère Clairette, Si je n'étais pas trop bête pour cela je me ferais ici ‘le poète de l'Ennui.’ C'est bien nouveau et bien original, je crois. Seulement il faut plus que du sentiment, il faut du génie pour écrire des vers à Poitiers. C'est une ville cinq fois plus morte que Bruges et dix fois moins intéressante. Quand on voit 4 hommes dans la rue on est alarmé. Que voulez-vous que je vous écrive, après tout cela? Pourquoi nous sommes ici, - ou pourquoi nous sommes encore ici? C'est parce que nous n'avons quitté Paris qu'hier; mardi ma mère était trop souffrante pour continuer le voyage: elle avait toussé toute la nuit. Forcément nous sommes donc restés à Paris encore 3 jours, mais je n'ai rien vu parce que j'avais toujours mes cailloux dans la tête et de temps en temps la fièvre. C'était bien bête et bien ingrat envers la Ville Lumière, mais que voulez-vous, je ne peux pas jouir de la Beauté que quand je me sens tout à fait sain. Je ne comprends pas comment Verlaine a été capable de faire tant de belles choses avec un carcasse comme le sien. Je suppose que vous êtes rentrée à Bruxelles maintenant. Quand avez-vous quitté Paris? Avez-vous revu le bonhomme de la rue Médicis? Non, naturellement! Je suis sûr qu'il a toujours l'image de M. Suc courant vers lui dans la mémoire. Clairette, n'êtes-vous jamais importunée par des messieurs trop aimables dans le train? Ma cousine, dont je vous racontais, était toujours fatalement importunée par des Suisses! En tout cas ils sont préférables aux Chinois!! Vous voyez, Clairette, que je vous écris comme un petit enfant, c'est sans doute l'atmosphère de cet hôtel, qui est spécialement fait pour dormir, qui fait cela. Et puis j'ai juste en face de moi un vieux monsieur barbu qui m'a salué bien poliment et qui, dès ce moment, a continué à parler. Comme nous sommes seuls dans la chambre je ne sais pas encore si c'est un monologue, une prière, ou une histoire qu'il me fait. - Mais voilà qu'il s'en va, le dos courbé. C'était un ‘mea culpa’, sans doute! Je vous enverrai, de Bordeaux peut-être, deux livres: 1o. les Poésies de Jean Cocteau, 2o. Le Nommé Jeudi par G.K. Chesterton. Mon admiration pour Jean Cocteau s'est complètement noyé après s'avoir plongé dans la fleuve de ses vers. C'était un bain fatal, et je crains que ce sera pour votre admiration aussi une suicide, si vous faites de même. Sinon, je compte sur une explication de vous, ce que tout cela signifie. Est-ce que c'est du cubisme dans la littérature? Ou seulement une farce assez grossière? Ecrivez-moi un peu l'impression que ce Jean Cocteau a fait sur vous! Quel âge a-t-il a peu près? Comment parle-t-il? est-il spirituel, pensif, anémique, sanguin? Il m'intéresse beaucoup; seulement il me faut savoir si c'est un poète ou un mystificateur. Pauvre Clairette! que de questions à répondre! Mais ne vous presse pas, et surtout ne lisez pas trop de ces ‘poésies’, - pour rien au monde je ne voudrais que vous auriez le mal de tête que j'ai eu tant de jours! Comme compensation je vous envoie le livre de Chesterton. Ça, c'est un cauchemar, mais il le donne comme cela! Et puis c'est un cauchemar bien amusant. Chesterton est un des auteurs des plus satyriques de l'Angleterre, je crois, et pour moi, je le trouve beaucoup plus intéressant et plus spirituel que le renommé Bernard Shaw. D'ailleurs quoi qu'il vous raconte, le style est toujours admirable, et vous qui aimez les paradoxes de Wilde, vous serez sans doute amusée par Chesterton. Cette histoire-ci déraille après chapitre XII, mais en tout cas il vous aura amusé pendant à peu près 200 pages. S'il vous amuse, ce livre, il faut tâcher d'avoir The Innocence of Father Brown du même auteur. Je vous donne le titre en anglais, mais le livre est traduit en français, je suis sûr de cela parce que j'en ai parlé avec André De Meulemeester qui l'a lu et qui - m'a-t-il affirmé - ne lit jamais l'anglais pour s'amuser! C'est une compilation de 12 petites histoires qui sont merveilleuses dans leur genre: un peu détective, mais dans un style tout à fait littéraire. Je vous demande pardon pour cet exposé pédant! Et maintenant je vous quitte. Heureusement l'heure du départ approche: ce soir nous serons à Bordeaux. Vous avez mon adresse à Nice n'est-ce pas: Hotel Atlantique, Bould Victor Hugo. Je serai là de 6 à 12 février. Voilà. Je vous salue bien respectueusement et vous remercie encore pour votre geleide à Paris (je ne peux trouver le mot et comme je n'ai pas de dictionnaire ici, il faut que vous consultez le vôtre!). Si j'étais un peu inattentif dans vos églises, pardonnez-moi cela et songez que c'est bien difficile de fixer son attention sur de l'architecture, de panneaux et de fresques plus ou moins respectables, quand on a un chef-d'oeuvre vivant à côté de soi. Vous me direz toujours ce que je dois faire pour vous en Italie et j'y compte! Bien à vous Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Biarritz, 30 januari 1922 Biarritz, 30 janvier '22. Ma chère Clairette, Il me semble que je suis en ce moment bien en condition de vous écrire; tout au contraire du moment à l'hôtel de Poitiers, quand je remplissais des feuilles rarement coupés, avec, dans ma tête, presqu'aucune pensée. Que le français est difficile! - c'est ce que je pense toujours, quand j'écris des ‘e’ où on doit dessiner un apostrophe, par exemple! Je voudrais tellement m'exprimer bien et je trouve chaque instant des freins à ma langue ou à ma.... plume. Aujourd'hui j'ai plus de courage; c'est que je viens de lire qu'Oscar Wilde - notre ami honoré - écrivait: ‘Et puis, alors, le roi il est mouru.’ Quand je disais, un soir, à Mme Artôt que le Salomé, malgré la structure très simple de ses phrases, était sans doute corrigée par quelque ami Français de Wilde, elle croyait que je voulais rapetisser un homme, sans raison. Maintenant, je viens de lire une très intéressante étude sur Wilde par Arthur Ransome, et je trouve que le manuscrit de Salomé a été corrigé par Stuart Merrill, par Retté et par Pierre Louys. Vous me pardonnerez donc bien mes fautes, même quand je vais faire parler, à l'instant, un monsieur qui m'a amusé beaucoup ce matin. Je suis bien loin de vous pour le moment, mais s'il est vrai que je peux changer un tout petit peu la monotonie de votre vie redevenu Bruxelloise, même avec mes lettres, je ferai de mon mieux et ainsi, partageons - faute de mieux - ce monsieur! Quand j'entrais ce matin dans une petite librairie ici à Biarritz, je ne croyais pas de tomber dans une conversation tout à fait..... littéraire. Il y avait un monsieur au milieu de la boutique, parlant à haute voix, gesticulant énergiquement et vraiment rouge de colère. Ce que j'entendais était à peu près ceci: - Je vous dis que c'est ridicule, madame! (Il parlait à la dame derrière le comptoir.) C'est ridicule! Tout le monde connait L'Atlantide de Pierre Bénoit, tout.... le.... monde.... et si je demandais à dix personnes s'ils avaient lu quelque livre d'André Gide, je suis sûr qu'il n'y en aurait pas un qui le connaîtrait de nom, - même de nom! Il y a quelques jours je disais à une dame: Madame, vous qui lisez beaucoup, connaissez-vous Zola? - Non. - Et pourquoi pas, je vous prie, parce que c'est un pornographe? Mais lisez donc Le Reve! Ça, c'est de la littérature! Mais, sans doute, vous avez lu l'Atlantide? Ah, oui!..... Tout le monde connaît ‘l'Atlantide’! A ce moment surgissait une demoiselle qui se campait devant moi en me demandant avec un gracieux sourire ce que je désirais. - Eh bien, mademoiselle, dis-je, puisque ce monsieur est tellement porté contre ce pauvre Pierre Bénoit, donnez-moi l'Atlantide. Le monsieur se retournait, me regardait avec l'air de Lagardère et quittait la boutique. Je demandais à la dame derrière le comptoir: ‘Ça doit être un terrible littérateur?’ - mais, Clairette, il semblait qu'elle était portée contre moi, car elle avait un visage de vinaigre et ne me répondit point. Je devais donc me contenter avec la demoiselle qui ne savait rien trouver et qui finissait par se tromper dans le compte. Mais qui souriait. Biarritz est unique! - quelle différence avec Poitiers! Si je ne peux me faire littérateur, je serai content de me faire Basque. Quels gens aimables! Et la nature est poétique, idyllique, tout ce que vous voulez! On se sent parfaitement heureux ici! - j'ai flané tout le jour, avec un béret basque sur ma tête, j'ai fait des photo's et une longue conversation avec un amour de petit chasseur dont je vous enverrai le portrait, un garçon de dix ans peut-être, excessivement gentil et intelligent et sans aucun doute le personnage le plus intéressant de l'hotel. - Cet après-midi en retournant d'un endroit où j'ai regardé pendant une heure peut-être les vagues se briser dans la lumière d'un soleil couchant, j'ai rencontré un petit bonhomme en chocolat avec une jupe orange et je l'ai fait emballer pour vous l'envoyer. Mon petit chasseur en prendra soin demain, - quand je serai à Bayonne, - et j'espère que c'est vous qui le casserez le cou: le bonhomme, je veux dire; je vous en supplie: pas le chasseur! Ce soir j'ai commencé à un petit livre du renommé André Gide sur Oscar Wilde, et ce que j'ai lu ne me plais pas du tout. Il raconte quelques souvenirs, c'est-à-dire il laisse Wilde causer comme s'il lui faisait d'extraordinaires confidences et ce qu'il raconte, ce sont..... les poèmes en prose, plus ou moins déguisés et rendus en français, naturellement. L'histoire du ‘Disciple’, les deux histoires du Christ, et de la chambre de la Justice de Dieu, - tout est répété; l'histoire de l'artiste qui pensait en bronze n'y manque pas, puis quelques paradoxes assez connus, avec des petites sentences pour les entrelacer, comme par exemple: ‘Et il disait encore:’ ...comme si Wilde était le Christ lui-même, représenté par Matthieu ou par Luc, en racontant ses paraboles. Après avoir récrit héroiquement tout cela, M. André Gide finit par une phrase quelconque: ‘Puis je restai trois ans sans le revoir.’ Et la première partie de ces ‘souvenirs’ est écrite. Si ça va continuer ainsi, c'est bien triste! - Enfin, j'aurai en tout cas le portrait de Wilde en héliogravure qui se trouve vis-à-vis du titre et qui représente notre esthète en dormant ou en méditant, les yeux clos en tout cas, - et peut-être c'est la même chose! Quand un grand homme se ferait photographier avec le nez sous la couverture de son lit, il trouverait encore des gens qui diront qu'il a fait cela bien originalement à dessein parce qu'il voulait que rien n'allait détourner l'attention de son front si beau et serein! J'ai l'impression que je déraille absolument, que je vais faire des paradoxes, ce qui ne me va pas du tout, et que je finirai ainsi par vous embêter terriblement. Donc, je vous salue et vous quitte pour ce soir. ‘Mieux vaut ne dire rien que dire des riens’ - En 'k zie niet graag mijn woorden zonder pit vervliegen! Vous souvenez-vous de ce vers, par hasard? Mes respects à madame Petrucci et une poignée de main bien cordiale et bien anglaise à Pia. A vous l'assurance bien usée que je suis ‘tout à vous’, Eddy P.S. - Songez, Clairette, que je vais trouver votre lettre à Nice au milieu de toute une compagnie, de toute une colonie peut-être de messieurs en smoking et de dames en décolleté. Savez-vous ce que cela signifie pour moi? Si vous le savez un peu, vous tâcherez de m'écrire beaucoup! E. P.P.S. Et je vous rappelle, Maréchale, que j'attends vos ordres! (Avec l'entêtement de Caton; là!) Faut-il brûler Nice? Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Nice, 8 februari 1922 8 février '22. Ma chère Clairette, Il y a trois ou quatre heures que je suis arrivé ici, car nous nous sommes attardés à Biarritz. J'ai donc immédiatement trouvé votre lettre qui m'a fait - pour imiter votre expression - un grand plaisir! Ah, je vous assure que oui! Je suis tombé dans un tas de gens honorables, chics, mondains, tout ce que vous voulez dans ce genre-là. C'est le ‘season’ et si j'emploie le mot anglais ce n'est pas par hasard, parce que plus que la moitié des gens qu'on rencontre dans les hôtels - pendant tout notre voyage - sont des anglais ou des Américains, ces derniers surtout: les gens du siècle! Assez de parvenus et peut-être quelques lords. - Attendez, je viens de faire une découverte. J'écris en ce moment à une table en rond, non, octangulaire (c'est ça?), mais divisé en quatre parties. Eh bien, j'ai à ma droite une dame que j'avais prise pour un ‘miss’ célibataire de 45 à 55 ans, avec un pince-nez déconcertant, une vraie machine de bataille. A ma gauche j'ai un monsieur complètement chauve à barbiche grise, que j'avais classé ancien fabricant de saucissons et Marseillais. Quand j'étends mes mains je peux caresser la boule luisante du monsieur et la coiffure très respectable de la dame. Tout à coup ils ont commencé à se parler et c'était en.... hollandais. Je suis en présence de compatriotes! De la ville je ne peux encore rien dire. Il faisait noir quand nous arrivâmes - que dîtesvous de mon ‘passé défini’? - et la première chose qui aura notre attention sera, dans une heure peut-être, la représentation de La Veuve Joyeuse de Franz Léhar, au Casino. Puis j'ai trouvé et admiré, comme vous pouvez vous figurer, un quantité de messieurs en habit ou en smoking et de femmes bleues, mauves, cerises, bariolées et presque sans exception maquillées sans vergogne. Et pas une qui est belle, jolie même, tout au contraire avec Biarritz où l'on voyait - dans la rue sûrtout - beaucoup de têtes, sinon admirables, du moins intéressantes, avec des cheveux très noirs et des joues bassanées. Et les hommes basques, comme ils sont préférables de loin à ces Américains aux dents plombées d'or, aux visages de jockey ou de cabotin, aux têtes pommadées, aux gestes would-be dominateurs et arrogants. Ce n'est que sur les films que j'ai vu des hommes vraiment beaux entre les Américains, comme Jack Warren Kerrigan par exemple que je préfère pour sa beauté à beaucoup d'‘étoiles’ féminines. Je vous envoie ci-joint deux photos de lui - très ressemblants - que j'ai coupé d'un journal cinématographique, trouvé à Biarritz, - dîtes-moi un peu comment vous le trouvez! Je me prépare déjà à votre esprit contradictoire, Clairette, et plus que jamais dans cette question-ci, car les femmes ne font l'éloge que des hommes qui sont détestés par les autres hommes. Mais j'ai quelque espoir en songeant que Kerrigan est un peu dans ce cas-là, les Américains surtout le trouvant une damoiselle - a maid. Ce qui est fort injuste car la tête est fine mais pleine de force, grâce à un magnifique nez crochu, - et ajoutez à cela qu'il mesure 1 M. 85 et est un excellent boxeur. Je divague, Clairette, et vous demande pardon; ce n'est pas pour faire l'éloge de Monsieur Kerrigan que je vous écris. Je vous raconterai un peu de mon voyage qui est devenu vraiment beaucoup plus intéressant que j'avais cru d'abord. Lourdes surtout est charmante; - d'avance, à Bayonne nous avons fait un magnifique trip en auto à travers le pays basque, passant le villa blanc et vert de feu Edmond Rostand (qui m'est bien cher quoiqu'il est un peu dédaigné par les français, il me semble); un trip de Biarritz à Biarritz dans un grand triangle, via la Négresse, Cambo, Hendaye - d'où on a une vue inoubliable sur la mer, l'Espagne (avec Fontarabie très visible) et les trois ports: de Hendaye, de St. Jean-de-Luz et de Biarritz) - puis via St. Jean-de-Luz, que je viens de nommer. Quoique je ne suis pas catholique, ni très croyant, Lourdes m'a interessé beaucoup, j'ai lu là un autre livre de votre ami Huysmans: Les Foules de Lourdes, qui ne m'a pas ravi. La conversion de Huysmans à laquelle il fait allusion dans la préface de A Rebours, que vous m'avez conseillé de lire, ce que j'ai fait, - cette conversion m'intéresse beaucoup, mais il me faut lire alors: En Route, La-Bas et La Cathédrale,- et l'Oblat même. Je le ferai, une fois. Dès que je me serai installé à Paris je commencerai à une traduction en hollandais d'A Rebours, moins par admiration pour ce livre que pour la richesse en mots. Après ce travail je vous écrirai en un meilleur français, pauvre Clairette! Donc, sur Chesterton nous sommes à peu près d'accord, avec la différence que vous aimez la philosophie de Syme et que moi, j'ai la honte de vous avouer que je ne m'en rappelle plus un single - ce mot est anglais, je crois - un traître mot. Ce qui prouve que vous êtes beaucoup plus philosophe que moi, ce que nous avons déjà reconnu, je crois: Mais j'aime votre philosophie qui s'exprime ainsi: ‘Travailler, - au fond c'est ce qu'il a de meilleur dans la vie!!!’ - Mais ces trois points d'exclamation sont ils ironiques ou indiquent-ils un grand cri de coeur? Passons rapidement par nos auteurs, et d'abord, dites-moi si j'ai bien lu ce nom: Blaise Cendras. C'est cela? Je tâcherai d'avoir son bouquin, comme je tâcherai de lire tout ce que vous aimez. Je vous suis reconnaissant pour deux livres: A Rebours et Axel, j'aime plus le dernier, mais j'admire l'autre. Votre ami Bécot m'a laissé froid, il était assez sympathique mais le livre me semblait trop nonchalamment écrit. L'étude de Gide était par suite vraiment plus intéressant, quand il raconte par exemple que les dents de Wilde étaient terriblement abimées, après sa vie de prison. Ce sont des petits détails qu'on ignore et qu'on n'oublie plus quand on les a entendu une fois! Je ne connais pas votre traduction des prose poems, mais comparés avec l'Anglais de votre petit livre vert, les histoires de Gide sont assez piteuses, et puis, ce n'est pas à cause de sa manière à raconter que je me suis plaint de son ‘étude’ mais parce qu'il les raconte. Piller l'oeuvre d'un auteur pour en faire une grande partie d'un oevre sur cet auteur, c'est une méthode de critique d'art que je n'aime pas. Je suppose que vous connaissiez ce livre de Gide avant de connaître Wilde lui-même et que c'est pour cela que vous en gardez une impression favorable. J'ai eu le malheur de lire d'abord l'excellent étude d'Arthur Ransome avant de tomber sur ce bouquin de Gide. Si vous voulez je vous prêterai cela. - Les citations que vous donnez de Cocteau sont vraiment biens, - il y a en effet quelques morceaux dans ce livre qui ne sont pas mals, mais je me demande si ce sont des ‘poésies’. J'ai horreur de ces ‘poètes’ qui commencent par ‘dédaigner’ dans leurs ‘poèmes’ la forme. Et Jean Cocteau me fait l'impression de jeter ça et là des phrases plus ou moins réussis qu'il écrit l'une sous l'autre comme si c'étaient des vers, et encore avec un ‘mépris’ profond de commas, de points, de tout ce qui fait les mots lisibles. C'est rechercher une originalité qui, au fond, n'existe pas, - qui charme les gens peut-être pour peu de temps par leur nouveauté, mais qu'on finit par trouver would-be. Un artiste vraiment original l'est à travers de toutes les règles, il les domine, il les force à faire sortir son oevre avec plus d'originalité. Vous me trouvez peut-être bien pédant, Clairette, mais si vous saviez comme je suis simplement sérieux dans ces questions-ci. Aussi je vais finir et parler d'autre chose que de ces gens ‘d'un monde dont il faut parler pour le faire exister.’ Parlons de notre monde à présent. Mais d'abord laissez-moi vous citer en retour un vers de Jean Cocteau, jeté séparément à la fin d'une de ces ‘poésies’ assez compliqués, et intitulée ‘Compliment’. C'est le seul qui a fait quelque impression sur moi, et si je ne me trompe à cette distance, il est ainsi: Il n'y a vraiment rien de plus joli que toi. - Mon père, toujours furieux, puisque énervé, en voyage, vient me chercher; - il a regardé partout sans me trouver: nous devons manger pour aller au théatre. Je continue demain. Bonne nuit, ma chère amie! 9 février 10 h. du matin. - Me voilà rassis devant le papier. Je viens de relire votre lettre et je trouve tant de choses dont je dois vous parler. N'importe, j'ai le temps, je finirai tout et je vous enverrai ma lettre même quand elle sera devenue un petit volume de français terrible. J'ai aussi relu ma lettre et cela m'a donné la conviction que vous avez raison quand vous trouvez mes lettres amusantes! Parlant de cette table j'ai écrit - sans broncher - qu'elle était octogénaire; le matin m'a trouvé plus lucide, semble-t-il, car j'ai changé le mot par celui que vous y trouverez maintenant. La pauvre table a cinq ans au plus! - quelle calomnie! Et sans doute j'en fais d'autres, de ces énormités, et je comprends pourquoi vous riez! - Heureusement que ‘le roi qui est mourru’ me console. Clairette, j'ai étudié votre charmant petit dessin représentant le plan de votre ‘cagibi’ (il me faut chercher le mot hollandais dans ma dictionnaire, qui repose encore au fond de quelque malle), il est un peu genre de Cocteau ce dessin: on voit le feu représenté par une ligne et le fauteuil ressemble les pains qu'on m'apporte le matin avec le café. Mais j'ai compris tout, après une sérieuse étude. Vous comprenez que j'applaudis d'ici votre idée d'installer là encore un divan; ce que j'aimais le plus dans cette chambre était la quantité de machines à s'asseoir. Seulement, je dois vous demander une chose. Quand la commode était encore près du feu, elle faisait là un petit coin adorable, où l'on était à l'abri de beaucoup de regards. Est-ce que le divan donne un refuge aussi sûr? Sinon, je vote pour la commode! - Et c'est sur ce divan que vous faîtes le hérisson? - voilà la bête dont je voulais parler quand je vous traduisais le vers En àl mijn stekels glad gaan strijken, ce que je vous conseille de faire aussi. Les dieux en vous créant ne vous ont pas fait pour faire du mal.... volontairement, Madame! - Il ne faut blesser ni Charles Groux, ni M. Wolfers, - ni moi, si vos piquants sont longs comme ça, - je vous en supplie!!!!! Vous m'écrivez la mort de votre amie. Ce n'est pas la jeune dame russe que je connais? - c'est-à-dire que j'ai rencontrée chez vous? Je veux parler d'une dame assez jolie, que vous disiez, railleuse, être l'amie de M. Groux; qui était assise à côté de vous et qui riait quand je disais quelque bêtise, je crois en parlant de Poe, et en vous donnant une réponse; vous demandiez: Pourquoi riez vous? - et elle répondit, bien vite et bien bas, mais elle avait une voix très claire et je n'étais pas bien loin de vous deux: Pour l'interprétation de vos paroles, - et j'étais bien vexé, je vous avoue! Vous rappelez-vous cela? - Eh bien, si c'est elle je suis assez triste, beaucoup pour vous et un petit peu pour mon propre compte, car elle était vraiment sympathique. Mourir à 22 ans, c'est votre age et le mien. Craignez-vous la mort, Clairette? - vous qui êtes philosophe? Moi, je n'y pense jamais, je crois qu'il y a un au-delà, et aussi je ne recule pas devant la mort, c'est l'agonie, le moment où je me figure que mon coeur cessera de battre qui me fait.... changer de pensée. Puis on se demande si ce sera quand on est un vieillard, toussant, démoli, pour qui la vie n'est plus rien, ou bien quand on est encore tout jeune et fievreux de voir tout dans la vie, dans ce monde que j'aime assez, moi; n'ayant pas de ces conceptions d'autres mondes ‘pleins de lumière’ et si préférables au nôtre! - Mais vous - je risque que vous me trouverez un abominable flatteur, vous qui êtes vraiment assez modeste, au fond; mais je suis sincère en vous donnant ce conseil et ce n'est pas pour faire de l'esprit - si vous avez des idées de mort, prenez un mirroir et regardez-vous bien longtemps. On ne peut penser à la Mort quand on vous regarde: vous êtes - non, relisez ma ‘question de foi’ si vous voulez, je vous ai fait une promesse, pardonnez-moi! Parlons de mon béret basque ou de mon voyage en Italie. Je n'irai pas. Je ne me sens pas prêt d'aller en Italie, ce sera me hâter ou je dois y rester jusqu'en Avril au moins et j'ai trop besoin d'autre chose: je veux travailler, connaître Paris, m'y installer à la fin des fins. Et puis je veux y être avant vous, ne pas toujours vous embêter (comme un petit neveu sa tante), je veux commencer à avoir des connaissances, qui sait: des amis, à devenir un peu citoyen de Montmartre avant votre arrivée. Je resterai donc ici jusqu'à fin février; Nice est charmante comme ville, il y a de bonnes librairies! - on y donne des opérettes qui m'amusent et on y fait du sport. Je vais ramer, faire de bonnes promenades, sauter à la corde!! Aux Indes, quand j'étais dépressé de ne pouvoir faire de la littérature, quand je me sentais un génie malcompris, je faisais du sport pendant des semaines et je subissais l'entrainement assidu des deux frères Tissing, - et cela me donnait quelque joie de me sentir au moins capables de ces choses; puis je retombais dans mes papiers et ma lassitude (c'est cela ce qu'on dit d'un fainéant?) Ici c'est la vie de wagon en lit et de lit en wagon - excepté à Biarritz - qu'il me faut oublier. On joue beaucoup de tennis, mais comme je deviens de plus en plus myope, j'y renonce. Puis il y a trop de lords sur le ciment. Jouez-vous le tennis, Clairette? Je ne comprends pas trop bien pourquoi madame votre mère est si anxieuse que vous vous fatiguerez, la fatigue physique est très bonne quand le corps est sain. Seulement les gens qui ont des maux chroniques (?), des fractures, etc. souffrent plus par le sport. Sinon, - quand on ne s'emballe pas, surtout au commencement - tout sport est salutaire. Et vous me faites l'impression d'être assez agile, sans avoir la force de quelque hollandaise taillée en grenadier, et surtout d'avoir du coeur. C'est votre nez qui trahit cela; je vous envie votre nez! - Figurez-vous qu'il y avait dans notre salle Dupont à Bruxelles un lieutenant qui avait la jambe tout à fait trouée par un éclat d'obus et qui faisait de la boxe et du saut à la corde! - avec toute une machine à cette jambe. Il est vrai que c'était un colosse, pesant 97 K.G. et qui donnait de vrais coups de massue. En parlant de coups je revois.... la revue des femmes dans la grande salle de danse du Casino, hier soir. Elles passaient, passaient toujours, marchant dans un rond; on n'avait qu'à se mettre à une table et commander quelque chose, puis regarder: ce spectacle était gratuit. Le vieux M. van Lennep, qui nous accompagne, répétait chaque cinq minutes avec conviction: Il n'y en a pas une qui est jolie! - moi, mon so-easy brisé sur mon nez, j'en faisais un sport à lui désigner toutes les femmes passables. Mais la tâche était assez difficile à reconnaître quelque beauté sous cet abondance de fard, sous ces lèvres en sang, ces joues souffletées, ces yeux pochés. C'était comme si on avait laissé Criqui enragé travailler toutes ces têtes brunes, rousses ou blondes, ou oxygénées. - A propos de Criqui avez-vous lu (vous qui êtes devenue ‘calée’ en boxe maintenant!) qu'il vient de battre le merveilleux petit Ledoux en un demiround? C'est grand! - c'est, je suppose, encore en moins de temps que vous avez mise pour mettre knock-out la descendante des célèbres Curie. - Je vous enverrai un compte rendu illustré du combat. 9 février le soir. - Je viens de trouver sans le chercher (car je cherchais les Prétextes de Gide, puis vos sept oncles d'Amérique), la traduction française de The Innocence of Father Brown. Je m'empresse de vous l'envoyer, il est trop tard aujourd’ hui mais il partira demain de bonne heure. Amusez-vous encore une fois avec Chesterton! Voulez-vous que je vous envoie dans quelques jours votre livre de Suarès, ou préfèrez-vous que je le garde jusqu'à ce que nous serons à Paris, évitant ainsi de le fier à la poste? Je vous le redemanderai quand je pars pour l'Italie, en juin ou juillet peut-être. - Ah, Clairette, n'oubliez pas de m'écrire maintenant très complètement, au lieu d'une itinéraire pour l'Italie, ce que vous cherchez comme appartements à Paris. Dès que je serai là, je ferai de mon mieux pour vous les trouver. Je ne réussirai probablement pas ou vous avez échoué, mais peut-être le hasard m'aidera et il y a un proverbe hollandais qui dit: ‘On ne peut jamais savoir comment une vache attrape un lièvre'; - quoique la comparaison est un peu flatteuse pour moi, espérons que je serai cette vache! J'ai demandé vos ordres sérieusement, puis en plaisanteries; vous préférez vous taire. Il faut donc que je les devine; commençons par chercher des appartements! - Une idée, une question qui me passe dans la tête en regardant votre adresse que je viens d'écrire: vous appelez-vous Raphaëla? C'est beaucoup de curiosité et un peu de déduction qui me font vous demander cela. Mais n'oubliez pas de répondre. Et maintenant je prends congé. Bien merci pour votre lettre, écrite malgré tant de besognes et dans la nuit, - mes compliments à madame votre mère, mon sincère amitié à vous. Eddy P.S. - Voulez-vous me donner l'adresse de M. Kahn? Et que faut-il lire de ces oeuvres? J'ai tout le temps, ici! Je vous envoie 3 petits photos de Biarritz: I le petit chasseur dont je vous ai parlé. Vous ne vous intéressez pas pour lui? C'est lui qui a posté vos paquets!!! N'est ce pas que c'est un charmant garçon? - c'est le petit à droite. II Vue de ma chambre à Biarritz. A gauche, tres petit, le rocher de la Vierge. En bas, sur le trottoir, les deux petits chasseurs. III Le rocher de la Vierge. Comme vous vous êtes amusés de mon béret basque, je vous envoie ceci. Vous me voyez en haut, un peu dans l'attitude de Tartarin sur les Alpes! Si cela vous amusera davantage, tant mieux! - Le beret n'st pas trop visible, ni moi, mais comme vous êtes avertie... Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Nice, 22 februari 1922 Nice, 22 février '22. Chère Clairette, Voilà bien longtemps que j'ai attendu votre lettre en réponse à la mienne qui était bien longue, I fear, mais que j'ai posté dans la boîte ‘France’ au lieu d'‘Etranger’, c'était peut-être une raison pour se perdre en route ou pour faire toute une Odyssée. Pour me dédommager un peu de ne pas vous lire j'ai parcouru toute une boutique de livres; et aujourd'hui je vous en ai envoyé deux que vous devez vraiment lire: Trois Hommes de Suarès et La Porte Etroite d'André Gide, que je viens de terminer et qui est magnifique, selon moi; lisez-le malgré votre antipathie contre l'auteur. Je me sens trop hollandais pour vous dire plus de ce bouquin que: ‘il est magnifique’ et ‘vous devez le lire’; en tâchant d'exprimer en français l'impression qu'il a fait sur moi, je crains de devenir trop ridicule, ce qui ne sera rien, mais de ridiculiser cette merveilleuse petite oevre ce qui sera beaucoup plus grave! Je vous dirai quelques passages que je trouve épatantes: entre page 175 et 183, entre 195-198, page 234 alinea 2 et 3, page 240, qui renferme la philosophie finale de tout ce rêve de dévotion exaltée: Je voudrais mourir à présent, vite, avant d'avoir compris de nouveau que je suis seule. Je ne peux m'empêcher de trouver le héros plutôt amusant que tragique: il est si trop noble qu'il ne voyait jamais qu'on doit se permettre quelquefois l'honneur d'être un brute. Quand à Alissa, sans le vouloir je l'ai comparée à vous; je crains que vous êtes un peu philosophe comme elle est croyante et, croyez-moi, il ne faut pas l'être. Vous ressemblez si peu, de corps ni d'âme, à.... Mlle. Van der Hecht, par exemple! Des ‘Trois Hommes’ je n'ai été tenté de lire pour le moment que l'étude sur Dostoïevski, qui est très bien comme prose, me semble-t-il, et un peu trop would-be profond (vous avez très bien dit comme il est, en parlant de ‘Poète tragique’, mais quoique j'ai retenu parfaitement l'idée, j'ai oublié les mots dont vous vous êtes servi) mais lisez néanmoins cet étude, moins par intéresse pour Dostoïevski que pour le ‘portrait d'homme’, comme on admire un portrait par Memlinc ou Rembrandt, sans trop faire attention si c'est Nieuwenhuis, Jan Six ou un autre qu'il représente. Quoique j'admire profondément Dostoïevski, ce n'est pas par Suarès que je préfère le comprendre, s'il s'agissait seulement de lui. Vous trouverez du reste quelques annotations en marge, que je vous conseille sincèrement de passer en silence, ou en tout cas de ne pas prendre toujours au sérieux: ne fût-ce que parce que je les ai écrit pour la plupart dans le Porto-Club, dans une foule de causeurs. Le numéro des Ecrits nouveaux contient un article de S. sur D. qui est un peu la continuation de l'étude. De Gide j'ai lu encore Paludes qui m'a assez amusé quoique je ne le comprends pas tout-à-fait, et Isabelle, une petite histoire qui finit avant d'être commencée, mais bien écrit, je crois,- avec beaucoup de descriptions de personnages superflues, faute de personnage principale; mais on est étonné d'être tout-de-même suffisamment intéressé par un tel procédé, et cela prouve le talent de l'auteur, et ma bonne volonté. - Puis un tas d'autres choses dont je ne vous enverrai sûrement pas la ‘catalogue raisonnée’! Maintenant, il ne faut pas vous figurer que je ne sors pas de ma chambre. J'ai été plusieurs fois au vieux château, à Beaulieu, à Villefranche, à Monte-Carlo (en bâteau même), à Falicon; et quand je reste ici j'emporte mes bouquins et lis dans le parc ou dans quelque café au promenade des Anglais; quand je me sens fatigué par mes études littéraires, je ne fais que deux pas et je suis dans la foule des promeneurs; alors je fais une étude de physionomies, de parfum et de fard. C'est curieux, mais j'ai remarqué que quand on a vu une jolie femme, on en rencontre tout-de-suite plusieurs qui l'égalent et la surpassent même. Cela dépendrait-il de l'état d'esprit qu'on a soi-même? Aujourd'hui par exemple j'en ai rencontré au moins dix qui valaient la peine d'être regardées. Mais ce qui est plus intéressant est peut-être l'expression de ces visages; il y en a deux qui dominent; chez les dames: - N'est-ce pas que je suis ravissante? - et de temps en temps elles semblent y ajouter: - Mais ne me regarde pas! -; chez les messieurs: - J'aurai sans doute quelqu'aventure, aujourd'hui! - Comme j'admire surtout ces quelques militaires qu'on voit là, qui se dandinent et qui regardent, les lèvres serrées sous la moustache bien coupée, les yeux mi-clos derrière le so-easy (qui n'est jamais brisé!), avec un air si profondément critique! Je suis persuadé que tout ces gens se promènent avec une quantité de mots toute préparée, comme un revolver chargé, prêts à exprimer chaque minute à venir ‘le grand amour d'un petit moment’. Ce ne sont que les pauvres diables qui ne pensent pas aux aventures galantes; c'est une question d'argent, pas d'age. On voit de vieillards pleins de monnaie et de... vie. Après cela il faut que je vous raconte une petite ‘aventure’ à moi, au même promenade. Tandis que je regardais quelque Américaine assez gentille, tout en blanc, j'entendais une voix de femme qui disait en hollandais: - Weet je wat het leuke is; wij verstaan Fransch, maar zullie kunnen ons niet verstaan! -; la voix était agréable; parfois on confond ce qu'on voit avec ce qu'on entend; je me retournais donc, presque sûr de voir la sosie de la dame en blanc: je voyais deux minuscules vieilles dames, toute blanches de têtes, mais très noires de vêtements. J'avais un peu pitié, avec moi et avec eux: ce qu'elles venaient de dire fut dit avec tant de conviction; je disais donc: - Weest u daar niet zoo zeker van, mevrouw, men struikelt hier over de Hollanders! - et je le dis assez brusque, car, au fond, j'avais peut-être un peu le désir de me venger. Elles étaient un peu ahuries, un peu vexées peut-être; mais je marche assez vite, et la conversation restait là. La foule est considérable au promenade maintenant, le Carnaval a commencé; comme dans la chanson Nice est en folie C'est le soir du Carnava-a-al!... Les femmes jolies S'apprêtent pour aller au ba-a-a-al!... et puis toute cette histoire de la jolie domino et du pierrot fantasque, qui m'a fait regretter de ne connaître ni l'une ni l'autre. Au lieu de cela j'ai été en contact avec un monsieur en pardessus, tout simplement, qui m'a flanqué du trottoir dans la rue avec un bon coup de pied; c'est devenu une histoire assez embêtante qui m'a gâté beaucoup de ma joie de Carnaval! C'est drôle comme on peut se sentir seul dans la foule. Je me rappelle le jour que je venais de débarquer à Marseille; nous étions dans un hôtel qui donnait sur la Cannebière et je le quittais, trois minutes après avoir vu ma chambre. Sur la Cannebière, parmi tous ces passants, avec à droite et à gauche ces hautes maisons, je me sentais si insignifiant et si parfaitement seul. Mais enfin: j'étais en Europe, en France même! - j'étais intéressé, joyeux et triste à la fois, ce qui faisait que je finissais par ne sentir rien; je marchais toujours, étonné de voir tant d'Européens, amusé par les marchands de journaux et les kiosques, et les affiches de spectacles, bousculant et bousculé par tout le monde. Je sais que je trouvais les femmes horribles, qu'elles étaient pour moi, après tout les romans que j'avais lu, une assez cruelle déception! Nous étions, dans ce temps-là beaucoup moins accoutumés au ‘rouge, blanc et noir’ qu'aujourd'hui et je me rappelle que M. van Lennep demandait à un cocher: - Monsieur, sommes-nous ici dans le pays des peaux-rouges? - l'homme le regardait une seconde avec un petit air pensif, puis il répondait, très promptement: - Nong, monsieur, mais nous avongs beaucoup de peingtres à Marseille! - Au contraire, j'admirais chaque jeune homme qui me passait sur le boulevard; je lui enviais son aise, sa manière de marcher, de tenir la tête, ses regards insolents, et beaucoup d'autres ‘accomplishments’, - comme je fais encore aujourd'hui, de temps en temps. Le premier que je voyais avec un grand chapeau mou et un pardessus - c'était pourtant en été - me paraissait un héros de roman. Après ces ‘impressions et histoires’ je dois vous informer de ce que je vais faire. Je partirai d'ici le 25 février; si je prends le wagon-lit je serai à Paris le 26 le matin, sinon le 27 ou 28; je compte trouver une chambre dans 3 ou 4 jours; cela fait, il faut que j'aille à Bruxelles pour trouver mes livres, etc. car ma tante vient de m'écrire que, si elle doit me les envoyer, elle devrait informer la douane d'où tout cela vient, combien ça a couté, et je ne sais plus quelles sottises encore! - J'aurai donc le plaisir de vous revoir plus tôt que je n'avais espéré en vous quittant à Paris; ne m'écrivez donc plus ici, votre lettre ne m'y trouvera plus. Dans dix jours je verrai donc comment vous vous portez, comment va madame votre mère, comment ronfle Pia, comment vous avez travaillé, et comment on peut se cacher encore dans votre cagibi, - je veux parler du coin près du feu: le coin dangereux et hospitalier à la fois! Je vous serre la main, Eddy. 23 févr. - Je viens de recevoir votre lettre: merci! Alors, vous allez à Florence? Vous devez être heureuse, je comprends cela! Je vous suis bien reconnaissant pour l'adresse et la liste des oeuvres de G. Kahn. Quelle terrible nouvelle pour les Artôt! Au revoir, E. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Nice, [tweede helft februari 1922] Je viens de discuter terriblement avec ma mère une question de foi, la question d'une de nos connaissances extra-pieuses, plutot. Je suis embêté pour le moment, ‘abruti’ selon vous. J'ai parlé avec beaucoup de conviction et toute ma force d'argumenter; de temps en temps je sentais des trous dans mes raisonnements et il fallait que je faisais l'‘ironique’ pour trouver du temps à boucher ces trous; puis je repartais en toute vitesse. Je crains que ma mère est encore plus ‘abrutie’ que moi! - mais je le suis assez; car cette conversation a duré longtemps. En cherchant le motif qui m'a fait commencer une pareille histoire, je dois m'avouer avec honte que c'était un peu pour ‘bluffer’, pour faire de l'effet de ‘controversiste’. Comme c'est bête, après tout, des gens qui disputent: l'un tâche a imposer à l'autre sa manière de voir quelque chose, jamais la chose même, cette chose n'existant souvent pas, ou existant seulement selon qu'on la voit. C'est une philososphie terrible, n'est ce pas, amie philosophe? Est-ce que c'est Nietzsche ou Maurice Barrès? Quand je lisais Sous l'oeuil des Barbares - c'était à bord - ce livre a fait une grande impression sur moi par la vérité de sa décourageante philosophie; je ne regardais plus le style, ni l'intrigue (qui n'existe pas), la Pensée annulait tout. On rencontre dans sa vie quelques oeuvres qui vous changent: Sous l'oeuil des Barbares était un tel livre pour moi. Après l'avoir lu je n'ai plus accepté une dispute que pour m'amuser, pour l'art de faire des phrases convaincantes, mais sans conviction. Quand on se rend compte que les choses, les idées, les principes changent selon les dispositions qui changent à leur tour selon les circonstances; qu'une femme amoureuse voit presque toute chose autrement que la même femme pas amoureuse, et que c'est ainsi avec beaucoup de messieurs avant et après leur diner! Et pourtant on dispute et on aime ses ‘convictions’ même quand on sait qu'elles ne valent rien du tout parce qu'elles sont affectées et qu'elles ne valeraient encore rien si elles ne l'étaient pas. C'est à vous rendre mélancolique. Mais je fais de la philosophie comme un écolier devant le maître et je vois d'ici votre sourire demi-bienveillant demi-moqueur. J'ai vu dans votre bibliotheque une quantité d'oeuvres effroyablement philosophiques et - je me sauve! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Montmartre, 12 maart 1922 Montmartre, 12 mars '22. Chère Clairette! Je viens de recevoir votre ‘mot’, qui était un mot bien cordial et qui ne m'a pas fait ‘plaisir’, cette fois-ci, parce que ce mot, cet expression, est trop piètre pour interprêter le sentiment que j'ai eu après avoir lu vos quelques lignes et après avoir regardé longuement votre petite photo. Vous êtes vraiment la plus belle femme que j'ai vu en Europe, Clairette, et peut-être partout; voilà! Il me faut le dire, je ne peux rien y faire, et si vous voulez croire à quelque lâche compliment, soit; j'avoue que ce que je viens de dire en a parfaitement l'air. C'est même stupide. Quand on dit une pareille chose, on motive; on ne proclame pas sans motiver, je sais; et peut-être que nous lirons ensemble un jour - moi, me donnant des efforts pour traduire, vous pour comprendre, comme nous avons fait déjà tant de fois - une description de la beauté d'Aline (puisque c'est là le nom qu'elle doit porter) avec des motifs et, espérons-le, dans une prose moins pauvre que celle-ci. Ce sera plus convaincant alors, - mais moins enthousiaste aussi, j'en suis sûr. Pour le moment il faut vous contenter de mon enthousiaste stupidité quand je vous répète, en regardant votre photo que j'ai placé devant moi (dos contre un livre de Flaubert!) que je n'ai jamais vu ni femme ni jeune fille plus belle! Vous pouvez rire sans me croire. Et, qui sait, un jour quand vous me ferez relire cette lettre, peut-être je rirai avec vous. Mais ce sera de moi. Maintenant, laissez-moi vous remercier pour votre lettre. En pensée je vous donne une solide poignée de main! Je vous remercie bien pour votre amitié, Clairette, parce que je sens que, malgré que vous n'avez rien à demander, tout à donner, vous êtes pour moi une vraie amie. C'est bien difficile pour moi à reconnaître, dans mes propres sentiments, ce que j'y trouve pour la jeune dame bien belle que vous êtes, et pour l'ami, le seul jusqu'à présent, et dont l'extérieur n'importe presque pas, que j'ai trouvé en Europe, pour moi: en étranger. Mais je distingue très bien que, si cela dépendait de moi, nous serions des amis quand-même, si vous étiez homme et laid à faire peur. Aussi, comptez toujours sur moi, même si je serai de retour aux Indes; vous y viendrez peut-être, mariée ou pas; en tout cas et toujours vous me trouverez prêt à faire pour vous ce que je pourrai. Souvenez-vous de ceci, et si vous avez envie de sourire, rappelez-vous la fable du lion et du rat et sa morale, que M. Lafontaine a si habilement renfermé dans un seul vers. (Me voilà, après ‘une toute petite vache’, un bien grand rat. Vous ferez une admirable lionne! je vous vois, secouant votre ‘crinière’!!) Je continue. Votre lettre est venu dans des circonstances spéciales; je veux dire: ça ne pouvait pas être mieux. (Quand vous écrirai-je enfin, sans lutter avec mes propres mots!) Hier soir j'ai voulu vous écrire; j'étais si triste, si seul, si sans sympathie que j'avais besoin de.... me plaindre. Je vous avais choisi, sans y penser, pour confidente. J'ai déchiré ma lettre, aussitôt commencé; c'était trop ridicule, trop ‘der Sehnsuchtige Jungling’, le jeune homme langoureux de Henri Heine; aujourd'hui - et malgré votre lettre - je suis fier d'avoir fait cela. A Bruxelles, j'ai écrit deux ‘lettres’, si vous tenez à ce mot, c'étaient plutôt des ‘conversations’ sur papier, et cette fois-ci (à la fin des fins! concernant vous plus que moi! Je les ai enfermés dans mon portefeuille d'annotations pour mon roman au lieu de vous les envoyer, craignant de vous ennuyer; et comme aujourd'hui, j'étais fier, en quittant Bruxelles, de ne vous avoir plus écrit. Je regrette vous avoir parlé à Paris, dans ce café quand - en sortant - nous laissions deux tasses bien remplies derrière nous! - pourtant je ne pouvais pas faire autrement pour ne pas être hypocrite, pour ne pas (comme nous disons) ‘naviguer sous faux drapeau’; mais maintenant je le regrette, parce que ça me gêne dans l'amitié que j'ai pour vous; je ne peux plus, je n'ose plus parler librement, je suis toujours au qui-vive de ne pas exprimer des sentiments trop profonds, et je me sens lié par une promesse qui me paraît une masque perforée, une espèce de crible (?) qu'on met devant son visage; et puis croire qu'on n'est plus reconnaissable, ou qu'on l'est trop! Je pense à vous ou je pense que je ne dois pas penser à vous. Je vous écris, pour me décider le moment suivant que je ne vous écrirai pas. C'est peut-être un peu cette situation-là qui fait que vous me trouvez pas tout-à-fait naturel, ah, je vous crois, je ne le suis pas, il me semble! Voici une verité qui semble seulement paradoxale. Vous êtes la personne chez qui je suis le plus à mon aise, et chez qui je suis le moins à mon aise parce que je suis à mon aise. Pour être moins ‘précieux’: je peux me donner librement à vous et je me retiens à chaque instant parce que je sais que je ne dois pas le faire. Puis je recommence! Voilà une explication que je fais une fois pour toutes et que j'ai grand envie de ne pas vous envoyer, comme les autres. En tout cas, quand elle vous déplaît, pardonnez-moi. Elle a été assez difficile pour moi. Et maintenant parlons d'autre chose. Vous m'aviez dit que vous allez travailler, Clairette, et vous y avez ajouté que vous croyez bien arriver à quelquechose si vous travailliez sérieusement. Eh bien, faites-le, je le crois comme vous. Si votre ‘dos de femme’ n'est pas le travail d'une artiste, je ne saurai plus juger un seul tableau. Quand vous me disiez (c'était une des premières fois que j'étais chez vous) que vous ne travailliez que pour vous-même et que la reste ne vous intéressait pas, cela m'a étonné un peu. Mais, c'était assez original, et même ce sentiment-là est un sentiment d'artiste. Il ne faut travailler que pour vous-même (il me semble, en tout cas: je le sens comme cela), mais alors il faut travailler pour vous-même que comme pour le critique le plus sans pitié. Quand à vous, je crois sincèrement que vous arriverez déjà bien loin si vous allez travailller avec moins de hâte et plus de calme. Surtout ne soyez pas dépressé quand, au commencement, vous n'arriverez pas à faire un chef-d'oevre. Je ne vous parle pas comme ‘quelqu'un qui s'y connaît’, c'est parce que je suis débutant moi-même que je me permets de vous parler comme cela, parce qu'il me semble que je sens ce que vous sentez; et ce que je sais si bien vous dire, je ne le saurai peut-être pas appliquer à moi-même. Seulement, je ferai de mon mieux. C'est ce que je me promets toujours et ce que je..... vous promets. Je ne recule plus maintenant devant l'idée que vous allez penser: ‘Et que veut-il que cela me fasse?..’; je vous le promets, ne fût-ce que pour l'intérêt que vous me témoignez, pour les mots que vous venez de m'écrire: ‘Je vous souhaite de tout mon coeur bonne chance et bon travail.’ Je vous remercie, Clairette; je travaillerai, je vous assure! Vous ne savez pas combien vous me donnez. Quand je reste en Europe, voulez-vous être toujours un peu à moi? Cela m'aidera tant dans ce que vous me souhaitez. Et travaillez, vous-même, bien sérieusement! Et promettez-moi de ne jamais plus faire toucher quelqu'un à ce que vous faites. Je n'aimais pas du tout voir M. Wolfers vous corriger une jambe, avec un air si doux comme un mouton et tant de fierté caché! Elle était si héroique, cette jambe, et elle est devenue banale après que vous avez permis un autre à y travailler! Pensez comme Cyrano, quoique vous ne l'aimez pas comme moi: Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul! et faîtes comme Pierre Magnier, qui (je vous l'ai dit) récitait ce vers ainsi: Ne pas monter bien haut, peut etre!... mais tout seul! Ecrivez-moi de Florence ce que vous avez fait comme travail, voulez-vous? Et aussi comment vous montez à cheval, si vous allez ventre-à-terre ou en trot de mulet. Vous ferez une cavalière intrépide à côté de moi, quand vous commencez déjà; et je ferai un effet de Sancho Panza! - Ecrivez-moi aussi vos projets concernant cette petite ville près d'Ostende. Et n'oubliez pas que vous m'avez promis de m'écrire ‘très bientôt’ (je vous cite). J'ai écrit hier soir un chapitre - ou à peu près - de mon roman, en brouillon. Ce matin je n'y ai trouvé presque rien à changer. Ça s'appelle: Werkeloosheid, et est devenu bien long, mais je crois que ce n'est vraiment pas mal. ‘Période d'inactivité’; c'est l'histoire de mon séjour à Montmartre depuis avant-hier jusqu'à hier soir. Je n'y ai fait rien, rien, rien, que m'efforcer d'être un ‘gai bohème’ et sentir que je ne le suis pas, voilà! J'ai relu un peu Murger sans que ça m'amusait. Je ne peux pas vous écrire tout ce que ce quartier me fait, ce sera trop long, trop ennuyant, et puis: il ne restera rien de nouveau/neuf (?) pour vous dans mon roman! - Un mot seulement: je suis content de ma chambre, de ma quiétude pour travailler, de ma liberté surtout, mais - vous m'avez parlé une fois de spleen et de soleil - eh bien, j'ai trouvé ici beaucoup plus de spleen autour de moi et beaucoup moins de soleil en moi qu'à Bruges. C'est bien le début, le triste début. J'ai retrouvé mon statuaire, il était distrait, presque sec, il se méfie peut-être de moi. En retour je n'ai pas su être plus cordial. Nous nous sommes quittés après quelques mots. Tout ça changera peut-être; mais pour le moment je n'ai envie qu'à d'être seul. Je peux travailler, c'est le plus important. Vous voyez que je commence à suivre les conseils du chauffeur de taxi. A bientôt j'espère. C'est inutile de vous répéter que je suis tout à vous, Eddy. P.S. - Je n'aime toujours pas que vous m'avez donné 2 fr. 25 (belges) vous savez? Puisque vous êtes méticuleuse comme ça, il me faut vous dire que 100 fr. français = 104,85 belges, mettons 105. Je vous dois donc 25 centimes moins 10 cent. = 15 centimes!!! Je me souviendrai. P.P.S. Comment trouvez vous le nom Arlette? Cela ressemble plus à Clairette et est moins commune que Aline. Dîtes-un peu! Postscriptum. J'étudie Flaubert. Le ‘moine de la littérature’ doit bien être étudié dans la solitude d'une chambrette sous les toits. Il est magnifique, il m'enflamme, cet homme-là! - il est (excusez l'orgueil!) si souvent de mon opinion. J'ai bien fait de le défendre contre Jean Rolin, il y a quelques jours, avec une zèle fervente, avec rage presque. J'ai dit que Shakespeare, que Molière, était peut-être plus grand que Flaubert, mais que Flaubert était sûrement plus artiste. Rolin se domptait à peine. ‘Dire que Shakespeare n'est pas un artiste,’ disait-il, ‘est une stupidité.’ - ‘C'est peut-être bien stupide’, dis-je, ‘mais je vous dis seulement ce que je ressens; ce n'est pas pour étonner ou pour faire des phrases sonnantes je dis cela.’ - ‘Pourtant Shakespeare a fait des oeuvres d'art.’ - ‘Parce qu'il était grand, je l'avoue, et un peu malgré soi; presque sans y songer.’ - ‘Vous n'aimez pas Shakespeare?’ - ‘Si, je l'aime, je l'admire; pourtant il a souvent fait preuve, même dans ses meilleures pièces, de beaucoup de mauvais goût.’ - ‘C'est vrai. Mais qu'appelez vous donc artiste?’ - ‘Un homme qui se rend compte qu'il l'est, qui cherche et rend la Beauté, consciemment, pour la Beauté seule et pour soi-même, sans être influencé par d'autres motifs: le gout de son public, par exemple.’ - ‘Hm. Alors Molière n'est pas artiste non plus?’ (Cela très ironiquement, il était persuadé de ma folie.) - ‘Comme Shakespeare, par grandeur et malgré soi.’ - ‘En tout cas vous admettez sa grandeur.’ - ‘Mais je ne fais que cela; je dis seulement que Flaubert est plus artiste que Molière; et que Shakespeare. Flaubert n'aurait jamais ‘adapté’ les pièces d'un autre, comme Shakespeare, ni plagié une scène entière comme Molière. Ce qui prouve qu'il avait plus de sincerité d'auteur et plus de bon gout, en un mot qu'il était plus artiste.’ - Il était furieux, moi aussi. Une demi-heure avant il avait en vain essayé de me faire aimer Racine; autrefois quand il me donnait des leçons j'attaquais toujours Lamartine. Alors il dit: ‘Plus tard vous goûterez.’ Je dis: ‘C'est possible, j'aimerai peut-être Lamartine quand je serai un vieillard, pour le moment je le trouve un raseur. Je ne peux pas respecter ce qu'on admire. J'aime un auteur ou je le déteste, ou il m'est tout à fait indifférent. Mais je préfère être pour ou contre. Pour le moment je suis contre Racine, contre Lamartine, contre un tas d'autres.’ Et c'est curieux mais ce sont justement les préférés de Mme Artôt (Racine) et de Rolin (Lamartine) qui me dégoutent. Mais mon Dieu, je ne puis rien y faire: je ne peux pourtant pas faire l'hypocrite, l'admirateur. Et voilà que je trouve dans la Correspondance de Flaubert, p.e.: ‘J'aime les phrases mâles et non les phrases femelles, comme celles de Lamartine fort souvent.’ Il n'aime guère Racine. Il n'aime pas Bossuet (qui me fait dormir debout): ‘L'aigle de Meaux me parait décidément une oie’, dit-il. Je suis ravi d'être commencé à Flaubert, il me faut lire toute son oevre. Savez-vous que c'est André de Meulemeester qui m'a conseillé de lire tout Flaubert? Il avait parfaitement raison! - La méthode de Flaubert, ‘l'art de récrire ses phrases’ m'est indispensable. ‘Prenez Voltaire et Taine comme maîtres’, m'a dit Mme Artôt. Je prendrai Flaubert. - Quand vous me répondrez, vous allez sans doute me dire que vous n'aimez pas du tout Flaubert!?! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Montmartre, 13-15 maart 1922 Montmartre, 13-15 Mars '22. Ma chère Clairette, Je commence déjà a vous donner de mes nouvelles, avant d'avoir votre lettre de Florence. Comme cela je serai plus exact dans mon rapport. Depuis que je suis ici je me suis enfermé. Je ne sors que pour manger et le soir je me contente d'une tasse de chocolat et d'un petit pain qu'on me monte ici dans l'hôtel. Il y a des choses qui ne me plaisent pas du tout dans cet hôtel, qui sont excessivement sâles. Pourtant je ne veux ni reculer, ni changer. Je suis libre ici, c'est ce que je me répète dix fois par jour, et je peux travailler. J'ai travaillé beaucoup, je peux dire sans mentir: de toutes mes forces. Lire, en critiquant toujours, écrire, récrire; de 8 heures du matin, quand je me lève, à 11 heures du soir. Pourtant, pour Montmartre, c'est toujours la ‘période d'inactivité’. - Mon Dieu, Clairette, est-ce que ça vous intéresse, tout ça? Quest-ce que cela peut vous faire? Mais je ne peux pas vous raconter des aventures inventées. Ça ira encore dans mon roman, pas à vous. (Quel français! enfin, je me suis décidé de me moquer de mon style quand j'écris cette langue.) - La seule personne qui me honore de sa conversation est une vieille femme, chez qui je prends mon déjeuner, ou une tasse de café, à la Place du Tertre. On y est entouré de tableaux qu'expose le vieux peintre Louis Cazottes. Les peintures ne m'intéressent que fort peu, mais la vieille est gentille, elle me couvre de conseils et elle me fait de touchantes histoires du Nouveau Testament, avec un mépris complet pour le texte ou personnages. Marie-Madeleine est pour elle la soeur de Lazare le ressuscité, et comme cela elle ajoute à l'entourage de Jésus toute la charme d'une drame de famille. Elle m'a raconté la légende du débarquement de Lazare et ses soeurs à Marseille, et je regrette lui avoir demandé si, dans ces temps-là, il y avait déjà la Cannebière. Heureusement elle n'a remarqué que ma stupidité. Elle croit que je suis un Roumain, comme je n'ai jamais vu un Roumain, je ne sais pas si la supposition est intelligente ou non. Son histoire de Lazare à Marseille et de Marie qui tuait un gros poisson avec un fil est tout à fait charmant; je dois décrire cela, et le rendre tout fidèle au récit qu'elle m'a fait. Je me suis informé de la manière que Marie a suivi pour tuer un poisson avec un fil, mais elle ne sait que me dire que ‘c'était par miracle’, puis, quand je m'entète, que ‘c'était par la volonté du bon Dieu’. Alors elle me regarde bien fixement avec ses grands yeux noirs et elle dit avec force: ‘Et le bon Dieu, vous savez, peut tout ce qu'il veut.’ Sur quoi je me hâte de la rassurer en la donnant parfaitement raison. Il est justement midi. Je m'en vais. A bientôt; peut-être aurai-je quelque nouveau conte à vous signaler. 4 heures Je viens de rentrer. Cette fois-ci j'ai bu trop de vin de M. Cazottes, qui est vigneron aussi de temps en temps, il me semble. Heureusement pour lui qu'il est plus artiste, car son vin est décidément mauvais. Je ne me connais pas en vins, mais assez pour distinguer le vin rouge d'encre violette, et la grande bouteille que j'ai eu devant moi m'aura suffi pour écrire tout mon roman. Avec cela il ne m'est pas moins monté dans la tête et je titubais quand je sortais! Vous comprenez que j'ai un peu oublié les histoires de la vieille; il y avait beaucoup sur l'anatomie des tableaux de M. Cazottes, et sur M. Cazottes lui-même ‘qui semble un jeune homme de 25 ans avec des cheveux blancs’, puis sur la vie de St. François Xavier et les orateurs du Sacré-Coeur, enfin toute une histoire sur les amis d'enfance de M. Cazottes qui n'avaient rien appris ‘à cause des poules’, je ne saurai vous répéter cette histoire-là, même si je ne l'avais pas oublié! A la fin j'ai remarqué que je n'avais pas assez d'argent pour payer mon déjeuner, je trouvais cela très curieux, mais elle semblait tout-à-fait habituée à cela ou bien: j'ai un honnête visage; mais elle disait très simplement: - ‘Eh bien, vous me payerez demain'; et elle m'a donné un tout petit bouquin que je devais lire, disait-elle, parce que j'en avais besoin. Je l'ai devant moi, il est intitulé: La Voie Douloureuse, d'après les Révélations de Catherine Emmerich. Sans doute j'aurai les commentaires demain. - Quand je sortais elle m'avisait de prendre un peu d'air près du Sacré Coeur. Ce que j'ai fait très docilement. J'ai vu la fameuse église de dehors et le panorama de Paris qu'on a de là, mais je ne suis pas entré parce que je n'avais plus d'argent pour prendre un billet. Puis j'ai voulu visiter l'atelier Gabriel Daudier - c'est mon statuaire, si vous vous rappelez son nom - mais la porte était fermée. Je continuais donc à patauger (voilà un mot que vous m'avez appris), quand, passant ‘Le Lapin Agile’, je voyais, assis tout à son aise sur une table devant la porte, un vieillard, qui jouissait du soleil et fumait une pipe. Je m'arrêtai pour le regarder et il me regardait avec des yeux très jeunes, très bleus et très clairs; il était coiffé d'une espèce de bonnet de Robinson et avait un large pantalon de velours, mais il était tout petit, et avec sa grande barbe blanche il pouvait passer pour un lutin montmartrois. Je marchais vers lui en disant: ‘Vous êtes M. Frédé?’ - ‘Oui’, dit-il, en me serrant la main. Puis je lui ai raconté qui j'étais, que j'avais beaucoup lu sur lui, et je le nommais quelques littérateurs hollandais qui ont parlé de lui, sans qu'il en reconnaissait un seul par nom. Puis il m'a fait entrer au ‘Lapin’, dans une salle obscure et presque sinistre, mais couverte de dessins et de gravures, de toiles même, et il y a trois statues, dont une, un Christ crucifié est tragique et terrible! - ‘Tâchez de venir ici mercredi’, me dit-il, ‘ce sera intéressant. Ça commence toujours à neuf heures et demie.’ - Mercredi, a 9½ h. j'y serai. Il me faut alors avoir fini les chapitres que j'ai préparés comme impressions de débutant sur Montmartre, car après avoir été initié à la vie du ‘Lapin agile’ je ne serai plus si complètement le garçon campagnard que je suis aujourd'hui; Montmartre sera alors autre chose pour moi. - Travaillons! Après avoir quitté Frédé, qui m'a promis que je ferai un jour une bonne photo de lui! - j'ai retrouvé Daudier qui avait, cette fois-ci, sa porte ouverte. Il était tout à fait gentil, cette fois-ci; c'est un garçon jamais gai, je crois, il doit être maladif et triste de caractère. J'ai fait une promenade avec lui vers la place Constantin Pecqueur, où se trouve ‘la Mairie de la Commune libre’. La place est charmante, à peu près la place du Tertre, mais plus aérée - non, ce n'est pas le mot, plus ouverte, je crois, moins vieille et moins sâle. Je suis remonté par la rue Girardon et puis rentré; dans la rue Tholozé - une rue très pittoresque tout près du Moulin de la Galette - j'ai commencé une conversation avec un peintre; aux premiers mots qu'il disait je reconnaissais un Anglais; c'était donc dans sa langue que nous avons continué la conversation. Ce qu'il faisait était fort peu de chose, mais il était aussi photographe et agrandisseur, la dernière qualité me frappait comme ‘un direct’ (!); je tirais de ma poche, (je veux dire de mon carnet, bien gardée entre deux feuilles) votre petite photo et je lui en commandais un agrandissement en sépia, un peu plus grand que carte postale. J'espère que vous ne m'en voudrez pas trop! Pourtant je vous rappelle que vous m'avez ecrit:.... ‘en attendant mieux’. - J'attendrai donc toujours l'autre, dont la plaque est chez votre tuteur, - the bright photo! -, mais la petite photo que j'ai, est, malgré cela, très, très bien. Je ne sais pas si je la changerais contre l'autre, mais j'espère que je n'aurai jamais à choisir et que je les aurai toutes les deux. - Je relis tout cela et je vois que je dois vous rassurer: l'homme agrandira votre photo en photographe, bien entendu; je vous prie de croire que je ne lui aurais jamais permis de le faire en ‘artiste'. Toutes les personnages qu'il était en train de peindre avaient la rougeole! lendemain, 5h. après-midi Le peintre-photographe-agrandisseur a un associé; puis il a un fils qui est peintre aussi et ‘caricaturiste éclair’, et qui travaille sous le nom de Stanley, qui est d'ailleurs son prénom. J'ai fait connaissance avec tous, et je suis parfaitement chez moi avec ce trio rapins. Ils sont plus que curieux, il me sont sympathiques. Le ‘père de famille’ s'appelle Nuttall, l'associé est un Belge, qui a vécu quelque temps à Rotterdam et avec qui je peux parler le hollandais, ce qui sonne assez drôle dans une vieille rue de la Butte, comme l'est la rue Tholozé. N'est-ce pas le nom est plein de charme? Vous êtes assez loin d'ici maintenant pour pouvoir dire comme B. d'Aurevilly: C'est qu'il est dans le nom des plus lointains ‘rivages’ Des charmes sans pareil pour celui qui l'entend. (C'est de votre petit bouquin, des Poussières (d'or) que j'ai retenu cela.) Je passe maintenant au nom des hommes. Le père anglais donc s'appelle Nuttall, l'associé Huber; et puis il y a encore un ami que nous avons cherché cet après-midi dans son atelier, place du Tertre, mais qui était sorti: un jeune écossais de 24 ans qui s'appelle Saul Jeffay; celui-là est peintre et en même temps correspondent du Daily Mail. Je me suis toujours assez bien accordé avec les anglais; puis on est tout les deux un peu étranger et j'ai un pressentiment que Jeffay et moi serons des amis. C'est peut-être son nom qui me donne cette idée-là; c'est un nom mâle, court, écossais, straightway! - J'ai fait une promenade avec Huber, qui doit avoir une quarantaine d'années, qui est peintre aussi - et quel peintre! - et qui m'a introducé à un homme, dont j'ai vraiment admiré le travail, des eaux-fortes, pour la plupart représentant des vues de Montmartre, mais très bien faits. En cherchant Jeffay nous rencontrions justement ce peintre-là, en train de faire un tableau - à l'huile, cette fois-ci - de la Place du Tertre. Il s'appelle Paul Trélade et je me tromperai si ce n'est pas un artiste de talent, aussi est-il déjà assez connu ici, c'est un encore tout jeune homme, 23, 24 peut-être, avec un nez retroussé et un visage un peu dur, il me parlait du Lapin Agile en mots pas trop enthousiastes. - ‘Je n'aime pas ces milieus malsains’, me disait-il, ‘allez-y une fois pour étudier les moeurs et que ce sera tout. J'y suis trop allé.’ - Je lui parlais de Frédé. - ‘Il ne m'intéresse pas du tout’, continuait-il, ‘il a peut-être une gueule sympathique, mais il ne l'est pas lui-même. Pourtant il a raison: il se défend.’ - Nous avons causé un peu, puis il m'a donné son adresse en me disant que je lui trouverai chez lui chaque jour à 1½ heures à peu près. - Voilà. Je suis toujours le provinçial étonné, Clairette, mais j'ai l'idée que ça passera bien. Dans un, deux mois nous verrons. Je n'avais peut-être pas tort en vous disant qu'un jour je serai peut-être votre ami le plus rapé. Seulement il me faut bien étudier ‘les rigolades'; je crois qu'il y a une grande division ici entre les artistes qui travaillent et ceux qui rigolent. - ‘Allez à la Mairie de la Commune libre’, m'a dit Trélade, ‘ça vous intéressera. Mais songez qu'on y doit être une poire, ou bien prendre les autres pour des poires.’ - Il me semble plein de bon sens ce jeune artiste; il l'est, celui-là, il ne fait pas des caricatures ‘éclairs’. Je dois le revoir un de ces jours. Quant à sa remarque, c'est un peu triste pour moi. Comme je parle mal le français je serai de ceux qui sont des ‘poires’. Et il me faut vous avouer franchement que je n'aime pas l'être, s'il y a moyen! 15 mars Presque rien fait que me promener. J'ai vu beaucoup de rues dans l'entourage de Montmartre et j'ai fait quelques photo's. J'ai chanté tant bien que mal une chanson écossaise, ‘I love a lassie’, accompagné au banjo par Stanley. En suite j'ai fait des efforts pour fumer une pipe. Ce soir ce sera le Lapin Agile. Ce cabaret a dû s'appeler autrefois ‘le Cabaret des Assassins'! Et c'est à peu près comme un assassin que la vieille restauratrice m'a dépeint le bon Frédé. Les gens qui s'y réunient n'ont pourtant jamais assassiné personne si ce n'est pas eux-mêmes, car veiller chaque nuit de 9½ à 2 heures me paraît un genre de suicide. Quant au vieux aubergiste: ‘Frédé’, écrit Francis Carco (dans la préface des Veillées du Lapin Agile) ‘est un brave homme qu'il ne faut pas prendre, dans son accoutrement de bandit d'opéra-comique, pour un buveur de sang ou pour un buveur d'eau’ (!) Je tâcherai de vous faire une description, demain, de ce qu'a été la soirée. Ce qui fera une description franco-négromontmartroise. 3h. du matin. Ma chère Clairette, J'ai vécu quelques moments de la vraie vie de Montmartre, qui n'est pas mort du tout, oh, je vous assure, - ou bien remplacé par quelquechose très vivante! L'impression a été un peu rude pour moi, je ne sais pas si vous comprendrez ce que je veux dire avec cela, et il est mieux que non, peut-être. Cette vie me changera, je le sens, et je veux qu'elle me change! Il y avait un homme qui disait des vers, pas littéraires, mais humains, tellement humains, qu'il me semblait que nous étions deux - dans cette foule où on étouffait - lui et moi, et qu'il me donnait une leçon avec une grande sévérité. J'ai vu quel triste garçonnet campagnard je suis, et je suis un petit peu découragé peut-être mais je veux m'efforcer de changer, bien vite. Je parie que dans deux mois je serai un autre homme. Et c'est pour cela, Clairette, que je vous demande pardon, bien humblement pardon, mais qu'en même temps je dois vous demander de me permettre de ne plus vous écrire. Je sais que vous me trouverez bien faible, bien ridicule, bien ridicule surtout, mais il faut que je ne pense plus à vous pour bien longtemps. C'est pour redevenir honnêtement votre ami. Car - malgré toute promesse! - je vous aime, et c'est parce que je me suis rendu compte, ce soir, avec quel amour campagnard je vous aime, que je trouve cet amour trop.... idéal, pour le milieu que je vais fréquenter. Je ne peux pas penser à vous, être dans une relation, même amicale (et c'est de ma part d'ailleurs une déplorable comédie), et vivre ici. Encore une fois: je vous demande pardon. Je m'exprime bien mal et je ne sais pas si je serai dans vos yeux plutôt mélodramatique ou simplement ridicule, mais je sais ce que je sens, quoique je ne peux pas le dire, surtout pas dans cette langue qui est pour moi pleine de freins! Je vous aime - quoique d'un amour stupide, rustique, le sais-je - mais même ainsi, je ne peux pas vous aimer dans cet entourage! C'est clair? comprenez-vous un peu? Puis, vous ne seriez jamais plus pour moi qu'une amie très bonne, et je sais, ce soir encore, que vous auriez raison, car il vous faut un homme et non un gosse! Je le serai peut-être en quelque temps, un homme. Ou plus ou moins, ce qui est une consolation! Laissez-moi ici et ne vous occupez plus de moi. Je vous demande pardon, mais je vous prie de croire que c'est pour moi assez difficile de vous demander une pareille chose, et que ça me coute quelque effort à vouloir vous perdre, même comme ami! Mais je vous aime trop, Clairette, encore une fois, en vous aimant j'ai un trop grand respect, je dirai presque, non, je le dis: une vénération, (savez vous: comme la vénération de quelque naïf provinçial dans le temps jadis, pour quelque déesse des champs!), mais qui sera empoisonnée dans ce quartier et dans la vie que j'y vais mener. Voilà. C'est au fond une lâcheté de ma part, si vous voulez. Et je serai à vous, de nouveau, et sincèrement comme ami, quand je serai devenu assez ferme pour ‘laisser pleuvoir..... quand il pleut’, comme disait cet homme avec sa voix de métal, si vrai et si simple. - Je vous le promets. Acceptez-vous? Mais, ma chère amie, je me tiens, malgré tout ceci, si vous auriez besoin de moi, à vos ordres! Ce n'est pas pour cela, pour le rien que vous m'avez demandé ou demanderez, que je me dissimule. D'ailleurs: vous ne le croyez pas de moi, n'est-ce pas? Je vous souhaite beaucoup de joie et beaucoup de bonheur. Tout à vous Eddy P.S. - En recevant votre photo j'ai trouvé un moment qu'elle n'était pas ici où elle devrait être. Comprenez-vous? un peu? Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Montmartre, 17 maart 1922 Montmartre, 17 mars '22. Ma chère Clairette, Merci pour votre lettre que je viens de trouver en rentrant! Comme vous m'avez écrit beaucoup, ma chère amie, jamais je ne vous ai vu si descriptive. Immortalisez l'Arno verte et toute votre entourage ‘délicieusement bohème'; travaillez, sincèrement! Figurez-vous que vous devez travailler pour votre art, comme fait ce pauvre homme qui doit lutter, agir et produire, comme vous dites, pour gagner sa vie, et que vous avez l'air d'envier un peu! Savez-vous qu'ils doivent être terriblement bêtes, ces hommes-là, assez bête pour ne voir pas plus loin que leur nez et par conséquent - être heureux! Qu'ils sont souvent (je veux dire: presque toujours plus froid, parce que plus éteint que ces Anglais que vous méprisez, et qu'ils n'ont jamais de l'‘enthousiasme’ et toujours un ‘découragement’, donc un sentiment qui est devenu habitude? Je les plains un peu, je ne les aime pas, je ne voudrais jamais être dans leur place. Et je suis heureux que vous n'avez pas connu cette vie-là et que vous êtes de temps en temps ‘mécontente malgré tout’ et que vous vous livrez à une philosophie décourageante comme celle de Wilde; même quand vous faites cela! Mais non, Clairette, ne soyez pas si découragée que ça: la vie est bien belle je vous assure et Oscar Wilde est un homme presqu'admirable comme artiste, très amusant pour son esprit, mais à détester pour son cynisme, surtout parce qu'on sent trop souvent que ce n'est qu'un cynisme ‘pour la galerie’, et presque toujours insincère ou - ce qui est pire - sincère pour 5 minutes: juste le temps de débiter un bon mot avec conviction. Je suis toujours sous l'influence de son esprit brillant, mais j'ai l'impression qu'il finira par m'embêter - et par vous embêter aussi. N'était-il pas, au fond, un fantoche avec beaucoup d'habileté à briller et très peu de sentiment humain en lui? Sa vie, même avec sa fin grave, n'a rien de l'existence tragique d'un Poe, Baudelaire ou Verlaine. Avez-vous reçu ma seconde lettre poste restante, maintenant? Après avoir lu ce que vous venez de m'écrire je ne peux faire autrement que vous demander encore une fois pardon. Vous êtes assez bonne que belle, Clairette, et je crois (car d'où aurai-je l'expérience, moi?) que ce sont deux choses qu'on trouve très peu ensemble. Il ne vous manque qu'une chose: être moins philosophe. Je voudrais que la Sorbonne était brulée avec tout ses professeurs de philosophie là-dedans, avant que vous y arriviez. Soyez peintre maintenant, artiste, pour étouffer un peu la philosophe! Et moi qui vous parle, j'ai un ‘accès de philosophie’ aussi, moi! - quoique c'est une philosophie un peu singulière. On ne l'enseigne pas à la Sorbonne, je crois; plutôt au Lapin Agile. Voilà: en très simples vers, d'un Bohème errant, Charles Maury. * Tu veux savoir de quelle étoffe Est fait mon mépris des douleurs? De cent lambeaux, de cent couleurs: C'est le manteau du philosophe! N'est pas philosophe qui veut Car le philosophe est un sage! Il faut un rude apprentissage Pour laisser pleuvoir - quand il pleut. Va, ne crains pas que je divague. Ce n'est qu'en faisant des essais En plein océan, que tu sais Comment ta barque est à la vague. Pour avoir une âme de fer Un coeur aussi calme qu'un bronze, Savoir que dix valent moins qu'onze, Il faut avoir beaucoup souffert. Il faut chercher, sans fin ni trève De tous côtés, en bas, en haut, Pour faire un philosophe il faut Aimer la chair, aimer le rêve, Courir le jour, marcher la nuit, Entrer au temple ou dans les bouges, Boire les blancs et les vins rouges Chercher le calme, aimer le bruit, Chérir l'extase et l'hébétude; Puis, suivant son tempérament, Et selon l'heure, être l'amant De la paresse ou de l'étude, Fuir les pédants qui sont des fourbes, Marcher sans but, même à demain: Ce qui rend joli le chemin Ce sont toujours les lignes courbes. Aimer une femme sans lien Comme le mâle aime la femelle, - Il faut chercher l'âme jumelle Et mordre la chair - comme un chien! Parfois en nous l'esprit s'insurge, Le dégout nous montre ses crocs, Mais on reprise les accrocs: Comme le corps, l'âme se purge! Il faut rire et verser des larmes, Il faut prier et blasphémer, Il faut maudire, - il faut aimer.... User de tout: tout a ses charmes! Et puis, lorsque tous tes ressorts Se seront faussés dans la lutte, Quand tu connaîtras la culbute Des jours heureux au mauvais sorts, Lorsque tu sauras que notre oeuil A nous abuser est idoine Que l'habit fait souvent le moine, Que chaque mer a son écueil, Que les animaux sont en somme De la même espèce que nous Et qu'un poulet de trente sous Coute à créer autant qu'un homme, Que l'envie est dans tous les coeurs Comme le rut est sous les jupes, - Que les simples sont toujours dupes, Et les méchants toujours vainqueurs, Que nous jouons à la cachette Avec un traître: le Hasard, - Que la terre est un grand bazar Où tout se vend, où tout s'achète, - Quand tu sauras que les parfums Sont des poisons, - que toute fange Sâlit même l'aile d'un ange, Même la tombe des défunts, Que l'existence est une fièvre Dont le remède est un linceul, Quand tu sauras que le cercueil Est aussi menteur que la lèvre, - .... Alors seulement il se peut: - Après ce rude apprentissage, Que tu deviennes le vrai sage, Qui laisse pleuvoir.... quand il pleut. Quand vous entendez dire une telle philosophie par une voix de cuivre, qui semble hurler dans votre oreille, y jeter les mots, qui ne sont plus des mots, - pour finir à voix basse, tout simplement, en faisant tomber, comme dans un soupir, ce dernier vers: qui laisse pleuvoir - quand il pleut; vous avez l'impression d'avoir assisté à une vie terrible, mais grande, mais brave, et qui n'est pas - quand on est au fond un petit garçon pédant et faible - votre vie. Voilà, Clairette, je vous ai parlé comme je parlerais seulement à mon meilleur ami, s'il était un homme, et j'espère que vous ne me trouverez pas trop ridicule. Je veux tâcher d'arriver à cette indifférence apparente et justement assez sincère pour vous donner un sentiment de repos, et d'être je-m'enfichiste seulement contre la douleur. Et, comme il y a toujours une note gaie, n'est ce pas, voilà l'ironie que la vie a pour mon projet, et que je remarque très bien: elle me fait commencer tout à fait comment commencerait le petit garçon: par rôder un peu partout, dans la rue, par boire beaucoup de vin de quelques sous et par.... fumer de pipes! - J'ai une chose qui est sérieuse: je n'ai aucun ami ici. Quand je vous n'aurai plus je serai donc complètement livré à mes propres ressources. C'est pour cela aussi que je vous demande de ne plus vous occuper de moi. Ah, si vous saviez comment sont bêtes ces soi-disant artistes que j'ai trouvé jusqu'aujourd'hui (excepté peut-être Trélade?), comme ils ne sont que des bons marchands déguisés avec très peu de conscience du Beau, et qu'ils ne sont même pas tous bons, si je ne me trompe! Si je voudrais je ferais bien aussi quelques ‘dessins’ comme ils en font ici et je les vendrai bien, moi aussi, à la Foire aux Croutes!! - N'importe, c'est une vie toute spéciale que je veux connaître, en travaillant toujours. J'ai fini ce matin tout un chapitre, ne croyez-donc pas que je n'ai plus de volonté (cette volonté dont vous sembliez douter!) ou que je me laisse aller comme quelque machine, devenu tout d'un coup caduc. C'est délibérément que je veux faire le sot et le rapin, parce que je suis ici à Montmartre et pas au Caraïbes. Avez-vous compris mieux, maintenant? J'en doute. Je sais que vous me trouvez antipathique dans tout ce que je dis, et je vous donne raison: en certain sens, je suis ingrat. Je me console avec l'idée que votre mépris sera le commencement de cette rude apprentissage qu'il faut ‘pour laisser pleuvoir - quand il pleut.’ Et, Clairette, croyez-moi quand, comme fin, je vous répète que je vous aime, que je vous admire, que je vous vénère, que j'ai fait en moi une espèce de culte de vous et que c'est pour cela que je ne veux pas vous porter en moi: ici. Eddy. Je vous laisserai toujours savoir où je me trouve, si je change de demeure. Faîtes de même. Pardonnez-moi la rudesse de quelques expressions dans les vers que j'ai transcris pour vous. Je ne vous en ai pas épargné un seul, qui était brutal. Je n'ai omis que les couplettes plus fades, plus recherchés, et cela même pour vous donner plus d'unité dans la poignante brutalité du poème. Vous voyez que je vous ai considéré un peu comme ami. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Montmartre, 19 maart 1922 Montmartre, 19 mars '22. Ma chère Clairette, Il faut que je vous écrive encore un fois, pour faire une petite conversation avec vous, rien que cela! Il y a deux jours que ma dernière lettre est partie et déjà je vous sens si loin de moi. Ecoutez; un jour, un soir plutôt, après avoir lu Arsène Lupin et François Coppée tour-à-tour pendant une semaine, j'ai cru que je dominais parfaitement le français, et en tout cas assez pour faire des belles poésies! C'était à Tjitjalengka, une toute petite village aux Indes, où demeuraient peut-être 20 Européens, bien comptés. J'avais 16 ou 17 ans, mais j'avais déjà lu les Scènes de la Vie de Bohème de Murger. Je pouvais donc m'imaginer être quelque étudiant du Quartier Latin - de Montmartre je ne savais encore rien que le nom -, et les vers que j'écrivais, que je ‘construais’ est peut être plus juste, étaient ceux-ci (avec toutes les fautes): I A elle qui est partie je dédie ce complainte D'un homme quitté de tous et qui n'a plus d'amis, Qui de vue et de l'âme a perdu sa chère sainte, Resté sans doux soutien aux tournants de la vie! II Oui, elle est bien perdue cet astre qui me guide Et la rude existence branle mes frêles vingt ans, Et a laissé des traces dans les profondes rides Le long desquels mes larmes ont passé si souvent. III Personne n'a des songes sombres au gai Quartier Latin [j'ai complètement oublié cette ligne]...... délaissé Excepté de mes vieux et si fidèles bouquins Et de la triste compagne qui s'appelle la Pensée! Ne riez pas, Clairette, dans ce charabia encore plus mauvais que mon français d'aujourd'hui, j'avais bien composé 10 ou 12 couplettes, l'une encore plus sentimentale et plus pleine d'expressions surannées que l'autre; ainsi je parlais, en évoquant le souvenir de ma ‘chère sainte’ perdue, de .... son chapeau de paille qui fût son auréole! Et comme je n'avais jamais admiré quelqu'une que, d'assez loin, une demoiselle de sang mêlé, assez noire, qui s'appelait pourtant Julie, vous comprenez que je faisais ma bien-aimée imaginaire la plus blonde possible! - cheveux couleur de craie.... Et maintenant, figurez-vous qu'en ouvrant mon armoire et vous revoyant (!), bien agrandie, ces vers idiots me sautaient littéralement dans la mémoire. Il me faut du ‘toupet’ pour vous avouer cela! - car c'est bête et sentimentale comme du temps de nos grand'mères. Mais, Clairette, cette ligne ‘Qui de vue et de l'âme a perdu sa chère sainte’ ne me semble pas si ridicule que ça, ce soir. Vous étiez un peu Ma-Dame de Florence (que je n'aurais voulu changer contre toutes les Notre-Dames du monde, primitives ou modernes), et, après vous avoir écrit comme je l'ai fait, j'ai un peu l'idée que vous ne voulez plus l'être, que je vous ai très gravement offensé et que vous êtes très fâchée. Dites que vous ne l'êtes pas, que vous me comprenez parfaitement, que vous me trouvez ridicule, oui, mas pas égoïste. Si vous saviez quel effort ça me coute, Clairette: ne plus vous écrire! - d'ailleurs, jusqu'à présent je n'ai pas réussi!!! - Et votre photo me regarde, chaque fois que je rentre et viens la voir, avec un sourire moqueur; un peu triste, mais méprisant aussi, et tellement expressif qu'il ne lui manque que de pouvoir hocher la tête et dire: ‘Quel petit garcon.... Je le croyais moins gosse!’ Pourtant, si vous saviez comme je commence déjà à être Bohème! Je connais maintenant déjà un tas de gens; mon portemonnaie est gonflé par de cartes à visite plus ou moins artistiques; et aujourd'hui je suis rentré a 6½ heures de la ‘Foire aux Croutes’, sur la place Constantin Pecqueur, où tout ces bohèmes, artistes ou non, vendent ce qu'ils font. Que de mauvais tableaux! - et songer que tout cela se vend pourtant, et que vous semblez douter à avoir assez de talent! Si vous travailliez ici vous seriez proclamé ‘reine des peintres’ dans huit jours! Moi, j'ai vendu 5 ou 6 tableaux aujourd'hui, pour mon ‘ami’ Saul Jeffay, qui est peutêtre écossais mais bien sûr un petit juif, assez sympathique d'ailleurs et pas sans talent. De temps en temps il se promenait, et moi, toujours ma pipe dans ma bouche et dans mon accoutrement de rapin (car je vous assure que je n'ai plus mes vêtements de Bruxelles), je faisais le marchand de tableaux. Et l'affaire a marché. J'ai été en mouvement aujourd'hui; le matin j'ai aidé Huber a s'installer à la foire, puis Jeffay; ensuite j'ai reconduit avec Huber une charrette (?) surquelle il avait roulé ses tableaux; ensuite j'ai assisté à la foire jusqu'à la fin quand j'ai aidé Jeffay à porter les restes de son exposition a son atelier. En signe de reconnaissance il m'a appelé ‘old boy’, il m'a fait cadeau d'un paquet de tabac chebli pour la pipe et d'un croquis, représentant un vieillard mangeant, qu'il a voulu vendre pour 10 francs, mais qui est maintenant dans ma possession avec une magnifique dédicace. Puis il m'a voulu prêter de l'argent, parce que je n'ai que 2 francs jusqu'à jeudi. Voyons, Clairette, c'est la vie de Bohème, ça, il me semble! - J'ai refusé l'offre de Jeffay, parce que j'avais payé d'avance mon logement et mon déjeuner d'une semaine, mais avouez que c'est sympathique de sa part. Dans le monde on ne se prête pas de l'argent après s'avoir connu un jour et on ne se dit pas: ‘Viens chez moi si tu n'as de quoi manger.’ Aussi je vous envoie une chanson, faute de dédicace de l'auteur (que je ne connais pas encore mais que je connaîtrai peut-etre dans 8 jours) dédié à vous par moi. C'est une chansonnette, pas trop mal rimée, comme vous verrez, qui veut prouver que ‘la bohème n'est pas morte’, et d'après ce que j'ai vu, dans les quelques jours déjà que je suis ici, je la crois. Seulement, il me faut quitter ce quartier ‘Burq’, trop bourgeois, et demeurer en haut de la Butte. Ici on n'a que de boulangers. Adieu, Clairette, - malgré toute inconstance, je suis heureux d'avoir fait ce petit bout de conversation avec vous. Je me suis tant accoutumé, les derniers temps, à vous avoir comme inspiratrice et je ne pourrai jamais vous remplacer par.... Saul Jeffay, par exemple, n'est cepas? Aussi, quoique je serai pour quelquetemps un sujet silencieux, je vous demande sincèrement de ne pas me bannir du royaume de votre sympathie! Je vous envoie toute mon admiration, pas d'‘homme du monde’ mais de ‘sincère bohème’; Eddy. 20 mars, le soir. Laissez-moi finir par une définition: Clairette, vous êtes pour mes pensées toute une région de beauté, d'idéalité, de bonté, de noblesse. La Bohème, c'est une région pleine de choses dures, et sales, et basses, regardé avec un soi-disant riante indifférence! Seulement: on y est libre. E. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Montmartre, 22 maart 1922 Montmartre, 22 mars '22. Chère Clairette, Je vous ai écrit, il y a deux jours, que je vous ferai part de chaque changement d'adresse, et ça y est: voilà le premier. Dimanche prochain - le 26 - je déménagerai. Saul Jeffay a voulu me céder un petit cagibi (une des deux chambres qu'il occupe dans l'Hôtel du Tertre, chez Bouscarat, connaissez-vous ce nom?), et comme cela je pourrai quitter cette rue Burq et ma magnifique vue sur un champ de parade de ‘chimney tops’ - je ne sais trouver le mot en français surtout pas apres tout l'anglais que j'ai parlé les derniers jours, mais ce sont des petits bouts de cheminée qui fument toujours sur les toits de maisons, vous comprenez? - enfin, je quitterai donc la rue Burq et mon adresse sera, à partir de dimanche: 1, Rue du Mont Cenis, Montmartre, Paris; mettez, pour toute securité: ‘à l'adresse de Mr. S. Jeffay’. - Je serai beaucoup mieux comme ça, car, quoique ma chambre à moi est toute petite, à peu près le quart de votre cagibi bruxellois, j'aurai à côté de moi l'atelier de Jeffay, qui est complètement un intérieur de bohème, comme le garçon est bohème lui-même. Il est vraiment très gentil pour moi, il m'a introducé à beaucoup de ses ‘copains’, il est très connu ici et connaît aussi parfaitement le quartier latin, votre bien-aimée rive gauche. Comme il travaille la nuit, jusqu'à 4 heures du matin au ‘Daily Mail’, et dort jusqu'à midi, nous ne nous verrons que de midi à 8 heures du soir; de temps en temps il va peindre à la campagne ou dans quelque quartier assez éloigné de Paris - comme Belleville - et je pourrai l'accompagner, car j'aurai travaillé le matin et je reprendrai le travail le soir. Ça me fera connaître aussi un peu le chemin dans le Paris qui n'est pas Montmartre; et comme Jeffay est un garçon intelligent et, au fond, assez travailleur, je suis sûr que j'aurai beaucoup à sa compagnie. Sa vie a été assez aventureuse, c'est vraiment un type courageux et ses airs ‘devil may care’ ne sont que superficiels. Comme il sait boxer - il a été dans l'armée anglaise à Palestine et en Egypte pendant la guerre - nous avons fixé mon punching-ball dans sa chambre et nous allons nous entraîner un peu ensemble. - Je ferai un vrai bohémien, me disait-il, et je serai un brave oncle pour toi (I'll be a good uncle to you); what's your name? - Eddy. Et que faut-il faire pour être un ‘vrai bohémien’? - Il faut commencer par aller à la préfecture de police avec cinq photos et y prendre ta carte d'identité! - Vous voyez que je suis en bonnes mains! - Et vous, Clairette, comment allez-vous? Vous n'êtes plus insatisfaite, j'espère, avec toutes ces fleurs autour de vous? Il faut vouloir être contente, et vous allez aimer votre entourage, il faut serrer les dents et fermer vos poings et vous dire: Mais tout ça c'est merveilleux, et je ne le trouverai qu'ici et je veux en jouir! - vous verrez que vous finirez par être heureuse. Et donnez un bon coup-de-pied à Monsieur Oscar Wilde avec sa philosophie décourageante, croyez-moi! Tout mes voeux vous accompagnent. Recevez, en pensées, une solide poignée de main de tout à vous Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 3 april 1922 Paris, 3 avril '22. Chère Clairette, Me voilà de retour et avec des nouvelles pas trop gaies: tâchons de ne les pas faire larmoyantes! Si je vous écris c'est que tout a changé, et ce n'est pas moi, la cause. J'ai revu mes parents; ma mère est dans un état déplorable, très, trop nerveuse, tout ça; trop compliqué à vous raconter. - Et maintenant: plus de Montmartre. Je l'ai quitté aujourd'hui, nous repartons pour les Indes probablement fin juillet, sinon en novembre. Alors plus de littérature, plus de rapport avec n'importe quel Art. Je n'aime pas courir après le demi-art et je préfère redevenir complètement cet espèce de créature que l'Anglais définie avec un sourire au coin des lèvres: ‘just a rich man's son.’ Voilà les faits. Pour vous écrire les détails, c'est impossible, surtout pas en ce moment. Ecrivez-moi le plus tôt possible. Laissez-moi savoir ce que vous allez faire, vos projets concernants Florence ou Ostende. Je dois vous revoir avant de partir, je veux vous raconter, vous expliquer tout. Si vous restez à Florence je tâcherai de venir là, sinon nous nous reverrons à Ostende. Mon adresse est maintenant de nouveau: Hôtel Montréal, Rue d'Hauteville 37, Paris. Si vous ne me gardez aucune rancune, écrivez-moi vite: juste ce que vous devenez; voulez-vous? J'y compte! Tout à vous Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 7 april 1922 Paris le 7 avril '22. Ma chère Clairette, Je viens de recevoir votre charmant carnet et votre lettre, et je reviens à la première opinion que j'ai eu sur vous et que j'ai crié (assez imprudemment comme prouvaient les suites) devant Mlle. Van der Hecht: Vous êtes un ‘trésor'! Vous vous imaginez bien, vous qui avez reçu maintenant ma lettre, comme cela m'a fait plaisir de recevoir de vos nouvelles, donc de vos pensées, avant mon ‘appel à l'amitié’. Je vous remercie donc de tout mon coeur pour le carnet, qui est vraiment un petit chef-d'oeuvre, et encore plus pour les mots qui l'accompagnaient. Maintenant vous savez aussi que je suis un peu incertain de ce que je dois écrire dans ce carnet, sans que le contenu fasse faute à l'apparence. Bien sûr pas mon roman qui ne sera jamais achevé! Mes vers? Ils n'occuperont pas la moitié, et probablement, ils n'auront pas de suite. Avec les Indes devant moi il faut m'occuper d'autre chose que d'Art ou de Littérature. Et après tout - on peut toujours se consoler et je n'ai aucune envie de me lamenter; je dois faire ce que je fais et quand on sait cela, quand on en a la persuasion, on n'est pas malheureux, ce qu'on serait bien quand on doutait. Je sais que j'irai aux Indes, je sais que je ne ferai là qu'un médiocre journaliste, je chercherai donc un autre emploi. Et la consolation est vite trouvé. Quand on raisonne ainsi: ‘En Europe je ferai peut-être, après beaucoup de lutte et de peine, un assez douteux auteur, aux Indes je trouverai bien quelque profession assez ‘honorable’, et je pourrai toujours goûter des grands auteurs, sans avoir rien à faire avec la préparation des mets, donc: sans jamais me promener avec une odeur de cuisine’ - on ne se fait pas de bile. Je hais les êtres qui aiment poser pour des malheureux. Etre triste, oui, ça nous arrive à nous tous, mais tenir des propos toujours sombres, avec un visage long comme une langue de boeuf, non, j'espère! Et si j'y tiens à vous raconter tout, c'est que vous avez eu confiance en moi, et que sous votre influence j'ai travaillé le mieux; ce n'est pas, croyez-moi, Clairette, pour vous faire entendre des jérémiades plus ou moins arrosées de pleurs! Parlons de ce que j'ai fait, maintenant. D'abord, car c'est vite fini, de mes vers. J'ai écrit un poème, malheureusement trop influencé par Charles Maury, ça ne vous intéressera pas; puis un autre qui vous appartient. C'est fait après une de mes dernières lettres de la rue Burq, et comme suite à une fin que je trouvais un peu grandiloquente. Comme défense (contre moi-même) j'ai développé cette idée; ce qui est ridicule dans de la prose peut être bien dans la poésie!! J'espère que vous me donnerez raison le jour que vous examinerez ces vers. Alors vous en aurez une copie; sinon - ‘petite boule’. A Montmartre j'ai écrit une petite nouvelle: De philosoof die verdween (le philosophe qui disparût), avec la Butte comme couleur locale. Mais ce n'est pas grande chose, c'est écrit en moins de deux heures et mal récrit; je vous la ferez voir si vous voulez. Vous serez aussi mécontente que moi; mais il y a une légère chance que cela vous fera sourire. Maintenant le travail qui était le plus sérieux pour moi: le roman. Si jamais cela sera fini - j'en doute - ça ne tiendra pas dans votre (relativement) petit carnet; ce que j'ai écrit remplira déjà bien les pages, supposé que je pouvais y écrire des chapitres qui ne se suivent pas, l'un après l'autre. Il y aura, dans ce roman, quatre parties bien distinctes: I. Deux amis: candidats gens-de-lettres. II. Aline (ou Arlette?) III. Montmartre. IV. Dénouement (pour le moment il n'y a que le dernier chapitre qui est bien distinct pour moi.) J'ai fini - presque tout-à-fait -, la première partie, c'est travaillé, prêt pour le moment. Il y a cinq chapitres: 1. Les deux amis, une conversation et un événement. 2. Esquisse des caractères des deux amis; leur relation. 3. Extérieur. (Vous vous rappelez que je vous ai dit que ce roman s'appellera probablement: Une étude en ‘Extérieur'?) - J'espère que le mot est juste, mais je m'en doute! 4. Continuation de l'histoire; comme scène Bruges, ce qui est assez drôle car rien ne m'y forçait. 5. Finale de l'histoire, de l'intrigue, si vous voulez, (les Anglais disent plot) de la première partie, au commencement de la deuxième j'ai voulu faire, dans cette histoire, un brusque détour. Alors: partie II, Aline. Dans ma tête ça y est; mes annotations sont nombreuses, mais il n'y a rien de fini. Pourtant je pourrai écrire cette partie en dix jours, en travaillant bien et, si cela se pouvait, en vous voyant de temps en temps. Vous ne savez pas comme vous me donnez comme de nouveaux ressources, de nouvelles forces à travailler, Clairette! C'est l'intérêt que vous me témoignez, le fait que vous semblez un peu compter sur moi! Puis, pour cette partie-ci votre compagnie m'est presque indispensable: elle fera la différence entre quelque chose ‘pas mal’ et quelque chose qui est bien. - Mais à quoi bon travailler encore à ce qui ne sera jamais achevé? A la troisième partie j'ai beaucoup travaillé, surtout à Montmartre, mais j'ai écrit plutot vite, fiévreusement, que soigné. Il n'y a que deux chapitres qui sont finis: le 1 et 2. - ‘Pages d'un journal mal tenu (?) du principal personnage'; puis: ‘Un jour à Montmartre’ (suite) - C'est assez médiocre, comme l'est la vie, ou ma vie, si vous protestez! Puis, c'est trop d'après nature, trop minutieux, trop exact, trop petit; pourtant, puisque j'ai choisi la forme d'un journal, ça ira. L'intérêt de ces deux chapitres (s'il y en a) est dans les détails. J'ai tâché de travailler le style. Vous en jugerez un jour, j'espère. - Maintenant chapitre 3. Il n'existe pas encore; même pas en annotations, parce qu'il fait part, de fait, de la deuxième partie, et n'est ici que pour l'ordre chronologique. Logiquement je dois l'écrire après la partie ‘Aline’. Chapitre IV est bien long: une série d'impressions et assez de psychologie, c'est Werkeloosheid (période d'inactivité) dont je vous ai écrit déjà, je crois; ça existe en brouillon. Puis chapitre V: ‘Le Lapin Agile’, qui existe partie en brouillon, partie en annotations, mais serrées. Les chapitres 6 et 7 auraient fini cette troisième partie, et la quatrième n'était pas encore bien distincte pour moi, comme je vous ai dit, mais maintenant c'est fini. Sans doute je dois me forcer à ne plus continuer, mais c'est mieux comme ça. Comme il est, il n'est pas grand'chose, même pas quelque chose, ce ‘roman’, si j'y travaillais toujours je regretterai peut-être trop, le moment que je dois m'embarquer pour les Indes, de ne pas pouvoir achever une ‘quelque chose’. Voilà, Clairette. Vous voyez que j'ai travaillé, même sans vous l'avoir promis. C'était assez curieux votre liste de promesses à faire: 1. toujours travailler. 2 pas boire. 3 pas jouer. J'ai fait le no 1, quoique pas toujours, car il y avait bien des jours que je ne posais pas une seconde ma plume sur un papier, pourtant ce n'était pas pour ‘rien faire’, car, en faisant rien, j'étudiais (à ma manière!). Ce n'était pas toujours si facile, vous savez; à Montmartre j'ai remarqué que les français ne sont pas toujours aimables pour les étrangers; au fond on y déteste ces ‘métèques’ qui sont venus pour gâter l'atmosphère bien français de la Butte. Et ils ont raison. Il y en avaient qui se méfiaient complètement de moi; avec Trélade par exemple j'étais au commencement presque ennemis déclarés; maintenant on se connaît un peu. D'autres étaient peu communicatifs, secs, parfois hautains! Il y a aussi la grande différence d'age; la plupart de ces bohèmes étaient entre 28 et 35 ans et mes insignifiants 22 ans apparaissent encore moins! C'est triste: j'ai laissé pousser ma barbe, ça m'a donné trois cheveux sous le nez, cinq au menton, un demi-favori à gauche, un quart-favori à droite; un beau jour je me suis donc décidé de redevenir complètement blanc-bec! Je cours au no 2: pas boire. Hélas, sur ce point-là je suis content..... de ne vous avoir rien promis. ‘Boire les blancs et les vins rouges’..... et les ‘cerises’ et le gaillac! Une vie de bohème sans boire n'existe pas et quand je n'etais jamais complètement ‘soûl’, c'est que je n'ai jamais été vite ‘impressionné’ par le vin; - si ce n'est pas de l'encre violette! No 3 (pas jouer) est blanc; je n'ai pas touché à une carte, et je ne connais pas de montmartrois qui se sont ruinés au jeu; il faut avoir de l'argent pour cela, - c'est peut-être la cause. A Nice j'étais plus dans ces tentations! Ma chère Clairette, croyiez-vous vraiment que votre lettre m'a ‘faché’? - puis, vous êtes rigolo, comme on dit à Montmartre, - étiez-vous sincère en écrivant cette phrase: ‘j'espère que vous ne m'en voudrez pas d'être venu vous ennuyer’ (!)? Ou est-ce une embuscade? - Il me semble que je vous ai retrouvé après des années! Vous étiez bien indignée contre ce pauvre ‘monsieur’ Maury, et, je crains, un peu contre moi. C'était vraiment idiot de ma part de vous avoir envoyé cela; et (je peux vous l'avouer maintenant) j'ai entendu dire ‘l'ami Balbel’ ces mêmes vers tant de fois au ‘Lapin’ (!) qu'il finissait par m'embêter. Je vous vois, écrivant ces mots: ‘Secouez-vous et quittez cette ambiance malsaine’ (j'ai dû chercher ‘ambiance’ dans la dictionnaire); vos yeux doivent avoir brillés! Pour changer de sujet: dites-moi - ne l'oubliez pas comme au sujet du nom ‘Raphaëla’! - si vos yeux sont bruns ou verts quand vous êtes indignée. Il est tard: à demain. Demain j'aurai peut-être votre réponse. Pour le moment: bonsoir! 8 avril, le soir. Pas de lettre; demain ce sera dimanche. Je continuerai donc ma bavardage (je ne sais pas si le mot est masculin ou féminin mais croyant raisonner logiquement je mets: ma bavardage) jusqu'à la fin de ce papier et enverrai ma lettre; la reste sera pour après votre lettre. Parlons donc de..... de.... votre ami M. Prunes, - voulez-vous? Il est donc ‘architecte et littérateur!’ - le point d'exclamation n'était pas de trop. Le pauvre, remettez-lui mes sincères condoléances. Avec cette combination-là, quoique très énergique et Américaine, on doit faire un littérateur ‘béton-armé’ ou un architecte abracadabrant. Ou tout les deux. J'aimerai lire quelque chose de ses productions littéraires; il n'écrit pas pour The Parisian Review, j'espère? - 'the American journal in France'! Ce sera trop bête. Je vous enverrai un stupide article dans ce journal sur la Rotonde et un article calqué sur Batouala le véritable roman nègre de M. René Maran. Il faut lire ça: pour avoir une idée nette de comment il ne faut pas écrire un roman. Après avoir parlé de ces deux gens-de-lettres, descendons à un autre, plus au second plan, à un ami de vous: Balzac. Je ne saurai le critiquer, d'abord parce que je connais trop peu de lui, ensuite parce qu'il a écrit trop. Je connais Les Contes drolatiques, que je trouve très, très charmantes; puis Les Chouans que je trouve fade, et Une ténébreuse affaire que je n'ai pas compris; ça me semblait plutôt ‘une embêtante affaire’. Puis une nouvelle qui est bien: L'Enfant maudit. - Après votre enthousiaste éloge j'ai recommencé à Balzac, depuis quelque temps je procède dans Splendeurs et misères des courtisanes en 2 grands volumes; je ne peux pas encore vous dire comment je le trouve; j'ai remarqué une quantité de mots très-spirituels, surtout concernant la Vie, et pas insincères comme les paradoxes de Wilde, mais justes; mais à côté de cela une terrible nonchalance d'écrivain. L'homme intense est toujours là, mais le littérateur, l'artiste manquent; après avoir lu Flaubert on se rend trop péniblement compte de cela, il me semble. J'ai suivi votre conseil et lu la Correspondance de F. avec ses oeuvres, ou plutôt avec Madame Bovary, car c'est un auteur qu'on doit lire lentement; on peut tant apprendre de lui. Un homme que j'aime de plus en plus est J.-K. Huysmans. Je viens de lire Certains, que je trouve magnifique. Il y a là un étude sur Félicien Rops, qui est un peu attaqué par M. Gustave Kahn dans son étude sur le même artiste dans L'Art et le Beau (premier numéro), mais, pour moi, le styliste Huysmans bat le styliste Kahn de quelques longueurs, et je suis sûr que vous serez de mon avis. Pour moi même la critique de Joséphin Péladan - qui est pour Mme Artôt le seul critique d'art qui ait jamais existé!! - ne vaut pas le quart de celle de Huysmans. - J'ai trouvé un livre sur Oscar Wilde (en traduction française) de son ‘ami’ Lord Alfred Douglas, ça doit vous intéresser; je vous l'enverrai dès que je l'aurai lu, c.à.d. aprèsdemain. Je tâcherai de vous trouver aussi la traduction française de l'étude d'Arthur Ransome (dont je vous ai parlé auparavant), car je vois qu'on l'a traduite. A bientôt, Clairette! Recevez toute mon amitié. Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 10 april 1922 Paris, 10 avril '22. Chère Clairette, Voici ma réponse à votre lettre: aussi vite que possible. Je chercherai demain le visa pour l'Italie, et je pars d'ici jeudi matin. Le soir à 6.20 je serai à Chambéry; je repars de là vendredi matin 8.59 et arriverai à 5.35 à Turin; samedi matin 5.40 je quitte Turin, 4.55 après-midi je serai à Florence. Voyageant comme cela je verrai quelque chose et ne perdrai qu'un demi-jour, car en partant d'ici jeudi soir à 9.40 je ne serai à Florence qu'à 8 heures du matin samedi. Je ne peux partir plus tôt de Paris que jeudi, ayant un engagement pour mercredi. A samedi donc! Vous avez déjà de mes nouvelles; je vous raconterai le reste. Les bouquins sur Wilde m'accompagneront. Au revoir! Eddy P.S. - Il y a quelque charme dans le fait que le dimanche qui sera mon premier jour en Florence sera en même temps pour moi un jour ‘de repos’! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Florence, 17 april 1922 Clairette, l'intéresse que vous me témoignez, m'est tout: si vous saviez combien vous êtes pour moi, combien vous me donnez, sans le savoir vous-même; comme je me sens riche, capable de tout qui est fort et beau, héroique même; après vous avoir vu, après avoir été avec vous; - après, car tant que je suis en votre présence je ne puis rien qu'admirer. C'est faux, c'est méchant presque, mais je ne peux rien y faire: je me sens forcé de voir en vous plus et plus, de sorte que je ne vois déjà plus une jeune fille d'à peu près mon âge, mais quelque déesse, bien supérieure, bien bonne mais bien grande! Et puis, Clairette, si vous saviez comme je me sens faible, oh, tellement faible de temps en temps, et insignifiant et petit; avec tous ces grands noms autour de moi, comme je me sens un débutant sans aucun talent presque, et sans aucune chance. Je dois vous voir, vous parler, vous sentir tout près de moi, - ne fût-ce que quelquefois, - pour devenir de nouveau expectant, pour croire au succès, parce que je ressens alors tout vivement le désir, le besoin d'être grand: un peu pour moi, mais beaucoup, beaucoup pour vous! - Ah, vous rirez, vous direz peut-être: et que veut-il que cela me fasse? - mais ne fût-ce que parce que vous croyez un peu en mon talent, n'est-ce pas? vous ne pouvez quand-même pas être tout-à-fait indifférente à mon évolution; en tout cas: laissez-moi croire cela! Il y a des moments ou je voudrai bien vous oublier, faire tout pour ne plus vous avoir dans ma mémoire, pour redevenir tout-à-fait moi-même. Mais j'aime trop votre influence, j'y tiens trop, elle me donne trop, malgré tout, malgré que je me sens souvent bien malheureux. Ah, je voudrais tant faire quelquechose pour vous qui soit un peu extraordinaire, un peu out of the way, pour vous prouver que je pourrais faire quelquechose, que je ne suis pas complètement un nullité. Je sais que vous ne m'avez jamais donné raison à croire que vous m'en croyez un; mais moi, je le sens, je sais que je suis si rien, si bas, si petit à côté de vous. Want ze is het gróótst zooals ze is: Uitgaand naar een tè ver verschiet, Steeds dorstend, zonder lavenis, Naar 't onbereikbre dat zij ziet Zich rekkend; 'k ruil mijn liefde niet Voor een zonder gemis. Clairette, ze is het grootst zooàls ze is! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Pisa, 24 april 1922 Pisa, 24 avril 1922. Ma chère Clairette, Vous m'avez fait l'honneur de m'appeler de temps en temps ‘un drôle de type’; - vous allez le faire une fois de plus. Car me voilà parti de Florence à 6 heures du matin et 2½ heures plus tard je me retrouve dans une chambre d'hôtel, et regardant par ma fenêtre le même Arno jaune dont vous avez admiré hier ‘les flots tumultueux’, et un pont qui ressemble comme deux gouttes d'eau le pont à droite de l'albergo Berchielli, - moins les statues. En compensation j'ai devant moi, de l'autre côté de l'eau un bâtiment qui est une copie minuscule de la Seigneurie; tout-à-l'heure, quand je commençais cette lettre, les aiguilles de la montre marquaient 8h. 35. Il n'y a donc pas d'erreur: je suis à Pise et j'y resterai jusqu'à demain (à peu près cette même heure) pour reprendre le train pour Turin. Vous vous rappelez ces vers, Clairette: Quand on perd, par triste occurrence, Son espérance Et sa gaieté, Le remède au mélancolique, C'est la musique, Et la beauté! - Eh bien, ce n'est sûrement pas la musique que fait un wagon sur les rails, ni la beauté de quatre hommes ronflants qui seront pour moi ce remède. A Pise on devait changer de voiture. Mais je me trouvais encore en possession de 227.50 lire, sans compter les 75 francs français (le compte est presque exact); il y a à Pise la tour oblique à admirer et je connais le mot italien ‘albergo’; combiné avec le mot ‘facchino’ cela représente assez, dans les circonstances données! J'ai trouvé une bonne chambre, du papier, des enveloppes, de l'encre, une plume épanouie, - je peux donc gagner ma gageure que c'est moi qui écrirai le premier! Voulez-vous dire à madame Petrucci que jusqu'à présent mon voyage s'est déroulé sans accidents?! Et ensuite la présenter mes - comment dîtes-vous - ‘souvenirs les plus sympathiques’? Clairette, il me faut encore une carte postale! - vous la trouverez chez les ‘Cuoi artistici’ dans votre rue, un peu avant le Ponto Vecchio. C'est la fresque de Fra Angelico: ‘le Christ et deux moines’ qui se trouve au-dessus d'une des portes dans la cour (?) du couvent de Saint Marc qui me manque. Vous rappelez-vous? que j'ai cherché au couvent même, mais qu'on n'avait plus. Je suis sûr de l'avoir vu dans la collection de cartes postales de ces ‘Cuoi art-’, que je viens de vous signaler. Alors - comme commençaient tant de nos conversations -: encore une fois merci pour tout ce que vous avez fait et ce que vous avez été pour moi. J'ai passé à Florence une semaine que je n'oublierai jamais; dans cette semaine nous sommes devenus plus amis que nous ne l'étions déjà, il me semble; et il y a quelque chose en moi qui proteste contre l'ironie situé dans le fait qu'on approfondit ses sentiments, le moment quand on sait qu'on va se quitter! Quel cri banal de génie manqué: ‘Je suis sûr que nous aurions pu faire quelque chose ensemble!’ - pourtant, j'en suis sûr. Enfin, n'en parlons plus. Bon travail, Clairette, et ne soyez pas triste! Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Pisa, 24 april 1922 Près de l'Arno. (traduction!) Les petits flots de l'Arno se cassent, les petits flots de l'Arno parlent, la fleuve jaune continue toujours.... Je voudrais parler (dire) tant de choses mais quelquechose -en moi- semble cassé (se casser), je regarde; je regarde et ne dis pas un mot. Je regarde l'eau profond et jaune qui semble trouble [ou troublé]; mais un éclat aigu jaillit (grimpe?/s'élève) et flotte sur le vent du soir - Ha! ha! ha! ha! - très haut; ricane: Mon amour est celui d'un enfant! Très haut; et ricane d'accord avec l'eau: L'amour vide d'un enfant! Les brins (d'herbe) près de l'Arno frémissent, les brins près de l'Arno tremblent, les brins de l'herbe (?) [kroos] * vert. Et quelquechose - en moi - semble trembler, semble frémir dans le vent du soir, est vert comme l'herbe, et gelé et fragile. Regarde cette herbe, ça penche de plus en plus bas: c'est comme mon amour: mince et maigre ** et penser que ce poulet aime! - Hi! hi! hi! hi! - qu'y a-t-il de plus vague que l'amour frêle (?) d'un enfant? [ijl est comme sont les airs au-dessus de ceux que nous respirons; donc presque sans substance] Je demande: quoi de plus vague, quoi fragile et maigre comme l'amour vert d'un enfant? [Vert, pas accompli, comme un fruit à l'arbre qui n'est pas encore mûr. A-t-on en français la même signification du mot? Je crois que oui.] Les petites nuages au-dessus de l'Arno flottent, les petites nuages au-dessus de l'Arno tremblent, changent, se déchirent et périssent.... C'est le froid du soir qu me fait trembler et c'est le brouillard qui vient flotter devant mes yeux: ce n'est pas la bêtise d'une larme! Regarde les petites nuages qui glissent, - [glijden = glisser; mais verglijden est glisser et disparaître: glisser dans le néant.] ce qui est sans forme ne peut pas lutter, - pas une, pas une qui trouve (qui prend) une forme! Ho! ho! ho! ho! - il s'imagine de souffrir ce petit enfant ridiculement (sottement) amoureux! - Bah! laisse glisser cette bête souffrance comme des petites nuages dans le vent du soir..... Ce n'est que l'amour d'un_enfant. Ma chère Clairette, pardonnez-moi ces vers, inspirés par l'Arno sous ma fenêtre (de chambre d'hôtel!) Je les dédierais à madame Petrucci, si j'aurai le courage de les poser devant elle. N'oubliez pas de m'écrire comment ils vous ont déplu - ou plu, si c'est possible; et ayez la force de déchirer la traduction, cette fois-ci: elle est ridicule et ridiculise mes vers. Je vous assure que je ne ferai ces traductions écrites pour personne d'autre que pour vous. Mais comme vous en avez besoin et que je ne suis plus là..... Adieu, Clairette; j'ai vu Pise et toujours, toujours vous. Je suis bien ridicule, mais qu'espérez-vous d'un enfant? - à peine des vers. Je ne sais pas trop bien pourquoi j'ai ce ‘drôle d'impression’ comme vous dites, mais ça me fait de la peine. Je vous aime et si vous ne m'aimez pas croyez-moi en tout cas au moins aussi sincère que chaque autre. Pardon. Eddy. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Modane, 26 april 1922 Modane, le 26 avril 1922 Ma chère Clairette, Je continue mes ‘feuilles de route’, qui sont sans doute beaucoup moins enthousiastes et surtout moins héroiques que celles de Paul Déroulède, mais qui commencent à devenir pas beaucoup moins tragiques, il me semble! Jugez! - Hier, le matin, j'ai quitté Pise, avec intention de m'arrêter à Turin; dans le train j'ai trouvé un jeune Français très fatigué mais tout à fait aimable, qui venait de passer trois semaines à Rome, et qui me persuadait qu'il était moins fatiguant de dormir mal dans un wagon, que de dormir bien dans une chambre d'hôtel et se lever tôt le lendemain. Il fût convenu que nous resterions ensemble jusqu'à Paris où nous arriverions le lendemain - c'est donc aujourd'hui - à 10½ heures du matin. Tout allait bien jusqu'à Modane; à Turin nous changions de wagon, mais à Modane nous étions séparés par la douane, car il avait une malle dans le fourgon, qu'il devait chercher. Le train de Modane à Paris était rempli à crever, en cherchant mon jeune homme je perdais mon temps, et comme nous avions eu déjà trois heures de retard, que la neige tombait et que j'étais sûr de ne point dormir, je me suis informé des trains qui partaient le lendemain, et on m'annonçait un train qui partait à 8h.15 le matin et arriverait à 8h.10 le soir à Paris; c'était le même enfin que m'avait signalé notre ami au sourire d'or: il n'y avait plus de doute, c'était mon affaire. Je trouvais donc un hôtel ici, je dormais jusqu'à 7h. du matin et à 7h.½ j'étais à la gare: sûr de trouver mon train et une bonne place là-dedans. - Mais le train qui arrivait était un train de luxe: je devrais payer un supplément de plus de 100 francs, moi qui n'en ai plus que 60!!! J'espère que vous avez frémi. Mais en même temps que vous avez compris que j'ai refusé avec beaucoup de dédain, et c'est cela la cause que je vous écris de nouveau ‘en route’, c.à.d. dans la salle du buffet de la gare où je suis immobilisé pour trois heures. Il fait un froid de loup, Modane est blanc et bleu de neige, et j'ai commandé du papier, de l'encre, etc. plus une bénédictine: pas parce que j'aime tant ce liqueur, mais parce que j'ai les mains gélés, et peut-être l'estomac! A 11h.35 part d'ici un affreux omnibus qui ne sera à Paris que demain vers 6 heures. Je crois que je le prendrai, car ‘j'en ai marre’. Espérons que ma prochaine lettre sera de Paris. Veuillez faire part de toute cette misère à madame Petrucci, afin que j'aurai deux personnes qui pleurent sur mon sort, au lieu d'une. [Note: Si vous lisez ma lettre, évitez toutes les fautes!] Je compte vous lire bientôt et vous envoie toute mon affection. Mes respects à votre maman; et à M. Prunes. De Paris je vous écrirai mieux. Donnez mon adresse indigène à M. Schumacher: Groote Lengkongweg 18, Bandoeng, Java. Qui sait si je ne pourrai pas lui rendre service. A bientôt. Tout à vous Eddy En écrivant cette lettre j'ai passé presqu'une heure: il est 9 heures moins 5! - Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 1 mei 1922 Paris, 1 Mai 1922 Ma chère Clairette, Avant de vous écrire de Paris j'ai d'abord attendu votre lettre, qui n'est venu qu'aujourd'hui; puis j'ai fait la même chose que vous: attendre les épreuves. Les voilà; j'ai été un petit peu plus heureux avec ces bobines-ci qu'avec celles que je vous ai laissée, mais les résultats ne ma ravissent pas. ‘Mektoub’, - ‘il était ecrit’ aux cieux que je n'aurai pas un portrait tout à fait bien de vous! Les deux grands, sans chapeau, ne sont pas mals, mais il n'y a pas de comparaison avec les portraits qu'a fait votre tuteur. Quant aux autres, je ne vous donnerai pas de commentaires, dites un peu vous-même comment vous les trouvez. Je suis surtout désireux d'avoir votre opinion sur l'incomparable photo que vous avez faite de moi à San Miniato, je la placerai dans mon album à côté des grimaces de Charley, le clown du Cirque de Paris. Je vous envoie, en même temps avec ces photos, le dernier numéro du ‘Crapouillot’, et je cherche encore les deux avant-derniers numéros qui doivent être assez intéressant. - Alors, Quinto est prise! - et vous allez travailler? Où est votre programme? Ah, j'oublie que vous avez été malade; vous êtes bien mieux aujourd'hui, j'espère? Je crois que vous ferez bien d'être prudente, Clairette, vous aviez très mauvaise mine les derniers jours que j'étais à Florence; et, quoique j'aimerai le contraire, je me demande si ces longues promenades vous font du bien. Un peu de sport, - très peu à la fois au commencement - sera mieux pour vous, je crois, que de marcher à peu près toute la journée. Et avec ces belles théories j'ai pourtant profité de votre compagnie tant que possible, avec parfait égoïsme, vous volant, après diner, encore quelques heures de sommeil par-dessus le marché! Que faites-vous maintenant? - j'espère que vous ne devez pas garder votre lit? - Et madame Petrucci va toujours bien? Et M. Benoit, malgré qu'il a volé Chesterton, vous plait? Mademoiselle van der Hecht est venu ici et reparti pour Bruxelles, elle n'avait que deux jours: nous avons visité le Louvre, le Musée Rodin, et nous avons admiré (en pensée) le tombeau de Napoléon à travers une grille fermée. C'était tout. Vous savez maintenant que j'ai enfin vu le Louvre; je vous assure que je le reverrai! Je n'ai d'abord pas aimé votre Christ du Gréco, mais en y pensant je trouve que ça m'a laissé tout-de-même un souvenir agréable, la tête du Christ est sans doute belle (quoique ce n'est pas le Christ tel que je me l'imagine), mais ce que je n'aime pas du tout sont les têtes des deux hommes en bas, sans doute des martyres, comme ceux de Bruxelles!! - Le Pieta d'Avignon, que j'aimerai beaucoup - j'en suis sûr - a été déplacé, à sa place je n'ai vu qu'un grand vide, avec deux clous et une petite carte; le gardien me disait que le tableau doit se trouver maintenant dans une exposition dans la Colonnade, qui n'est ouverte qu'à deux heures a.m., - et c'était le matin, que j'y étais. J'irai le chercher un de ces jours. Je voudrai vous parler de beaucoup d'autres choses, mais pour le moment je suis très mal disposé, ce sera pour une autre fois, si ça vous ne fait rien. Je ne vous reverrai donc pas après trois semaines, ce sera pour fin juin. Je ne peux rien vous dire encore sur nos projets; mes parents cherchent des appartements, jusqu'à présent sans succès; probablement nous serons en juin ou juillet en Hollande. Le départ pour les Indes est à peu près fixé pour 14 novembre. Je peux donc encore étudier un peu ici. J'ai commencé à étudier la renaissance italienne, mais les livres que j'ai à ma disposition sont insupportables: mal écrit, sans le moindre enthousiasme, de vrais livres d'école (mal déguisés), avec un pédant au lieu d'un artiste qui parle. Pour le moment je me contente avec ce que j'ai, mais je cherche autre chose. Je vous en reparlerai. Puis j'ai travaillé; malgré moi peut-être, et par votre faute. Je suis très occupé, mais il n'y a encore rien de défini, de formé dans ce que je fais, rien qui se laisse résumer; c'est pour cela que je préfère attendre à vous en parler. Ceci est une lettre bien fade, je le sais. Je vous écrirai plus et mieux bientôt, mais écrivez-moi, vous aussi! Devenez bientôt forte et gaie, surtout maintenant que vous avez Quinto, et parlez moi de votre travail. Mes respects à madame votre mère et, ne l'oubliez pas, à M. Prunes. Je le connais peu mais il m'est très sympathique. Je suis, comme toujours, à vous: Eddy. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 2 mei 1922 Paris, 2 Mai 1922. Chère Clairette, S'il est prétentieux d'envoyer à quelqu'un son portrait comment est-il quand on envoie son double-portrait? Je me le demande et pourtant vous trouverez ci-joint un truc photographique qui vous présente moi-même dans le rôle des ‘jumeaux ennemis’. Avouez qu'il y a dans l'expression des deux têtes un vrai talent de cinéma!! Je viens de retrouver cette photo dans une boîte, en cherchant autre chose et j'ai pensé que vous la trouverez peut-être assez drôle. Elle est faite aux Indes comme vous pouvez encore voir aux ‘costumes’. Puis - comme vous semblez préferer les bonnes têtes d'enfant, ou les têtes de bons enfants, que sais-je? (‘que scais-je?’ comme écrivait M. de Montaigne, que vous devez bien aimer) - j'ai fait photographier le dessin de Max Jacob, que vous trouvez ‘charmant’ et vous enverrai une épreuve, si vous voulez. Mais comme moi je préfère les belles têtes anglaises, selon votre maman, voulez-vous faire photographier le dessin que moi j'ai fait de vous? Sans amour-propre: c'est ce que je préfère de tout ce que j'ai fait de vous, avec kodak ou crayon. Il suffit de laisser votre cahier deux jours chez le photographe - il ne l'abîmera pas - et vous aurez, pour à peu près 4 francs français (donc 7 lires?) une plaque 9 × 12, qui sera à vous et dont vous pourrez faire tirer tant d'épreves que vous voudriez (encore une fois: quelle prétention de ma part!) Voulez-vous me faire ce grand plaisir? Clairette, je crois que j'ai à réparer - si réparation est possible! - une grave faute, puisque faute d'impolitesse, que j'ai commis dans ma lettre d'hier. J'ai oublié, il me semble, de vous remercier pour les photos que vous m'aviez envoyé! Eh bien, Clairette: merci. Je le dis, tête basse, en regardant mes souliers. Mais c'était pour moi une telle déception de voir ce que j'avais ‘fabriqué’, que je l'ai complètement oublié. Pas une photo de vous qui est telle que je l'aurais voulu! - et pourtant si c'était un autre j'aurai été parfaitement content des deux photos (sans chapeau) qui étaient faites dans votre chambre. Je me demande quand je pourrai recommencer! La petite photo que vous m'avez envoyé de Bruxelles est pour moi toujours la meilleure de toutes- et la plaque de votre tuteur est bien loin! Heureusement que j'entends encore une voix qui dit: ‘Mais celle-là je l'aurai sûrement’; la même voix décidée qui me donnait ces ordres: ‘Maintenant, vous n'avez qu'à retourner à Montmartre - quoique je ne l'aime pas - à continuer d'y étudier et tâcher de faire quelquechose.’ (J'espère que je n'ai pas fait de fautes.) Je suis allé à Montmartre, j'y ai retrouvé mon ami ‘Saoulle’, comme vous dites, et Leprin et quelque autres. Leprin était malade, faisait des grimaces et déclarait qu'il ne buvait plus et qu'il n'avait plus bu....... depuis deux jours! J'ai mis fin à ses bons intentions et lui ai fait avaler deux bocks. Alors il a commencé à raconter et il a menti comme une chose imprimé. Jeffay s'en est allé, disant qu'il deviendra idiot s'il devait écouter toutes ces blagues. J'ai tâché de faire le portrait promis de Leprin: sans succès. A côté de moi un Espagnol dont je n'ai jamais su le nom essayait de faire la même chose: avec un résultat encore plus triste. Leprin, ce soir, bravait nos efforts. Vers 6 heures nous avons parlé de l'Art comme des fous accomplis. Quand je m'en allais à mon tour j'enviais Jeffay qui s'était sauvé dès le commencement des ‘débats’. Que faites-vous Clairette? Pourquoi me racontez-vous si peu de chose, surtout sur vous-même? Quinto est à vous; eh bien, est-ce de nouveau l'idée Wilde? Ayez confiance en vous, Clairette, regardez sérieusement votre avenir d'artiste; puisque vous ne serez jamais la petite humble femme qui se contente avec son ménage et son foyer! - à Quinto vous aurez le calme nécessaire pour le travail et l'inspiration que peut donner une belle nature. Profitez-en! et commencez par travailler à votre ‘programme’; c'est l'essentiel. Elle sera modifiée, il n'y a pas le moindre doute - mais c'est le premier pas vers votre but et vous savez aussi bien que moi que c'est le premier pas qui compte. Ecrivez-moi sur vos projets, si vous croyez que je peux vous être utile en quelque chose, - sinon, vous aurez raison de vous épargner la peine d'écrire. Je fais de mon mieux, moi, j'ai commencé à une sérieuse étude, je viens de trouver un livre qui est plus intéressant, qui précise et qui ne considère pas le lecteur comme un petit enfant. Si ce n'est pas un artiste qui écrit, dont on peut donc admirer le style, comme quand on lit Huysmans, je préfère quelqu'un qui me donne exactement le nécessaire à mémorer: les grandes lignes, les idées générales, quelques faits, quelques dates. Je penserai bien la reste. Nous en causerons quand j'en saurai plus, je vous écrirai ‘mes gouts’, mes impressions. - Ah, attendez: il y a encore une chose que j'aimerai avoir en grande reproduction: c'est le San Domenico de Cosimo Tura (des Offices), vous vous rappellez? J'ai trouvé au Louvre un autre saint et j'ai reconnu immédiatement le même auteur. On m'a donné ici l'adresse de Giraudon, rue des Beaux-Arts, pour reproductions; mais je doute si je trouverais ce saint, qui n'est pas tellement connu. Voulez-vous me l'envoyer? Et si vous êtes toujours de l'opinion que les bons comptes font les bons amis!.... ah non, Clairette, vous serez insupportable! Moi, je préfère vous laisser payer!!! Savez-vous qu'involontairement je vous ai menti hier? J'ai dit que je vous envoyais le dernier numéro du Crapouillot, et bien, ce n'était pas vrai car c'était hier le 1 Mai, et comme vous me l'avez expliqué le journal paraît le 1r et le 16 de chaque mois. Le dernier numéro, c'est donc aujourd'hui que je vous l'envoie, et en même temps les numéros de 16 Mars et 1 Avril, qu'on ma trouvés. Ce qui me fait plaisir c'est qu'un de ces numéros parle du film Le cabinet du docteur Caligari dont je vous ai laissé la texte illustrée, vraîment pas parce que je croyais que vous vous amuseriez à lire la sotte histoire, mais pour les photos qui étaient non sans art et très intéressantes. J'ai pris ce bouquin en allant à Florence, à Modane je crois; vous l'avez regardé? Et M. Maurel, est-il intéressant? Je vous enverrai bientot (si vous ne le connaissez pas encore) La Négresse du Sacré-Coeur par André Salmon. J'ai lu deux chapitres que j'ai aimé beaucoup; je ne crois pas qu'il y a beaucoup d'unité dans l'histoire, mais le style est, quoique prétentieux, assez spirituel; un peu Max Jacob, que vous trouverez dans le bouquin sous le nom de Septime Fébur. Le peintre Sorgue du roman est Picasso et le poète Florimond Daubelle est, si je ne me trompe, Pierre Mac-Orlan. (Ou Jean Cocteau?) J'aime ce tic de quelques auteurs modernes d'être ça et là incomprehensible. Ecrire des choses qu'on ne pourra jamais expliquer, - quel orgueil! Ma chère Clairette, depuis un quart d'heure j'écris à travers une conversation animée. C'est ce qui me rend le travail impossible, ici! Heureusement que nous allons bientôt déménager (je vous écrirai immédiatement) et que j'aurai alors une chambre isolée. Pardonnez toutes ces fautes que j'aurais pu éviter; j'écris aussi vite que vous! J'espère que j'ai oublié quelquechose: cela sera cause d'une autre lettre. Celle-ci avait pour cause l'oubli des remerçiments. *Veuillez transmettre mes respects à votre maman, recevez toute mon affection. La phrase finale est toujours la plus difficile pour moi, heureusement que je peux vous plagier de temps en temps. Eddy Je vous envoie des enveloppes de chocolats pour vous taquiner. Regardez-les bien en vous répétant que c'est chose défendue!! Origineel: particuliere collectie * Ici une tâche d'encre effacé avec ce que nous appelons: ‘de la colle juive’. E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 8 mei 1922 Paris 8 Mai '22. Chère Clairette, Pourquoi ne me répondez-vous pas? Voilà une semaine que je n'entends rien de vous; pourtant je vous ai écrit deux fois. Vous voyez que je deviens exigeant, mais songez que les trois semaines après mon départ ont à peu près passé et que me contenter avec une lettre au lieu de vous voir est déjà bien peu. Dans une semaine vous serez donc à Quinto? Je vous envie un peu, l'Italie est si belle et si calme, et Florence une grande petite ville adorable, je m'en rends compte maintenant que je suis de nouveau à Paris, que j'ai revu Montmartre. Je travaille beaucoup, de temps en temps je suis très fatigué. Il me faut profiter au possible du peu de temps que je serai encore à Paris. J'ai été plusieurs fois au Louvre - votre Pieta est admirable, c'est une des plus belles choses que j'ai vu! - j'étudie la renaissance italienne et en meme temps l'art antique, pour ne pas négliger les débuts et l'ordre logique. Je me sers du charmant petit bouquin de M. Salomon Reinach, que vous devez connaître; c'est assez populaire mais très comprimé et très exact. Quelle phénomène dans un temps où chaque auteur fait de son mieux pour être incompréhensible! Quand on ne vous comprend pas on peut supposer que vous avez dit de choses épatantes, qui renferment à peu près tout ce qu'il restait encore à dire, et quand on ne le suppose pas? - eh bien, tant pis, vous pourrez toujours dire: ‘C'est qu'ils ne m'ont pas compris, les brutes! Et j'en suis très sûr, car je n'ai jamais compris moi-même!’ Pour les hardis qui demandent une explication il y a toujours les regards hautains. M. Salomon Reinach donne de définitions comme celle-ci: ‘L'art est, au premier chef, social. On fabrique un outil pour s'en servir soi-même, mais on le décore pour plaire à ses semblables ou pour provoquer leur approbation.’ N'est-ce pas que c'est charmant! - on voit que ce savant a bien étudié les primitifs, il a leur clarté et leur simplicité. Si moi je devais développer la même idée, sans doute j'aurais écrit: .... ‘mais on le décore pour déplaire à ses semblables en provoquant leur envie.’ Ce serait toujours assez naïf, car c'est une vérité qu'on trouve en prenant le simple contraire d'une autre vérité. C'est peut-être bon pour Oscar Wilde, M. André Salmon ou M. Max Jacob ne se contenteraient pas d'un tel procédé. Pour dire quelquechose il faut faire rouler les vérités au moins du haut du Sacré-Coeur à la Seine. (Mais on doit s'arrêter au bord, l'eau ayant la qualité de laver!) Je continue à vous tenir au courant de ‘mes travaux’ (!) A côté de mon étude de l'art- de votre art - j'étudie les vers français modernes. Pour moi c'est une étude dégoutante, ça me fait perdre toujours un peu mon calme. J'ai trouvé (dans ‘Montparnasse’) des vers de Blaise Cendrars, eh bien, Clairette, ils sont ignobles! Je suis étranger (je me le répète mille fois avant qu'un autre me le dise) mais je n'y mords pas! - écrire de pareilles platitudes, sans rime, sans mètre (ça s'entend!) mais aussi bien sans rhytme, sans aucune musique, sans le moindre harmonie, c'est épater les bourgeois en insultant la poésie. Je trouve très bien qu'on fabrique ces stupidités, qu'on méprise la poésie dans sa plus noble forme, mais qu'on supprime donc aussi le mot ‘poésie’ et qu'on dédaigne le titre ‘poète’. Jean Cocteau est un monsieur plein d'intelligence et de talent si vous voulez, mais il n'est pas poète parce qu'il a écrit un recueil de télégrammes inachevés; tout ces barbouilleurs de papier qui écrivent une prose avant tout confuse, compliquée, ensuite coupée en morceaux, c'est idiot de les appeler ‘poètes’. Formule d'Art: La poésie c'est la prose devenu boiteuse et bégayante. Ce que j'aime beaucoup c'est l'admiration que beaucoup de ces gens témoignent toujours pour Verlaine; Verlaine qui n'a jamais quitté la forme, malgré tout ses efforts pour renouveler; Verlaine qui est l'auteur de ces vers: Soit! le grandiose échappe à ma dent, Mais fi de l'aimable et fi de la lie, Et je hais toujours la femme jolie, La rime assonante et l'ami prudent! - La rime assonante? que dirait-il de la rime chassée, et comment? comme la raison: à coup de pied! - Mais enfin.... Verlaine! Il était bon pour son temps. Nous avons les grands hommes du nôtre, les génies de la Rotonde: M. Blaise Cendrars, M. Paul Husson, M. Geo Charles, M.M. - j'ai heureusement oublié leurs noms. Pour descendre (le mot est juste) aux ‘poètes’ de nos jours j'étudie donc le Symbolisme. Je viens de trouver le bouquin d'Adolphe Retté, je cherche le livre de Gustave Kahn Symbolistes et Décadents, qui est épuisé. Après l'avoir lu je rendrai visite peut-être à M. Kahn lui-même. J'aimerais beaucoup qu'il m'explique un peu le nouveau mouvement, il doit l'admirer beaucoup. Moi, je ferme ma bouche, comme étranger respectueux et j'ouvre mes oreilles. Puis je tâche de comprendre, je crois que je pense même! - et j'en parle - avec vous, plus tard. J'ai fait connaissance, hier à Montmartre, avec un monsieur Henri Chassin, sécrétaire de la fédération (?) des écrivains, directeur de.....?, trésorier de.....?, chansonnier, dessinateur, anarchiste; presque-guillotiné, auteur de 6 revues, Poète. Il ressemble furieusement à Dempsey! Il parlait, parlait, je n'ai jamais rencontré un parleur si infatigable! A travers la musique de deux Italiens, juste à côté de nous, qui exécutaient Mon Homme, Pagliacci, Le Buveur et Manon, il nous lisait quelques passages d'un roman inédit. Leprin - j'étais avec lui - fera les illustrations. [tekening van Chassin en Leprin] Voilà à peu près ce que j'ai vu pendant des heures; - j'étais complètement abruti! Je n'ai plus compris, en les quittant, que la littérature française possédait un Mallarmé, un Verlaine, un n'importe qui- il n'y avait plus qu'un géant qui avait pris toute la place: Henri Chassin! Nom d'un nom! Causeur amusant, très riche en mots, vulgaire et spirituel à la fois - ‘un des rares écrivains en France, un des rares! qui travaillent beaucoup et qui travaillent..... en pensant!’ - il m'a réduit à un parfait silence. Il disait des énormités sur Maurice Rostand, sur Wilde et sur Kipling, sans que je répliquais par un mot. De temps en temps il m'expliquait que son ami Romagno - un des Italiens - était un artiste accompli, un phénomène méconnu qui comme ténor n'avait été surpassé que par Caruso. Je faisais semblant de le croire. Leprin, avec un bête sourire, disait, me désignant: ‘Faites son portait, Max Jacob a dit qu'il ressemble à Baudelaire enfant’. (!) - ‘Mais non’, dit-il, ‘c'est moi qui ressemble plutôt à Baudelaire?’ Je faisais semblant de le croire. S'il m'aurait dit qu'il ressemblait à l'Antinoüs du Louvre, j'aurais dit: ‘Mais, monsieur, c'est ce que j'ai pensé depuis une heure’.- Il trouvait Jean Cocteau un fou, et Blaise Cendrars un sot. Je l'ai cru. Ah, Clairette, vous ne savez pas comme je m'aperçois de votre absence, après ces rencontres! Vous êtes le contraire le plus absolu de tout ces gens. Et vous me laissez me débrouiller complètement, vous ne m'écrivez plus. Vous n'êtes pourtant pas malade? - je suis un peu inquiet, car dans votre dernière lettre vous m'écriviez que vous n'étiez pas trop bien. Enfin, écrivez-moi quand vous en avez besoin, vous avez raison; pour rien au monde je voudrais de lettres qui sont un acte de piété. Mais vous êtes une amie tellement bonne que malgré moi je ne me rends pas toujours compte qu'il y a une assez grande différence entre ce que vous êtes pour moi et ce que je suis pour vous! Il faut me le pardonner. Je vous envoie, ci-joint, la photo que j'ai oublié d'insérer dans ma lettre précédente, - comme une pensionnaire de 16 ans. Vous avez cru peut-être (après ce que j'avais écrit) que je l'ai oublié délibérément. Eh bien, non! - c'était la conversation qui_rageait derrière moi qui m'a ‘dérouté’. Vous trouverez ici en même temps la copie du dessin de Max Jacob et deux petites photos de moi à l'age de 9 mois, pour vous prouver que je ressemblais vraiment à Don Garcia de Médicis. Je regrette que les trois dents manquent! Puis je vous envoie tout les clichés dont j'ai pu supposer que vous aimerez les avoir; j'ai fait renforcer quelques-uns. Ensuite des vers - avec traduction, hélas! - que j'ai fait un de ces jours; il font toujours part de la série: ‘Chansons pour Arlette’. (!) Faut-il que je m'excuse de les avoir fait rimer?? Il m'est impossible de faire autrement; si j'ai du talent, il est tout différent de celui des auteurs tout-battant-neufs; je vais plus loin: s'ils ont du talent, moi je n'en ai probablement rien. Peut-être que je suis un pauvre versificateur né trop tard, et trop stupidement entêté pour comprendre les principes nouveaux; qui sait? Ce que je sais, moi, c'est que je ne veux en tout cas épater personne, et vous moins que tout autre. Mes respects à madame Petrucci, mon.... - que dois-je dire? - à vous. Votre ami Eddy Clairette, A peine ma lettre terminée, je descends et trouve votre lettre. Merci! J'avais envie de déchirer la mienne et commencer à une autre, mais pourquoi, je n'ai rien à vous cacher; puis il y a le dessin!! J'écris bien vite cette espèce de post-scriptum, pour que ma lettre vous parvienne encore à l'hôtel. Primo: voulez-vous remercier votre maman de ma part, mais bien remercier, avec toute la grâce dont je serais incapable, pour sa gentillesse de vouloir me donner la photo qu'elle a? En retour je lui cède mon titre nouvellement reçu d'ange.- Je pleure votre perle fausse avec de (fausses) larmes. Mes voeux accompagnent monsieur et madame Van Dyck dans leur voiture, quand il y aura encore de place. Vous êtes bien sûr, Clairette, que c'était leurs bagages qui les écrasaient? Ce n'était pas le bonheur? Secundo (si je ne me trompe pas): merci pour les ‘mille bonnes choses affectueuses’ que j'ai reçu à la fin de votre lettre. Je les ai regardé longtemps, tourné et retourné, fouillé à fond, - résultat: je n'ai même pas trouvé le quart d'un petit baiser. J'ai pensé aux adieux spontanés de vous et de M. et Mme Ley et je me suis demandé si je n'échangerais pas mes mille choses contre les deux choses qu'a reçu le brave docteur.* Mais ‘un troubadour’ doit se contenter de l'abstrait. J'ai mis le cadeau avec la lettre.... dans ma poche, il dort bien. Nous serons probablement tout le mois de juin en Hollande. Je tâcherai d'être de retour à Paris, vers la fin du mois quand vous serez ici. Sinon, l'abstrait aura sa continuation. Mais je vous jure que je vous reverrai avant notre départ pour les Indes; si vous y tenez, vous pouvez en être sûre. Je vous écrirai bientôt à Quinto. 1 Comment va cet excellent monsieur de Padowa? 2 Comment tourne le très-élégant M. Pirouette? (Vous oubliez les personnes les plus intéressantes.) A bientôt! (Vous avez reçu ma 2e lettre?) Toute ma sympathie respectueuse à votre maman et un peu plus que tout (pour être franc) à vous. Eddy Origineel: particuliere collectie * A condition que ce n'est pas lui qui me les donne!!! E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 10 mei 1922 Paris, 10 Mai '22. Ma chère Clairette, Je viens de passer une affreuse journée, je suis fatigué et misérable. J'ai longuement pensé à vous, - c'est que vous êtes la seule personne que j'aime complètement, pas parce que je vous aime - quelle paradoxe - mais à côté de cela. Mes parents, ou Jeffay - c'est à rire: n'en parlons pas. Je ne veux même plus continuer, vous croirez peut-être que je veux écrire un poème en prose ou un chapitre de roman. Et je n'en ai pas la moindre envie! Laissez-moi ne rien vous expliquer. Je suis tellement seul ce soir, je me sens insignifiant, misérable; voilà, je vous l'avoue, sans orgueil. Orgueil? L'orgueil d'un garçon de 22 ans qui n'a rien fait et qui ne fera rien probablement? C'est ridicule. - Et si je continue c'est vous qui rirez! Clairette, j'ai besoin d'une chose; c'est vous qui devez me la donner, comme une véritable amie. Je veux ces mots écrits par vous, bien fermes, bien grands, je vous en supplie: ‘Je ne vous aime pas’. Pensez-en ce que vous voudrez mais écrivez-moi ça, pour que je puisse le relire, de temps en temps. C'est peut-être toujours cet ‘orgueil’ qui m'a fait éviter cela, eh bien, écrivez-le moi, sans phrases, bien lisible, à la fin d'une lettre tout à fait ordinaire, si vous voulez. Cela ne changera rien à notre correspondance amicale, je n'en parlerai même plus. Mais écrivez-moi cela, vous ne pouvez pas comprendre ce que cela signifie pour moi. Je serai plus.... ferme, après, dans des soirs comme celui-ci. Eddy P.S. Pardon si je vous cause du chagrin: je sais quelle amie vous êtes, Clairette. Mais croyez-moi il n'y a rien pour vous ennuyer; je vous demande quelquechose que je vous aurais demandé de me dire, si vous étiez là, à côté de moi, ce soir. C'est très, très simple. P.P.S. Demain je vous écrirai une longue lettre moins abracadabrante! Après ce que vous allez m'écrire, vous n'aurez jamais plus de lettres comme celle-ci, je vous le promets! Chère Clairette, je rouvre cette lettre pour y ajouter ceci, car je vois bien que je ne peux pas vous l'envoyer comme elle est, après ma lettre de hier soir. Ce serait trop hypocrite ou trop ‘mondain’. Je vous dois une explication, je dois - avec vous! - être franc jusqu'à la fin. Franc, - je le serai, mais je ne sais pas si je saurai être clair. Il y a des choses qu'on abime quand on les dit, ou quand on les dit sans délicatesse. Pourtant être clair c'est être bref, pas compliqué, surtout quand on ne connaît pas trop bien une langue! Pardonnez-moi donc si je vous parle sans le moindre détour. Eh bien, le point capital, c'est ceci: Je vous aime. Vous ne m'aimez pas. - Il n'y a pas d'erreur, c'est là la situation, c'est pas la première fois que je me le répète! Mais je vous ai dit au moins cent fois que je vous aime; vous ne m'avez pas dit une fois que vous ne m'aimez pas. Je vous demande donc de me le dire. Voici, Clairette: vous êtes la seule personne avec qui je compte, complètement. Tout les autres - même mes parents -, s'ils comptent encore à côté de vous, ils ne comptent qu'à demi. Pour vous je ferai tout. Avec vous je me sens capable de faire l'impossible, sans vous (et avec les Indes devant moi) ça m'est égal si je ne fais rien du tout. Vous, vous, vous, - il n'y a que vous! - vous êtes tout pour moi, - je travaille, je pense, j'agis avec vous à côté de moi. Si vous étiez absolument indifférente pour moi et pour ce que je deviendrai, ce serait autre chose que maintenant que vous êtes toujours là, toujours trop loin, mais assez près en même temps, intéressée, sympathisante, que vous prenez part (et comment!) à ma vie. Avec l'amitié qui existe entre nous je ne me sens jamais seul, je me sens toujours avec vous, malgré tout, malgré moi-même. Comprenez-vous que la fin de tout cela, qui sera: les Indes, vous perdre, un avenir tout autre que nous l'avions imaginé, me fait de la peine - tout ‘gosse’ que je suis? - Pourtant je préfère ceci à une autre fin qui se laisse deviner dans le cas que je resterais en Europe: vous voir la femme d'un autre. Vous m'aimez ‘bien’, sans m'aimer, voilà ce qui me fait confondre les choses. Si j'étais M. de Padowa p.ex. je vous assure que je saurai quoi faire, quand on n'a rien on ne peut pas s'imaginer (même pas en rêve!) qu'on possède quelquechose. Pour moi il y a trop et trop peu. Et - c'est peut être parce que je suis fantaste, ‘troubadour’ (!) que je ne peux pas regarder la vérité. Eh bien, je vous la demande maintenant, la vérité brutale, pour me la tenir mille fois devant les yeux, s'il le faut: que je ne suis rien pour vous (comparé à ce que vous êtes pour moi), que je ne serai jamais rien de plus, que je n'ai pas le moindre droit de me sentir ‘avec vous’, et tout le droit de me sentir seul. Et seul, - sans vous, - je deviendrai un bonhomme imbécile ou j'irai au diable avec la même indifférence. C'est quelquechose de gagné. Et n'ayez pas pitié de moi, Clairette, je vous en prie; vous aurez tort! Je vous assure que ce que vous allez me dire ne me blessera pas, je n'ai pas cet amour-propre; d'ailleurs je savais assez longtemps ce que je veux apprendre par coeur. Ce n'est que la ‘formule’ que je vous demande! Vous qui êtes beaucoup plus calme que moi, qui savez admirablement vous dominer en tout cas - vraiment, Clairette, je vous ai admiré! - vous pouvez très bien m'écrire cette ‘formule’, sans explication. L'explication, la voilà, c'est moi qui l'ai faite. Si vous avez compris, écrivez- et je comprendrai à mon tour. Je vous remercie, - et ces quelques mots vous épargneront de lettres comme celle-ci dans l'avenir. Je vous serre bien affectueusement la main. Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 11 mei 1922 Paris, 11 Mai '22. Ma chère Clairette, Ce soir, à Londres, le match Ted ‘Kid’ Lewis - Georges Carpentier; pour la première fois dans sa carrière de boxeur Carpentier sera le véritable Goliath qui va combattre un David certes pas de Michel-Angelo; l'Anglais qui est admirable, pour ne pas dire héroïque, rendra à Carpentier 9 kilos, c'est le combat d'un poids moyen contre un poids-mi-lourd; chose toujours brave mais inouïe quand le poids mi-lourd est Carpentier. Aussi c'est un combat où Carpentier a tout à perdre, rien à gagner; s'il n'abat même pas bien vite son adversaire il peut perdre absolument sa réputation qui a déjà suffisamment souffert. Lewis est très populaire; beaucoup de gens espèrent sa victoire, on lui donne en tout cas au moins 6 rounds devant Carpentier. Pour moi il ne tiendra pas 4 rounds, j'espère même une victoire plus rapide pour C. Je suis sûr que Jeffay qui a parié ‘la gloire de la Grande-Bretagne’ va me payer un bon diner chez Catherine: le clown Charley sera notre invité, en qualité de témoin du pari. Vous voyez que ma lettre est assez ‘régulière’. Mais c'est le matin. La vie est avant tout ironique et il y a, entre la lettre que je vous ai écrit hier soir et celle-ci une bonne tasse de café, un croissant, et quelques heures de repos. Ne froncez-pas les sourcils! La lettre de hier soir était un sentiment, celle-ci sera peut-être une oraison. Non, Clairette, pardonnez-moi, mais laissez-moi ne rien vous expliquer; faites seulement ce que je vous ai demandé. Sans doute vous avez trouvé ma demande absurde, pourtant j'avais de bonnes raisons. Je vous les raconterai, si vous y tenez, dès que nous nous reverrons, mais je ne peux pas vous écrire tout; mettons que c'est trop bête, trop long, trop compliqué et seulement clair après une controverse!! - vous savez? de ces ‘controverses’ qui finissent (comme au bar de M. Prunes) par nous vexer un peu tout les deux? Je sais déjà d'avance une chose que vous allez me dire - (un coup que vous allez me porter!) -: ‘Vous voulez aller plus vite que la vie, Eddy!’ - Peut-être que je vous reverrai à Bruxelles. En retournant à Paris nous devons passer par cette ville (fin juin), peut-être vous serez déjà là - sinon ce sera à Paris. Maintenant autre chose. Comment êtes-vous à Quinto? Très occupé, très préoccupé? Et madame Petrucci? Je suis sûr qu'elle ne se donne pas un moment de repos; impossible après avoir acheté du savon et des torchons! Et je suis aussi sûr que vous ne trouverez pas le temps d'étudier vos arbres, ni de faire votre tableau de fleurs avant au moins quinze jours. Si le gendarme de la gare de Florence se connaît en ‘filles affectueuses’, vous suivrez tout ce temps le bon exemple des femmes-ménagères que loue la Bible. Mais dès ‘que la lutte sera commencé’, la lutte avec les visions et le canvas (ou le papier), qui remplacera la lutte des brosses et des casseroles, n'oubliez pas de m'écrire tout sur votre travail, comme je vous ai écrit toujours tout sur le mien. [tekening] Mais mon travail, vous savez, Clairette, on ne peut pas prendre cela au sérieux, voyons! Voici comment je ‘travaille’. 8 heures du matin: je me lève, c.à.d. j'ouvre mes yeux: - Quelle heure est-il? 8 heures. Diable! j'ai un rendez-vous à 2 heures avec Jeffay ou avec Leprin. Est-ce utile ce rendez-vous? Sans doute, sans doute, je dois étudier Montmartre! Pourquoi faire? Mais pour quelques chapitres de mon roman, sinon pour des souvenirs que je publierai, probablement aux Indes: ‘Souvenirs à Montmartre’, c'est pas mal. Bon! le rendez-vous est utile. - Maintenant: on dine a 1 heure. De 8 à 1: 5 heures devant moi, 5 heures à remplir. J'ai à écrire une lettre: 1 heure; j'ai à lire: un chapitre sur Phidias, quelques vers de Rimbaud ou de Verlaine, la prose ‘moderne’ de Salmon ou de Max Jacob; mettons 1 heure: c'est déjà bien peu. Reste 3 heures - je dois m'habiller, il est assez tard. Maintenant, allons voir comment vont mes parents; le tout (½ heure. Rentrons - dans ma chambre - maintenant je vais travailler. Je commence, j'écris 10 phrases, on m'appelle; je recommence, j'écris une page, M. van Lennep ou mon père entre; j'ai encore un cousin à Paris (celui de Nice), une cousine et une tante: je les nomme en ordre logique: celui qui m'ennuie le plus le numéro 1. Il me trouve un ours et il a raison; je ne peux rien y faire: je travaille avec toujours ceci devant moi: juin, juillet, août, septembre, octobre, novembre, les Indes. Six mois, et 2 heures au plus chaque jour - quoi, chaque jour? et le voyage en Hollande? et tout ce que je dois encore voir? - pour écrire un ‘roman’! Et vous voulez que ça donnera quelque chose? Ne soyons pas trop optimiste! Si j'étais un homme du ‘métier’! Mais je ne suis qu'un débutant; j'ai besoin de beaucoup de temps pour chercher. Si je mettais tout ‘étude’ de côté, si j'écrivais toujours (écrire ce n'est pas seulement le moment qu'on sâlit du papier), je veux dire: quand je ne me mêlais avec plus rien qu'avec mon ‘roman’, peut-être que j'aurai fait quelque chose avant de m'embarquer. Maintenant, impossible! je ne suis pas assez formé pour ne m'occuper que de moi-même, et avec tout que je dois encore voir, étudier, critiquer (ne riez pas: voir sans critiquer, c'est avaler sans mâcher), tâcher de comprendre pour aimer ou pour détester, non! - si je travaille c'est par habitude, pour me donner l'illusion de ne pas être complètement un non-valeur, pas parce que j'ai le moindre espoir de faire encore quelquechose. Maintenant, écoutez. On vient de m'écrire des Indes; il y a là un nouveau journal qui doit être beaucoup mieux que De Revue, un hebdomadaire rédigé par Jan Feith, qui est un littérateur pas trop inconnu, en Hollande. On peut comparer cet homme à André Warnod, un écrivain assez populaire, qui a écrit beaucoup, dans un style courant, qui dessine un peu, qui n'est ‘pas mal’ et qui fait parler de lui. On ne l'admire pas, on ne l'aime même pas, mais on sait qu'il a écrit, on a forcément rencontré et lu dans quelque journal un article, on sait qu'il est auteur et on connait son nom. Pour les Indes cet homme est déjà un géant. Il est venu là-bas et il a édité De Indische Post. Mon ami Feicko Tissing, l'ainé des deux frères dont je vous ai parlé, travaille avec lui, à l'administration, ils se connaissent très bien et, ce qui est plus, s'accordent bien, paraît-il. Eh bien, je n'ai donc qu'à me faire présenter à lui par Feicko et je suis sûr qu'il m'acceptera comme collaborateur à son journal. Vous voyez que je pourrai donc continuer à travailler là-bas. Seulement, c'est toujours pas grand'chose, ne vous trompez pas. C'est honorable, - je ferai de mon mieux pour me faire ‘une position’! - ce rêve des gens comme il faut. Je peux donc passer une vie pas trop paresseuse, assez paisible, assez honorable, (je répète ce mot si doux qui a fait une des plus mordantes satyres de Shakespeare), et surtout assez salariée! Puis il n'y a pas d'hiver, on a toujours chaud...... Et si jamais vous venez aux Indes, je pourrai vous présenter à M. Jan Feith et il fera de son mieux pour vous amuser, sans doute. Que dites-vous de mon idylle? Dites-moi ce que vous pensez de tout ceci, voulez-vous? Je tiens à avoir votre opinion, mais absolument franche; comme si vous étiez ici et que je venais vous raconter tout ça. J'espère que tout va bien pour votre maman et avec l'installation, et vous envoie mes amitiés. Tout à vous Eddy P.S. - Clairette, si ce que je vous ai demandé hier soir vous intrigue, songez que souvent on contente les enfants en écrivant une chose importante (une promesse par exemple) sur un bout de papier. - Et quand vous êtes très fâchée vous écrirez mieux. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 12 mei 1922 Paris, 12 Mai '22. Ma chère Clairette, Merci pour la carte postale que j'ai reçu aujourd'hui; j'attends avec impatience la longue lettre annoncée. Ma lettre qui renfermait tout une boutique de bric-à-brac a dû arriver trop tard à l'hôtel; heureusement elle était recommandée. Elle est partie d'ici le 10. Après cela je vous ai écrit deux fois, et cette lettre-ci est la troisième. Vous voyez que je bats de loin la gazette de Cyrano qui n'était que hebdomadaire, ma ‘Gazette à Clairette’ étant quotidienne! Je vous envoie aujourd'hui (ci-joint): 1.Le compte-rendu du match Carpentier - Ted ‘Kid’ Lewis, remarquablement bien écrit pour un journal de sport. Jeffay va payer son dîner, et Charley sera heureux. 2.Un cliché renforcé de vous. Vous verrez, quand vous commanderez une épreuve, comme elle sera de beaucoup meilleure que l'autre. 3.Une photo de vous ‘redressée’, c.à.d. plus au milieu. Le photographe m'a fait deux de celle-ci par erreur; je vous l'envoie donc. 4.Une photo de moi - trop petite pour être prétentieuse! - devant la tour penchée à Pise. (Note: je vous enverrai encore d'autres, vous n'avez qu'à retourner ce qui ne vous intéresse pas.) 5.Deux photos que vous m'avez envoyé de Florence. Je vous les renvoie pour vous demander les clichés de ces deux-ci. C'est que je les trouve assez bien et que je veux renforcer les clichés pour en faire tirer les meilleures épreuves. (Ceci est important!) Puis je vous envoie un catalogue illustré du Salon; l'exemplaire n'est pas très fraiche, mais je l'ai pris à Jeffay, car je n'y ai pas été moi-même. J'ai cru que le bouquin pourrait vous intéresser. (Vous pouvez le garder si vous voulez, il est à moi.) Je vous enverrai, lundi ou mardi: 1 photo ‘rigolo’ de quelques enfants sautant à la corde à Montmartre, de vrais ‘gosses de Poulbot.’ 1 photo, reproduction du portrait que Jeffay a fait de moi, j'aimerai savoir comment vous le trouvez. 1 photo et 1 cliché de vous, c.à.d. de la petite photo que vous m'avez envoyé de Bruxelles, un petit peu agrandie; pour l'avoir avec les autres dans mon album ‘d'Italie’. Je crois que c'est tout. Ah non, il y aura 1 Crapouillot. Maintenant une nouvelle. Nous partirons d'ici pour la Hollande le 7 juin, nous y resterons jusqu'à la fin du mois et puis - comme ma tante qui est ici (pas Mme Henny) a tant vanté Wiesbaden et Frankfurt, etc. - mon père veut aller en Allemagne! - après cela en Suisse, de la Suisse en Italie, de l'Italie à Marseille. De Marseille..... à Java! - Nous serons en Italie probablement en Septembre, si, après ce que je vous ai écrit, vous voulez toujours que je vienne à Quinto, vous n'avez qu'à remercier votre maman de ma part pour sa charmante invitation et moi: - je serai trop heureux de vous revoir! Ecrivez-moi maintenant ce que vous allez faire en juillet et août en Belgique. Vous resterez à Bruxelles? ou partez-vous pour Ostende? Probablement nous ne nous reverrons donc pas avant Septembre. C'est mieux peut-être, je n'en sais rien, cela ne dépend que de vous. Si vous voulez que je vous retrouve à Bruxelles je vous retrouverai, sinon: à Septembre? J'attends votre réponse. Ce que je viens de vous écrire sont les projets de mes parents; il me semble que, quant à moi, j'ai bien le droit de passer mes derniers mois en Europe comme bon me semblera. Mes respects à madame votre mère, et tout, ce que vous voulez accepter, à vous. - Eddy quelles horribles enveloppes! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 18-19 mei 1922 Paris, 18 mai le soir - Ma chère Clairette, Voilà a peu près deux jours que j'ai votre lettre et je ne sais pas combien de fois je l'ai relu. Eh bien, je ne peux toujours pas comprendre, c'était tellement inattendu pour moi, je comprends parfaitement ce que vous me dites, mais je ne peux pas réaliser ma - notre - situation. Savez-vous que votre maman a été bien injuste en m'appelant vaniteux? J'étais l'homme le moins vaniteux de tout Paris le soir que je vous écrivais cette lettre abracadabrante, et quand hier je décachetais votre réponse j'étais sûr que je trouverais les mots demandés. Je m'avais tout à fait préparé à cela; croyez-vous, Clairette, que je suis type à vouloir vous arracher un ‘oui’ en vous demandant un ‘non’? Non! Je suis sûr qu'en ce cas vous ne m'auriez plus écrit. D'ailleurs je vous ai expliqué un peu pourquoi je voulais ce ‘non’ affirmé. Et au lieu de cela - c'est ceci qu'il me faut me répéter toujours: Il vous est impossible de me dire que vous m'aimez. Il vous est aussi impossible de constater que vous ne m'aimez pas. Et à côté de cela vous m'‘aimez beaucoup.’ Vous êtes la plus adorable petite philosophe du monde. Mais savez-vous que c'est d'une ironie mordante? Vous avez aimé deux fois, - aimé. Et on dirait.... on dirait.... que la fameuse troisième fois sera la meilleure, la décisive. Comme on peut se tromper! Il semble que ce n'est point nécessaire d'aimer deux ou trois fois; on peut aimer deux fois et demie. Et moi, je suis l'heureux mortel qui a éveillé en vous ce demi amour. Clairette, pardonnez-moi si je vous semble ironique; au fond, vraiment, je ne le suis pas! Ce n'est pas moi qui le suis, c'est la situation. Ce n'est pas vous non plus, vous êtes trop sincère et trop bonne pour cela; c'est la vie si vous voulez, je vous ai dit que la vie est ironique, c'est la situation faite, malgré nous, par nous deux; nous avons donc collaboré un peu à cette ironie. Mais c'est mordante! Je pense que je dois vous répondre et je ne le sais pas. Je n'en sais rien, je suis bien triste et pourtant, si vous saviez comme je vous suis reconnaissant pour tout les mots doux, pleins d'amitié, de (employons le mot!) presque-amour que vous m'avez écrit, et surtout pour la fin de votre lettre qui était brave et spontanée; je vous serre bien fermement la main pour cela, ma chère amie, et si vous croyez que je vous connais un peu, vous comprendrez comment je vous remercie. Alors, vous, croyez-vous aussi que ‘quand on veut se faire aimer des femmes il faut plus de patience’? C'est vrai, peut-être. Seulement, pour le considérer il faut se raccommoder d'abord avec le collectif ‘les femmes’, et j'ai horreur de ça! Ça sent trop ‘l'art du regard en 12 leçons’, - ‘comment se faire aimer’ et ‘le parfait amoureux en 150 lettres’. Vous êtes une femme, sans doute! - mais je n'ai pas encore pensé à vous comme à une ‘des femmes’ et, il faut que votre maman m'excuse, je ne le ferai pas. Vous êtes pour moi Clairette, incomparable pour moi avec tout autre chose (donc aussi avec n'importe quelle autre femme!), vous êtes tout pour moi, je vous l'ai dit, en même temps la plus jolie et intelligente petite fille - ‘a fine wee girl’ comme dirait Jeffay - et ‘ma Muse’, et.... et beaucoup d'autres choses, mais toujours très séparée, très spéciale et très exceptionnelle, comme je me sens moi-même assez exceptionnel comme..... snotneus! Clairette, ma chère amie, je pourrais continuer ainsi jusqu'à demain et écrire plus de vingt pages pleins d'opinions et de théories et de sentiments, - mais à quoi bon? Cela ne nous fera avancer d'un pas; ni vous ni moi. J'attendrai donc votre lettre qui viendra probablement demain; après cela je pourrai vous écrire mieux peut-être. Pour le moment je ne sais vraiment rien décider. Cette indécision est terrible pour moi, c'est ce que je sais et ce que je sens bien. - Clairette, dites-moi tout franchement ceci: êtes vous bien sûre que ce n'est pas une pitié mal placée, un besoin de m'épargner qui vous a fait écrire ce que vous m'avez écrit? Bien sûre? L'idée m'est insupportable. Ce serait me connaître si peu. J'ai réalisé moi-même que je suis de temps en temps assez faible, - comme le soir après avoir pris congé de vous à Florence par exemple! - et qu'en ces moments-là je suis encore bien loin de cette philosophie tant méprisée par vous: laisser pleuvoir quand il pleut! Mais pourtant je ne suis pas si ‘effeminate’- je ne sais pas le mot en français: ‘ramolli’?? - que je ne pourrai pas supporter une décision ferme contre moi. Maintenant, je ne sais plus que penser. Ah, vous ne savez pas ce que je ressens, moi; comme je cherche, comme je me sens, après tout mes efforts, incertain, hésitant, stupide! Ma logique me disait que vous alliez me dire ces quelques mots que je vous avais demandé; avec peine, car je savais que vous m'aimez ‘beaucoup’, mais que vous me les diriez tout-de-même, comme vous les avez dit à tant d'autres. Et maintenant - il n'y a que penser, penser.... J'ai pensé à vous toute la nuit, hier, tout le jour, et je continuerai à penser cette nuit sans doute et je ne trouverai rien et je ne peux pas comprendre tout à fait et je ne sais plus ce que je dois faire, pour moi-même et pour vous. Ecoutez, voulez-vous que je ne vous dis plus rien sur tout ceci? J'aurai ce courage, je vous le promets. Voulez-vous que nous en finissons comme cela? Je le ferai, pour vous et parce que je vous aime; car pour moi il me sera impossible de penser à vous comme autrefois, je l'avoue! - peut-être que je suis vaniteux, maintenant! Mais je ne veux pas continuer à vous faire de la peine, je ne vous veux pas sombre, je garderai pour moi seul ces enviables sentiments de presque-aimé! Pardon. Je ne peux plus continuer pour le moment. Et c'est mieux peut-être; j'attendrai votre lettre et me ferai guider par elle! Bonsoir. Je vous aime, Clairette. Et comment! c'est vous_qui ne pouvez pas vous rendre compte de cela. A demain. Paris, 19 Mai. Chère Clairette, Le courrier de midi est arrivé sans apporter rien de Quinto. J'expédierai donc cette lettre et vous écrirez bientôt une autre. Je vous envoie ci-joint les choses annoncées. La reproduction du portrait de Jeffay est mauvaise; comme il était en couleurs la photo a manqué l'impression que donne l'original. Je vous ai envoyé hier le dernier Crapouillot et un numéro de L'Illustration que je croyais fait pour vous. Merci pour les photos de Alinari; l'Angelico est très bien ainsi, le saint est épatant et vous - si je ne craignais pas de commettre un plagiat, je dirai que vous etes un ange! Si vous m'envoyez bientôt une épreuve de la plaque que vous avez fait faire, je vous dessinerai des ailes! Et n'oubliez pas les deux films que je veux faire renforcer, pour être gentille! Maintenant j'ai toute une page devant moi. Je prends votre lettre et tacherai de vous répondre, point pour point. Avant tout il me faut vous demander pardon pour la peine que je vous ai causé. Puis je trouve beaucoup ici que je ne peux pas encore répondre et que je ne répondrai peut-être pas, cela dépendra de votre autre lettre. J'ai répondu à la remarque de votre maman. Alors il y a votre conclusion que vous m'aimez ‘beaucoup’; je le sais donc maintenant, mais (quel vaniteux petit sn....) je le savais déjà! Je vous aime redevenue gaie, vous avez un air extrêmément mélancolique quand vous ne l'êtes pas et je peux me figurer que votre maman doit m'en vouloir. Je m'en veux moi-même! Quand au travail: je ne peux encore rien vous promettre. Qu'importe, après tout? Probablement je continuerai bien à travailler, c'est plus fort que moi, mais ce sera donc pour moi seul et dans les premiers temps à venir, en tout cas pas avant mon retour en Europe, je ne publierai rien. Et ne me parlez pas comme cela de vous même, ma chère Clairette, je ne vous aime pas comme cela et je vous en reparlerai, à temps,- n'en doutez pas! Travaillez comme vous voulez, pour les autres ou pour vous même, mais travaillez toujours de tout votre coeur et surtout: ne comparez pas vous même aux autres. Quand vous voulez réussir sincèrement, commencez par oublier la grande artiste qu'est madame Godard et tout les autres ‘as’ en peinture que vous avez connu. Vous dessinez mieux que Pierre Creixams, qui a quelque nom à Paris et un talent plein de charme - attendez, je vous envoie ci-joint un article de revue sur lui. Je le connais assez bien, je possède même un tableau de lui et un bouquin qu'il a illustré, avec dédicace, nous nous tutoyons et sommes donc (!) des ‘copains’, je ne vous parle donc pas de quelque grand inconnu: eh bien, j'ai souvent vu Creixams à l'oeuvre et je vous assure, moi qui ne vous paye pas de compliments, que vous dessinez 10 fois plus habilement que lui. La seule force de Creixams c'est qu'il ne s'occupe pas des autres. Si vous faites de même vous serez, comme artiste, plus avancé qu'après 100 leçons pour perfectionner le métier; si vous pouvez trouver en vous-même la confiance, Clairette, vous serez sans doute toute autre que lui - forcément et heureusement pour vous.... et pour moi! - mais vous ferez au moins aussi bien. Je vous en reparlerai longuement mais après que vous m'en aurez parlé. Mais vous ne devrez plus me parler alors de votre talent comme vous venez de le faire. Je vous dis à mon tour et de tout mon coeur: ‘Ça me fait mal.’ J'aimerais vous traduire quelques passages de mon ‘roman’, puisque vous êtes trop loin pour vous les lire. J'aime avoir votre opinion; car - quand jamais je publie - je ne publierai pas une page que quand vous l'aurez aimé, ou quand vous l'aurez trouvé justifié, au moins. Rassemblez d'avance votre courage! Voilà, c'est tout pour le moment, je crois. J'attends toujours votre lettre. Mes respects à votre maman et à vous, toujours, tout ce que je pourrai donner. Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 20 mei 1922 Paris, 20 Mai '22 Ma chère Clairette, Vous avez raison: ne parlons plus de ces choses ‘émotionnantes’! Après votre lettre qui m'est venu hier soir, j'ai regretté, presque, vous avoir envoyé déjà la mienne qui précède à celle-ci. Ne me répondez donc pas à celle-là si ça vous fait de la peine. Je me hâte de vous écrire aujourd'hui pour que cette lettre arrive à temps pour vous faire savoir que j'accepte la conduite que vous me conseillez. Vos conseils, vous le voyez, me sont des ordres! Parlons donc de tout, excepté de cela! Ecoutez donc les dernières nouvelles. Montmartre a eu une cinquième ‘foire aux croutes’. J'ai été presque marchand de tableaux, pour faire plaisir à un ‘copain’, Frank Boggs, le fils, qui n'a pas terminé une seule chose quand la foire commençait! Comme cela je me trouvais libre et j'ai assisté Jeffay à s'installer, mais j'ai plus regardé que travaillé. Les derniers jours je suis très intime avec Creixams, que je connaissais pourtant déjà assez longtemps. Il est très intéressant, un bon garçon, intelligent par nature, ne connaissant rien des théories de l'art, très simple, acceptant ses dons d'artiste sans orgueil, et le contraire d'un poseur. Nous aussi, nous commençons à devenir des amis. Hier juste, il m'a fait cadeau d'un second tableau de lui; vous comprenez que et l'un et l'autre ont éveillé le fol envie de rire chez mes parents. En vérité: si Creixams était un homme du métier, qui délibérément oubliait sa science pour faire ‘le primitif’, il serait homme à souffleter. Mais son talent inhabile est avant tout vrai, simple, plein de charme. Je ferai des photos de mes deux petits tableaux et vous les enverrai, vous y retrouverez un tout petit peu Cimabue, - plus que Giotto. J'ai donné à Creixams une édition du Darmo Lelangon, poème en illustrations, gravures sur feuille de palmier (c'est à peu près ainsi que je dois vous l'expliquer, mais la plante s'appelle kropak, et les feuilles, préparées, sont pour les balinais une espèce de parchemin) par un prêtre hindou à Bali; je vous ai parlé de ce petit île à l'est de Java. Les illustrations sont assez laïques, ce qui m'a empêché de vous faire cadeau de cette édition! Pour Creixams c'était un trésor, il était tout ravi, m'offrait, malgré toutes mes protestations, son second tableau, et me nommait dans une petite dédicace son ‘bon et cher ami’. Il brandissait le bouquin: - Quand Picasso voit cela, s'écria-t-il, il deviendra fou! - J'espère que mon inoffensif cadeau n'aura pas de si tragiques résultats. Je vous enverrai bientôt quelques photos de la foire aux croûtes, sans vous les offrir. Il va sans dire que vous pouvez prendre tout ce qui vous plaît, mais il ne faut pas accepter pour ‘me faire plaisir’! Vous vous intéresserez peut-être pour la physionomie très espagnole de Pedro (pas Pierre) Creixams. Puis il y a Pascal Pia sur une photo, qui est poète moderne et collaborateur de Montparnasse.* Voulez-vous que je vous envoie de temps en temps quelques numéros de ce journal? Je veux dire: de cette revue? Elle semblait vous intéresser. Je ‘fus’ très frappé par quelques vers de Blaise Cendrars mais je les trouve trop brutalement vulgaires pour les discuter avec vous. Je viens d'écrire une longue poésie moderne, qui sera la première de toute une série, supposée d'être écrite par un poète qui se fiche de toute la littérature existante et qui un beau jour a été découvert par lui-même. Je vous assure que ce recueil-là je le terminerai, il me coute pas le moindre effort; suffit que je me trouve dans un certain état d'esprit moqueur pour écrire de centaines de ces ‘vers’ sans rime ni raison, sans virgules, points, etc., sans talent, sans métier et pleins d'idées que je ne saurai expliquer moi-même. A côté de cela il y a le roman. Et l'étude de votre art. Il ne faut pas lire le bouquin de Salomon Reinach, c'est bon pour moi, c'est rien pour vous. Vous devez savoir à peu près tout ce qu'il raconte, pour vous ce ne sont que les détails qui doivent être intéressants, car vous connaissez les grandes lignes. J'ai fini maintenant avec l'art grec et romain et j'ai pris - à côté de l'art italien de la renaissance, l'art moderne français. Outre M. Reinach j'ai comme guides M. Louis Hourticq (le nom est orné de quelques titres sonores que je vous épargne) et M. Léonce Bénédite (même histoire). Mais comme c'est difficile d'étudier comme je le fais, sans professeur, cherchant dans plusieurs bouquins, qui se contredisent! Je me ferais bien inscrire comme auditeur à l'école du Louvre si je n'avais pas horreur de l'inévitable pédantisme d'un homme qui parle devant tout une compagnie. Que cet homme soit un savant, il n'en ressemble pas moins à l'explicateur de Cook's Touring Office qui promène son troupeau. L'autodidacte a cet avantage qu'il se forme lentement ses propres opinions et idées, parce qu'il n'est pas dominé a priori par les opinions d'un homme qu'il sait plus érudit que lui et qui lui parle: on est plus vite convaincu par la voix humaine que par des théories imprimées; puis, quand on vous parle, on n'a pas le temps de vérifier ces théories entre eux ou avec celles des autres. Mais de l'autre côté l'autodidacte doit se donner beaucoup plus d'efforts pour arriver à connaître. J'ai l'impression qu'après tout ce que j'ai lu je n'ai fait que reconnaître le terrain et que c'est tout. Pas un moment ce que j'ai étudié m'a donné une véritable joie. Préciser, préciser et préciser; et même cela: avec peine. Quelle différence entre le plaisir esthetique qu'on ressent en admirant pendant un quart d'heure un tableau de Botticelli (que j'admire peut-être le plus malgré la remarque de M. Reinach que la plupart de ses admirateurs sont des neurasthéniques) et le plaisir (?) scientifique de faire passer en lisant - pendant un autre quart d'heure - toute une génération ou un siècle d'artistes, chacun en propre place; en lisant un chapitre plein d'érudition! Le plaisir?- ce n'est que la préparation nécessaire mais assommante de plaisirs futurs. Je vous donnerai un exemple de mes ‘études’. M. Salomon Reinach, parlant des débuts de la renaissance italienne dit: ‘Le naturalisme gothique pénétra en Italie et y réveilla le réalisme italien, endormi depuis le IIIme siècle.’ - Ce réalisme italien dont il parle, c'est le réalisme romain; je retourne donc à ce chapitre et y trouve ceci (que vous ferez bien de retenir aussi): ‘Ainsi l'idée qu'on se fait d'ordinaire de l'art romain, celle d'une longue et monotone décadence, est aussi contraire à la réalité qu'aux lois de l'histoire. Ce qu'est incontestable, c'est l'évolution descendante de l'art hellénique, de la tradition classique, etc- mais à côté de cet art vieillot, grandit, dès le Iier siècle un réalisme_que l'on peut bien appeler romain, puisque ses belles oeuvres furent produites à Rome, et qui semble avoir eu ses racines dans le sol italien.’ Bien; après cela on a le droit, dirait-on, d'attacher le réalisme italien de la renaissance au réalisme italien, (romain), du IIIe siècle: Nicolo Pisano aux sarcophages romains. En effet, M. Reinach me l'accorde. Mais je veux aller plus loin: arrivé à Donatello je veux comparer une partie de son art (représenté par le buste de Niccolo da Uzzano) aux têtes réalistes des empereurs romains, dont M. Reinach lui-même vante l'expression, disant que ‘la tendance réaliste (dans ces têtes) s'affirme avec autant de vigueur que dans un portait de Donatello ou de Verrocchio’ - (chapitre X) Erreur! - cent pages plus loin mon illustre maître a changé d'idée (me semble-t-il) car maintenant il dit (chap. XV): ‘Le naturalisme de Donatello consiste à faire vivre, dans le bronze et dans le marbre, des modèles conformes à l'idéal florentin, élancés, fortement musclés, énergiques et expressifs des pieds à la tête. Cet idéal est presque l'opposé de l'antiquité classique (!) mais c'est bien celui de l'art moderne....: Rodin et Constantin Meunier sont les héritiers de Donatello (!) qui se rattache lui-même à la tradition gothique bien plus qu'à celle des sculpteurs grecs et romains. (!) C'est dire que mon père ressemble furieusement à moi mais que moi je ressemble plutôt à Creixams...... Et quand on prend les oeuvres d'autres savants on perd plus complètement le chemin. J'espère que vous êtes contente des sujets que je choisis? Je vous envoie aujourd'hui l'Epithalame, car je préfère autant que vous le lisiez avant moi. Si vous l'aimez je le lirai après. Pour le moment j'ai un tas d'autres livres à croquer. J'aime aussi vous faire découper les pages! Mon ami Anton Koch vient tout-de-même à Paris. Comme mes parents partiront le 15 juin pour la Hollande et qu'il ne sera ici que le 1ier juin, nous resterons ensemble plus longtemps à Paris et bien à Montmartre. Je fais déjà des préparations pour habiter la butte de nouveau. Anton, c'est le poète..... comme nous travaillerons! Mais comme il sera mal à l'aise à Montmartre! - Et puis, Clairette, je veux rester jusqu'à fin juin ici pour vous revoir, si vous voulez. Si vous ne me le permettez pas je pourrai partir plus tôt. Ecrivez-moi donc ce que vous allez faire et quand, à peu près, vous serez à Paris. Maintenant j'ai encore beaucoup à répondre. Mais ce sera pour une autre fois si vous voulez bien. J'ai déjà tant écrit et en relisant votre lettre je vois qu'il s'agit la-dedans de beaucoup de choses que je ne pourrai pas répondre en ‘trois lignes’. A bientôt. Je suis heureux de vous savoir calme et contente dans votre ‘domaine’ et j'espère que vous serez contente de la zèle que j'ai montré à éviter un cap dangereux!! Vous ne vous êtes pas endormi pendant la discussion sur M. Reinach? tant pis. Je vous remercie beaucoup pour la peine que vous vous donnez à rattraper le portrait perdu d'Annunzio. De mon côté je ferai de mon mieux à vous trouver ici ce qui vous manque, vous n'avez qu'à écrire. Veuillez remercier votre maman et lui faire mes salutations - je cherche un mot pour varier avec ‘respects’ et je compte sur vous pour me le trouver! - et reste toujours tout à vous Eddy Ces fins de lettres sont terriblement difficiles!! Note: (écrite ‘au Petit Pot’!) - Les enveloppes de l'hôtel sont d'un format si extraordinaire que j'ai dû chercher dans une papeterie une autre enveloppe. En cherchant je me trouve derrière un café crème devant la Porte St Denis. A ma table - le café est vide (je veux dire que je suis à peu près seul, pas que j'ai vidé ma tasse!) - je relis cette lettre qui me semble une des pires que j'ai jamais écrit. C'est ‘raseur’ au possible - brrr! - Un type vient de passer et de déposer, presque avec un coup de poing, un petit papier vert à côté de mon café au lait. En même temps il crie: ‘trois sous!’ Intimidé par le bruit et par le coup de poing je paye. Le papier est très intéressant! Pour vous compenser un peu, après tout ce que je vous ai donné à lire, j'ajoute à mes phrases prétentieuses sa mystique légende. Origineel: particuliere collectie * Son nom doit vous être sympathique! E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 25 mei 1922 Paris, 25 mai '22. Ma chère Clairette, Ce matin j'ai reçu votre ‘mot hatif’ et les deux pellicules. Je les ferai renforcer bientôt et vous enverrai des épreuves; vous verrez la différence! Vous ne savez pas comme j'attends votre lettre de ‘demain, qui, j'en suis sûr, ne m'arrivera que lundi prochain. Ce même lundi je quitte cet hôtel,- enfin! quel bonheur!! Mon adresse est, à partir de ce jour, ‘chez Bouscarat’, 2, Place du Tertre, butte Montmartre, Paris (18e) -, mettez, si vous voulez: ‘hôtel du Tertre’ au lieu de ‘chez Bouscarat’, c'est plus chic peut-être! J'espère que vous serez contente, quoique vous ferez la moue, je le vois d'ici! Ce Montmartre qui n'existe plus! Figurez-vous que Max Jacob vient d'écrire une lettre concernant Montmartre dans un numéro des ‘Images de Paris’ consacré à la butte, et qu'il y écrit e.a. le suivant; non, je vous la copie entièrement, parce que vous devez tant l'aimer!: Monastère de Saint-Benoit sur Loire (Loiret) Cher M. Les rares lecteurs qui veulent bien se souvenir de mon nom l'entourent d'une légende montmartroise aussi fausse qu'une légende. Je reconnais avoir des amis à Montmartre mais j'ignore, ai ignoré et ignorerai toujours ‘Montmartre’. J'ai habité vingt ans les environs du Sacré-Coeur, d'abord par hasard puis par fréquentations de la chère basilique élevée au culte du Sacré-Coeur de N.S. mais je ne suis pas de ce qu'on appelle Montmartre, je n'en aime pas l'esprit je n'en aime pas les moeurs et la plupart de ses habitants me répugnent immensément. Je n'ai aucune qualité pour parler au nom de mes amis, mais je ne trouve pas trace d'esprit montmartrois, Dieu merci, ni dans le caractère, ni dans l'oeuvre de Salmon, l'humour de Mac-Orlan est plus rabelaisien que montmartrois et les héros de Carco sont de toutes les fortifs et pas spécialement de celles de Saint-Ouen à la Chapelle. Pour le moment je suis de la campagne, je suis des bords de la Loire et j'espère y rester longtemps. Ceci dit, je vous remercie de penser à moi mais je vous assure bien sincèrement que je serais enchanté de ne pas voir mon pauvre nom cité quand il s'agira de Montmartre. Croyez-moi sympathiquement à vous, Max Jacob. Il me semble qu'après ce reniement de la vie vulgaire, digne de Saint-Maturel lui même, Creixams pourra faire le portrait primitif du nouveau frère de ce monastère de Saint-Benoit sur-Loire, avec un sourire bénin, et absolument rien qui rappelle le nom biblique qui - une fois! - était bien le sien..... Demain, nous irons (Creixams et moi) au Louvre. Quand le saint de Cosimo Tura ne pourra pas lui suggérer l'idée, peut-être qu'un dessin de moi dans ce genre-ci le pourra! [tekening] J'aimerais bien savoir combien de bénédictions Max a gagné avec la lettre que vous venez de lire..... Vous avez raison: au fond c'est un triste type de fumiste! J'ai beaucoup lu de lui les derniers jours. D'abord beaucoup de poésies dans Le Laboratoire central, puis des poèmes en prose, dans Le Cornet à Dés, enfin Cinématoma et son dernier oeuvre Art poétique. Je pourrai vous écrire tout un volume plein de mes impressions et idées la-dessus et aussi concernant les oeuvres d'autres génies modernes. Mais j'en ai ‘marre’!- comme le trio Maurice Yvain-Willemetz-Mistinguett. Dès que je serai à Montmartre je recommencerai sérieusement à travailler et ne m'occuperai plus de tout ces gens comme je l'ai fait; je les considérerai comme passe-temps et c'est tout. Hier soir j'ai rendu visite à Tristan Rémy, qui est poète moderne, car tout les poètes de nos jours doivent être ‘moderne’. C'est un garçon sympathique, assez doux, qui parle difficilement et qui a une magnifique barbe blonde que je lui envie de tout mon coeur. J'ai fait son portrait qu'on trouvait fort ressemblant; même sa femme le trouvait à son goût!! Sa femme est une très charmante petite blonde, 19 ans peut-être, docile, souriante et très fatiguée à la fin de notre discussion à laquelle elle a assisté jusqu'à 11½ heures du soir. Il m'a fait lire de ses poésies et comme je ne les ai pas compris je les ai regardé avec l'air d'un orang-outan qui doit soigner un enfant. Il disait: - Je vois bien que vous ne les aimez pas. Puis il a conclu que mon éducation littéraire était en retard de (au moins) 50 ans. C'était très triste..... Je vous épargne tout les mots inutiles que nous avons parlé. J'ai pris congé à minuit en oubliant mon stylo. C'était donc avec un conté que j'ai écrit tant bien que mal ce matin la poésie moderne que j'ai dédié à Tristan Rémy. Ensuite j'ai cherché le stylo et je lui ai fait lire ma ‘poésie’. C'était en français, cette fois-ci! - et figurez-vous, Clairette, il ne m'a corrigé qu'un mot: j'avais écrit la dictionnaire au lieu de: le dictionnaire. Alors j'ai copié la sottise et je la lui ai envoyé. Je vous la copie ici: à Tristan Rémy Ecrit avec le stylo qu'une nuit j'ai oublié chez lui, écrit avec plaisir, en souvenir, - et merci! Donne-moi le dictionnaire donne-moi le jeu hagard des mots inattendus qui se rangent dans une farandole nouvelle donne-moi le trentième mot du a abbatiale et le cinquième du c cabane et le dernier mot du z zymologie et maintenant le premier mot du z zacinthe le dernier mot du r rythme au diable au diable le rhytme donne-moi le vingtième mot compté en sens inverse du r runes idée mystique dans une mystique farandole j'ai passé le mot rustre donne vite le mot rustre j'adore le mot rustre et aussi rut et rutabaja et plein d'idées est rutacées donne rutacées donne-moi le dernier mot saisi sans intention quelquepart compôte compôte l'accord qui meurt accord assassiné sanglant compôte de cerises accord guillotiné sans tête abbatiale cabane zymologie zacinthe rune rustre rut rutabaja rutacées compôte comme scintillation d'étoiles épuisés la mystique farandole danse Ça y est! - n'est-ce pas que c'est joli, charmant, original, sensible? Rémy déclarait, avec un sourire: - C'est très correct; je ne pourrais faire mieux!... Je répondais, avec un sourire plus doux peut-être: - Eh bien, je vous la dédie. - Je vous la prends, - dit-il. Mais j'ai préféré de la copier avec le stylo en question! - Je vais publier cela, - il m'a dit. J'ai dit: - Vous pouvez en faire ce que vous voulez; ça vous appartient. - Puis nous nous sommes quittés. Je voudrais bien savoir ce qu'il pense de moi! Comme ça m'amuserait! Hier, il m'a fait l'honneur de m'appeler ‘rossé’; aujourd'hui - ‘fou’? C'est une folie assez facile pourtant, la folie de la poésie moderne. J'ai écrit un long poème dédié à Walt Whitman, le vrai créateur du genre, puis une poésie à Jean Cocteau, une à Blaise Cendrars, une à Max Jacob; j'écrirai tout à l'heure une à Pascal Pia. Vous ne le connaissez pas par hasard? Il paraît que c'est un des plus grands entre les ‘modernes’, une espèce d'Arthur Rimbaud, il a 19 ans et doit être extrêmement sensible. Je tâcherai de mieux le connaître. Et maintenant, encore une histoire, à propos de Pascal Pia. Hier, place du Tertre, nous étions trois: Creixams, Cois (un littérateur trop modeste, trop chétif et trop bon pour jamais être remarqué, même quand il aurait un grand talent), puis votre humble serviteur; donc un homme primitif et moderne, un homme trop primitif pour être moderne et l'homme 50 ans en retard pour être soit primitif soit moderne. Cois ne connaissait pas Creixams et Creixams ne connaissait pas Cois. J'expliquais donc l'un à l'autre; et pour cela peut-être Creixams donnait tout d'un coup l'explication de moi! Ce primitif étudie les gens selon la méthode de Dostoïevski, qu'il lit avec une vraie passion. Donc, parlant de Pascal Pia, il disait: - C'est un type doué, très doué..... Ensuite, me regardant, tres fixement: ..... comme toi. T'es doué aussi, je t'ai étudié, si tu restais à Montmartre, ou à Paris, - quoi, tu feras quelquechose. Seulement, tu ne dureras pas longtemps. Tu mourras avant ta trentième année, toi. - Diable! tu en es bien sûr? - Je pense. Tu feras quelque chose, vraiment bien, mais la fin.... écoute, mon vieux, tu finiras avec la camisole de force. N'est-ce pas que Montmartre devient intéressant? Amusant- tout au moins. Voilà le brave Creixams qui veut voir Rimbaud en Pascal Pia et en moi.....? Gaston Couté? J'ai encore beaucoup à vous raconter; j'ai fait la connaissance de beaucoup de types plus ou moins intéressants, soit vus de loin ou vus de près. Il faut que je travaille. Du reste, j'ai travaillé, je peux vous l'affirmer, sans mentir. Voulez-vous m'écrire bien vite à Montmartre, ma chère Clairette? Mais pas de ‘mots hatifs’ alors, si c'est possible. J'aimerais recevoir une lettre écrite à l'aise, quand vous êtes sans bas dans votre jardin et les moustiques vous piquent. Je sais très bien qu'il y a toujours beaucoup que je dois vous répondre, mais je n'y arrive pas pour le moment, et votre ‘mot hatif’ était extrêmement réussi, dans son genre. Je vous envoie ci-joint 2 photos qui vous intéresseront, peut-être. Vous y trouverez quelques personnages dont je vous ai parlé. - Et les photos de Quinto? A demain peut-être, Clairette. Ne croyez jamais quand je vous n'écris pas que je vous oublie plus ou moins!!!! Je pense à vous, toujours, mais, franchement, il m'est difficile d'éviter, quand je parle à la personne à qui je confierai tout, la chose la plus importante pour moi et dont je me préoccupe avant tout. Peut-être que dans quelque temps, je serai plus maître de mes sentiments; quand je serai devenu plus moderne peut-être, plus de nos jours, moins ‘temps de Musset’! Ce pauvre Alfred, que j'aime toujours assez et qui, de nos temps, m'assurait Rémy, n'est goûté que des écoliers amoureux quand ils n'ont pas encore 14 ans! Mes respects à madame Petrucci; quand à vous - je me servirai cette fois de l'expression élastique et hypocrite je vous aime bien. Votre Eddy Il fait chaud, ici - chaud!! A devenir imbécile. Ça me facilite beaucoup mes poésies modernes. P.S. - Vous ne me parlez plus de la reproduction que vous avez fait faire de mon dessin de vous. Vous m'en ferez un grand plaisir; pas parce que c'est moi qui l'ai fait, mais parce que je vous aime assez la-dessus, malgré votre air faché! Votre opinion sur le portrait par Jeffay est mot pour mot juste. Pourtant, quand on voit l'original, on dirait que ce n'est pas mal. La reproduction est très mauvaise. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 21 juni 1922 mercredi soir Ma chère Clairette, Bien vite ce mot pour accompagner les photos promises que je viens de recevoir; j'espère que parmi les nouvelles vous en trouverez qui vous plairont. J'ai fait renforcer les deux clichés des photos de vous seul en votre robe blanche et jaune. Je n'aime pas du tout la photo bougée de vous en robe ‘fée d'automne’, c'est pour moi une étrangère, je ne vous y retrouve pas. L'autre (assise avec Tripolino) est beaucoup beaucoup mieux malgré le regard vers les nuages. Mais pour le moment c'est la photo près du citronnier que je préfère, vous avez là ce que l'anglais nomme ‘a quizzical expression’ sur votre visage: je cherche la raison. Je me rappelle qu'en ce moment la voix de votre maman venait du second étage (ou du premier, ce qui est la même chose.) Vous veniez de dire les mots: - Dépêchez-vous! Pour le reste: ‘Vous aviez votre robe blanche’.... mais les ‘deux gentils brins de pervenche’ manquaient, ce n'était pas en avril et pas le dimanche. Je travaille toujours à ma tentative d'être moderne. Ça ne doit pas durer plus que 15 jours, je serai complètement fou. Travaillant comme je le fais, avec un je m'enfichisme complet pour le résultat et en m'amusant malgré l'effort que ça me coûte malgré tout, ça va! J'ai revu hier soir Max Jacob, après lui Blaise Cendrars, qui m'a raconté de très amusantes histoires concernant son ami Chagall. C'est curieux, en les voyant plus c'est Cendrars que je préfère de beaucoup à l'autre. Il est énergique, causeur amusant sans faire trop d'esprit, et simple. Je deviens bons amis avec Pascal Pia, il est charmant, il est justement de retour de Belgique, où il a fait une lecture pour Ça ira, à Anvers. Il m'a fait lire le manuscrit d'un recueil de ses poésies à publier - que je n'ai pas compris suivant ma coutume - il m'a récité la moitié d'Apollinaire et m'a montré une carte postale qu'il venait de recevoir de Jean Cocteau, avec cette admirable phrase (à la Wilde): - J'ai mis votre poésie dans une vase pour la tenir fraîche. - N'est-ce pas que c'est exquis? Puis: - Je ne recommencerai à travailler que quand la jeunesse saura que Rimbaud, Lautréamont, etc, sont bien morts. D'ici là je compte vendre des cacaouettes.... - Ce qui me rappelait ‘la dinde dans l'herbe’. Je pense beaucoup à vous mais avec de la peine. Peut-être que vous recevrez bientôt une longue longue lettre, peut-être rien. Il faut me pardonner; je travaille pour être gai. Je suis toujours à vous, Eddy Je vous embrasse de tout mon coeur, - si vous voulez. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 22 juni 1922 Ma chère, chère Clairette, Ce soir il faut que je recommence mes ‘conversations sur papier’ avec vous; pour donner une synthèse de mes sentiments: à moi-même autant qu'à vous, et parce que- cette nuit- c'est comme si je venais de retrouver une foi: la foi qui m'avait quitté tout à fait en Hollande: la foi de pouvoir, devoir vous parler et vous expliquer comme si je parlais et expliquais à moi-même et à moi-même seulement. Ces choses qu'on avale mille fois devant n'importe quel ami, de peur qu'il ne va rire, ouvertement ou sous cape, immédiatement ou..... après, quand les premières impressions sont passées. Ma situation, comme je me l'explique: J'ai quitté Java comme un vrai garçonnet; avec un peu de talent, sans doute - je vous assure que je regarde sans amour-propre, comme je le fais bien souvent, croyez-le! - avec un petit peu plus de talent qu'un autre... et voilà tout. Je n'avais qu'un rêve: réussir comme un artiste ou échouer. C'était tout. Aux Indes, pour mes quelques amis, j'étais en littérature (en toute chose concernant l'intellect, pour dire la vérité) un peu le héros du milieu. Seulement, le milieu était bien triste..... à ce point de vue. L'Europe, c'était tout! L'Europe c'était tout, l'Europe devait me donner tout ce que je n'avais jamais connu, en Europe je devais vaincre ou perdre. Aux Indes une indifférence générale, même dans l'espèce d'admiration que mon entourage me témoignait; une admiration qu'on peut rendre ainsi: - Il est evident que nous sommes tous des singes; toi, tu es le plus raisonnable entre nous! Quand j'étais sur le bateau j'avais ce besoin d'extérieur dont je vous ai parlé. Je me promettais d'être artiste - ou de retourner à Java et mener n'importe quelle vie plus ou moins commode. Je ne savais rien, absolument rien de la vie des arts en Europe, rien, ni des exigences de cette vie. Je voulais voir et me mesurer avec ce qui serait mon entourage, voilà. Maintenant, je sais que je ferai quelque chose. Je le sens, - je le sais. Seulement, voici; lisez bien ceci, Clairette et croyez-le; vous ne savez pas combien de temps j'ai mis à trouver cette vérité; vérité en tout cas pour moi. Et pour vous? Un artiste doit avoir quelque chose à dire au public, au monde, si vous voulez. En tout cas: il s'imagine qu'il a quelque chose à raconter, à donner, à dire. Sinon, il pourrait mieux se taire. Avec ce qu'il va donner, dire, sa personne est très étroitement liée. N'importe comment il veut se cacher: c'est lui qui donne et lui qui parle. Donc, en même temps qu'il se pose la question: ‘est-ce que ce que je vais dire vaut la peine?’ - il doit se poser la question (s'il est sincère): - ‘est-ce que moi, je vaux la peine?’ Voilà la question. Et voilà en tout cas la question pour moi,- qui était un garçonnet avec un peu de talent et rien plus que cela quand je débarquais, et qui est maintenant si je devais le prouver pas beaucoup plus que cela. Aux Indes je n'ai jamais vécu. Un artiste doit vivre: vivre une vie d'homme et d'artiste. Peut-être il y en a qui ne vivent que la vie d'artiste, mais ils doivent être bien incomplets, il me semble. Aux Indes j'étais au point de vue homme un petit jeune homme avec rien d'extraordinaire dans sa vie: ni libertin ni chaste, et avec assez peu d'expérience. Au point de vue artiste, j'avais eu toutes les circonstances contre moi. J'ai lu, rien que ça. Alors l'Europe. Bruxelles. Après Paris Bruxelles. J'étais enragé. J'étais persuadé qu'on ne pouvait pas vivre ici, je rêvais de Montmartre, il n'y avait rien que Montmartre, ce n'était que là qu'on osait vivre et que je vivrais! Bruxelles était une étape où l'on devait dormir. Je continuais à lire et je faisais un peu de sport- c'était tout. Alors Vous! Quand je vous voyais pour la première fois c'était dans un temps que je désirais un ami; je me sentais seul et je m'ennuyais. Ni Coco, ni Jean Rolin étaient ce que je cherchais. Eh bien, quand je vous voyais j'ai senti, immédiatement, du moment que nous étions sur ce banc ensemble qu'en vous je trouverais cet ami, et à côté de cela j'ai senti que vous alliez jouer une rôle importante dans ma vie. Mais je n'ai su que je vous aimais que le jour que vous m'avez parlé du monsieur qui.... était aimé par vous! Entre ce jour et aujourd'hui, vous rendez-vous compte combien j'ai lutté, avec les circonstances, avec moi-même, avec vous!- et combien, puisque ce soir je me permets d'employer envers vous les mots que j'emploirais envers moi même: - j'ai souffert? - Je suis sûr que non. D'ailleurs, je sais très bien que cela seul n'a aucune importance. Aimer n'est pas faire la charité. Ceci compte seulement dans le cas que vous m'aimez - que vous m'aimez vraiment! Clairette, après que je savais que je vous aimais, vous avez remplacé tout: même, au fond, ce Montmartre dont vous vous déclariez jalouse. La vie que j'y ai voulu mener, je ne l'ai pas fait. Je n'avais pas besoin d'un ‘amour’ qui forme l'homme et l'artiste (dans une certaine direction) parce que j'avais vous. Sans vous j'aurai fait, sans aucun doute, ce qu'on appelle ‘vivre’. Je ne sais pas vos opinions la-dessus. Vous m'avez parlé une fois de ‘bonnes fortunes’, cela m'a étonné. Je ne comprends pas cela, j'en suis incapable, quoique c'est peu ‘intéressant’ peut-être d'être ‘fidèle’ comme cela. Je ne comprends pas comment un homme peut se livrer à des femmes quand il a une femme dans le coeur. Mais enfin.... Je veux vous prouver seulement comment vous avez remplacé pour moi tout: au point de vue homme et au point de vue artiste. Et maintenant? Ah, ma chère Clairette, comme c'est difficile de s'expliquer tout ceci: ce qui est écrit semble tellement cathégorique tandis que les sentiments ne le sont que très peu de fois. Enfin, soyons franc jusqu'à la fin, c'est la seule manière. Eh bien - Je vous ai demandé de devenir ma femme. Parce que je vous aime. Ça, avant tout. Tout simplement parce que je vous aime comme un homme aime une femme - je parle d'homme et de femme dans le meilleur sens du mot. Mais après cela, je veux en vous: ma ‘Muse’ si vous aimez ce titre vieillot, ou mon ‘Inspiration’ - cette qualification encore plus bête peut-être; - je veux dire: une force qui agit, à côté et en moi et qui donne un élan à ma force! Et je veux en vous, je vous l'ai dit, mon meilleur ami. Je veux qu'à côté de notre amour reste un sentiment d'amitié, de confiance réciproque, dans n'importe quel bonheur, quel malheur et quel danger! Mon Dieu, Clairette, vous verrez comme nous serons de vrais compagnons de guerre, si vous acceptez. J'ai vingt-deux ans, un age ridicule au point de vue sagesse, eh bien, je vous assure que la Vie est une Guerre! Le coco qui a dit cela n'en a pas menti! Je voudrais tellement que nous ne comptions que l'un sur l'autre et que l'un avec l'autre. Ce n'est pas toujours possible, mais cela doit être possible dans toute question grave, pour des gens qui s'aiment, et ce n'est que dans les questions de peu d'importance qu'on devrait lâcher ce principe, pour ne pas être trop rigide et.... parce que ça n'a pas d'importance! Si vous ne pouvez pas c'est que vous n'aimez pas. Vous pourrez dès que vous aimerez! Si vous ne m'aimerez jamais assez, vous me le direz plus tard quand vous aurez aimé un autre. Et voilà notre situation: Je vous aime, je suis là pour vous donner tout, pour faire tout dont je serai capable. Je ne compte qu'avec vous, et si je ne compte pas sur vous c'est que vous doutez, vous-même! Et maintenant ma situation; voyons en quelques mots. Vous m'avez demandé de travailler. Je ne peux plus travailler sans vous, en tout cas: pas pour le moment. Je vous le répète: vous avez remplacé tout pour moi, au point de vue homme et au point de vue artiste. J'espère que vous pouvez- voulez me comprendre, Clairette. Expliquez ceci comme vous voulez; voici 3 méthodes: 1mon sens artiste est trop petit 2mon amour est trop grand 3mon amour est trop grand pour mon sens artiste Vous trouverez d'autres combinaisons peut-être. Je sais seulement que je le sens ainsi. Avec vous j'envisagerai ma vie d'homme et d'artiste avec la plus grande confiance. Et alors commencera une nouvelle lutte, avec la Vie, si vous voulez, mais que nous commencerons à nous deux. Sans vous je me considère comme échoué; je serai donc content de retourner aux Indes. Je mènerai là-bas cette vie plus ou moins commode à laquelle j'avais déjà pensé. Ceci n'est pas une menace, Clairette, je sens très bien l'espèce de lâcheté que ces mots renferment, mais c'est la vérité toute simple. D'ailleurs moi aussi je ne sais pas ce que les années feront, même si je retourne à Java. Je retrouverai bien un nouvel élan, peut-être, - qui sait. Pour le moment je ne le crois pas. Enfin, ceci ne vous concernera plus. Croyez-vous maintenant que ma situation me fait lamentable, indécis? Et que je voudrais tellement faire quelque chose? Voyez, je vous expliquerai comment. C'est ce sentiment: si devant nous était la mer et un tout petit bateau avec pas trop de biscuits la-dedans et que vous n'aviez pas peur, je n'hesiterais pas de nous embarquer et de commencer à ramer. Je serais plein de confiance et heureux dans le sentiment de pouvoir faire quelque chose! Et une entreprise commencée dans ces circonstances-là est une entreprise gagnée. J'en suis sûr. Pour perdre il faut se sentir misérable et sans décision comme moi maintenant. Et votre situation? J'ai mille suppositions et aucune vérité. Je vous en prie, Clairette, expliquez-moi tout, ayez ce courage et cette confiance. Vous parlez à moi, mon Dieu, et de nous! Je sens que vous me cachez quelque chose pour ne pas dire beaucoup de choses, - et pourquoi? Je suis là pour agir à côté de vous et si je ne peux pas agir, si vous ne le voulez pas ou que c'est impossible pour une autre raison, je suis assez ferme pour supporter des vérités, je vous assure. Voulez-vous m'expliquer à votre tour, Clairette? 22 juin, 1 heure 20 - Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 29 juni 1922 Paris, 29 juin '22. Ma chère Clairette, ma pauvre Clairette, quelle vie vous menez! Avez-vous besoin d'un Moïse pour vous libérer de ce fléau de sauterelles? Je me tiens à votre disposition. On a vraiment trop souvent trop d'amis ou trop de ses amis; moi aussi, je m'en rends compte. Seulement ma vie ne se passe pas en déjeuners et diners, la photo que je vous envoie vous donnera quelqu'idée de mes occupations. C'est une vraie assemblée de nations, vous y voyez un anglais, un suisse, un espagnol, un grec et un hollandais; on avait encore un français - Gen Paul - mais il s'est sauvé quand cette photo fût faite, sa jambe artificielle ne lui permettant pas d'y jouer plus qu'un rôle de figurant! - comme je ne l'aime guère je ne me suis pas opposé. Derrière l'appareil un anglais, Stanley, cause de ma bouche contractée qui crie: ‘right!’- Cachez ceci derrière 3 serrures, chère Clairette, votre maman en voyant cette représentation dira avec une telle conviction: - ‘oh, le gosse, le gosse, le gosse’ - et pourtant elle pourra parler au pluriel. Hélas le plus agé de nous a 28 ans (Creixams), et c'est peut-être toujours trop peu! Puis: - ce que vous n'avez pas en tout cas - c'est la présence continuelle d'une personne qui vous accompagne dans la rue, les bistros et la chambre à coucher avec le même.... dévouement. Mon ami Anton réclame vraiment trop mon attention pour ne pas m'irriter, vous savez combien j'ai besoin de mes pensées et comment elles aiment à se précipiter dans une direction spéciale, puis, arrivés là où elles se trouvent toutes contentes, elles s'y promènent, le plus lentement et longuement possibles, s'arrêtant chaque moment devant une très belle chose, comme dans un très beau musée. Et au lieu de cela c'est maintenant tout le jour et une partie assez considérable de la nuit, l'adorable indécision de mon ami Anton que je dois goûter, et cet expression de son visage qui semble implorer continuellement: - ‘Dis-moi ce qu'il faut faire.’ - Il est très, trop fin; je suis assez grossier; et c'est comme toujours quand nous sommes ensemble: quoique je l'aime bien et considère toutes ses qualités, il finit par m'ennuyer profondément surtout dans mes circonstances actuelles. - Je vous le présenterai, lundi. Il se peut aussi très bien que nous serons déjà dimanche à Bruxelles, car notre argent disparait rapidement; comme on ne peut pas manger pour 7 lires à Paris je prévois une fin très proche. Figurez-vous que c'est moi qui économise maintenant, et qui le gronde quand il dépense 10 frs à des livres. Nous sommes inséparables, - très touchant. Une fois je l'ai confié à Duboux pour une promenade à la tour Eiffel, etc. - Ils se sont perdus en route! Je ne travaille plus, ou très peu. Anton m'occupe complètement (j'ai presque écrit: ‘obsède’). Il veut voir Paris en 8 jour comme le plus banal touriste. Ici il se sent assez mal à son aise, quoiqu'il en dise. Soyez gentille envers lui, lundi, il aura besoin d'être rassuré, j'en suis sûr; faites-lui voir que le monde n'est pas si grossier que ça! - et qu'on trouve de temps en temps certains cagibis qui renferment des trésors,..... ‘schatten’, vous vous rappelez? D'ailleurs ce sont les meilleurs champs où tombent les sauterelles!! A votre place je deviendrai fou. Aussi je vous plains de tout mon coeur. Vous ne voulez pas fuir? Je serai volontiers votre guide n'importe où vous voulez aller. A lundi donc! Nous irons demain au Quartier Latin; après le Louvre et le Luxembourg qu'Anton va étudier en un jour, presqu'à la fois! Je vous trouverai tout ce que vous m'avez demandé. Quand admirerai-je vos ‘tableaux mondains’? - ce ne sont certes pas de paysages que vous ferez à Br., n'est-ce pas? Je m'y réjouis tout-de-même d'avance. ‘Frottement de personnalités’ - Je prends congé de vous avec un baiser qui renferme toutes mes condoléances. Votre Eddy Mes stylos semblent s'opposer à la banalité de ma lettre. Le mien, puis celui d'Anton refuse de continuer. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Den Haag, 16 juli 1922 Den Haag, 16 juillet '22. Ma chère Clairette, J'ai reçu vos deux lettres et les reproductions qui étaient vraiment très très bien. Inutile de vous dire que je les aime! Je vous remercie de tout mon coeur. Vous ne pouvez pas vous imaginer - j'en suis certain - combien la preuve que vous avez malgré tout vraiment trouvé le temps de penser à moi, m'a fait du bien. Retrouverais-je la Clairette d'‘autrefois’? Pardonnez-moi si je ne vous écris pas longuement. Je vous ai remercié, c'est l'essentiel, ce que je ressens aujourd'hui c'est avant tout une grande reconnaissance. Pour le reste: j'espère que vous voulez me comprendre quand je vous dis que la seule raison de ma ‘méchanceté’ était située dans le besoin de vous épargner des lettres qui forcément ne pouvaient être gaies. Pourquoi voulez-vous oublier de temps en temps que je vous aime? D'ailleurs que vous l'oubliez ou non, ce n'est pas une raison pour vous répéter toujours la même chose. Je ne suis pas assez maître du français pour faire des variations agréables et je n'aime pas vous fatiguer. Je serai vendredi prochain vers 1h.½ à Bruxelles où je resterai 2 ou 3 jours, puis j'irai à Paris pour prendre Jeffay qui m'accompagnera à Bruges. Si vous êtes libre vendredi pour le reste de l'après-midi écrivez-le-moi; je viendrai vous voir vers 2h½, si cela vous va. Voilà, contentez-vous de ceci pour le moment, ma chère amie. Vous savez très bien que je suis toujours à vous, toujours et tout-à-fait, peut-être me croirez-vous quand je vous assure que n'importe combien vous avez pensé à moi, j'ai dû penser encore plus à vous! Mais gardons ce qu'il reste à nous dire pour quand nous nous reverrons. J'ai horreur, je me sens incapable d'ailleurs, de mettre sur papier ce que je sens, de vous raconter ici ce qui s'est passé en moi. Et les faits divers de la vie journalière ont trop peu d'importance: la Haye est charmante, je crois, il y a un musée qui n'est pas mal, Anton (puisque vous demandez ce qu'il devient) continue de se fâcher régulièrement contre moi parce que je m'obstine en refusant de le proclamer à tue-tête le plus grand poète lyrique de notre siècle; j'ai retrouvé Ferdy à Rotterdam, malade, triste, complètement changé; peut-être il viendra me trouver à Bruges. Je crois que c'est tout. Dites-moi si vous avez besoin de quelque chose d'ici. Au revoir, à vendredi, j'espère. Mes respects à votre maman, à vous tout ce que vous voudrez. Je suis à vous Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 25 juli 1922 Bruxelles, mardi soir Ma chère Clairette, Quelques mots avant de partir: puisque vous m'avez dit: ‘Ecrivez-moi si vous en avez envie.’ Car il faut que vous sachez comme je me sens redevenu gai après que je vous ai quitté hier; et que vous partagez un peu ma gaieté, - surtout cela! Aujourd'hui j'ai pu travailler - malgré la visite au photographe! (C'est que la bobine, notre bobine d'hier ne pouvait pas attendre!) J'espère avoir fait quelque chose de définitif, ce jour; je vous montrerai bientôt. Et il faut que nous lisons ensemble quelques poésies de votre papa, que j'aime beaucoup: vous verrez que c'est mieux que Jean Cocteau c.s.! Mais, Clairette, mon ami - non, vous voyez comme l'e est rayé? - ce n'est pas pour cela que je vous écris. C'est pour vous demander sincèrement pardon pour le ton larmoyant, pleurnichant, raseur, que je vous ai servi comme ‘conversation’ depuis quelques temps. Sur ma parole j'en ai honte et je vous assure que c'est fini! A partir de samedi, quand vous me reverrez, vous ne trouverez plus en votre camarade Eddy un croque-mort. D'ailleurs, à côté du gai visage sémite de Jeffay, ce serait trop triste, en vérité.* Je vous promets, Clairette, qu'à partir de samedi vous ne pourrez plus vous figurer d'avoir reçu la visite du corbeau ‘Nevermore’ quand vous m'aurez vu; fût-ce que je devrais venir toujours en vêtements clairs! Je vous ai causé du chagrin- avouez-le- comme un vrai égoiste; je n'en avais pas le droit; depuis hier je m'en rends de plus en plus compte; encore une fois: pardonnez-moi. J'ai été assez ridicule d'oublier qu'étant un snotneus, il fallait mieux être un snotneus riant qu'un idem pleurnichant. Si vous voulez nous tâcherons de travailler ensemble, mais alors sérieusement. Songez que je vous rapporte votre boîte de fusain migno - nnette.....; vous serez préparée pour la guerre. J'espère que devant la poupée de M. Wolfers je saurai donner les explications que vous avez annoncées avec tant de confiance et...... d'imprudence! - et que des paroles d'incontestable sagesse couleront de mes lèvres! En attendant je prépare mon humble connaissance du wajang poerwå javanaise, et range mes souvenirs. Je n'ai pas un bouquin que je pourrais consulter en hâte! heureusement que je pourrai toujours.... mentir. Je vous dis ‘Au revoir!’ avec une ferme poignée de main. Votre ‘cincère’ ami. Eddy Origineel: particuliere collectie * Connaissez-vous le coup d'essai de Rostand: Les deux Pierrots? L'un déclare: Dieu dit en me créant: Tu seras un rieur!.... l'autre ne fait que sangloter. Le contraste est aimable. E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 29 juli 1922 samedi soir Ma chère Clairette, Espérons que cette fois-ci ce sera bien le dernier ennui que je vous cause. Que j'en aurai la force et vous. Vous voyez comme j'ai complètement échoué dans mes projets. Au lieu d'être gai j'ai été - vous l'avez remarqué - malgré la présence de Jeffay, agressif et ennuyeux. Je suis un grand imbécile, Clairette, chérie, voilà le secret. Mes airs décidés, mon ‘talent’, mon intelligence: du bluff, du bluff, du bluff. Je ne badinais point quand j'employais ce mot. Il me semble quand je regarde ma vie en Europe que tout mes ‘faits et gestes’ sont un grand bluff, préparé pour faire le plus d'effet avec le moins d'effort. Je suis incertain, indécis et.... paresseux, au fond: un enfant gâté paresseux. Laissez-moi m'en aller au diable, vraiment vous n'en perdrez rien! J'ai longtemps pensé à tout, et je crois avoir arrivé à un résultat ce soir. Je me rappelle toutes choses que je vous ai dit, que je n'ai pas cru moi-même en les disant, peut-être mais qui n'étaient que trop vraies. P.ex. à Paris: ‘L'homme à qui vous serez une fois, doit être un artiste.’ Vous le rappelez-vous? J'étais moins aveuglé que les derniers temps, alors, car je ne pensais pas à moi-même en vous disant cela. Aujourd'hui, en me posant sérieusement la question: ‘suis-je artiste?’ - je ne saurai que répondre. Probablement, mais un véritable apprenti. Et un apprenti qui cherche, cherche et est encore loin de trouver. Ensuite je vous ai écrit une fois, de Montmartre: ‘C'est ridicule que j'ai pensé à être aimé par vous, car l'homme dont vous aurez besoin est un homme et non un gosse.’ Vous le retrouverez dans une de mes lettres. Eh bien, Clairette, quand je regarde la triste situation dans laquelle nous nous trouvons, je ne peux que rire en me demandant: ‘Mais ne suis-je pas un homme’? C'est tordant. J'aimerais tellement l'être que j'arrive de le croire parfois, mais c'est mince, en vérité. Regardez un peu notre situation. Avouez que vous l'avez assez embrouillée. Mais pour cela vous êtes d'abord jeune fille, puis: femme. Maintenant où est l'homme ferme qui, de son côté, doit rester calme dans l'embarras, calme et conscient de soi-même, afin qu'il pourra débrouiller l'affaire? Ce n'est sûrement pas moi, et ce qui est triste c'est qu'après chaque moment lucide que j'ai eu et qui me fait faire un effort, je me rends compte de ma faiblesse, ma manque de calme et de volonté qui me fait échouer, aider à embrouiller encore plus, et.... vous ennuyer. J'ai une excuse: c'est que je vous tiens très, très haute. Je veux l'idéal en vous, et suis mécontent et irrité quand je ne le trouve pas. C'est comme si je voulais vous entraîner dans mon incertitude et que je suis blessé quand vous ne vous y sentez pas heureuse! Je vous le répète en toute sincérité: Je suis un imbécile; vous n'y perdrez rien. Vous, vous avez besoin d'un homme calme, fort, qui est pour vous un ami, bien sûr, mais un grand ami protecteur, je veux dire en ceci: qu'il doit vous donner après son amour: un sentiment de sécurité, de contentement, de calme. Moi, je le vois clair, je ne saurai vous donner cela, en tout cas pas les premiers temps à venir, car je n'ai ni le calme nécessaire, ni la force. J'espère (pour moi) que ça viendra un jour, et quand je me vois dans un état d'âme comme ce soir j'ai quelqu'espoir. Mais il me faut avant cela avoir jeté beaucoup de bluff et avoir fait beaucoup beaucoup de sérieux travail. Voilà, ma chère grande Clairette, un ‘exposé’ assez clair, je suppose, clair et.... ennuyeux. Pardonnez-moi tout-de-même, je cherche, je tâte, mais en ceci je suis en tout cas sincère. Assez sincère pour vous quitter, - croyez-moi, ce sera la fin tout-de-meme. Je veux éviter à vous causer encore plus de sensations inutiles; et espèrons que j'y arriverai cette fois-ci. Je vous cause du chagrin, je le sais, car malgré tout vous m'aimez, mais.... il y a différentes sortes d'amour et vous ne pourrez pas me donner le seul amour dont je suis digne, hélas, c'est à dire un amour plus ou moins ‘protégeant’, excusant et excusant toujours, se contentant de châteaux en Espagne concernant l'avenir. Je ne suis rien et ne parlons plus de ce que je serai, - moi moins que tout autre. Dans de conditions pareilles c'est folie de s'offrir comme compagnon pour la vie à une femme, à n'importe quelle femme, et bien certainement pas à vous! Et malgré tout, malgré le portrait peu flatteur mais ressemblant, je vous prie de le croire, que je viens de donner de moi-même, j'ai toujours assez d'orgueil - synonyme de ‘bluff’ encore une fois peut-être, mais salutaire en ce cas! - pour accepter un amour pareil. - Je suis fatigué, Clairette, et je ne sais rien ajouter à tout ceci, quoique je pense. J'ai relu ma lettre, elle est écrite avec cette ‘espèce d'énergie brute’ que vous m'avez signalé cet après-midi et qui est peut-être la seule que je possède: une énergie brute et saccadée, par accès, ce qui est somme toute bien piètre et peu de chose. La vraie énergie, calme, consciente de soie, tenace et douce en même temps est bien hors de ma portée. Tant qu'on vit on peut espérer, mais..... Ecoutez, ma chère amie, vous ne me voulez pas n'est ce pas de vous avoir écrit comme j'ai fait. C'était impossible pour moi de vous le cacher plus longtemps, Jeffay sera là demain, je ne pourrai vous parler. Avant de partir pour tout de bon je vous reverrai j'espère. Je n'ai qu'à vous remercier pour tout ce que vous m'avez donné. Faut-il vous demander encore une fois pardon? C'est si banal, si ‘fin de billets doux’. Vous savez n'est ce pas que je n'ai pas voulu vous blesser, car je vous admire et vous aime. Je sais ce que je suis et ce que je ne peux pas être pour vous, mais si jamais je pourrai faire quelque chose qui vous fera plaisir, vous savez que vous me trouverez prêt pour faire.... ce dont je serai capable. (C'est peu de chose, pourtant, il faut vous en avertir d'avance.) Je vous souhaite tout bonheur et beaucoup d'amour dans votre vie, car vous trouverez bien une fois l'homme qu'il vous faut. Votre Eddy Je veux bien vous embrasser, Clairette, mais vraiment je suis si dégouté de moi-même. - Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brugge, 31 juli 1922 Bruges, 31 Juillet '22 Ma chère Clairette, Nous voilà à Bruges: je vous écris assis à une table dans une petite brasserie sur la Grande Place, qui porte sur son enseigne le beau nom ‘Rozenbrouw’, et qui se trouve juste à côté de cette brasserie de l'Aigle qui doit un peu de son existence à André Demeulemeester je crois; - et devant moi, mais avec toute la Grande Place entre nous, est assis Jeffay dans une brasserie qui ressemble à la mienne et dont je ne peux pas déchiffrer le nom (vous savez que je suis myope.). J'ai commandé deux bocks, croyant Jeffay à un pas derrière moi, mais il s'est laissé tomber dans la première chaise sur son chemin et me voilà forcé d'avaler les deux énormes verres de bière blonde qui se trouvent maintenant, comme deux sentinelles, à côté de ce papier. Vous voyez un peu la situation? - J'ai devant moi le beffroi et Jeffay le ‘gouvernements-huse’. Nous nous reverrons ce soir au dîner je suppose. Maintenant, voici mon adresse: Pension St. Christophe, Nieuwe Ghentweg 78, Brugge - ou ‘Bruges’ si vous voulez, étant plûtot fransquillon(ne). Ce n'est pas que j'y suis logé, car pour le moment nous avons trouvé une chambre dans un petit hôtel tout près d'ici qui est protégé par Saint Amand. Nous avons fait une promenade par toute la ville, derrière un homme à camion, avant de trouver quelque chose. Le pension Verriest nous demanda 22 francs par jours et par personne, ce qui faisait pâlir Jeffay. La plénipotentiaire de ‘St. Christophe’ était occupée de faire une visite et personne autre ne pouvait régler l'affaire. Une dame aimable et sans dents nous affirma qu'elle avait une chambre pour nous au pension ‘Notre-Dame’, qui se trouvait un peu plus loin que sa propre maison où se trouvait la dame et l'enseigne. Mais arrivés au ‘véritable’ pension nous trouvions une autre dame - avec une double rangée de dents, celle-ci! - qui nous affirma, et beaucoup plus décidée que la précédente, qu'elle n'avait aucune place pour nous. Nous regagnâmes (voilà le célèbre passé défini) la rue et l'homme au camion. Et nous voilà de nouveau sur la piste de guerre. Notre allié commençait à perdre sa bonne humeur et demandait ‘of ‘t nou nog verder rondgoât’. Enfin, nous avons fini par être installés. Seulement, ce ne sera pas pour longtemps, car la chambre était réservée pour mercredi. Demain j'irai revoir la dame de ‘St Christophe’ et tâcherai d'y avoir ma vieille chambre avec ses souvenirs et son Moïse cornu. Vous rappelez-vous une lettre qui fût écrite là et qui fût ma première lettre en français? - En tout cas je demanderai de bien garder chaque lettre qui arrivera pour moi et j'irai la chercher chaque jour. Je compte de vous lire! - racontez-moi tous les événements de vos déjeuners et diners; préparez-moi, si vous voulez, un ‘carnet de repas’ mais parlez. Songez que je suis intéressé dans chaque jeune homme qui a un 20 pour ‘beauté’, bien entendu quand ce 20 est distribué par vos mains. (Je referai bientôt la liste.) - Jeffay est venu s'asseoir à côté de moi, a fini dans un clin d'oeil son bock et vous fait faire ses amitiés. Je l'ai mis à l'oeuvre, il fait des dessins sur une feuille de ce papier. Ce sont des illustrations de notre voyage, j'y figure avec un nez en banane et des joues en cornemuse. Entre parenthèses: Jeff est ravi de se trouver à Bruges! Ici, m'a-t-il dit, il n'aura pas le temps de grogner. Il a raison: quelle ville intime, calme et calmante! (Je ne sais pas si le mot existe, c'est peut-être....... ‘calmeuse’?!) - A toute à l'heure, nous allons dîner; il est 7 heures ¼. - Je continue dans le ‘salon’, une assez petite chambre où se trouvent déjà quatre personnes, tous des anglais. Pour le moment je vous envie votre style hâtif, bondissant, en traits de plume, pas recherché mais jamais long, - car ma foi, je ne sais que vous raconter. On est silent ici, on lit les journaux; Jeff fait une promenade; dehors, où il fait froid, une flûte joue ‘La Baya’ comme si c'était une prière musulmane. Je suis fatigué, ‘ne forçons point notre talent’ (même quand nous avons 18 pour cela); finissons-en. Je monte dans ma chambre, - après avoir posté ceci, bien entendu - je tâcherai de lire, d'arranger un peu mes ‘outils’ dont je compte me servir bientôt; je penserai à vous. Demain ou après-midi peut-être, je vous écrirai de nouveau et mieux, j'espère. Vous savez l'adresse demandée maintenant; inutile de vous servir un superflu peu intéressant. Mes respects à votre maman, un baiser de votre Eddy [bijgesloten tekeningen] Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brugge, 1 augustus 1922 Bruges, 1 Août '22 2 heures ¼ après midi Ma chère Clairette, Voilà une journée complètement perdue, espèrons que la soirée donnera plus de satisfaction. Il est vrai que je ne me suis levé qu'à 10 h.½, mais cela n'est pas une raison de ne pas trouver une meilleure chambre. J'ai été un peu partout: sans succès. Si j'étais seul je me serais déja décidé d'aller chez Verriest tout-de-même. Il m'est impossible de travailler dans ma chambre, une pièce à peu près sans meubles, sâle, tristement basse de plafond. Et pour le moment il faut bien y rester. J'ai été dans plusieurs pensions et hôtels, sans résultat. Tout est plein: St. Christophe, Notre Dame ou le Cornet d'Or, ils envoient les pauvres visiteurs avec une égale indifférence! Et demain 3000 congressistes se jetteront dans Bruges, comme si le fléau des touristes n'était déjà pas assez!* J'ai grand envie de retourner à Bruxelles et le ferai peut-être. A Melrose j'aurai plus l'occasion de travailler qu'ici, quand cela continue ainsi. Je vous écris maintenant dans un autre café, sur la Grand'place toujours, j'ai la disposition d'une grande table et mon stylo; cela me permet d'écrire une lettre, mais je ne pourrai pas trainer mes livres, cahiers, etc. ici. Le carillon - au-dessus de ma tête - joue: figurez-vous: Destiny, (valse hésitation, si je ne me trompe pas!) Si c'est M. Nauwaerts qui fait preuve d'un mauvais goût aussi accompli, je me demande où on a trouvé l'audace de reproduire sa tête déjà assez laide dans les ‘guides pour l'excursion-visite’. Ce matin le beffroi a chanté: Comme la plume au vent Femme est volage Et bien peu sage Qui s'y fie un instant!, etc. - une leçon à mémorer sans doute, sûrtout quand elle vous arrive d'un si ancien beffroi; mais, malgré tout, l'animal m'a fait perdre beaucoup du respect que j'avais pour lui. Je n'ai jamais pu supporter les vieux messieurs au discours lascifs et un beffroi du moyen-age qui fredonne des valse hésitations m'est antipathique. Je vous avertirai quand il fera entendre les plus modernes fox-trots ou shimmy's; vous, qui les adorez tant, vous vous déciderez peut-être de venir aussitôt et cela, mademoiselle, me fera prolonger mon séjour ici et me racommodera avec le beffroi dégénéré, je vous assure!! - J'ai vu ce matin André Demeulemeester, il sortait d'un trou sinistre où il était en train de montrer quelque chose à un anglais (c'était dans la cour de la brasserie); il faisait un grand geste de reconnaissance (me reconnaître) (?) quand il me voyait; je disais: ‘Bonjour, M. Demeulemeester, je vois que vous vous me rappelez, mais vous avez oublié mon nom.’ Il me serrait la main en disant: ‘Non, non, attendez - attendez - c'est un nom français - monsieur du..... du.....’ - Et naturellement, j'ai dû lui fournir le reste. (Je dis naturellement, car je ne sais pas si je vous ai raconté que l'autre fois il m'a parlé 3 ou 4 fois de madame et mademoiselle Petroutschki; et après cela......) Clairette, écrivez-moi à l'hôtel Saint Amand, vous avez l'adresse sur l'enveloppe bruyante que je vous ai envoyé hier autour de ma lettre; racontez-moi ce que fait la femme de chambre du 55 Rue des Champs Elysées, et rappelez-moi à la vieille Adèle qui sait si bien ouvrir la porte. Mais écrivez-moi vite car, je vous le répète, il se peut très bien que vous me reverrez beaucoup plus tôt à Bruxelles que vous n'en avez envie. Je m'ennuie ici, car j'ai voulu travailler et je ne saurai pas me contenter de m'asseoir à côté de Jeffay travaillant, avec un roman ou une cigarette. Je me rends compte de plus en plus que le seul moyen d'être content est de travailler régulièrement; surtout quand ce n'est pas un travail imposé par des autres. Jusque là. Je vois que ma conversation prend une tournure dangereuse. Vous avez les respects et amitiés de Jeffay, - qui a l'air très contrarié aujourd'hui parce que ces cartons, parait-il, ‘mangent’ ses couleurs - (eat up the paint) -, j'envoie les mêmes choses à madame votre mère et une essence de cela à vous. Je suis, Madame, quoique boîtant, votre très-dévoué pour tousjours Valentin** Origineel: particuliere collectie * On va crier contre ‘de Belziek’! ** Si je me rappelle bien vous connaissez et aimez les Aventures de M. Pickwick; alors vous adorez Sam Weller. E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brugge, 2 augustus 1922 2 Aout 1922. Ma chère Clairette, Il était écrit -, ‘Mektoub’ - que je ne travaillerai pas ici, il me semble! Mes pauvres projets de ‘création’ ont vécu ce que vivent les roses selon Malherbe: ‘l'espace d'un matin’. Aujourd'hui je suis descendu jusque sur la Grand'place, chargé de 4 livres assez gros, de quelques cahiers et d'un chaos d'idées; je retrouvais ma table, mais quelques gentlemen flamands ont tellement crié autour de ma très-humble personne que j'ai dû abandonner toute tentative de concentrer mes pensées. J'ai regardé avec envie le calme hautain de ces deux surhommes Beydel et de Coninck qui se fichent si complètement de tout bruit sur leur piedestal et je me suis demandé quand j'arriverai, moi, même à cette hauteur relativement basse. J'ai bu une tasse d'affreux café au lait et suis remonté, ensuite j'ai longuement contemplé ma table de nuit et comme je me suis aperçu qu'elle ne chancelle qu'un peu j'ai demandé à ‘madame’ si elle pouvait me donner une chaise dans ma chambre. Il y avait moyen; je remonte, je découvre la chaise au milieu de la chambre et sur cette chaise les matelats, coussins, couvertures, etc. de nos deux lits que la femme de chambre avait cru pratique d'y déposer. Je reprends tous mes bouquins, cahiers, etc. et cherche un refuge dans le salon. Pour deux minutes j'y suis seul, je prends en grand égoïste une grande partie de la table ronde qui se trouve au milieu de ce salon et.... enter un gentleman anglais qui veut écrire, deux ladies américaines qui veulent écrire, et..... Jeffay qui vient de rentrer et veut causer. Faut-il encore plus? Eh bien, un japonais, artiste peintre sur soie - j'ai sa carte dans ma poche, attendez: Monsieur Take Sato, 6, Stanley Studios, Park Walk, Chelsea, S.W. 10., - un garçon charmant, plein de talent parait-il, qui m'a abordé hier soir dans ce même salon parce qu'il voulait savoir si j'étais artiste, moi aussi. Songeant au 18 que vous m'avez donné pour ‘talent’, j'ai menti sans vergogne. Triste, triste est mon âme A cause, à cause de ce drame. Car c'est un drame de vouloir écrire les ‘Annotations d'un auteur raté’ et ne pas pouvoir réaliser..... même ça! Pourtant je n'ai pas perdu confiance. Tôt plutôt que tard je travaillerai. Dans 5 jours au plus, c'est encore tôt, même quand on a été d'une regrettable paresse. Je laisse là si ma paresse était justifiable ou non; d'ailleurs la seule personne envers qui je sentirais le besoin de la justifier, c'est vous. Et vous me semblez beaucoup trop occupée pour le moment pour vous en mêler, je garde donc ma quiétude à ce sujet. Pourtant, écoutez, j'ai un projet qui aura votre approbation peut-être. Dès que je serai installé très à mon aise à Melrose je veux introduire dans mon régime de travail la traduction en hollandais du roman de votre père La Porte de l'Amour et de la Mort. Il me plaît beaucoup et il est très difficile à rendre en autre langue. Eh bien, si ceci peut vous intéresser, je vous promets de vous donner avant mon départ une traduction finie et travaillée sérieusement de ce roman. Nous pourrons demander une introduction pour le livre à Henri Borel, dont je vous ai parlé, (c'est l'homme qui a écrit le premier article sur votre papa dans le numéro de Wendingen,) et sinon, M.J.Th. Moll, officiel aux Indes pour affaires chinoises, que je connais assez bien, ne me la refusera pas. Je vais plus loin: ne trouverez vous pas moyen de faire quelques illustrations? voilà ce qui sera chique! Je fais peut-être des chateaux en Espagne, n'importe, je vous donnerai cette traduction pour en faire ce que bon vous semblerez. Utile ou inutile, ça n'a aucune importance pour moi: le travail me plaît, et étant toujours un peu ‘poète’ je suis assez sentimental de croire que ce travail sera le meilleur souvenir que je pourrai vous offrir quand nous nous quitterons. En deux mois, trois au plus, une traduction comme celle-ci pourra être finie; vous l'aurez donc en octobre au plus tard, je m'engage à cela. Acceptez-vous? Ecrivez-moi bien vite, ma chère amie, j'ai hâte de vous lire. Je suis à vous, Eddy - Jeffay vous envoie ses amitiés. NOTE après événements tragiques (Nous revenons après-demain, vendredi, à Bruxelles. Ecrivez-moi au pension Melrose, 90 rue Gachard, quand vous pouvez me recevoir.) Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brugge, 2 augustus 1922 Bruges, 2 août '22. 6h. après-midi. Ma chère Clairette, Je viens de recevoir votre lettre à Saint Christophe et suis devenu mélancolique par votre rhume et vos boutons. Mais consolez-vous, je viendrai bientôt en prendre et vous tiendrai compagnie. La Glacière vous charme donc toujours, il faut que j'y aille pour vous voir nager. Comment plongez-vous dans l'eau? tête avant ou pieds avant, ou bien descendez-vous très sagement les escaliers? Aux bains Albert on est forcé de se mettre en maillot, j'espère qu'il en est de même à la Glacière? Malgré votre affirmation qu'il n'y a point de ‘glacière’ à Paris, ce nom me fait toujours un effet lugubre, il me rappelle un dessin de Steinlen où on voit un costaud en blouse et casquette en illustration de ces vers de Bruant: C'était l'pus beau, c'était l'pus gros, Comme qui dirait l'emp'reur des dos, I'gouvernait à la barrière A la Glacière...... Mais soyez prudente, Clairette, et ne prenez pas des bains quand vous ne faites qu'éternuer, car en jugeant après les histoires que ma mère me raconte souvent, ça doit être une combinaison très malsaine! Je suis moi-même d'une indifférence complète à cet égard-là, mais je vous assure que je n'aimerai pas du tout vous voir malade. Les boutons en.... fleur et le nez en larmes sont suffisant pour une fois, vous ne trouvez pas? Si je dois vous trouver ronflante comme et à côté de Pia j'éprouverai vraiment un choc trop rude; donc, si vous m'aimez un tout petit peu, épargnez moi ça! Je vous envoie ici la liste que j'avais- pardonnez-moi, madââââme - oublié. Vous venez d'abord (selon vous et selon moi), puis moi (selon vous et selon moi). Quand ferons-nous la liste de Jeffay? Et pourquoi oublierons nous Adèle qui connaît tant la Vie? C. par C. C. par E. E. par C. E. par E. Beauté 10 18 10 10 Charme 15 19 20 4 Elégance 10 17 3 3 Intelligence 16 16 18 16 Génie ? ? ? ? Sensibilité 14 14 15 17 Sens des affaires 10 8 8 3 Sensualité 10 ? 15 10 Tempérament 10 15? 15 14? Pudeur 10 10 10 10 Sens politique 12 12 8 2 Jugement 10 15 15 15 Esprit 12 16 18 15 Sens religieux 15 17 10 10 Snobisme 1 6 5 0 Chance 15 20 ? 2 Veine 16 16? ? 6? Volonté 16 16 17 16 Egoisme 10 18 18 14 Gourmandise 16 20 12 10 Voilà donc approximativement vos défauts et qualités. Que je me donne 15 pour jugement est hypocrite, c'est que je me fie à votre opinion, car moi-même je ne juge jamais que quand je suis sûr d'avoir parfaitement raison, donc: 20! Que vous me donnez 20 pour ‘charme’ en vous donnant 15 à vous-même est vraiment trop comique! Demandez un peu à madame Godard, puis à M. Wolfers; malgré toute la reconnaissance que je ressens pour votre tante je trouve que le chiffre est trop flatteur et de beaucoup, beaucoup. Maintenant pour être franc: je me rends compte que très souvent je sais ‘charmer’ qui je veux, mais l'envie manque trop de fois. Résultat: 4. Et encore, puisque je ne ‘charme’ que des gens qui me sont sympathiques à moi, ce n'est qu'un mouvement de reflexe pour ainsi dire. Votre tante par exemple - ce n'est pas pour donner ‘galanterie pour galanterie’ - m'est extrêmement sympathique; votre amie Jedda me donne (pour ne pas dire ‘la peau de chat’ que je vous laisse pour mesdames Scholder, Samuel, etc.) les plis de bouledogue (Voire Pia.) Son mari qui me fait toujours penser à une statue en terre tombé sur son profil, m'est, par ce fait déjà, beaucoup plus sympathique. - A vous de combiner. Je pourrai supporter peut-être le 18 pour ‘intelligence’, mais jamais le 18 pour ‘esprit’ que vous me donnez! Songez que M. Charles Graux par ex. aura au plus 20!!! Songez ensuite au triste jeu-de-mot que je servais à mademoiselle Micheli (ma seule excuse!) concernant, si je ne me trompe, occident et occidé. En vérité, ma chère Clairette, vous me flattez!.... Combien donnez-vous alors à M. de BotTE? Et à ‘questo brava giovanni’ signore Lanzetta? - En vous donnant 18 pour ‘beauté’ et 19 pour ‘charme’, je fais une tour de force pour vous voir avec les yeux d'un autre! [tekeningetje] Je suis navré que la liste ne contient pas à côté de ‘sens politique’: ‘sens philosophe’, car je vous aurai donné un 20 de plus. Mais je suis heureux que ‘grossièreté’ manque aussi....... et ‘je m'enfichisme’, et autres amabilités. Combien m'auriez-vous donné pour ‘tact’, et pour ‘sens romanesque’ et pour ‘bavardage’ et pour ‘bluff’ et pour ‘talent d'être ennuyeux’?? Vous voyez que la liste est loin d'être complète. Quand ferez-vous la vôtre, celle dont nous avons parlé pendant une promenade le long de l'Arno, quand il y avait un petit morceau de bois dans l'eau qui ne voulait pas se laisser entraîner? - Après avoir reçu votre lettre j'ai fait du canotage et me suis aperçu que je ne sais pas ramer et diriger à la fois selon la méthode européenne; je me suis retourné donc sur mon banc (?) et ai pagayé (?) Jeffay rame assez bien et ainsi monsieur Také Sato qui est en train de devenir ‘amis’ avec nous. Demain nous irons peut-être tous les trois à Ostende. Sato a une méthode curieuse de peindre, je vous ai dit qu'il est peintre sur soie; eh bien, il fait des dessins avec crayon dans la rue et les travaille ensuite dans sa chambre, car il travaille avec des couleurs japonaises qu'il mélange avec du gélatine; il a devant lui tout un régiment de petits pots émaillés et une bougie brûlante qui lui sert de chauffer ses mixtures. Il donne des vêtements bruns, rouges et bleus aux petites poupées qu'il a dessiné dans ses paysages, avec la conscience charmante d'un enfant. Vous seriez ravie de le voir à l'oeuvre, Clairetty! Ne croyant pas de vous écrire encore je vous ai dit en ‘note’ en bas de ma précedente lettre que nous serons après-demain de retour à Bruxelles. C'est que notre ‘patronne’ a augmenté le prix de notre chambre, ce qui a excité à ce point la juste colère de Jeffay, qu'après avoir vainemant tâché de ‘régler cet affaire’, il est, lui aussi, d'avis qu'on fera mieux de retourner à Bruxelles. Ainsi soit-il. Je compte trouver une petite note de vous à l'hôtel Melrose et me réjouis de vous revoir bientôt. Tout à vous (en italiques) Eddy Je vous apporte un bouquin intitulé Dans l'Epouvante, par Hans Heinz Ewers.* Ce sont des ‘histoires extraordinaires’ et il y en a qui sont d'une grande force. C'est ce que j'ai lu de mieux dans ce genre après Edgar Poe, et ils sont mieux comme contes cruels que les histoires de Villiers de l'Isle Adam qu'il a publié sous ce titre-là. C'est curieux, c'est à Bruges que j'ai lu ces contes et Axel, vous m'aviez prêté les deux bouquins. E. Origineel: particuliere collectie * Traduit de l'Allemand! E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 4 augustus 1922 Ma chère Clairette, Me voilà rentré; j'ai immédiatement trouvé votre note et les photos et vous en remercie beaucoup. Comme Jeffay ne restera ici que quelques jours encore il aimerait autant continuer le portrait demain, mais puisque je commence à comprendre le rôle important que joue dans votre vie ‘la Glacière’ je viendrai demain vers 11 heures chez vous (avec Jeff) pour voir si votre rhume vous permet d'y aller ou non. Si non, nous nous imposerons. Au revoir et merci, tout à vous Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, [13 augustus 1922] Rue de Facqz, dimanche. Chère Clairette, Excusez-moi mais il m'est impossible de venir demain, - lundi. Pour rester franc: je me sens trop peu disposé pour les gaîtés d'un bassin de natation. J'ai - ces derniers jours - le besoin d'être seul. Vous ne m'en voulez pas? Il m'aurait été facile de vous trouver quelque mensonge, mais je préfère dire la vérité, à vous surtout, même quand elle est ennuyeuse! C'est d'ailleurs pour vous épargner un ennui que je ne vous propose pas de passer la journée dans votre cagibi; je me sens peu supportable et n'y peux rien, enfin, peu importe. Je viendrai jeudi vers midi pour le déjeuner, et alors je serai du moins sûr que la présence de votre maman m'empêchera de faire le chevalier de la triste figure. A jeudi donc! Bien à vous Eddy J'aurai les épreuves mercredi et vous les apporterai jeudi. Merci pour le grand portrait que Jeffay va finir avant de nous quitter. Il a bien fait sa petite commission: soyez sans crainte! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 23 augustus 1922 Bruxelles, mercredi Ma chère Clairette, Ce jour je me suis levé très tard, vers 11 heures et demie, mais je ne sais pas à quelle heure je me suis endormi. Je vous ai vu, entendu, revu, entendu encore, tour à tour et continuellement: vous étiez si gentille les derniers jours. Vous êtes mon trésor; il n'y a rien à faire. Je peux me répéter mille fois que je ne vous mérite pas, qu'il me faut un rude travail, des efforts considérables, aussi continus que mes pensées à vous, pour me sentir un peu plus ‘de valeur’, je finis par me sentir heureux, profondément heureux pour le moment; par mettre de côté ma peur de l'avenir, et me donner complètement à ma joie du présent. Joie est un vilain mot, plaisir aussi. Extase est affecté. Je déteste les grands mots parce qu'ils ne font que rendre pompeux ces sentiments qui sont toujours plus profonds, plus forts, plus affirmés qu'eux. Je vous aime, Clairette. Je pourrai remplir dix pages avec la répétition de cette formule trop usée, et précisément parce que c'est usé je n'aurais toujours rien dit; cela ne me soulagerait pas. Et vous me trouverez stupide! Vous vous rappelez ce passage de ‘Cyrano’, quand Roxane demande à Christian de ‘broder.... brôder’, parce que ‘Je vous aime’, c'est le thème; et lui qui ne sait que varier son stupide ‘Je vous aime’ par un ridicule ‘Je vous adore’. Elle le quitte et le spirituel Cyrano sauve la situation. En lisant cela j'ai naturellement fait ce que fait chaque lecteur attentif de Cyrano; j'ai admiré le héros de la pièce, parce qu'il m'amusait et j'ai ri de Christian parce qu'il était..... stupide. Mais voilà justement la différence qui me fait préférer ce même Christian à ce même Cyrano, à présent. Puisque les spiritualités de Cyrano sont adressés au public, bien jugé; qu'en les servant à Roxane, il la considérait elle-même un peu comme public, en servant en même temps son amour-propre, son amour-propre de beau-parleur. En vérité j'ai appris à estimer Christian ces derniers jours, chaque fois, notamment, que je me suis senti aussi dépourvu de spiritualités et de mots. J'ai lu, il y a quelques jours, Toi et Moi de Paul Géraldy; je ne vous en ai pas parlé. C'est que malgré tout les conversations de ce monsieur à cette dame m'irritaient; il parle trop bien (même quand il feint de ne plus savoir parler,) il est trop fin, trop peu ‘straightway’. Je vous copie ceci, par exemple: Je sais bien qu'irritable, exigeant et morose, insatisfait, jaloux, malheureux pour un mot, je te cherche souvent des querelles sans cause.... Si je t'aime si mal, c'est que je t'aime trop. Je te poursuis, je te tourmente, je te gronde.... Tu serais plus heureuse, et mieux aimée aussi, si tu n'étais pour moi tout ce qui compte au monde, et si ce pauvre amour n'était mon seul souci. Comme expression de sentiment, c'est bien. Le sentiment même, je le connais! Mais la finesse d'expression, l'élégance des phrases me sont antipathiques. Je suis trop lourd pour cela, je ne m'aurai jamais exprimé ainsi, même si je le pourrais! Car élégance est légèreté. On parle ainsi à une belle poupée. Vous que j'aimerais avoir comme ami, otez toutes les arabesques de ces phrases et vous aurez l'exacte expression d'un de mes sentiments des plus assidus. Ou entêtés, si vous voulez. Mais maintenant, lisez bien cette petite chanson écossaise, du paysan-poète Robert Burns, adorablement simple - rustique peut-être mais elle vous tombera à Quinto! - et vraie. My love is like a red red rose That's newly sprung in June: My love is like the melody That's sweetly play'd in tune. So fair art thou, my bonnie lass, So deep in love am I: And I will love thee still, my dear, Till all the seas gang dry. Till a' the seas gang dry, my dear, And the rocks melt wi' the sun: And I will love thee still, my dear, While the sands o' life shall run. And fare thee well, my only love, And fare thee well awhile! And I will come again, my love, Tho' it were ten thousand mile. Je vous fais une traduction sur un autre bout de papier. Je suis sûr que vous commencerez par ne pas lire la chanson; mais retounez-y et lisez attentivement. C'est tellement pur, droit, sans faux art de parler. Le vieux Burns, qui oublie de parler parce qu'il a tant à dire, vous dira pour moi ce que j'ai à vous dire. Voilà. Je vous ai promis de vous écrire ce qui me passera par la tête. C'est cela. And I will love thee still, my dear, Till all the seas gang dry. Vous êtes dans le train, maintenant, très fatiguée probablement, donnant de la tête ou dormante tout à fait. Votre maman plus énergique, plus vigoureuse (pardonnez-moi!) regarde par la fenêtre ou fait quelque compte. Ecrivez-moi si les controleurs étaient polis ou brutals. Si votre maman était noircie, à la fin. S'il y avait de l'eau et du savon dans le...... train. Si vous vous êtes querellées, pour faire passer le temps! Je me rappelle votre profil de l'autre voyage, vos yeux fermés, votre épaule qui protégeait votre menton et votre bouche qui happait de temps en temps, comme font les petits enfants. Et je suis content tout de même que je ne suis pas là!....... Ici j'ai la liberté de vous évoquer, comme bon me semble! - Ce matin je me suis demandé ce qu'il me restait à faire pour vous. Il y a les souliers, j'irai tout à l'heure en postant cette lettre. (Vous voyez que je vous écris vite.) Je trouverai aujourd'hui ‘le petit Jean’ que je vous enverrai demain, avec les dernières photos. Ensuite? Il y a toujours ‘le Crapouillot’, vers la fin du mois; ça me console! Mais je ne trouve plus rien, pour le moment. J'ai envoyé les photos du tennis et une lettre (!) à mademoiselle De Moor; ce qui m'intéresse le plus c'est le nombre de mes fautes. Je suis égoïste! Pour aujourd'hui je vous quitte; il faut aller chez Dupont. Je boxerai sans force, sans vitesse, sans attention, sans souffle, il sera peu content, je sais tout cela d'avance! Je suis sûr que j'ai beaucoup oublié à vous dire. Faites mes compliments à Giulio et à toute sa famille, et saluez de ma part Michele (non, ce n'est pas Lanzetta!) Gordigiani. Vous avez, avec votre maman, toutes les amitiés de mes parents. Voulez-vous remercier bien sincèrement votre maman de ma part? - je l'ai fait moi-même et elle m'a dit que je me moquais un peu d'elle. Rien n'est moins vrai. Elle est en vérité une femme extraordinaire! et je ne crois pas qu'elle me déteste, elle me l'aurait bien montré. Faites-moi vite savoir de quoi vous avez encore besoin et croyez-moi chaque moment à vous. Voulez-vous une anthologie de baisers? Eddy Traduction (rose très rouge) Mon amour est comme une rouge rouge rose Qui vient de fleurir en juin: Mon amour est comme la mélodie Dont on joue doucement l'air. (Ou: sans détonner, Qu'on joue s.d.) Si belle tu es, ma bonne fille, Si profond je suis en amour: Et je t'aimerai toujours, chérie, Jusque quand toutes les mers seront sèches. (‘Gang dry’ est écossais, en anglais ce serait ‘go dry’: iront, deviendront sèches.) Jusque quand toutes les mers seront sèches, chérie, Et que les rôchers vont se fondre au soleil: Et je t'aimerai toujours, chérie, Tant que le sable de la vie coulera. [tekening] Et sois heureuse, mon seul amour, (que tout va bien pour toi, portes-toi bien (?), le sens original de ‘farewell’ = adieu!) Sois heureuse pendant / pour ce temps! Et je reviendrai, mon amour, Fût-ce de dix mille lieues. (A déchirer.) Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 24-25 augustus 1922 jeudi, le soir Clairette, chérie, me voilà de nouveau devant une lettre qui va vers vous. Je vous ai pourtant écris longuement hier. Si je continue ainsi, je risque de vous ennuyer bien tôt. Alors: soit! - vous me le direz. Bruxelles me brûle sous les pieds maintenant; après le temps que nous avons passé ensemble - je parle des 4 ou 5 derniers jours, Clairette, car le reste ne compte qu'à peine - j'ai hâte de partir à mon tour. Ah, le bonheur d'être seul, sans personne autour de moi qui me connaîtra, être libre de penser à Vous tant que je le voudrai! Si vous vous doutiez un tout petit peu de ce que vous êtes devenue pour moi! De temps en temps je ris de me voir si ‘bêtement amoureux’: le mot est odieux! Je sais pourtant qu'on est toujours ridicule, et aveuglé, et.... et beaucoup plus, quand on l'est. Et pourtant, écoutez, Clairette, je ne veux jamais plus me contenter d'un demi-amour, après tout ce qui s'est passé entre nous; - je préfère être complètement malheureux. Le jour que je vous ennuirai tout à fait, vous me direz froidement: ‘Eddy, tu m'ennuies’. Et ce sera la fin. Plutôt cela que douter de nouveau et me dire cent fois: ‘allons, soyons brave, ça vient; tu seras seul’ et m'apercevoir ensuite que je ne suis pas encore seul, que vous êtes toujours là, me boudant, le dos tourné vers moi, mais pas encore partie;- que vous êtes toujours là, mécontente, mais une mécontente amie. Et puis je commence à faire de mon mieux pour refaire de vous une amie contente; j'y arrive et ce n'est que pour me dire alors: ‘eh bien, tu ne seras pas seul, mais tu n'auras qu'une contente amie.’ Vous ne savez pas ce que c'est, vous qui êtes sûre de moi! pour vous ce constant amour que je désire tant n'est qu'une chose bien embarassante, peut-être. Vous devinez que je ne vous écris tout ceci que pour vous entendre dire: ‘Non!’ Mais vous direz: ‘Je ne sais pas.’ Mais Clairette, avouez que c'est juste que vous aussi vous allez me dire tout ce qui vous passe par la tête. J'y compte! Comment voulez-vous que moi, qui doute toujours à mon droit de parler, vous dirai tout, quand vous, qui pouvez en être sûre que vous n'avez qu'à prononcer ce que vous pensez, ne dites rien? (Je me suis battu avec cette phrase. Mais j'espère que vous me comprenez tout de même.) Je n'aime pas du tout votre déclaration: - Oui, je suis sûre de vous. Mais j'aimerais autant être sûre de moi, pour me faire sûre de vous ensuite. - Ce n'est pas l'orgueil qui se trouve en ces mots qui m'a fait de la peine, c'est leur simple signification. C'est l'idée que vous doutez,- quoiqu'autrement que moi! Voyons, je m'arrête. Je ne peux pas continuer ainsi. Au moment que vous lirez tout ceci, vous m'aimerez bien, peut-être. Alors ce discours ne saura que vous fâcher. Car je suppose que vous n'aimez pas que moi je doute de votre amour, les quelques moments que vous n'en doutez pas! Chérie, je suis bien malheureux de mon bonheur. C'est peut-être parce qu'un bonheur complet est comme un de ces gateaux ( vous rappelez-vous?) trop doux! Consolons-nous et croyons ceci! amen. - J'ai rendu visite à votre ami Schönberg, hier, le soir; il demeure si près de moi. Résultat: j'ai passé une grande partie de ce jour avec lui. Pour le moment je n'ai pas envie de vous raconter ce que nous avons faits ensemble; j'aime autant penser à vous seule. Je vous enverrai ce bout de lettre tel qu'il est, c'est mieux, et vous écrirai bientôt autre chose. ‘Le petit Jean’ est en route, les photos s'y trouvent dedans, j'ai gardé les clichés pour me faire tirer encore une épreuve de votre attitude ‘Bouddha’, pour mon petit ‘musée de poche’. Puis ma mère m'a demandé une épreuve pour elle; elle garde une collection de photos choisies dans sa boîte à coudre (?), comment appelez-vous cela: cassette? Pour le moment je vous quitte. Soyez heureuse à Quinto; reposez-vous bien! Mes respects à votre maman, ajoutez-y ceux de mes parents. Je vous embrasse sans m'arrêter. Jusqu'à demain; quand cette lettre partira! Eddy P.S. - (vendredi matin) J'ai relu ces lignes et je me demande... ce qu'en pensera votre maman si elle les lira! Alors que répondrez-vous, Clairette? vous seriez bien dans l'embarras et je ne serai pas là. Mais - croyez-vous que votre maman ne se doute de rien? Je l'espère mais n'arrive pas à le croire. Elle voit et elle juge trop bien, elle est trop intelligente pour ne pas avoir compris et si elle ne vous a dit rien c'est par générosité, il me semble. Ou je me trompe ou bien c'est elle qui se paye nos têtes; d'ailleurs j'ai remarqué qu'elle me regardait de temps en temps avec des yeux bien ironiques. Non, je crois que c'est elle qui se moque de moi. Je crois que c'est Pascal qui a déclaré que le moyen de se voir trompé est de se croire plus fin que l'adversaire. Mais je crois madame Petrucci plus fine que moi et - ne m'en voulez pas, Clairette - que vous aussi! En tout cas, qu'elle le sache ou non, je continûrai à vous écrire comme j'ai fait, je ne pourrai autrement. Et le moyen employé souvent d'insérer dans la même enveloppe une autre lettre.... inoffensive, montrable (?), me répugne trop. Il faut braver la tempête si elle vient, Clairette; après tout c'est plus droit. Osez-le! Puis: que je vous aime; elle le sait depuis longtemps. Je la dédie la photo de moi avec l'enfant flamande, sous ce titre: ‘Les deux gosses, pas de Pierre Decourcelle’. Je vous écrirai bientôt quelques ‘faits divers’. Je vous embrasse encore et puisque c'est par lettre, s'il le faut: sous les yeux moqueurs de votre maman. Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 27 en 30 augustus 1922 dimanche 27 aôut Ma chère Clairette, Monsieur Cocteau vient de publier un nouveau petit bouquin, presque tout à fait compréhensible cette fois-ci, et intitulé ‘Le Secret Professionnel’. Je vous l'envoie. Il est si sympathique, vous allez voir, et toutes les vieilles vérités qu'il a incorporées dans sa prose sont restées - figurez-vous - charmantes! Qu'il a la prétention de les donner comme ses trouvailles ne peut qu'ajouter à M. Cocteau lui-même le charme de la naïveté. C'est d'ailleurs une chose qu'il aime beaucoup en ce petit - comment s'appelle-t-il donc? - ah, Nietzsche, déclare-t-il. Raison de plus de s'en parer, sinon consciemment, subconsciemment. Etre subconscient est plus du temps. Si les gens se rendaient plus compte du pourquoi des choses jugées belles ou laides, beaucoup d'‘artistes’ d'aujourd'hui cesseraient de porter ce titre et M. Wolfers ne vous aurait pas prêté les puzzles poétiques de Marcel Sauvage. Ici, dans Cocteau, vraiment des choses charmantes. Mais attendez, car il faut que je vous explique pour vous convaincre. Vous ne savez pas Clairette, comme cet homme m'irrite par sa fausse prétention, par son attitude habile mais parfaitement illogique d'artiste suprême! C'est pas par esprit de contradiction, je vous assure, c'est par un dégoût plus fort que moi, chaque fois que je m'approche de lui. Sans doute, il y a des choses qui sont bien dans ses écrits, mais beaucoup plus qui sont rudement mauvais, et ce qui gâte presque tout pour moi est sa toujours-présente prétention (avec un P capitale), et qui surpasse tellement, mais tellement son mérite. Maintenant, voici. Exemple de l'esprit purement Cocteau: ‘L'esprit nouveau agite toutes les branches de l'art. De jeunes acteurs se mettent au service de la poésie moderne. Marcel Herrand fut le premier à nous surprendre par son rhytme, sa voix droite et son mépris de l'effet. Gestes, intentions, bêlements, cris, sourires, nuances sous chaque syllabe, disparaissent ici pour faire place à une lecture typographique. Un noir d'encre. Les mots nets se détachent de la page l'un après l'autre. L'acteur ne substitue pas son émotion à celle du poète. Il le sert au lieu de s'en servir.’ Je vous copie le tout pour que vous soyez capable de juger vous-même. Voilà l'esprit superficiel, content d'avoir trouvé soi-même et complètement sans fond ni force après la moindre examination, qui caractérise Cocteau. Car ce soi-disant esprit de critique spirituel, n'est que sottise de bavard habile. C'est mal vu avant tout, car l'acteur qui donne son émotion a l'oeuvre du poète ne s'en sert pas comme opposition de le servir. Acteur et poète se servent. Et encore je dis: donne, c'est: prête son émotion à celle du poète; Cocteau dit substitue son émotion à celle du poète, ce qui est tout à fait inexact, l'émotion de l'acteur étant en tout cas absolument guidé par l'oeuvre de l'homme qu'il lit. D'ailleurs (je vous ai dit qu'il est très souvent trop subconscient) Cocteau a fait de l'esprit, et un meilleur, sans le savoir probablement, avec ces mots: ‘une lecture typographique’. C'est désigner la seule personne servie par cet original lecteur: le typographe! (Et aussi le public un peu, forcément, mais alors très très mal pour son argent!) - J'ai pris cet exemple de ‘Carte Blanche’. Dans le bouquin que je vous envoie vous trouverez cet esprit purement Cocteau sur page 22 dans la discussion de lui avec ‘son ami Francis Picabia, l'esprit le plus souple’ qu'il connaît. Esprit souple est: esprit qui plie, si je ne me trompe? Eh bien, la manière qu'il emploie pour raconter cette discussion est de la présenter au lecteur comme une discussion de grands hommes, de géants. Maintenant si on veut se placer dès l'abord sur ce point de vue Cocteau, naturellement on trouvera toute cette conversation, spirituelle, sinon profonde, au possible! Si, au contraire, on regarde de ses propres yeux on risque fort de trouver une discussion d'écoliers plus intéressante. C'est toujours la manière de voir! Qu'en dites-vous, Clairette? vous êtes mécontente, prête à griffer? Ou me trouvez-vous seulement bien pédant? N'importe, je continue à raisonner, puisque c'est pour vous persuader, que vous n'êtes pas tout le monde, et que je peux bien faire pour vous quelqu'effort!!! Pour personne autre je me ferai tant ‘critique’, je crois. Maintenant un exemple de l'esprit (ou profondeur) volé, - je veux dire: emprunté. Page 28: ‘Jeune homme, etc. Si la jeunesse littéraire t'accepte, te cajole, tu ne la posséderas pas. Tu ne peux vivre de plain-pied avec le vif de ton époque. Non que le vrai poète devance l'époque et se trouve au-dessus d'elle. Il est l'époque. Mais toute l'époque retarde, se trouve au-dessous de lui. Donc, il ne peut vivre de plain-pied avec elle.’ Ce sont de telles remarques qui rendent un bouquin comme le sien sympathique. Mais, ma foi, ce n'est pas à M. Cocteau que nous devons cette découverte! C'est une vérité devenue tellement générale qu'on a oublié qui l'a dit pour la première fois! Ceci n'est qu'un exemple, vous n'avez qu'à chercher un peu pour trouver d'autres. Et, ensuite, pour rendre hommage à cet homme ‘génial’: Cocteau a encore un esprit qui est mieux, mais c'est l'esprit paradoxal qu'il a quand il imite Wilde. Exemple: ‘Le tact dans l'audace c'est de savoir jusqu'où on peut aller trop loin.’ C'est dans Le Coq et l'Arlequin qu'on trouve le plus cet esprit-là, c'est pourquoi ce bouquin est le plus sympathique de ses écrits. Mais c'est pour cela qu'il me devient immédiatement antipathique de nouveau quand il dit du mal de ce Wilde à qui il doit tant! Dans la Noce Massacrée, p. 73-74, il parle de lui avec une espèce de dédain qui est d'une ingratitude suprême. Voilà: c'est à ‘la jeune dame de chez Artôt’, qui m'a fait connaître le nom de Jean Cocteau, que je dédie cette tentative de ‘peser un auteur’. J'ai été un peu injuste, peut-être. C'est que, malgré moi, chaque moment que je lis Cocteau, j'ai de la peine pour suivre ce sage conseil de Bacon: ‘Lisez, non pas pour contredire, ni pour croire, mais pour peser et considérer.’ - Je suis immédiatement et comme personnellement agacé par son ton: Tu sais, Cocteau, le grand Cocteau, eh bien, c'est MOI! - 30 aôut. Je viens de retrouver ces feuilles, presque abimées, dans le tiroir où je les avais fourrées; je vous les enverrai quand même. Mais je garde le Cocteau, il est vraiment trop ennuyeux avec son secret professionnel, vous ne me serez pas reconnaissante pour mon choix de lecture. Que faites-vous à Quinto? Je vous vois dans votre robe rouge, mais alors? Vous ne m'avez pas écrit, vous étiez occupée, je suppose, mais de quoi? D'arranger les meubles, de défaire les malles, d'accrocher quelques tableaux ou photos encadrées, de faire le feu, non, puisque vous avez une servante maintenant, n'est-ce pas? - de quoi donc? avez-vous vu le signor avvocate et le notaire et cet aimable antiquaire qui pourrait être votre ‘grand-papa’? Votre maman est-elle de bonne humeur? Et vous-même, vous ne faites pas le hérisson? Avez-vous tiré déjà au revolver? Non, mais vous avez caressé l'âne! Avez vous, ma toute chère mademoiselle, déjà fait de la peinture, par hasard? vous savez: cette noble peinture!! Non! mais vous avez essuyé trois commodes. Ah! Et ensuite? Et ensuite pour ne pas oublier vos ‘tons’ vous avez mis des livres colorés sur une table brune. Et ici trois jeunes hommes au moins, soupirent en pensant à votre talent, si vous vouliez seulement! Clairette, vous êtes cause d'un cheveu gris dans ma barbe mal-née. J'ai encore beaucoup à vous raconter, beaucoup-beaucoup-beaucoup. Mais puisque vous vous taisez que voulez-vous que je fa-a-a-sse, madame? votre exemple est imposant. Je tacherez de remplir cette dernière page d'inutile bavardage, comme les vides murmures d'un ruisseau après le torrent (!) de ma critique!! Ainsi, après vous être indignée de mon manque de respect pour ce trop-intelligent monsieur Cocteau, vous pourrez vous endormir de nouveau entre deux brins d'herbes et dans l'ombre de Quinto - vous-vous rendez compte que je rime? C'est qu'aujourd'hui j'ai fait la connaissance d'un poète. Il a porté une barbe et ne la porte plus. Il a porté un haut-de-forme qu'il a engagé. Il relie des livres et étale le prospectus de - devinez un peu! Non, c'est pas ça! - de M. Wolfers. Il est très charmant, très modeste, très sympathique. Il a fait des vers adorables. Voici. Te dire que je t'aime est bien banal en somme, Aimer c'est faire un peu ce que font tous les hommes, Aimer c'est suivre encor l'universelle loi Et je ne consens pas à t'aimer ainsi, toi! Arrière les baisers sur des lèvres de roses; Si l'amour est banal? Ah! trouvons autre chose; Que d'amoureux fervents qui n'ont jamais aimé, Le coeur sincère et pur ne doit pas s'exprimer; Pour nous qui savons mieux ce que l'amour inspire, C'est quand nous aimons bien que nous n'osons le dire. C'est pas écrasant peut-être mais il a raison quand il déclare qu'il sait ce qu'il veut dire. Je vous enverrai ce recueil Le Souffleur de Bulles. Et maintenant que votre curiosité est éveillé, je vous dirai son nom: Marcel - devinez un peu! Non, c'est pas ça! - Angenot. Il demeure.... rue - oui, cette fois vous avez deviné! - des Champs-Elysées; oui, à vingt pas de chez vous, madame, si vous marchez bien. Comment avez-vous fait pour ne pas le connaître? Il semble le plus doux et le plus sage des êtres! Sa tête est grisonnante et son sourire est doux; ses poignets sont très minces et pointus ses genoux, - vous vous êtes remarquée comment il parle d'amour! Remarquez-vous aussi madame que je rime toujours? - A ce moment, à ce moment précisément, Ina me monte une lettre, c'est votre écriture, Madame, je l'ouvre avec un coeur bondissant! Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 28 augustus 1922 Brux. 28 aôut '22 Ma chère Clairette, Demain probablement - mardi - j'aurai une lettre de vous, la première après une nouvelle phase qui s'est déroulée entre nous deux et qui - pour moi en tout cas! - a de nouveau approfondi les sentiments. Je me demande ce que vous allez me dire, quelles pensées vous allez exprimer, et quelles pensées par conséquence il me faudrait encore deviner puisqu'elles sont restées cachées sous vos ‘curls’ (qui s'appellent en français, je ne l'ai point oublié, ‘boucles’.) Votre lettre qui m'arrivera de Quinto sera la trentième de vous en ma possession! comme j'espère qu'elle surpassera toutes les précédentes! En attendant je vous ai écrit deux fois: c'était plus fort que moi. Mais beaucoup plus, et plus sérieusement peut-être, j'ai pensé à vous. Clairette, cherie, croyez-moi quand je vous dis qu'il me faut du courage pour accepter tout ce que vous me donnez et me donnerez encore, peut-être.... Je serais beaucoup plus heureux et moins ennuyeux probablement si je pouvais regarder la situation d'un air content et riant, pensant que vous êtes une belle et même une très-belle jeune dame, de bonne famille, intelligente etc. etc., que somme toute je n'ai qu'à être fier et satisfait puisque je vous aime, n'est-ce pas, et que vous, cette belle, intelligente, etc. jeune dame, m'aimez! Alors je serai simplement heureux, je n'aurais qu'à fermer les yeux et me lécher les lèvres, comme Luculle après un bon diner. Mais je suis peutêtre trop compliqué déjà pour cette manière de voir les choses, les gens et nous mêmes; il m'est impossible de me bercer ainsi. Je cherche, je pense, je tâche de nous comprendre l'un et l'autre et surtout, c'est ce qui me donne le plus de peine je tâche de savoir si ce que je vous offre, ma valeur personnelle (la seule qui compte!) sera jamais égale à celle que vous m'offrez - ou m'offririez si vous trouvez ceci plus prudent! Car, pour le moment, je n'ai qu'une réponse à donner, de pleine conviction: Non! Et c'est très beau et très bon de me juger un jeune homme plein de talent et de promesse, qui, enfin, trouvera bien son chemin, - nous n'avons pour tout cela que des garanties assez pauvres! Ce que j'ai fait n'a pas de nom, ne sont que des essais. Si j'ai fait preuve d'une certaine intelligence; la possibilité reste que tout cela ne sont que ces rugissements de jeune lion, dont parle Nietzsche, qui finiront en cris plaintifs de vieux veau! Et alors? Je dois vous avouer que M. Wolfers m'obsède. Il fait des statues, des dessins, des impressions de guerre, des poésies enfin,- il découvre une nouvelle méthode d'imprimer, etc. il a peut-être d'autres ‘accomplishments’ que j'ignore encore. Et cet homme s'offre, aussi complètement peut-être que moi (c'est vous qui le croyez!) et vous dédaignez tout cela pour vous contenter peut-être de rien. Si vraiment vous ferez cela un jour, votre amour sera bien beau; et bien ferme! Mais le mien? Non, je serai trop honteux, Clairette, si honteux que je n'accepterais plus. Je vous ai dit une fois que l'homme qui sera votre mari doit être un artiste, et je le soutiens. Un bon garçon, pas bête, pas laid, pas méchant, ne suffit pas. Et voilà comment M. Wolfers est, sans le savoir, pour moi un cheval aux courses qui galope à une grande distance devant le poulain que je suis moi-même, et qui aimera tant battre cette ‘favorite’. Mais il court bien et je n'ai même pas encore trouvé la méthode. Je me rappelle toujours vos paroles (dans le cagibi, avant mon départ pour Montmartre): ‘Si vous auriez 36 ans, vous auriez fait plus que lui; j'en suis persuadée.’ - Eh bien, je l'espère; il le faut! J'ai 13 ans devant moi, et je n'en ai usé qu'un. Cela me console et me donne des espoirs. En tout cas: je travaillerai sérieusement. Car, Clairette, chérie, j'ai le temps d'attendre maintenant que les Indes ne menacent plus toujours à l'horizon, mais treize ans est un temps rudement long! Qu'en dites-vous? Maintenant écoutez; de temps en temps je vois très clair: par exemple à travers Lautréamont et Nietzsche j'ai vu moi-même: un écolier de la grandeur d'une mouche très maigre! Ce soir j'ai cru trouver une bonne méthode de travailler: c'est de jeter loin de moi toute vanité illogique, tout orgueil sans base (genre Cocteau!) et de travailler assidument, humblement et pourtant de toutes mes forces, en étudiant en même temps. Voici le plan de travail pour le moment: 1.Je traduis le livre de votre père; lentement, mais ce n'est pas facile. Je veux rendre non seulement la signification mais aussi le rythme de sa prose. (Traduire est une exercise magnifique! Parce qu'on n'est pas libre d'éviter les difficultés, comme on aimerait faire!) 2.J'étudie, page après page, la traduction sublime de J.J. Stärcke des Chants de Maldoror; toute la richesse, le rythme, la musique du français est rendu en hollandais, et ce qui est plus fort: le hollandais est resté un hollandais strictement correct, ni affecté, ni pompeux. Cette traduction m'est de grand service pour la mienne. Et en même temps elle enrichit ma langue, tandis que le livre français que je lis en comparant avec la traduction, m'apprend pas peu le français. (Songez que ce livre est écrit dans un style aussi riche et touffu qu'A Rebours de Huysmans.) 3.Je continue à écrire mon roman qui sera 10 plus conçis (beaucoup!!) 20 plus amer, plus pessimiste que dans la forme que je vous ai montré à Quinto. En 11 chapitres il sera prêt; j'en ai écrit (résumant certaines passages des 7 chapitres que j'avais écrit pour l'‘ancien’ roman) trois. Je n'ai pas le moindre idée si je pourrai finir d'un trait ou bien que je n'avancerai que lentement; mais en tout cas, dans un an j'aurai terminé. 4.A côté de tout ceci je lis pour m'instruire: des romans hollandais pour les comparer avec ce que je suis en train de fabriquer; pour prendre force en considérant leur longueur trop vide; de temps en temps pour profiter de leur structure (même en prenant le simple contraire!) Puis des bouquins contenant des théories sur l'Art et sur la position de l'Artiste, soit Just Havelaar, soit Jean Cocteau qui vient de publier un petit bouquin intitulé ‘Le Secret Professionnel’ que j'ai d'abord voulu vous envoyer et que j'avais déjà munie pour le voyage de 3 pages de commentaires (!) mais qu'après tout je garderai parce qu'il n'est pas seulement prétentieux mais ennuyeux. Puis il y a les lettres de Vincent van Gogh et des recueils de poésies - hollandais, français, anglais, pour le moment notamment A. Roland-Holst, Charles van Lerberghe et l'adorable vieux Burns. And I will love thee still, my dear, Till all the seas gang dry! - qui m'occupent entre-temps. Depuis quelques jours je travaille ainsi, cela me rend heureux et ce n'est que quand le prospectus de M. Wolfers me saute aux yeux (dans quelque librairie) que je me sens forcé de comparer et de me trouver un sans-valeur! Voilà. Ceci pour ce soir; il est très tard. Demain j'espère pouvoir répondre votre lettre. Pardonnez-moi de vous avoir écrit sur ce papier de travail; je n'avais plus de papier de poste dans ma chambre, mes parents dorment en bas depuis longtemps et je ne pouvais pas attendre à vous communiquer mes pensées. Bonsoir! et bons rêves - et pensez un peu à moi! 30 Aôut. P.S. -Votre lettre m'a fait gai et heureux. Merci de tout coeur! Comme vous êtes bonne, chérie! je retire mon 20 pour égoïsme. Je vous réponds demain, pour le moment vous avez assez de lecture! Je vous embrasse bien tendrement. Eddy - Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 31 augustus 1922 Bruxelles, 31 Aôut '22 Ma chère Clairette, Je crois que votre ami Schönberg et moi sommes en train de devenir ‘amis’ aussi, qu'en sens français du mot nous le sommes déjà! Hier soir c'est par lui que j'ai été empêché de vous répondre aussitôt, car il venait me chercher après diner et nous avons fait une promenade jusqu'à 11 heures. Aujourd'hui comme nous nous ennuyions dans son atelier où nous étions retenus par le vent et la pluie, nous nous sommes ‘amusés’ à vous composer une bêtise. La collaboration n'a pas trop bien marché. Mais quant à lui-même c'est un garçon tout-à-fait gentil; candide, modeste et honnête, je crois que ce sont ses trois qualités. Et puis, il est 100 fois plus gauche et timide que moi, figurez-vous!, beaucoup de fois plus malhabile en société et il possède une naïveté que je n'ai vraiment plus. Je vous raconterai quelque chose de ce qui s'est passé entre nous, si vous voulez. Le jour de votre départ (ou le lendemain, je ne le sais plus trop bien) j'ai voulu réparer notre départ un peu brusque - que voulez-vous, moi aussi, tout bohême que je suis, j'en ai parfois de ces remords-là! Je me rappelais son adresse, je lui ai rendu visite à 8 heures du soir et l'ai invité de prendre le café dans un petit ‘caboulot’, avenue Louise, où j'étais allé seul de temps en temps. Il a accepté; je lui ai dit que vous craigniez de l'avoir quitté un peu brusquement, mais que le tram n'aurait pas attendu, et que de l'autre côté vous ne saviez pas si une invitation de venir avec nous au cimetierre lui aurait été agreable! Il avouait qu'il avait été vraiment un peu étonné, mais qu'il avait compris que vous étiez affairée, etc.- je l'ai contenté en supposant que vous alliez lui écrire bien vite. (Faites-le donc!!) Ensuite nous avons parlé de Montmartre, de la peinture, etc. - Le lendemain soir M. Schönberg père m'a retenu chez eux, j'y ai pris le thé en famille (Madame est très sympathique) et Monsieur S. senior nous a lu une nouvelle de Schnitzler, en allemand! Je l'ai, imaginez-un peu, tout à fait compris! Ce matin-là j'avais été avec S. junior à l'exposition de l'art français au Musée Ancien; nous n'étions ni l'un, ni l'autre, trop impressionné par ce que nous avions vu. Pour moi il n'y a que les deux grands Manet et un Fantin-Latour qui comptent; puis les Lautrec m'ont charmé. L'après-midi nous avons fait une promenade assez longue en achetant ça et là des choses, lui des couleurs, moi Le Cirque Solaire (vous voyez que vous êtes dès longtemps obéi) et Mandragore d'Ewers. Bien, après cela on s'est vu plus souvent. Il n'avait pas de modèle et m'a demandé de poser, j'ai fait une tentative qui a échoué. (C'est aujourd'hui que ce portrait a été déclaré définitivement râté, nous en avons fait à coups de pouces un capitaine français à la Déroulède avec des moustaches et une barbe de bouc.) - Puis il a ‘retaillé’ pour moi votre portrait par Jeffay, qu'il trouvait ressemblant quoique mal peint; les autres études de J. n'étaient pas à son goût. Voilà comment j'ai eu votre portrait coupé, recloué, prêt (hors le cadre) en un jour, au lieu de devoir le porter chez quelque marchand. Après ce service qu'il m'a rendu, je commençais à l'apprécier beaucoup plus! Maintenant il me semble que je le connais assez bien: c'est un très très bon garçon, je le répète. Et si cela peut vous faire plaisir, mon Antinéa chérie, vous pourrez inscrire son nom sur votre liste; j'en réponds. Il vous aime en secret et vous admire, comme ces pages du moyen-age. Et malgré mon bonheur je lui envie un peu son amour; non pas par sentimentalité mais parce qu'un tel sentiment est noble et beau. C'est comme ceci que je l'ai su. Il avait trouvé une modèle; immédiatement j'ai posé la question cynique: Et elle est.... jolie? - Il disait joyeusement: - Mais bien sûr, puisque j'ai bon goût. - Voulez-vous dire que vous aimez à peindre les belles femmes? - Pourquoi? - Parce qu'une femme laide peut être un très joli modèle - Oui, mais alors elle doit être caractéristique; celle-ci ne l'est pas. Et alors je les préfère jolies. - Comme poussé par un petit diable je lui demandai alors, nonchalemment: - Avez-vous jamais fait un portrait de Clairette? - Non, j'ai voulu le faire, dit-il, mais il y avait toujours quelqu'empechement. Pourquoi? - Parce que, parlant de jolies femmes, Clairette est la plus jolie que je connais. (Vous voyez mon air calme?) Il devenait très enthousiaste: - Oui! - dit-il - je n'en connais pas une qui l'égale! - Et alors il rougissait terriblement; ce qui me rappelait la découverte d'un certain cheveu sur mon épaule. - Alors nous avons parlé de votre beauté, moi avec l'air affirmé et las d'un vieil ami, qui l'apprécie ‘comme ça’, trouvant par exemple froidement que quelques étoiles du théatre vous égalaient.... presque. Pour rien au monde je ne voudrais rentrer dans son jeu ‘enthousiaste’. Et après cela, goutte par goutte, j'ai voulu avoir la conviction qu'il vous aime; c'était plus fort que moi. Un autre jour nous parlions de votre talent. Il déclarait: - Clairette peut, si elle voulait seulement. Mais elle ne travaille pas. Moi: - Elle n'en a pas le temps. Lui: - Oui, elle est trop occupée par le monde. Moi: - Et par tous les gens qui l'aiment. Lui: - Oui? Moi: - Mais oui, vous ne le saviez pas? Mais tout le monde aime Clairette. - (Et il rougissait de nouveau, et à peine je retenais les mots): - Et vous aussi. Et moi aussi. (Mais je les ai bien pensés.) Alors, hier soir, pour la première fois la conversation tombait sur l'‘Amour’. J'étais dans cette humeur qui m'a fait chanter devant vous et Lanzetta avec une telle conviction l'air du Duc de Rigoletto, vous-vous rappelez: C'est folie d'aimer pour la vie Pourquoi le jurer? qui donc le croira? De ces serments-là.... ah! ah! - Toujours on rira! - quand Lanzetta me regardait avec ces yeux sérieux de jeune homme posé en pensant: ‘Quel blanc-bec creux et volage’ et quand vous écoutiez en souriant, et en regardant vos souliers - je vous vois encore - en pensant: quoi?? Je ne l'ai jamais su. - Eh bien, j'en avais de ces théories-là, hier soir, et puis tout d'un coup j'ai dit:- Mais vous, monsieur Schönberg, si vous tombiez amoureux, vous seriez de ceux qui aiment pour la vie. Vous ne l'êtes pas par hasard? ce serait bien normal (j'y ajoutais:) à votre age. (Puisque j'ai 1 an ½ plus que lui!!) - Et alors Clairette il a si délicieusement rougi que je croyais me promener avec quelque petite fille. C'est la première fois que j'ai trouvé un homme ‘adorable’!.... Il n'a ni affirmé ni nié; je n'ai pas insisté. Mais j'ai demandé: - Et si vous deveniez amoureux, le seriez-vous d'une femme très jolie? - La couleur ne quittait plus ses joues. Il disait: - Mais oui, je vous ai dit que je m'imagine avoir bon goût. - Cela n'a rien à faire avec l'amour. On peut apprécier trois jolies femmes et aimer une quatrième plus laide. - Oui; cela est possible. - Et après cela j'ai fait le Brantôme. Mais ce que je sais c'est qu'il aime, d'un amour bien pur, bien modeste, mais bien joli, et que son ‘idole’ c'est vous! Et pourquoi pas? Pourquoi serait-il plus lent ou plus fort qu'un autre? Ils vous aiment tous et ceux qui ne ressentent pas de l'amour ont pour vous une ‘amitié amoureuse’. Monsieur Salequin est inoffensif? Mais il vous compare aux femmes en général, pour le plaisir de philosopher? Je suis (presque?) sûr que lui aussi il vous aime. S'il ne le sait pas encore, il le saura bientôt. Moi aussi je l'ai su très brusquement. Je n'oublierai jamais votre première confidence, et ce qui s'est passé en moi, après. Ma foi, ce n'est pas gai!! Ceci pour ce soir. N'oubliez pas que je fais part aussi de votre ‘régiment’. En uniforme ou non, avec ou sans grade, mais vous aimant plus que les autre soyez-en sûre et pensant plus à vous que n'importe lequel d'entre tous. Si vous en doutez, vous n'avez qu'à m'éprouver. En toute modestie je ne crois pas que je ferai moins pour vous que n'importe quel autre! Le talent peut manquer, mais en ma bonne volonté j'ai confiance. M. Wolfers peut me dépasser en quelques choses; en dévouement il ne pourra que m'égaler, au plus, car tout égoïste que je suis, je vous donnerai tout, ce que j'ai. Demandez-un peu et redites-moi que vous m'aimez bien - un peu. Bonsoir. Je vous embrasse. Bien respectueusement: sur vos yeux et sur votre bouche. Car vous êtes mon Idole aussi, vous vous en doutez? Eddy P.S. - J'ajoute a cette ‘histoire’ les clichés retenus plus longtemps avec l'épreuve de vous en Bouddha sans bords pour votre album. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 1 september 1922 Bruxelles, 1 Sept. - 1922 Ma chère Clairette, C'est vraiment terrible, ce que j'ai envie de vous écrire; ça pourra se continuer ainsi sans repos si je ne me force pas à me taire. C'est incroyable comme je trouve toujours quelque chose à vous dire, à vous raconter, à considérer ensemble; mais vous savez que vous êtes bien déjà un autre moi-même pour moi, et celui des deux que j'aime le plus. Me lasser de vous parler ce serait me lasser de penser, pas seulement à vous, mais de penser tout court. Car vous êtes ‘impliquée’ un peu dans toutes mes pensées. Ainsi, hier soir, au lieu de répondre à votre lettre je vous ai fait un conte! Je l'ai expedié ce matin et me voilà de nouveau devant le papier en train de vous communiquer autre chose. Cette fois-ci ce sera définitivement la réponse, je prends votre longue lettre chérie devant moi. Je vois d'abord votre calvaire du train; je vous ai vu dormir, je vous l'ai écrit, et je le répète: je suis content de ne pas vous avoir accompagné! Enfin, puisque la fin a été bonne, je ne vous plains plus, vous êtes maintenant brunie (ce qui me ravit!!) et en train de devenir une vigoureuse campagnarde. Ne prenez pas la forme d'Isola, je vous en supplie, quoique votre maman en dise!!! Je n'ai jamais trop bien compris la situation exacte du mur pour les citronniers, malgré l'effort que vous vous êtes donné pour me l'expliquer. Je vois un peu Quinto après votre description et j'en suis content car ainsi je peux me vous figurer ‘en décor’. Je savais que vous affectionnez les dindes, mais votre sympathie pour les lapins m'était inconnue. Caressez le vieux Tripolini pour moi et essayer le Bayard! Ensuite - je suis toujours votre lettre - envoyez-moi bien vite votre IDEAL que vous avez oublié de ‘joindre à votre lettre’. Je l'ai cherché en vain, comme tous les idéaux il s'est évaporé peut-être. Ma mère va assez mal. Le docteur a constaté de nouveau la présence de sucre, et plus que 5%. Elle est très faible et se plaint de ne pouvoir penser. Sans doute vous la reverrez à Bruxelles, si vous le voulez, elle serait trop contente de vous revoir. Mon père a vu plusieurs maisons mais ne s'est pas encore décidé d'en prendre une, mais nous aurons cela sans aucune doute; je vous donnerai l'adresse. J'ai un nouveau passeport hollandais pour un an et vais chercher le visa anglais nécessaire un de ces jours. Dans deux semaines probablement je pars à mon tour. On va s'éloigner encore plus l'un de l'autre, mais on sera tous les deux ‘en campagne’. Je vais lire Le Cirque Solaire, je vous le promets. J'ai commencé il y a quelques jours, mais le style ne m'était pas sympathique du tout; maintenant l'histoire peut sauver l'apparence! Je vous en reparlerai. Vous le voulez, lecture faite? - ce ‘cirque’? J'ai vraiment été content de lire que vous ne vous êtes pas encore disputée une fois avec votre maman. Tâchez de continuer ainsi! Elle vous aime tellement, on le voit, et ce que je trouve surtout sympathique, c'est qu'elle participe tout à fait en amie à tout ce qui vous concerne; si elle est autoritaire elle l'est d'une manière aimable. Puis elle est jeune et vivante; elle doit avoir été très gaie quand elle avait votre age, vous êtes beaucoup plus posée, en apparence, - genre Lanzetta!! -, mais c'est la jeunesse d'aujourd'hui. Et il faut que je n'oublie jamais que vous avez fait de la Philosophie! A propos, où est la liste de M. Bergson? Appliquée à moi je me réjouis d'avance d'y manquer point par point! - Pour en revenir à votre maman; alors elle ‘m'aime’ beaucoup? J'en reste confus, mais je crois que vous vous trompez tout de même un peu, Clairette. Elle m'aime comme ‘gai luron’, mais elle sait que je vous aime (et autrement!) et elle ne peut pas aimer le candidat que je fais. Aucune mère en sa place le ferait; il faut avouer cela. Donc, quand la question devient grave, ses sentiments ‘amicales’ doivent céder devant ses sentiments ‘maternelles’ - et voilà. Je peux très bien comprendre, et c'est pour cela que moi je l'aime toujours - quoique je me sens de temps en temps indigné et blessé! Je ne peux pas lui en vouloir, je me rends compte qu'en sa place je ferai exactement la même chose et beaucoup plus rudement, sans son tact encore; vous voyez donc que je dois finir par revenir à ma sympathie. Et puis vous savez que j'éprouve souvent une certaine admiration pour elle; - même quand elle me traite de gosse, avec son air ‘charmant’ et qu'intérieurement je rage! Mais je me demande ce qu'elle a fait le dernier temps; car je vous le répète, elle est beaucoup trop intelligente pour que je puisse croire qu'elle n'a rien remarqué. Vous croyez cela, Clairette? Eh bien, moi, j'en suis persuadé que c'est elle qui se moque de nous. Serait-ce la méthode ‘faire se lasser’, contraire à la méthode ‘s'y opposer’ et souvent plus radicale? Je me le demande, et je ne marche pas. Je vous en avertis que malgré mes 22 ans sans expérience j’ accepte son jeu psychologue. Je jouerai avec toute l'intelligence que je possède, en faisant le fou souriant s'il le faut, avec toute la connaissance que j'ai pris de mes bouquins et ensuite, avec tout mon instinct. Il s'agit de vous et je vous ai dit que s'il y a la moindre chance de vous gagner, je vous gagnerai! Mais n'avertissez pas votre maman, Clairette; vous, vous êtes mon allié! Qu'elle me croit le plus bébé, le plus foetus possible pour le moment, - ça vaut mieux. Maintenant il y a toute une page d'éducation dans votre lettre; j'adore ça! Ceci est la synthèse: ‘Au fond je me rends compte que j'ai un orgueil terrible pour vous.’ - Je vous en suis reconnaissant. D'ailleurs vous avez ma promesse que si ce ne sont que les beaux habits qui sont entre nous, j'enlèverai cet obstacle en les collant tous à mon corps. Je serai écrasé mais peu importe! même en cataplasme je vous aimerai! - Après le rôle de Montmartrois, j'ai accepté celui d'‘Amateur Gentleman’. Vous avez d'ailleurs admirablement choisi votre exemple pour me dégoûter des bohêmes: le bonhomme du tram! Son extérieur était pittoresque mais ses pieds méritaient un coup... de pied. - Mais vraiment ne souffririez vous pas d'un manque de ‘monde’? Vous croyez cela? Eh bien, moi pas! Ma chère Clairette, vous avez trop le besoin de plaire en général, pour que cela pourra être vrai. Quand vous êtes fatiguée vous aimez la campagne, mais vous adorez être la jolie jeune dame en société. C'est votre jeunesse et votre charme qui font cela! Le jour que vous aurez trouvé une occupation, un but de vivre, mais un vrai, vous ne ressentirez plus ce besoin. Vous éprouverez trop le besoin d'être seule, car le fond ne vous manque point; vous êtes beaucoup trop sérieuse pour finir en convertie mondaine. Mais voici, je vous cite une de vos lettres: ‘...parmi les fleurs et le soleil je ne me sens pas satisfaite. Ma vie ne me satisfait pas, elle est inutile et trop contemplative, par moments je voudrais agir, puis je retombe dans mon indifférence.’ - Je vous ai parfaitement compris parce que je connais ces sentiments-là. C'est pour cela que je serai tellement heureux si je pourrais vouer toute ma vie à vous, à une personne que j'aime vraiment, - car je suis trop égoïste pour vouloir me vouer à tout le monde. Ce genre de ‘Weltschmertz’ m'est inconnu. Vous, notre existence sera le vrai but de ma vie, si vous voulez. Sinon, je me sentirai et vivrai seul, je suis sur de cela. On n'aime pas chaque année une femme comme je vous aime, pas moi en tout cas. Je l'ai senti ces 14 jours à la Haye, ce que c'est que de se sentir seul. C'est alors que j'ai vu toute l'histoire de mon roman amère, pessimiste. Pour le moment je me sens heureux de nouveau, mais pour le roman ce sentiment est resté. La femme qui y figure ne sera plus vous, je ne la nommerai même plus Arlette, elle ne sera là que pour souligner le bête romantisme du héros qui est ma caricature. J'espère que j'en ferai quelque chose et de peu hollandais. C'est votre portrait par Jeffay qui m'impose la héroïne de cette histoire. Elle est artiste peintre comme vous, mais une femme seule, connaissant parfaitement la vie; elle sera entouré d'un régiment d'adorateurs comme vous, mais elle les traîtra autrement; elle sera une déesse pour le bête héros et parfaitement creuse en vérité; elle n'aura de vous que quelqu'apparence; le regard fatigué et dur en même temps, cette mélancolie glacée que je trouve dans le portrait de Jeffay. Vous êtes trop en moi pour vous laisser tout à fait de côté, mais ce n'est que votre extérieur de belle héroine qui m'inspirera pour cette femme-ci! Vous même, vous êtes beaucoup trop bonne, trop gentille, trop sérieuse (je le répète) pour vous mettre dans un tel bouquin. Moi, au sommet de ma ridiculité, ça va! Mais pas vous. Contentez-vous des quelques vers que j'ai fait pour vous seule, et que Public ne connaîtra pas. Le roman ne serait qu'une phase dans ma vie, une phase ridicule, au fond, vue à travers des lunettes bleues-foncées; Vous, j'espère, serez toute ma Vie, ou toute la partie heureuse de ma vie, c'est mieux. Mais ça, c'est difficile à réaliser. Et il faut avoir souffert ensemble pour bien s'aimer! Par instinct ou non; je suis certain de cela. Maintenant je vous quitte; chérie. Vous avez tous les remerciements de mes parents pour la peine que vous allez vous donner; remerciez aussi votre maman de leur part et faites-lui toutes leur amitiés. J'ai embrassé ma mère pour vous, je dépose deux baisers d'elle pour vous dans cette lettre. N'oubliez pas de m'envoyer votre IDEAL - c'est la seule chose qui me fera plaisir de Florence pour le moment, - hors vos lettres qui font plus que ça, qui font mon bonheur. Je peux donc vraiment ‘être très heureux’, Clairette? C'est gentîment dit, cela - eh bien, je le suis, profondément. Ecrivez-moi bien vite, songez au voyage que feront vos lettres dans quelques temps quand je serai en Angleterre. J'enfouis les 2 baisers de ma mère sous 1000 de moi - pour commencer. A vous de les chercher comme vous avez cherché dans l'anthologie. Merci beaucoup pour la vôtre. Mes respects à votre maman, tout mon amour à vous. Eddy. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 3-4 september 1922 Bruxelles, 3 Septembre 1922. Ma chère Clairette, Je vous envoie demain - aujourd'hui c'est dimanche - le recueil de poésies de Marcel Angenot Le Souffleur de Bulles; c'est avec cet exemplaire-ci que j'ai épuisé l'édition, gardez donc soigneusement ce ‘dernier cartouche’!! Je l'ai acheté avec assez de cynisme; il faut savoir qu'Angenot est relieur, qu'il relie avec beaucoup de goût et à très bon marché, il a un choix épatant de papier soi-disant ‘Java’; j'ai fait relier chez lui les livres de votre père que vous m'avez donné, et le roman de Hoang-Ti (que j'aime de plus en plus en le traduisant parce qu'il est si tragiquement difficile!) - avec du papier chinois; vous allez voir! J'ai grande envie de vous en refaire cadeau; mais vous ne le méritez pas, n'ayant jamais découvert ce sympathique Angenot! Et puis, et puis c'est un ami à M. Wolfers - à la mode française ou non - mais il me l'a dit quand il a voulu me faire souscrire au ‘fredons rouges’.* Hélas! je m'avais déjà souscrit chez un autre!! J'ai donc pris le livre d'Angenot plutôt par curiosité et aussi - j'ai de temps en temps de ces ‘accès de charité’ - pour l'aider, car il est pauvre. Eh bien, j'ai été agréablement surpris. Marcel Angenot n'est ni grand poète, ni petit innovateur, mais il est assez maître de la forme, il a aimé de tout son coeur, il est assez fin et sensible et pourtant simple et.... il sait en tout cas ce qu'il veut dire, lui! Il est très romantique et sentimental; au 20è siècle, c'est une faute. Pourtant il se peut qu'à Quinto, au coeur de la Toscane et loin de l'atmosphère sceptique de Paris, vous pourrez être encore charmée pendant quelque temps par ces vers, comme moi je l'ai été. Il était assez jeune quand il composait ce recueil et très amoureux; un peu plus que 20 ans, m'a-t-il dit, malgré l'air mûr que lui donne cette barbe - qui me fait blême d'envie quand je la regarde! - et ce chapeau ‘chevalier d'Orsay’. Lisez: Le Fils des Villes; A perte de Pensée; Expropriation (évocation d'idylle d'écoliers dans votre rue des Champs-Elysées; cela me rappelle l'éducation sentimentale de Charles Graux!); Don Juan de Cimetière (dont j'aime l'idée bizarre); et Rêves Posthumes - pour moi ce sont les meilleurs comme poésies. Maintenant des petits vers amoureux que j'aime comme sentiment: Les 4 Premières Bulles (je vous ai copié la 3ème); La Petite Maison (que vous ne pourrez pas ne pas aimer à Quinto!); Je ne veux pas savoir; Je suis seul et j'écoute; et Image. - Je vous avertis, ce sont des riens sentimentaux, délicieux à chanter devant le piano comme les chansons de Maurice Vaucaire et Paul Delmet, et pourtant avec moins d'éloquence élégante et plus de fond que les monologues amoureux de M. Géraldy. Dites-moi un peu ce que vous trouvez des vers de votre inconnu ‘voisin’, et s'ils ne vous contentent pas mais vous font regretter les grands subconscients qui hurlent ou balbutient parce qu'ils ne peuvent s'exprimer, écrivez-le-moi vite et je vous enverrai mon vénéré Walt Whitman ‘pour la bonne bouche’. - Je suis peut-être un peu optimiste quand il s'agit de M. Angenot mais il m'est personnellement si sympathique! Il a maintenant le visage rasé - très jeune pour ses 45 ans -, avec des cheveux longs grisonnants, et il ressemble un peu à André De Meulemeester; mais il a une tête plus fine. Je vous enverrai bientôt une épreuve de la photo que j'ai fait de lui aujourd'hui, si cela peut vous interésser. Et maintenant, parodiant Angenot lui-même, je pourrai dire: Comme un glaive d'acier que d'un geste brutal Quelque vainqueur nerveux rentrerait dans sa gaine, Je vous chasse comme un ennuyeux croque-mitaine Bien loin de ma lettre: vous y êtes trop mal! 4 Septembre 6 heures après-midi. - Je viens de recevoir votre lettre dont certaines parties m'ont ravi! Je n'aime pas du tout, mais pas du tout, ce que vous me racontez de la valeur de vos silences, Clairetty! - et j'étais pour une fois bien content que les coups de marteau et les cris de Tripoli ont coupé le fil de vos pensées! Nous en reparlerons. J'ai tant à vous dire; comme toujours. Mais je me hâte de poster cette lettre pour vous rassurer (ma ‘petite fille distraite’) après l'alarme à la fin de votre lettre. Mes parents auront acheté le château à Assche? C'est franchement ridicule! Ils n'en ont plus pensé après notre visite. Mon père voit partout des maisons pour en louer une et n'a pas encore trouvé parce qu'il ne veut rester plus longtemps que 6 mois au plus. Ma mère parle toujours de retourner aux Indes; en avril ou mai maintenant. Alors vous voyez!.... Quand à l'‘indiscrétion’ sur Assche; vous savez que nous n'en avons pas eu le primeur de vous! Pourtant, s'il y a moyen, épargnez à cette pauvre Mlle Jeanne une scène désagréable. Je vous embrasse, un peu rudement, mais c'est en hâte! Votre Eddy. Origineel: particuliere collectie * Oui, lui aussi - le traître! E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 5 september 1922 Brux. 5 Septembre 1922. Ma chère grande Clairetty!!! Plus grande d'être devenue tout d'un coup un an plus agée que moi: je vous félicite de tout mon coeur et vous présente une anthologie de voeux (cette fois-ci) accompagnée d'une anthologie (tout de même!) d'autres choses. Veuillez présenter à votre maman aussi mes - nos - meilleures félicitations. Fleurissez, grandissez, soyez heureuse dans une toujours présente beauté: AMEN. Et comptez sur moi, marquise, comme sur l'écuyer le plus dévoué entre tous vos preux. Ecrivez-moi longuement comment vous avez passé le jour de votre anniversaire. Et devenez ma collaboratrice un peu, en ceci: Envoyez-moi une liste de toutes choses qu'on entend pendant une soirée ‘mondaine’ à Bruxelles et Paris; dans ce genre: Qu'une femme qui quitte son mari apres avoir vécu 11 ans avec lui, n'est pas intelligente, mais méprisable; surtout quand elle se fait accompagner; que Joséphin Péladan fut le seul critique d'art qui sentait la beauté en ‘sommité’; qu'Oscar Wilde par exemple n'était qu'un amateur doué; que dans un portrait de femme par Renoir toute la France s'est fourrée; que -: quelque chose sur l'argent, sur la politique, sur les moeurs, sur les femmes, etc.etc. Je saurai inventer mais ce n'est pas prudent. Faites-moi le plaisir de me donner une synthèse de ce que votre vie mondaine vous a appris! Mais il me faut une grande diversité; et les choses doivent être ou bien spéciales, spirituelles, ou touchantes de bêtise. C'est pour mon roman. Faites-vous auteur. Et maintenant, laissez-moi vous gronder. Pourquoi avez-vous été si méchante de me parler de vos ‘silences’ comme vous avez fait? Pour moi tout ce qui vous concerne a de l'importance; ce n'est pas seulement quand vous avez des idées ‘intéressantes’ que vous devez me les communiquer; je vous aime parce que je..... vous aime (et quoique vous n'avez rien de mon ‘idéal’, vous le savez!!) et je voudrais vous connaître même dans toutes vos ‘insignifiances’. Voulez-vous retenir ceci, ma grande Clairetty? Et puis - votre déclaration que vous ne vous donnez pas entièrement à vos amis, même pas avec moi, est une de ces vérités qui font de la peine, - à moi en tout cas. Enfin, probablement vous avez raison et alors c'est moi qui ai commis la faute de me donner complètement à vous. Pourtant je ne suis pas très expansif, moi non plus, en général. Conclusion à tirer: Vous avez prise une place plus imposante dans ma vie, que moi dans la vôtre! ‘En cette fois je veux vivre et mourir’..... Mais je ne vous demanderai plus de vous confier à moi et vous reprocherai encore moins votre silence; si vous êtes plus heureuse et plus calme seule, vous avez raison de cultiver toujours votre ‘jardin secret’. Au contraire: moi qui éprouve le besoin de me donner tout à fait à une personne en tout cas, c'est juste que je continue à vous dire tout ce que je pense et ressens, ainsi stupide soit-il. Eh bien, voulez-vous que je vous copie mille fois que vous êtes mon trésor, que - NON! car je suis faché. Pour le reste vous avez été adorable, petite fille distraite. Je revois de plus en plus Quinto et en jouis un peu avec vous. Savez-vous que j'ai été bien étonné de remarquer que vous vous rappeliez certaine date? J'arrive à vous revoir comme vous étiez ce soir-là, mais je ne me retrouve que représenté par mes sentiments. Vu tout ce qui se passait en moi tandis que je faisais semblant d'admirer la beauté du paysage, je trouve que j'ai été très maître de moi. J'avais si longtemps admiré votre bouche de respectueuse distance et m'avais mille fois demandé comment vous - entre toutes les belles femmes du monde - donneriez un baiser. (Vous voyez que ma franchise ‘de poète’ va loin!) Et alors, ce soir je me suis décidé à vous faire sortir de votre ‘jardin secret’, savez-vous? Car je savais que vous m'aimiez quand-même, malgré vos lettres, et une fois vos sentiments avaient été plus fort que vous déjà (vous-vous rappelez? quand Lanzetta était là et que nous devions chercher une chaise!) et puis je n'avais qu'un refus à risquer, qui m'aurait été plus bienvenu que l'incertitude dans laquelle je me trouvais. Comme si j'avais conquise une certitude!! Car après cela - bien après - ma chérie, vous m'avez fait souffrir beaucoup plus que jamais auparavant. Ne parlons plus de cela maintenant, puisque vous êtes adorable. Je ne suis jamais quiet, n'étant pas épicier peut-être, mais je jouis de mon bonheur pour le temps qu'il durera. Vous ne voulez pas me dire encore une fois que vous m'aimez? Allons, soyez courageuse et faites ce petit pas hors du jardin. Je chasserai tous les chiens enragés qui rôdent autour! Ma seule chérie, non, je ne suis pas malheureux que vous êtes loin de moi! Cela nous fera du bien. Si vous m'aimez vraiment et devrez m'aimer, le sentiment mûrira par l'absence et gagnera en fond; sinon vous m'oublierez et il faut mieux cela qu'une vie malheureuse pour deux. De moi-même, je suis sûr, mais regardez donc un peu la différence, Clairetty ma grande; moi je suis un garçon presque solitaire qui n'a jamais eu plus que 4 ou 5 amis à la fois (et dispersés encore!), vous, vous êtes la fée adorée de toute une cohorte de gens plus ou moins ‘intéressants’; ma foi cela fait une différence! C'est beaucoup plus facile pour moi de m'approcher de vous que pour vous de vous donner à moi: il faut le constater (quoique vous n'aimez pas ce mot.) Eh bien, pensez, méditez et après: décidez-vous. Mais je vous en supplie faites-cela selon votre coeur, votre propre coeur, et non pas selon des listes et des théories de vieux philosophes empaillés qui généralisent et nous traîtrions comme Procruste traîtait ses cliens dont il coupait les bras et les jambes quand le lit qu'il leur offrait était trop petit pour eux. Ah Clairette comme j'aimerais être banni avec vous sur une île déserte; vous verriez comme on s'aimerait! L'idée que mille humains qui ne me disent rien, mais si complètement rien - et surtout dès qu'il s'agit de vous! - contribueront plus ou moins à notre futur bonheur, m'est peu supportable. C'est probablement parce que je ne suis qu'un sauvage javanais, après tout!! - Maintenant une nouvelle que j'allais oublier. Nous avons décidé que je ne partirai en Angleterre qu'au commencement de novembre, de sorte que je pourrai encore passer ma ‘fête’ en famille, au lieu de devoir retourner pour cela. Puis - vous êtes toujours loin de moi! Et, ce qui m'a convaincu le plus, je travaille à merveille maintenant; j'ai aisément complété mon programme; et ce serait dommage de couper l'élan par un voyage et ses distractions. D'ailleurs j'irai quand même. Je garde une surprise pour vous jusqu'à peu près mon départ. Mes parents vous font bien remercier; êtes-vous rassurée à propos de ce château d'Assche!?! Dites à Giulio qu'il donne exécution à son projet de m'écrire, ça me ferait plaisir! et dites-lui que je ne leur ai point oublié! Surtout n'oubliez pas de faire mes compliments à tous vos amis qui arrivent: 10 à M. Wolfers; 20 à Mlle. Lambiotte. 30 à Mlle Simone (a-t-elle reçue les photos?) Comme c'est dommage que Mme Godard ne vient pas; je vous plains, mais consolez-vous avec ‘glouglou loulouglou’ qui est si magnifique de couleur. Faites-moi son portrait: en couleurs! Mes respects à votre maman que je souhaite une victoire écrasante sur les mouches et mes plus chauds baisers pour vous. Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 7 september 1922 Brux. 7 Septembre '22 Ma chère, Chère, Clairette chérie! Voilà, ça y est! J'espère que cette lettre n'arrivera pas en morceaux, mais si c'est ainsi, vive la franchise! J'ai été bien contrarié en trouvant - ou en retrouvant - mon enveloppe; puis, imaginez-vous cela, en lisant que votre maman avait lu ma lettre! Mais maintenant j'ai un grand sentiment de repos, au fond. Qu'elle le sache. Si vous devez m'aimer toujours vous m'aimerez n'en déplaise qui que ce soit, j'espère, et si vous ne m'aimerez plus ce n'est pour faire plaisir à un autre que vous feriez des efforts pour m'aimer tout de même! Donc? Ça prouve que c'est une question entre nous deux; Ma foi, il me semble que j'ai assez lutté pour arriver à ce que vous m'aimiez un peu et que ce n'est pas parce que j'étais le mieux équipé pour cette lutte que j'y suis arrivé! Sur cela je regarderai toujours avec assez de fierté, Cherie! (je l'écris avec un c capital et je souligne le mot, que voulez-vous: c'est plus fort que moi aussi!) Je suis vraiment assez exaspéré par cette histoire de mes maudites enveloppes; mais il n'y en avait ici que des trop petites et celles-ci, et comme j'étais tout-à-fait dans la situation qui vous a fait employer votre papier ‘snob’, c.à.d. que je sentais aussi impérieusement le besoin de vous écrire vite-vite, j'ai commis cette stupidité et vous demande bien pardon. Aujourd'hui j'ai evidemment cherché tout de suite des enveloppes moins traîtreuses. Pauvre Clairetty! Songer que moi j'ai été l'innocente cause de votre première escarmouche avec votre maman après une paix si longue et dont j'étais justement si content. C'est plus que bête de ma part et aussi suis-je plein de remords. Mais - il faut me le pardonner mais vous savez que je vous rends vos franchises! - après tout je suis assez content que votre maman sache ce qu'elle sait maintenant; je me trouvais bien hypocrite et assez lâche envers elle. Maintenant cet autre affaire qui est assez facheuse, en vérité! Elle est assez simple, il me paraît. Ma tante a naturellement entendu que nous avons été voir Assche et elle a compris que nous (mes parents) ont su qu'elle avait l'intention de l'acheter. Elle a immédiatement soupçonné Mlle Jeanne v.d.H. qui a nié, comme vous voyez de là. Je sais ceci parce que Mlle J. est venue ici un jour pour en parler avec ma mère qui n'était pas là, elle m'a donc vu et raconté que ma tante était furieuse, etc. - Maintenant des suppositions. Probablement Mlle J. - ou ma tante - une des deux - a parlé de l'affaire avec les Artôt qui en ont parlé avec votre oncle et votre tante. Et si votre tante n'avait pas su que vous en aviez parlé à ma mère (vous aussi) elle n'aurait vraiment pas pu vous faire des reproches. Pourquoi lui-avez vous dit cela? Quant à ce que mes parents auraient acheté le château; je vous l'ai dit, c'est ridicule. Mon père a enfin trouvé une maison rue Lesbroussard (?) (je ne sais pas encore le numéro et vous l'écrirai demain) où nous serons lundi prochain, et pour six mois au moins! Rassurez-donc tout le monde à cet égard et dites que vous le savez de moi, si vous voulez. Evidemment je ne parlerai pas de cette affaire à mes parents puisque vous le désirez, mais j'ai grande envie d'aller voir ma tante et de lui demander pourquoi diable elle fait faire un tel fracas d'une histoire assez insignifiante. D'ailleurs si elle est mécontente de ce que mes parents ont vus ‘son’ château elle n'a qu'à venir ici et le leur reprocher ouvertement; je ne vois pas trop bien ce que les Artôt y ont à faire et pourquoi le mécontentement de ma tante doit aller via votre tante dans votre direction!! Vous me le permettez; écrivez-moi bien vite alors. J'irai voir ma tante (qui m'aime beaucoup) et arrangerai la question sans vous nommer même! N'oubliez pas - en tout cas - que l'invitation pour voir Assche est venu de mes parents d'ailleurs; et que vous n'avez fait qu'accepter! Dieu, que les gens sont quasi-importants et bêtes! Vous avez raison de préferer Tripolini et Pia; j'approuve votre choix de tout mon coeur! Voilà, j'aurais presque oublié de vous appeler ‘chérie’ sur cette page. Ce que je fais donc juste à temps: vous êtes consolée un peu, chérie? Mais qui a donc menti tellement, pauvre Clairette? Voici tout ce que j'en sais, moi, et je ne vous mens jamais. Peut-être que ceci pourra vous aider à comprendre. Ah, attendez, - j'allais oublier que Mlle J. avait trouvé que mes parents devraient dire qu'ils avaient lu un avertissement dans le Soir si ma tante viendrait leur demander pourquoi ils y sont allés; mais ma tante ne vous a jamais dit un mot. Aussi il ne s'agit nullement du fait que mes parents auront achetés A. mais qu'ils ont vus. C'est de vous que j'entends pour la première fois qu'on nous soupçonne de l'avoir acheté; mais je sais très très sûrement que ce n'est pas vrai. Mon père ne voudrait jamais s'isoler tellement; et ma mère parle toujours de retourner aux Indes. Ne croyez donc pas qu'ils m'ont laissé ignorer leurs intentions. Il n'y a jamais eu question entre eux d'acheter ce château. C'est une promenade en auto assez simple qui a des suites compliquées! Brrr! - je me secoue vigoureusement! - Allons; voyons maintenant ce qu'il y a encore à répondre, car je vais vite poster cette lettre. - Je relis votre lettre et cette phrase qui m'a fait bien froncer les sourcils quand je la lisais au ‘salon’: ‘quand elle a vu que vous m'appeliez chérie à chaque page elle a été affolée’ - me fait rire maintenant dans la solitude de ma chambre. C'est trop drôle au fond, Clairetty, chérie, de voir votre maman s'affolant de mes mots doux! Mais qu'elle m'en apprenne d'autres, je vous les enverrez! - Quant au directeur de poste de Sesto, que le diable l'emporte! Je voudrais qu'il pourrait lire ceci aussi, le vieux touche-à-tout! Ça manquerait encore que lui aussi y fourre son nez! Mettons qu'il n'a pas une raison pour qu'il comprenne mon français! Et maintenant il y a tant dans votre lettre qui mérite une réponse moins hâtive. J'attends votre lettre de ‘demain’. Puis nous tiendrons ce conseil de guerre. Je cours poster cette lettre; je garde mes sentiments plus sincères pour une autre qui ne sera pas bourrée de détails ennuyeux. Je vous remercie et suis heureux. Je ne vous parlerai plus de Cocteau; aussi j'ai failli retenir mes observations pédantes, mais je le trouve un petit innovateur affecté, que peux-je y faire? (Mon français aujourd'hui est terrible mais j'écris en grande grande hâte.) J'ai commencé à lire Le Cirque Solaire qui commence à m'intéresser; je vous en reparlerai. Je travaille beaucoup et pourtant je ne suis pas content! A bientot........ chérie. Je vous embrasse tant que vous voulez. Votre Eddy (P.S. J'aurai bientôt un autre papier aussi.) Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 7 september 1922 jeudi soir Ma chère Clairette, Je viens de relire votre lettre; je vous vois dans l'embarras et pour votre maman aussi cette histoire est bien embêtante. Je vous écris donc longuement sur ce sujet espérant que ma lettre pourra vous être utile - ou à votre maman - quand vous (ou elle) devrez répondre à la lettre des Artôt. Là vous ne me dites plus rien, je ne sais donc pas ce qu'ils vous reprochent, ou à votre maman qui n'y est absolument pour rien. C'est bien injuste que vous deux vous devez être ennuyés par une question qui regarde plutôt ma tante et nous; tandis qu'à nous on ne nous dit pas un mot. Je ne serais pas très embarassé de répondre! C'est dommage que je ne peux rien dire à mes parents - ne fût-ce que pour reprocher à ma mère ses indiscrétions à elle! ou plutot sa nonchalance! - mais j'ai fait rigoureusement selon votre désir. Aussi j'ai tâché encore une fois de vous écrire méthodiquement ce que j'en sais, moi. Les aventures de Sherlock Holmes que j'ai avalées toutes m'ont été de grande utilité dans cette construction. Tout mes regrets! Mes respects à votre maman; je vous embrasse (plus qu'avant) Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 7 september 1922 DOSSIER B/113 - J'essaie de faire un plan de campagne dans cette ennuyeuse affaire du soi-disant ‘achat’ d'Assche. Voici donc les faits, si je ne me trompe: 1.Mlle J. v. der Hecht vient bavarder avec ma mère et lui raconte que ma tante a un château en vue près d'Assche. Ceci sous la sceau du secret! 2.Ma mère et vous en parlent. Qui a révélé à l'autre les projets de ma tante? C'est très drôle: chacune portait un secret et c'était le même! Au fait il n'y avait pas de mal dans cette révélation. Ensuite ma mère vous invite d'y aller pour voir, et vous acceptez. Est-ce une faute, cela, de votre part? 3.On va ensemble voir Assche. 4.Ma tante entend ceci (de ma mère, ce qui est bête comme tout, mais puisqu'elle ne croyait pas avoir malfait elle avoue qu'elle a vu Assche. Ma tante ne dit rien, ne demande même pas si ma mère sait quelque chose de ses projets, enfin, le nom ‘Assche’ est mentionné comme si c'était n'importe quel autre trou.) 5.Ma tante va retrouver sa fidèle Mlle v.d. H. et lui reproche d'avoir révélé le sombre mystère à ma mère. Mlle v.d. H. nie; vient ici pour nous dire que nous devons déclarer avoir lu tout cela dans ‘le Soir’ et s'en va. Elle me parle parce que ma mère n'était pas là. Nous revoyons ma tante: pas un mot entre nous. On ne parle plus d'Assche ni de la visite. Ceci de notre côté. Maintenant chez vous se passe ceci: 1.Votre tante sait (par les Artôt?) les projets de ma tante. 2.Elle vous le raconte. 3.En entendant (de votre maman qui elle aussi n'a rien à cacher) que nous irons ensemble voir Assche elle vous reproche d'avoir parlé du ‘secret’ à ma mère. Ne sachant rien de l'indiscrétion de Mlle J. vous avouez. 4.Vous en parlez avec moi et je vous révèle à mon tour (puisque chacun livre un secret!!!) que vous n'avez pas été si indiscrète que ça puisque Mlle J. l'avait été bien avant vous. 5.(supposé) Mlle J. et les Artôt et ma tante tiennent conseil de guerre. Ensuite (puisque Mlle J. ne veut toujours pas avouer, et elle a raison, la pauvre!) Mme Artôt va reprocher à votre tante son indiscrétion. 6.Votre tante avoue? (Ce serait dommage.) Elle vous reproche de nouveau votre indiscrétion et puis elle en fait part aux Artôt? Je le suppose puisque ceux-ci écrivent à votre maman. Que disent-ils? Voilà un point capital! Vous ne me le dites pas. Maintenant écoutez. Si les Artôt vous reprochent affirmativement votre indiscrétion, donc si votre tante le leur a dit, avouez que vous en avez parlé avec ma mère mais dites que c'est ma mère qui vous a invité et que vous n'avez rien fait qu'accepter. C'est la vérité. - S'il s'agit aussi des projets de ma tante, dites que ma mère savait déjà cela; que c'est elle qui vous en a parlé. C'est encore la vérité. Mais ne dénommez pas Mlle Jeanne, si ça se peut. Elle sera tellement grondée, la pauvre. Maintenant, s'il n'y a pas autre moyen, dites-le évidemment tout de même et si on vous demande de qui vous savez cela, nommez moi. Mais si les Artôt ne font que demander, dites-leur que vous n'en savez rien. Que vous n'avez rien fait que recevoir une invitation de ma mère et l'accepter. Que vous croyiez ma mère au courant, mais qu'on n'en a pas parlé. - Ainsi ils n'auront qu'à chercher leur coupable dans une autre direction ou gober la légende du ‘Soir’! J'espère que votre tante n'a pas trop raconté aux Artôt. Mais tout ceci ne s'agit que de l'indiscrétion (si c'en est une) de voir Assche. Quant à l'autre d'avoir acheté Assche; elle est complètement inexacte, en ce qui nous concerne. Qui est donc la personne qui a trouvé cela le premier? Vous pourrez la rassurer, et cette fois-ci, s'il vous faut un nom, usez le mien sans hésiter. Dites que je vous ai assuré (et je le fais en vérité en toute honnêteté) que mes parents n'ont pas seulement pas acheté le château en question, mais n'en ont jamais eu ni l'intention ni même l'envie. Si Assche est vendu, tant pis pour ma tante, mais ce n'est pas à nous! (Mais si vous voulez, j'arrangerai cette histoire ici avec ma tante. J'ai horreur des complications dans des affaires de peu d'importance. Je ferai promettre ma tante de ne pas gronder la pauvre Mlle J. - et je lui raconterai (en secret aussi, puisque c'est la mode!!) l'indiscrétion de celle-ci. Ensuite je la rassurerai à l'égard de l'achat. Et tout sera pour le mieux dans le - etc. Vous consentez? J'ai envie de le faire sans votre autorisation; car c'est idiot qu'on vous reproche les indiscrétions d'une autre; et ensuite..... un fait qui n'a jamais eu lieu (l'achat du château par mes parents!) AMEN J'en suis fatigué, Madame. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 10 september 1922 En hâte! Brux. 10 Sept. 1922 Ma chère Clairette, Mon cousin Noureddin (dit ‘Coco’) que vous avez connu il y a bien longtemps! - est dangereusement malade en Suisse; sa mère est retenue par des affaires quasi urgentes en Hollande et ma tante (sa grande-mère) est elle-même malade et ne pourra partir que demain pour le rejoindre et ne sera là que dans 3 jours car elle ne voyage pas la nuit! De sorte que le garçon est tout à fait seul et se sent terriblement découragé. Ma tante est très énervée, - et voilà que je pars ce soir assez brusquement pour Spiez au Lac de Thun, où je serai demain vers 3 heures, pour rassurer un peu le patient et ma tante. Votre lettre qui n'est pas encore venue m'arrivera là-bas (ou là-haut) et c'est de là que je vous écrirai. Mes respects à votre maman, tout à vous Eddy. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Spiez, 12 september 1922 12 Septembre - 22. Ma chère Clairette, Me voilà am Thunersee, arrivé sain et sauf et ayant froid. J'ai trouvé Coco en assez bon état; il était dans sa chambre en compagnie de deux jeunes français quand j'entrai, et très étonné de me voir surgir comme ça! J'espère que ma présence lui a encouragé; il va relativement bien mais n'est pas transportable et ne le sera probablement pas si vite; j'ai vu le médecin aujourd'hui, un sympathique suisse allemand qui parle le français un peu comme Michele Lanzetta. Demain soir ma tante sera ici; je resterai encore quelques jours pour ne pas refaire immédiatement le voyage, qui n'est pas amusant pour sûr; j'ai dormi à peu près jusqu'à Bâle. Un billet de 5 francs m'a acheté la profonde sympathie du controleur qui m'a préparé un compartiment 1re classe comme dortoir; je me suis allongé, on m'a laissé tranquille jusqu'à 11 heures du matin et je n'ai rien perdu de mon repos de nuit habituel. Pour 5 francs belges (!) au-dessus le marché (qui était un simple billet 2e classe), ça n'est pas trop mal. Et songer que le même type a voulu me fourrer dans un compartiment où.... sentaient déjà 5 personnes, pressées l'une contre l'autre, et dont 4 amoureuses. Je suis très content de mon voyage! J'ai fait comme vous: je n'ai rien vu de l'Alsace. A Bâle j'ai changé de train à midi et quart, et à 4 heures j'étais ici. Le paysage Suisse est paisible, très vert, de Bâle à Bern; à partir de là il y a plus de variation. Spiez est magnifique, je vous envoie un petit panorama; tout à gauche vous voyez l'hôtel Kurhaus. Il y a beaucoup de hollandais ici; mais on commence à quitter la place: le temps est mauvais et fin septembre l'hôtel ferme. Espérons que le pauvre Coco sera capable de prendre le train vers ce temps. Les français ont quitté Spiez ce matin; hier 20 personnes sont retournés vers leurs pays respectifs; et si le temps continue à être comme aujourd'hui je ne prolongerai pas mon séjour outre mesure. Je ne sais pas si je pourrai être utile encore à ma tante: en sieur de compagnie, peut-être; mais mademoiselle Jeanne sera là, elle aussi, alors.... S'il fait beau, j'irai à Jungfrau-Joch (j'espère que je l'écris bien!) qui est à 4 heures du sommet de la Jungfrau; j'aimerais faire cette promenade à pied aussi, mais est-ce qu'on trouvera encore un guide? Puis il me faudra d'autres souliers!! - Les environs de Spiez même me semblent très jolis; mais je ne peux vous donner aucune description, puisqu'il a plu tout ce jour et que j'ai tenu compagnie à Coco. Son moral est bon! - Je saurai vous décrire la chambre de bain, le salon, la salle à manger, le serre, le jardin, mais ce serait trop long et ennuyeux. Suffit que c'est un charmant petit hôtel assez distingué, enfoui sous les fleurs. Vous seriez heureuse ici! Il y a une petite fontaine cachée dans la verdure dans le jardin, devant la porte d'entrée. On parle tant bien que mal le français. Ne pourrez vous pas vous évader de Quinto et venir ici? vous m'accompagnerez sur la Jungfrau et je ne verrai plus rien d'elle! Que faites-vous? J'ai l'impression que je me suis éloigné encore plus de vous, ce qui fait que le désir de vous voir et vous avoir près de moi s'est accentué encore - rien que cela! Mais j'ai là vos lettres et vos photos; elles, en tout cas, me restent fidèles. J'ai écrit à madame votre mère; vous savez cela maintenant et peut-être (‘qui lo sa?’) elle vous a fait lire ma lettre! Maintenant: plus de cache-cache. Je ne sais pas si elle me trouvera ‘insolent’ de nouveau, ou seulement ‘toqué’; et aussi je ne me suis pas demandé cela trop longtemps. J'ai éprouvé le besoin d'être franc avec elle - à mon tour - et je compte qu'elle me dira ce qu'elle à sur le coeur; je suis sûr qu'elle le fera, votre maman, car elle est ‘psychologue’ mais pas hypocrite. Et vous? - vous ne m'en voulez pas, d'avoir agi sans vous consulter? Si oui, pardonnez-moi; il m'était impossible de me tenir caché, bien à l'abri du mécontentement de votre maman, comme un écolier qui se félicite que c'est son camarade qui a été ‘attrapé’. Vous, vous me comprenez, n'est ce pas? Ce n'est plus comme dans ‘le cas Pinsonnette’ quand vous étiez fachée d'une franchise qu'entre vous et moi je jugeais non seulement tolérée mais un devoir. Je puis avouer, maintenant, que vous m'avez bien blessé ce jour-là en me jugeant si mal. Non, Clairette, promettez-moi que quoi qu'il arrive nous ferons de notre mieux pour comprendre l'autre dès qu'il explique. Peut-être nous ne nous connaissons que très mal. ‘Pourtant (me direz-vous) vous m'avez dit que vous me connaissiez tout à fait?’ - C'était un ‘tout à fait’ de ce temps-là. J'avais compris que vous étiez beaucoup plus simple, plus ‘petite jeune fille pure’, plus bonne qu'on ne l'aurait cru en jugeant d'après votre situation de femme admirée, désirée, gâtée. Vous y êtes? Ça me suffisait - alors. Maintenant cela ne suffit plus. Maintenant il me faut des détails. Et ce qui est pire: il vous faut des détails aussi. Et ce qui pour moi, qui vous aime tout à fait, avec un amour constant, fort, fidèle (j'écris tout ceci avec la plus complète confiance), ce qui pour moi ne sera jamais plus qu'un détail, pourra être pour vous une chose capitale. Enfin, attendons! Pour le moment ce sont les beaux habits, les cravates impeccables, les chapeaux de belle forme, la finesse et la sociabilité qu'il vous faut. Vous voyez que je connais la liste? Ma Clairette chérie, je ferai de mon mieux; mais pensez que c'est difficile pour moi, ce n'est pas une chose qui se fait en éclair que vous me demandez, c'est une chose continue, une transformation de caractère presque, et il me faut du temps; je ne saurai me changer comme dans un conte de fée d'un seul coup en Prince Charmant après avoir été mendiant ou savoyard. Mais vous avez ma promesse. Mon amour serait un petit béguin bien mince si je disais ‘non’ après la première demande que vous me faîtes, après vous avoir juré que je ferai tout pour vous!!! Seulement j'aurais mieux aimé de me faire marmiton pour gagner la Belle Héroine, que Prince Charmant. C'est plus dur, mais moins difficile! Seulement: est-ce que la Belle Héroine, de sa part, sera clémente dans son jugement? Je me le demande. Mais je l'aime, la Belle Héroine!! - J'ai fait preuve hier peut-être de ces aimables qualités de ‘gentleman’ et c'était en pensant à vous que j'ai pu le faire. Un des deux français qui tenaient compagnie à Coco, quand il entendait que je n'étais qu'un espèce d'écrivain, a déclaré qu'il appelait cela des ‘gens inutiles’; quand je remarquai qu'il avait peut-être raison, mais que l'utilité de certains gens ne valait pas l'inutilité d'autres, il se fâchait visiblement et disait que les inutiles qui se vantaient de leur inutilité étaient des égoistes et des idiots. Je repondis que je me rendais parfaitement compte d'être un égoiste et même un grand égoiste, mais que le mot ‘idiot’ était un peu fort. Il me regardait bien en face et disait avec un air de bravo: - En vérité, monsieur, c'est très fort même. Eh bien, je me fâchais aussi, je vous assure! Coco était malade, cela me retenait un peu, mais il y a quelque temps je lui aurais demandé de continuer la discussion dans le jardin. C'est en pensant à vous et à vos théories mondaines que j'ai dit, avec l'air le plus calme possible: - Eh bien, monsieur, puisque vous aimez les expressions un peu fortes, je pourrai dire de mon côté que je vous trouve un imbécile. - Vous pourrez, me dit-il. Et il continua à épuiser de nouveau un tas de théories sur l'utilité à rechercher dans ce monde, etc. etc. - que j'écoutais à peine. Puis il nous a quitté en me serrant la main! L'autre garçon, son cousin, était très calme et aimable, moins expansif et plus intelligent; il me donnait visiblement raison. Coco m'a expliqué plus tard que les deux jeunes gens étaient de vrais contrastes, qu'ils étaient tous les deux au fond très bons, mais que l'un était un braillard qui avait fait tout mieux qu'un autre, tandis que son cousin était un charmant garçon. Mais pourtant, Clairette, et l'un et l'autre est très mondain, bien élevé en apparence et très bien habillé. Le monsieur ‘imbécile’ selon moi était même assez beau garçon (quoique c'est d'ailleurs un goujat qui se vante de ses succès auprès des femmes!); ensuite il a parlé de la politesse française avec élan (comme il le fait de tout d'ailleurs); et je suis sûr qu'en société il aurait été très ‘convenable’. Alors, dites-moi un peu, quand un monsieur mondain vous traîte d'idiot, est-ce mondain tout de même de donner un soufflet à ce monsieur mondain? Je me sens timide devant ces gens par incertitude; je finirai par avaler des insultes pour rester convenable; et avouez que je pourrai rencontrer des types comme celui-ci en pleine société. On parle alors à voix basse, mais je n'aime pas les impudences.... même chuchotées. Me voilà rouge en vous décrivant la scène d'hier soir! Allons - parlons d'autre chose. De - de - de tout ce que vous voulez puisque je ne demande qu'à me donner l'illusion que je vous parle, que vous êtes là tout près de moi, ici à mon côté gauche, et... que vous n'êtes pas de mauvaise humeur! Pourtant les mauvaises humeurs qui demandent une consolation me sont assez sympathiques! Les mauvaises humeurs qui s'expriment ainsi: ‘Je vous aime bien, je vous aime beaucoup, c'est plus fort que moi’ - sont adorables! Eh bien, Clairetty, chérie (je recommence!) vous soutenez ces paroles, en ce moment que vous me lisez? - Regardez, je viens de déclarer que vous étiez là, à mon côté gauche, et tout d'un coup je me rends trop péniblement compte que vous n'êtes pas là! - Oui; et ne fût-ce que pour ceci: Mon apparence peu hollandaise me procure la confiance de tous mes compatriotes. Une dame qui écrit de l'autre côté de ma table s'écrit: - Chéri, dites un peu ce qu'il faut écrire à tante Julia? - Le chéri qui est enfoncé dans un coin sur le canapé répond: - A tante Julia? Avant tout il faut que je te dis que la pauvre âme aura 60 ans demain! - Ah, mon Dieu, qu'est-ce que tu dis! - Oui, 60 ans; n'oublie pas de la féliciter! - Ah, mais ça c'est gentil de me l'avoir rappelé. Tu auras un bon baiser pour cela tout à l'heure! - (Grognement du coin et rideau.) Alors, comprenez-vous que vous n'êtes plus là! Si vous étiez ici nous ne serions pas dans cette chambre d'ailleurs, si cela dépendait de moi. Vous, vous avez toujours quelqu'un de vos 36 correspondants à répondre; mais moi je n'aurais pas de lettres à écrire. J'aurais aimé vous emmener le long de quelque sentier. Il y en a de très jolis et d'amplement fleuris! Et on ne se serait pas donné des baisers à cause d'une vieille tante, et pas.... toute à l'heure! Après ceci, je vous quitte. Je veux penser à vous et ne plus vous écrire. Ecrivez-moi toujours rue Lesbroussart 116; ma mère aura soin d'expédier vos lettres. Je vous écrirai peut-être encore une fois d'ici. Je vous souhaite tout le bonheur possible dans votre Toscane aimée et vous embrasse aussi fort que vous êtes loin. Mes respects à votre maman. Tout à vous (je souligne) Eddy P.S. - Non, écrivez-moi ici, mais bien vite! J'attends votre lettre; ça ne fait rien, je filerai après. J'aimerais tellement vous lire ici. Allons, soyez gentille et envoyez moi un baiser en Suisse. L'adresse: voir l'enveloppe. E. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Spiez, 13 september 1922 13 Septembre '22. Clairette mia, Ecoutez! - Coco dort. Il fait un froid de chien; dehors tout est humide. J'ai terriblement mal à la gorge. Je m'ennuie. Je n'ai pas de travail et mes 2 ou 3 bouquins ne m'intéressent pas pour le moment. Laissez-moi vous écrire quelques pages de roman! Donc: il y a ici un abbé et une salle à manger. J'ai vu l'abbé avant hier soir pour la première fois; après le départ des deux jeunes français il est venu pour voir Coco. Je lui ai offert un numéro de l'Auto contenant la description du match-revanche Criqui-Wijns. Il s'écria: ‘la grande soirée pugilistique! ah, bien sûr, c'est dans les journaux de sport qu'on apprend le français!’ - Je dis: - Sans aucune doute, M. l'abbé, vous trouverez dans ce même article encore les mots français ‘round’, ‘uppercut’, et ‘knock-outer’, pour ne pas parler de l'expression ‘sonner’ un homme. - Il ouvrait de grands yeux ronds (il ressemble furieusement à une tortue) et acceptait le journal. Maintenant, il paraît qu'en bas il dînait toujours avec ses deux jeunes compatriotes (M. l'abbé lui-même est français.) Avant-hier soir c'était donc leur dernier dîner ensemble; quant à moi je prenais le repas avec Coco. Mais je suis sûr que M. Albert Maricot (c'est mon ami le braillard) lui a parlé de moi; alors vous comprenez: un jeune homme qui se vante d'être égoiste et inutile, c'est un égaré perverti. Il entrait la chambre de Coco hier soir, rempli de méfiance. Vous n'avez qu'à vous figurer un prêtre qui se méfie, qui reste pourtant digne, n'est-ce pas, et qui ressemble à une tortue. Je le saluai: - Eh bien, M. l'abbé, (car il me rapportait l'Auto), ç'a été assez sanglant? Il répondit d'un ton sec: - Sanglant? Je vous demande pardon, je ne saisis pas votre pensée...... - Mais le combat de boxe! - Ah, le combat? Sanglant? Vraiment je ne suis pas à la page. Vous savez ce que cela veut dire: ‘à la page’? - Oui, M. l'abbé, je peux encore vous suivre. On parlait des sports. Il me demandait si je m'intéressais pour la natation. - Assez; mais pas tellement pour les grands nageurs. Ce sont des types gras et très laids en général. - Ah? Ça fait une partie de ce sport, d'être gras? - Il me semble. Je crois qu'ils flottent sur leur suif. Ses yeux étaient tout ronds maintenant. Il regardait Coco qui riait. Alors il dit, méditatif: - C'est curieux comme les étrangers trouvent toujours les locutions un peu - - eh - - je n'oserai dire ma pensée - - En vérité si vous vous serviez d'une telle expression en société.... Je vous demande pardon, mais où avez-vous saisi cette expression-là? - Mais je ne saurai vous le dire, M. l'abbé. Probablement je l'ai fait moi-même. Je fais mes expressions souvent moi-même; je combine..... - Oui, mais suif; suif c'est pour en faire des chandelles. Talge, n'est-ce pas? - M. l'abbé, si vous m'expliquez les choses en allemand vous risquez fort que je ne vous comprendrai plus du tout. - Mais suif, ce n'est pas humain. - Ah, non? Tiens je connais pourtant une petite histoire qui s'appelle Boule-de-Suif. Et c'était un homme. Alors Coco qui était sur le point d'éclater de rire, expliquait: - Il faut savoir, M. l'abbé, que mon cousin a appris le français un peu à Montmartre. Vous voyez de là comme il se méfiait de moi à partir de ce moment! Il se fourrait dans un coin et il me fallait parler des moines florentins que je trouve tellement pittoresques, des fresques de Beato Angelico au couvent de Saint Marc (que nous avons admiré ensemble avec une si incroyable unanimité!) et du Greco pour qu'il se rassurât un peu. - Je vous envie d'avoir tant voyagé, dit-il. - J'aimerais tellement voir l'Italie où la religion catholique a gardé presque sa forme originale; et l'Espagne.... A ce moment la petite ‘Kellnerin’ venait nous apporter notre dîner. Et ici le roman prend une tournure qui doit être expliquée. Hier matin j'ai déjeuné dans la salle à manger. Je n'étais pas rasé; et me rappelais deux vers en allemand qui sont la composition de mon ancien ‘patron’, M. Gediking, de la Bibliothèque du Musée à Batavia. J'avais mon stylo en poche et j'écrivais sur mon menu: Geh'unrasieret meinen Weg und guckt mich einer an, Kann meinentweg'n zum Teufel geh'n: ich bin ein freier Mann! (Je vais mon chemin sans être rasé et si quelqu'un me regarde il peut aller pour ma part au diable: je suis un homme libre!) Eh bien, quelqu'un ou plutot quelqu'une avait relevé le gant. Sur le menu qu'on nous montait était écrit: Ich kenne keiner Mann Der wirklich ‘frei’ sich nennen kann! - M. l'abbé, - dis-je, - il y a quelques mots en allemand sur ce menu. Vous ne voulez pas nous les traduire? Il prenait le menu, lisait et dit: ‘Je ne connais pas un homme qui peut se nommer vraiment ‘libre’. Je ne sais pas ce que cela veut dire. Je me tordais de rire! Vous comprenez qu'il était devenu de nouveau une batterie de méfiance! La ‘Kellnerin’ que je soupçonnais fort d'être la poétesse de ces deux lignes se sauvait bien vite derrière la porte. - Eh bien, je vais vous expliquer, M. l'abbé.... - Ah, pardon, pardon! Je devinais déjà quelque sous-entendu scabreux. - Mais non, M. l'abbé, ce n'est pas si scabreux que ça! - écoutez. Et j'expliquais. Il écoutait attentivement et me serrait la main entre ses deux mains quand il partit. Au fond il ne me trouvait pas si perverti qu'il ne l'avait cru, peut-etre?.... De sorte que le jour d'hier m'a procuré la conversation d'un prêtre, la philosophie d'une petite ‘Kellnerin’, et une réponse aux vers de ce bon célibataire qu'est M. Gediking. J'ai envie de lui écrire. Il dira qu'il est bien ‘libre’. Mais à moi cette réponse va comme un gant. Hélas! je ne suis pas libre, ce n'est que trop vrai, étant terriblement à vous; et ce qui est pire peut-être c'est que, si long que ce soit sous ces conditions, je ne demande pas la ‘liberté’. Ma chère Clairetty, c'est tout. J'espère que je ne vous ai pas ennuyée, malgré le mélange que je fais toujours de l'imparfait et du passé défini, et vous embrasse avec tout l'enthousiasme d'un homme pas libre pour sa...... SOUVERAINE. Votre Eddy (P.S. - A ce moment M. l'abbé se promène dans le serre, avec un bruit sec de ses talons, comme un moine dans la longue galerie d'un cloître.) Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Spiez, 15 september 1922 15 Septembre '22. Ma chère Clairette, Ceci en hâte pour vous dire que je pars demain pour la Belgique. Au lieu de voir quelque chose j'ai été stupidement malade, enrhumé, mal à la gorge etc., la fièvre un peu. Deux beaux jours je n'ai rien fait que garder la chambre! C'est un succès. Je ne suis même pas allé à Interlaken à l'autre côté du lac. La meilleure chose à faire, sous ces conditions, c'est de retourner. Ce que je fais. Mais pendant que j'étais malade ici, j'ai bien travaillé. Ça me console! Mon roman marche, marche comme un vélo. Ce n'est pas encore une locomotive, mais j'avance tout de même. Au fond c'est bête: écrire un ‘roman’! Je vous en reparlerai. J'ai l'impression que je vous écris ce soir comme vous m'écrivez généralement, en vitesse suprême; laissant beaucoup de blanc. Les fameux ‘mots hatifs’, enfin. Ça n'a que le charme de la spontanéité. C'est déjà quelque chose: c'est le charme de Balzac!!!! Qu'avez-vous fait tout ce temps que je n'ai rien entendu de vous? Je ne sais si c'est parce que mes parents ne m'ont pas enverré vos lettres ou que vous ne m'avez pas ecrit, mais je n'ai rien reçu ici. J'ai eu comme seule lecture Le Jardin des Supplices de M. Mirbeau, qui m'a laissé dans la bouche un goût douloureux de chinois tués. Mais c'est assez amusant, ça vaut mieux que les remèdes à avaler ou à gargariser. Vous avez maintenant votre amie Jeanne Bergson près de vous? Elle doit être charmante à juger d'apres son nom. Est-elle philosophe, elle aussi? J'espère qu'elle est plus amusante que votre amie Iedda(?). Tiens, je viens de la décrire dans le roman, cette noble dame! vous allez voir. Je l'ai appelé, je ne sais pourquoi: madame Dulard. Maintenant si ça vous gêne je veux bien changer le d final en un t. Ma chère Clairette, je vous quitte? Je ne sais rien de vos opinions actuelles, de vos sentiments; j'attendrai une lettre de vous avant d'écrire de nouveau. Quand vous m'aimez toujours un peu je vous embrasse avec énergie (malgré ma rhume.) Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 17 september 1922 AVIS IMPORTANT: Après ceci je vous écrirai moins, lettre pour lettre au plus. Surtout maintenant, que vous allez avoir les demoiselles De Moor et Lambiotte auprès de vous, je crains abuser de votre attention! Bruxelles, 17 Septembre. Ma chère Clairette, J'arrive plus ou moins ‘en démon’, à 7 heures et demie du matin, après un voyage assez fatiguant. Nous étions deux dans le compartiment, nous aurions pu dormir, sans la torture continuelle des controleurs et des douaniers. Voilà ce que je trouve ici: 1une nouvelle maison; 2un tas de portraits de famille, bêtes et embêtants; 3pas de lumière avant le 22 Septembre; 4pas de servantes; 5votre lettre du 11 Septembre, celle écrite en collaboration avec la puce de Tripolino, probablement pour vous venger de ma collaboration abrutissante avec Schönberg. Et ma mère me raconte qu'elle m'a envoyée un autre lettre, arrivée avant celle-ci, le jour de son déménagement; mais elle était tellement abrutie (à son tour!) qu'elle a écrit toute mon adresse excepté le nom de la ville!!!! De sorte que ces pages que j'ai attendues avec tant d'impatience retourneront chez vous (si vous n'avez pas oublié d'écrire votre adresse d'expéditeur), ou bien reviendront ici peut-être, tristes et fatiguées après toute une Odyssée plus inutile que celle d'Homère, ou bien.... se perdront en route; et cette idée a de quoi m'égayer!!! Je me sens malhabile, sans chance (ça a commencé avec cette histoire des enveloppes déchirées); et intérieurement aussi un peu ‘démon’. J'ai évidemment beaucoup à vous raconter et j'ai bien le temps, moi, mais ce sera pour une autre fois!..... MA TOUTE BELLE!.... Angenot ne m'a pas ‘enthousiasmé’; j'ai dit de lui le plus grand bien possible et c'était encore assez peu, bien jugé; vous avez raison: il est ‘plagiaire’ si vous voulez, ou mettons: ‘imitateur’ pour être plus juste; il y a du Verhaeren, du Laforgue, du Lamartine, du Musset, du très mauvais Verlaine dans ses poésies, mais il m'a charmé tout de même. C'est un petit homme, qu'on ne connaît pas, un artiste râté, au fond, un obscur relieur; et pour cela il m'est sympathique. D'ailleurs comme homme je l'aime beaucoup; je vous expliquerai un peu son caractère tant que je le vois. Le ‘célèbre’ Jean Cocteau est ‘plagiaire’ aussi et comment! - je viens de le découvrir en lisant Nietzsche; ma foi, pour un homme original c'est honteux! Je vous enverrai Le Cas Wagner de Nietzsche; vous n'avez qu'à le lire avant ou après Le Coq et l'Arlequin, ça suffit. Pauvre Coq-teau! je le croyais tout de même un coq (quoique plus ‘bariolé’ que ‘chantecler’), maintenant je le vois en perroquet. Enfin, c'est ‘bariolé’ aussi, et puisque cela semble lui suffire!..... Mais ma Clairette chérie je ne sais pas pourquoi je me sens si sceptique les derniers jours mais je crois de plus en plus que tous ces gratteurs de papier (dont je veux augmenter le nombre de ma petite personne) ne sont que des plagiaires et des voleurs plus ou moins habiles, au fond! C'est autre chose qu'un homme de la science qui a des faits à découvrir. Mais que d'écrivains qui racontent tous plus ou moins la même chose; et combien qui nous charment, mais si peu qui sont grands, incontestablement! Un Shakespeare, un Molière, un Dostojevski, un Nietzsche, un Balzac même; on n'en trouvera pas 50, ni 25 même! Les autres sont plus ou moins artistes, plus ou moins doués, ou habiles; ils passent leur vie à écrire, des choses que le premier imbécile achète pour son amusement de quelques heures et.... juge après! Quand on pense à ceci, toutes ces fanfaronnades de grand auteur, c'est ridicule! Je vous assure, Clairette chérie, je vous dois toujours cette réponse: que je ne me gobe pas! Quand je rencontre un homme de rien qui tire un visage comme s'il était quelque chose de bien glorieux, je fais (ou ferais) de mon mieux pour régler mon visage au sien, pour ne pas lui donner la satisfaction de me croire un de ses admirateurs; voilà tout; - mais ne fût-ce que parce que je suis persuadé (et de plus en plus) que seulement les humbles travailleurs, les gens tellement occupés par leur art que c'est devenu pour eux un travail, un travail sacré, font vraiment quelque chose; je tâcherai de travailler ainsi, et sans me gober. Quand m'avez-vous vu me gober ainsi? Devant Anton? devant Lanzetta? Mais ils m'amusaient! Maintenant si vous saviez combien de fois je m'‘amuse’ moi-même; c'est très drôle! Je vous en reparlerai. - J'aime assez Le Cirque Solaire; si vous y tenez, je le critiquerai bien volontiers (puisque nous sommes devenus de vrais sondeurs de livres, paraît-il!), mais ce sera pour vous faire plaisir. Pour me faire plaisir j'aimerais vous avoir avec vos bras autour de moi et ma bouche sur vos cheveux ou votre nez ou vos lèvres ou votre.... bras! Et ne pas parler ou bien dire seulement des choses bêtes peut-êtres, et plagiées aussi, et volées, mais sincères, que je vous aime - tant, et tant, et tant - et que vous êtes belle et pourquoi vous êtes si belle (ce que je n'ai toujours pas compris) et finalement me sentir bien indigne et pourtant très heureux. Lisez (pour le sentiment) Image d'Angenot; c'est vrai ça, volé ou non!! - Miss Keefe m'est profondément antipathique; elle me rappelle Mr. Podgers (du Crime de Lord Arthur Savile.) Je vous en supplie, n'épousez pas Wolfers pour être libre après! Je m'offre tout de même et mettons (puisque vos cheveux forment le capuchon de veuve) que je serai votre premier mari et que je mourrai, espérons: d'une mort glorieuse et la moins laide possible. Après cela vous trouverez le parfait homme fin qui ne vous choquera jamais et ne mettra jamais ses culottes comme faisait le bon roi Dagobert. Je vais prendre un bain pour pouvoir vous embrasser. Quant à mes pensées elles sont collées à vos talons, je crois, et se grattent de temps en temps à cause de la garde du corps de Tripolino. Votre Eddy P.S. Après le bain: Je suis redevenu de bonne humeur et espère de nouveau d'avoir vite votre lettre. Mes respects à votre maman, toute la sympathie de la mienne pour vous. Faites mes amitiés à Mlle De Moor. - E. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 19 september 1922 Bruxelles, 19 Sept. Ma chère Clairette, J'ai expédié hier les Pensées d'Ingres en oubliant volantairement de raconter l'histoire de ‘moi, mademoiselle Petrucci, etc.’ Je me suis remis à travailler comme un fou; vous serez contente à ce point de vue-là je crois! J'ai écrit deux chapitres où vous figurez déjà; et j'en ai encore deux autres à écrire avant que je ‘vous’ quitte pour quelque temps. Et, ma chère Clairette, cela a été plus fort que moi, ma belle dame vous ressemble furieusement, malgré les efforts que je me suis donné; je me sens comme ligoté par des souvenirs: de vos gestes, de nos conversations, et n'arrive pas à me libérer!! Aussi faites-moi le plaisir de choisir le nom de ma héroine. Que ce ne soit pourtant plus: Arlette. Je veux l'illusion (en tout cas) d'un nom qui ne ressemble pas du tout au vôtre!! Pour le moment la belle jeune fille s'appelle: Florence Schonval. Je trouve cela ni sympathique ni antipathique. Schonval est suisse, selon moi, pas boche! Et les suisses sont si gentils! Maintenant il se peut bien que vous pouvez avoir des raisons pour détester ce nom. En ce cas choisissez vous même; inventez à votre tour. What's in a name? au fond. Schonval, Schonval me rappelle vaguement Schönveldt, Mlle Nelly Schönveldt du ‘cercle Héris’, une petite juive à bouche contractée, qui écrit des petites pièces de théatre (imbéciles et moralisantes, soit dit entre nous!) sous le nom diaphane de Serge Brisy. Connaissez-vous cette belle jeune personne par hasard? Madame ‘Iedda’ s'appelle: Lizabeth Dulard; elle est très exacte! M. Wolfers (un Wolfers changé) s'appelle M. Morrel; il porte son pince-nez et est docteur en médecine et critique d'art du Salon de Paris; Charles Graux (assez changé et plus amoureux) s'appelle Henri Roan; un aviateur qui est peut-etre André De Meulemeester, mais que je ne reconnais pas moi-même, et qui est d'ailleurs très peu important, s'appelle Fernand...... Fougères. Ensuite il y a M. Pirouette, qui est resté M. Pirouette, ou bien vous devez donner contre-ordre. Alors il sera M. Soubresaut, peut-etre.... - M. de Padowa est portraituré d'après nature et s'appelle Humbert de Rossi. J'introduirai bientôt Michele Lanzetta qui est trop caractéristique pour l'épargner; mais il sera ‘changé’. Mais vous, jusqu'à présent, vous respirez presque dans mes annotations! J'ai trouvé pour votre ami de Suarez, dont on parle mais qu'on ne voit pas entrer en scène, le beau nom Robert Sionnet. Mais maintenant je veux bien donner ce nom Sionnet au prototype de M. Wolfers, si cela peut vous contenter! on ne peut jamais savoir.... J'ai lu mes chapitres (IV et V) à Coco qui était amusé et trouvait cela assez ‘vivant’. Il me reconnaissait vaguement dans le personnage Eric Grave, mais tous les autres ne sont pour lui que des types d'un roman. Je me demande ce que vous en trouverez! D'ailleurs: bien vite je vous enverrai des pages traduites. Je travaille (à commencer d'aujourd'hui) avec Marcel Angenot; qui traduit mon roman (avec moi) en français, tout en m'enseignant cette belle langue! Ce sont des leçons pratiques au possible! Espérons que j'en profiterai. Je traduis et il corrige, en m'expliquant mes fautes; comme il n'est pas un pion ça peut devenir assez intéressant. Et j'aime plutôt les doux apôtres, comme je préfère les bonnes fées. Où est votre liste de ce qu'on apprend en société? Je vous en prie, faites-là, fut-ce en collaboration avec Simone de Moor ou Mlle Lambiotte! Et votre maman donc, ne l'oubliez pas! Elle ne figure pas dans le roman; Florence Schonval est une jeune fille bien libre. Et ne parlez pas de mon roman à vos amies; en tout cas ne racontez pas le ‘secret’ de ce travail! ‘Dites-moi, petite Clairette, que je peux avoir confiance en vous et que ceci restera bien entre vous et moi!’ Je m'amuse en vous écrivant. Depuis quelque temps mon ‘moral’ est bleu de ciel d'été. J'attends toujours votre lettre égarée et d'autres. Vous voyez que je vous écris tout de même. C'est bête; mais je ne peux pas me passer de vous. Je vous l'ai dit: vous êtes devenue un autre moi-même; c'est triste mais c'est vrai! Alors: dites-moi ce que vous pensez de ‘Florence Schonval’; si ce nom éveille votre indignation envoyez moi un autre. Mais pas un nom italien; ce serait trop transparent! Et pas Dubois, Durand, Dupont, etc. Un bien joli nom qui dit quelque chose. Je pourrais très bien vous envoyer une liste de noms inventés et vous faire choisir, mais si vous le trouviez tout à fait seule ce me ferait plus plaisir. Vous serez plus la marraine de ma héroine, alors. Ma chère Clairette, je vous quitte. J'ai rendez-vous avec Schönberg à la salle Dupont! Le brave ‘Roudi’ fait la boxe maintenant et est en train de devenir un fameux nageur! Je ne l'ai pas encore vu boxer, mais je lui ai promis de le servir comme ‘sparring-partner’! Je l'ai cherché hier chez Dupont mais je me suis trompé de jour, c'était pour aujourd'hui. En sa place j'ai trouvé un autre jeune homme, qui s'ennuyait, car Dupont n'était pas là. Pour nous divertir nous avons entamé une partie: ma main abimée s'est abimée de nouveau et j'ai la lèvre supérieure déchirée et enflée. Me voilà à mon tour avec une ‘drole de binette’. L'autre monsieur avait son (long) nez et ses (petits) yeux ‘en larmes’. J'espère que ‘Roudi’ ne continuera pas son travail et qu'aujourd'hui je ne serai pas ‘achevé’. Je suis lourd et lent et mou; il faut vraiment que je m'y remêts (?) un peu. Que faites-vous? Ecrivez-moi bien vite. Je suis toujours votre Eddy. A propos de boxe, j'ai un charmant bouquin de Charles-Henry Hirsch: Petit Louis, boxeur. Le voulez-vous? C'est très bien, dans son genre. P.S. - Clairette, c'est très curieux: Schönberg qui est plus petit que moi pèse 61 kilos; Jeffay en avait 62 (tous deux déshabillés!). Et moi j'ai toujours 56. Je ne suis pourtant pas maigre. Est-ce que je serais si pauvre en os, croyez-vous? C'est peut-être le soleil tropique qui nous a mangé les os; car Ferdy, qui a 1 mètre 80 ne pesait que 66 kilos, ce qui est fort peu aussi. Ceci me rend triste! Je me sauve. Dernier bavardage: J'ai vu Mistinguett et ‘Sherlock Holmes’. Suite J'avais emporté cette lettre avec moi pour la poster, mais l'enveloppe s'est defaite dans ma poche; elle était résistante de papier, mais mal collée. Donc je l'ai remportée et y ajoute cette feuille avant de l'expédier. Ecrivez-moi bien vite, Clairetty! Vous ne savez pas comme ça me manque de n'avoir rien de vous que de vieilles nouvelles. Moi j'ai toujours envie de bavarder avec vous; je n'écrirai plus rien que des lettres, si je ne me retenais pas! Tandis que vous... vous pensez à moi; enfin, merci beaucoup tout de même. Et comment pensez vous à moi? Je continue le rapport de ce jour, puisque me voilà parti de nouveau à faire du ‘bluff’. Eh bien, Roudi - M. Schönberg, car on se dit toujours ‘monsieur’, très correctement - fait vraiment de son mieux. Il a assez de souffle (c'est son entrainement de marin qui lui a fait cela, peut-être) et il est beaucoup plus courageux que Jeffay p. ex. Evidemment il n'a rien comme ‘science’, mais il a un certain instinct batailleur et attaque avec tenacité; je crois que vous avez raison et qu'il est, au fond, plus ‘brutal’ qu'il ne le paraît. En tout cas il a contribué à embellir ma bouche; le coin de ma lèvre inférieure est bleu marin = bleu Cocteau! Je n'ai jamais saigné du nez, - peut-être parce qu'il est si petit, le drôle, - mais si c'était dans mes habitudes je l'aurais fait aujourd'hui. Je me suis fait ‘sparring-partner’ docile, rompant, avertissant mes coups, enseignant à éviter en ‘plongeant’, etc. Mon nez était en larmes mais d'une simple rhume, et je.... n'avais pas de mouchoir. Faites-moi le plaisir de lire Petit Louis; c'est très exact, et le milieu sportif est très bien décrit. Maintenant il existe un autre bouquin par Tristan Bernard, qui est peut-être mieux; je le lirai et vous enverrai le meilleur des deux. Maintenant que mon enthousiasme pour le ‘noble art’ (!) recommence il ne faut pas que le vôtre finisse. Si jamais je vous tiens compagnie à Quinto, nous aurons une salle d'entraînement, avec deux ou trois punching-balls et vous taperez là-dessus, vous aussi! Quand je me fais étrangler par de beaux cols et chatouiller par de vêtements à la mode, vous pourrez bien vous entrainer avec moi, à l'Américaine, pour me faire plaisir! Ah, si vous saviez comme un petit peu de sport dissipe les mauvais humeurs; on se sent bon et sain et content quand on est fatigué par un travail sportif. Même avec une tête bourdonnante et des lèvres tatouées, je me suis toujours senti gai et satisfait après une petite partie de boxe! Ne vous foulez plus la cheville pourtant, ma chère Clairette, avec votre jeu dur, je vous en prie! Je peux bien devenir un peu plus ou moins laid que je ne le suis déjà, mais pour vous ce serait un vrai drame! je vous l'assure du fond de mon coeur. J'ai envie de vous appeler chérie! Je me sens naïf comme un héros de roman anglais ou de cinéma américain. Ces bons gens ne connaissent évidemment pas Nietzsche, ni Maldoror, ni J.K. Huysmans, ni Dostojevski. Rien que les histoires très saines et..... ingénues de Rex Beach, et Zane Grey, et Booth Tarkington, et O'Henry, et Curwood etc. etc. - Jack London est déjà plus compliqué, de temps en temps. Et quel gaillard que ce London, lui-même! Connaissez-vous sa vie? C'est un doux.... diable, à six! Tachez de lire sa vie. - Je vous embrasse bien fort. Ed. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 20 september 1922 20 Sept. Ma chère Clairette, Me voilà devant vous comme devant une future collaboratrice! Que vous êtes en même temps ma Clairette chérie ne fait que donner un haut goût à la situation. Mais c'est à la Clairette de notre alliance du 2 janvier (moi aussi je connais les dates!) que je veux faire une proposition. Celle-ci: Je ferai faire par Angenot un grand volume solide et artistique; du papier ‘Java’ comme couverture; et à fur et à mesure que nous avançons avec notre traduction, lui et moi, j'écris notre travail dans ce volume, à la main, et avec le plus grand soin, comme ce moine qui travaillait pieusement à son missel dans Les Pâques à New-York de votre ami Cendrars. Ainsi, petit par petit, je vais fourrer dans ce gros volume tout mon roman: en français! Et maintenant, vous, vous allez l'illustrer, et vos dessins, tirés selon la méthode Wolfers, seront insérés dans le volume. Voulez-vous, Clairette?! L'idée me fait danser: voilà un travail pour nous deux; la fabrication d'un livre de luxe unique; qui sera à vous; avec une dédicace de moi. Je ne doute plus à mon travail, et si vous acceptez, moins que jamais, car voici quelque chose de peu commun. Maintenant, soyons sérieux et grave; comme mon nom de guerre! Quand Angenot me quitte se qui peut très bien arriver, je trouverai un autre collaborateur: Rolin peut-être, et.... mille autres! Alors chaque fois qu'un type me quitte, j'aurai de lui sa signature de collaborateur dans notre volume; ce sera naïf et gai!!! Mais vous, ma chère amie, quand vous me quittez aussi, ce qui peut arriver aussi bien, rien ne sera changé dans notre travail. Promettez-moi cela! Vous continuez à illustrer, moi à écrire. Et je ne changerai rien à ma dédicace qui sera dans ce genre: A MA CHèRE AMIE CLAIRETTE QUE J'AIME COMME J'AIME LA BEAUTé. Même quand vous seriez la femme d'un autre il n'y a rien de choquant là-dedans. Et le volume sera toujours pour vous. Voulez-vous? Répondez-moi bien vite. Je vous embrasse. Eddy P.S. - Quand vous serez ici en novembre vous lirez déjà une assez grande partie dans ce volume, je vous le promets! Non, nous le lirons ensemble, comme à Quinto! J'ai laissé traîner un peu la traduction du roman de votre père et en suis honteux. Je vais la reprendre avec énergie. Pourtant vous ne l'aurez plus en octobre. D'ailleurs peu importe maintenant que je ne serai pas sur le bateau pour les Indes, le 14 novembre. Vous l'aurez sans faute; et il serait peut-être mieux de publier cela quand le traducteur aura déjà un peu de ‘nom’. Eric Grave, vous ne trouvez pas que ça va? Dites! Le manuscrit de ma poche sera publié fin octobre. Je l'ai un peu changé, un peu complété. C'est une bêtise énorme quand même, mais je m'en fiche pas mal. Aux sots il faut répondre par une sottise ‘superficielle’! J'espère qu'on va hurler dans le Crapouillot. Vous; auriez-vous la meme fermeté d'opinion pour moi, que vous avez pour Cocteau? J'en suis sûr, mais nous allons voir; quand on va m'‘écraser’ en bon français dans les revues modernes! et quand vous lirez tout cela! Il y a aura de quoi vous ébranler. Pas moi: j'aurai un rire enorme. Mais j'ai la bouche plus grande que vous, ma chère Clairette! Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 21 september 1922 Brux. 21 Sept. '22 Ma chère Clairette, Je viens de recevoir votre lettre adressée à l'Hotel Kurhaus, en Suisse. Avant que vous n'aurez trouvé le moyen de faire cesser l'examination imbécile de vos lettres, je vous écrirai à une autre adresse. Que pensez-vous de Berch -? J'ai eu le plaisir d'écrire en même temps avec cette carte un mot au bas type du bureau de poste de Sesto. C'est un malotru qui veut se donner de l'importance et un goujat, qu'il le lise deux fois aujourd'hui! Je suis à vous, Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 23 september 1922 Bruxelles 23 Sept. Ma chère Clairette, Avez-vous trouvé une méthode pour vous écrire? Je ne vous écris plus par Sesto! Nous n'avons rien à faire avec ces petits commis et pouvons nous passer de leur intérêt. Je ne crois plus maintenant au ‘malheur’ de mes enveloppes. Une enveloppe qui ne tient plus que d'un côté laisse tomber sa lettre; or la mienne en contenait trois. C'est ce fripouille de ce chic bureau de poste qui y a fourré son doigt douteux, et son nez...ce qui est pire. Ecrivez-moi bien vite. Mes respects à votre maman, tout à vous Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 27 september 1922 Brux. 27 Sept. '22. Ma chère Clairette, Je viens d'encaisser ma chasse. Je regrette de vous avoir fachée et vous savez bien que jamais cela n'a pu être mon intention. Si vous me trouvez idiot, je vous trouve injuste. Je n'ai pas parlé de vous dans ma lettre. J'ai nommé le ‘monsieur’ qui ouvrait des lettres adressées à une dame, un malotru et un goujat, et je lui ai donné mon nom. Je ne me suis pas demandé si c'était javanais, italien ou assyrien, j'en éprouvais le besoin et c'est ma faute, si vous voulez, de mal me retenir. Si le type en question (vous me permettez de ne pas parler de ‘monsieur’?) sait ce dont il s'agit il n'a qu'à me donner son nom en retour et me dire en quoi je peux le servir; sinon, il ne comprendra rien et tant pis. Je n'ai donc pas agi en ‘fiancé’; d'ailleurs personne ne le sait mieux que moi que je n'en ai pas le droit, je vous prie de le croire; j'ai seulement agi - avec la même idiotie si vous voulez - comme je l'aurais fait dans n'importe quel cas dès qu'on aurait ouvert mes lettres à n'importe quelle dame. Je refuse, de mon côté, quoiqu'avec toute l'humilité que vous me connaissez, de vous écrire par un chemin aussi peu sûr. Si vous voulez je vous dis donc ‘au revoir’ et vous prie de me croire toujours bien à vous Eddy J'espère de tout coeur que cette lettre-ci ne sera pas ouverte! Je ne connais pas ‘ce pays’, me dites-vous, mais est-ce qu'en Italie je devrais donc traiter notre noble confident-malgré-nous de ‘gracieux gentilhomme’? Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 30 september 1922 Bruxelles, 30 Sept. '22 Ma chère Clairette, Je viens de recevoir votre carte et me sens maintenant un vrai ‘voyou’. Mais qu'ai-je fait donc à Sesto? Ma lettre n'a pas mis le feu au bureau de poste ou au veston (sans doute admirablement coupé) du directeur, j'espère? J'en serais désolé! Il faut que je vous explique un peu, avant que vous me voyez tout à fait en fou dangereux! Quand j'ai lu votre lettre me parlant des lettres qu'on vous avait gardées deux ou trois jours, puis récollées froidement, j'ai eu par contre si chaud que j'ai immédiatement écrit une lettre au bureau de poste de Sesto; mais ne sachant pas à qui m'adresser j'ai donné mes deux beaux noms au type qui avait ouvert et lu mes lettres à une dame. Dans le cas que certain monsieur est innocent comme l'enfant Jésus même, il ne saurait pas de quelle dame il s'agit; s'il ne l'est pas, il sait déjà beaucoup trop, ayant lu mes lettres! Je n'ai donc vraiment pas commis la gaffe de me faire votre défenseur, et ce n'est pas moi qui parlerai de vous, qui discuterai sur vous peut-être!, avec quelque employé ou même ‘directeur’ de poste; croyez-le! Ceci est une question entre ce brave monsieur et moi, et vous n'avez qu'à dire que mes ‘faits et gestes’ ne vous regardent point! J'attend ce que vous allez me raconter, mais comme vos ‘demain’ manquent toujours un ‘après’, je ne saurai cela que dans trois jours - demain c'est dimanche. Je vous écris donc pour vous rassurer. N'oubliez pas qu'on ne sait rien de moi, et que personne ne saura tirer de moi votre nom. Alors? Si vous n'avez rien dit, ce n'est qu'en lisant notre correspondance qu'on a pu savoir quelque chose, et j'espère que vous serez vis-à-vis de ces gens aussi indifférente que moi. Mes respects à votre maman et à Mlle De Moor, tout à vous Eddy P.S. - Je vous assure que ça m'ennuie assez de devoir vous écrire toujours sur cette affaire ‘postale’; mais puisque vous me paraissez si alarmée et qu'on ouvre mes lettres en route..... Faites-moi vite savoir pourquoi on vous a causé de l'ennui! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 6 oktober 1922 Bruxelles, 6 Octobre Ma chère Clairette, En hâte trois lignes pour vous dire que je viens de recevoir votre lettre et que (surtout avec vous!) je ne suis pas si entêté que ça. Je vous écrirai longuement bientôt; demain peut-être. Mais je me hate de vous demander pardon pour tout le mal que je vous ai involontairement causé, car après votre explication je m'en rends compte un peu. Ma chère Clairette, je regrette rudement de ne pas pouvoir venir en Italie. D'ailleurs je ne serais plus le bienvenu, probablement? Seulement je voudrais avoir des détails. Comment a-t-on fait pour faire la population méfiante de vous? A-t-on crié l'affaire partout dans les villages? Ma foi, Clairette, laissez-moi vous le dire alors, pour ne pas l'avaler tout à fait, mais en ce cas votre directeur est non seulement un goujat mais un véritable fripon et un lâche. Il est vieux dites-vous? Ça me gêne. Ecoutez, voulez-vous que je fasse le lâche moi-même, ou le sage, comme vous voulez? - car très souvent c'est la même chose. Je le ferai pour vous, croyez-le, et...... en vrai pénitent. Ce directeur - puisqu'il vous fait lire ‘notre’ correspondance - m' a écrit de façon très.... croquemitaine. Il me demandait de tenir ma promesse et de me tenir à sa disposition en janvier ou février pour lui donner satisfaction. Et ensuite il m'a envoyé quelques jolis noms italiens. Il avait donc envie de m'abimer, ce monsieur. Je lui ai déjà répondu, il n'y a rien à faire à cela. Mais depuis une semaine il n'écrit plus. J'ai donc préparé hier soir une lettre que j'avais voulu recommander aujourd'hui. Si je déchire cette lettre et si j'avale ses beaux noms italiens - attendez, je suis ‘il pioggi dei vigliacchi’ et ‘un mascalzone’ (il écrit assez et vous connaissez mon érudition italienne) - si j'avale tout ça sans protester, seriez-vous contente? Dites; je ferai tout ce que vous me conseillez -; puisque je fais tout de travers. Que voulez-vous, Clairette, j'ai dans ma tête peut-être un code d'honneur qui n'est pas de nos jours, qui me fait fou et stupide, tout ce que vous voulez, mais vous savez que je vous aime et que pour vous je veux bien être ‘sage’, même quand je me trouverai autrement. Ce qui me donne à penser c'est ce que vous m'écrivez de la méfiance autour de vous. Je n'ai pas pu prévoir cela! Vous allez vous taire, dites-vous; mais si vous m'aimez un peu, écrivez-moi s'il arrive quelque chose? Je viendrai tout de même comme le fou romanesque que je suis. Il s'est passé ici aussi des choses embêtantes, mais je vous raconterai cela. Votre lettre ‘perdue’ est en ma possession depuis dix jours; consolez-vous à cet égard. Je vous en reparlerai. J'espère que maintenant vous serez un peu reconciliée avec moi et que vous ne devez plus tâcher de ne pas m'en vouloir. Après cet intervalle je vous embrasse, avec... faim, Votre Eddy Ma chère Clairetty, votre air de martyre fatiguée ne vous va pas du tout, savez-vous? Soyez plutot la reine puissante, quoique je la... déteste! (Dernière réflexion) Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 7 oktober 1922 Bruxelles, 7 Octobre '22. Ma chère Clairette, Pardonnez-moi, mais il m'est impossible de vous écrire. J'ai essayé deux ou trois fois, commençant toujours d'une autre façon,- cela ne marche guère. Mieux vaut attendre votre retour; je vous parlerai alors. Vous m'avez donné tant à penser, j'ai tant à vous dire que je pourrais écrire 5 ou 6 lettres au lieu d'une, sans m'expliquer. Vous savez comme je suis bavard. Vous n'auriez pas le temps de les lire, surtout pas à présent que le repos toscan est devenu une invasion belge; invasion à laquelle même les gais cavaliers ne manquent pas, parait-il. Et si vous trouveriez encore le temps de les lire, vous ne trouveriez jamais le temps de répondre. Il y a encore tant de choses - et assez sérieuses pour moi, si elles ne le sont pas pour vous - dont vous me devez toujours la réponse. Je me demande si elles ne sont pas noyées dans le thé. Mais j'ai l'impression de parler dans le vide et c'est loin d'être gai. Pour vous épargner cette impression-là je vais vous répondre en tout cas à vos lettres. 1.Il y a avant tout la question Artôt. Je trouve cette lettre très franche et loyale, entre amis (je ne sais pas de quelle façon votre maman est l'amie de Mme Artot.) Ce qui est bête dans cette affaire c'est qu'ils se sont élancés d'un faux point de départ: un mensonge de Mlle Van der Hecht. C'est elle qui a inventée les choses qu'aurait racontées ma mère. Je suis sûr de cela, car ma mère et elle ne se sont plus rencontrées après sa visite (de Mlle J.), quand elle n'a pas trouvé ma mère, mais moi. Enfin, j'espère que tout le monde sait maintenant que non seulement votre pauvre maman ne nous a jamais encouragé d'acheter quoi que ce soit, mais qu'il n'y a même rien d'acheté. Résumons: beaucoup de bruit pour rien; comme vous avez conclu, vous-même. 2.Votre facteur est trop ‘homme’ pour son métier; je ne l'aime pas. Un facteur, ayant cessé d'être homme, devrait se contenter des compliments qu'il apporte.... des autres. 3.Je suis désolé de vos boutons, mais ma mère ne peut pas vous envoyer la recette, car elle ne l'a pas. C'est un ‘secret’ - (encore un!) - de certaine bonne femme en Hollande. Nous avons ici de l'eau et du poudre qui forment ensemble la remède. Voulez-vous que je vous l'envoie? 4.Je souligne, j'agrandis votre opinion que ‘les gens sont peu sympathique’. J'ai toujours ce sentiment en moi, vous ne l'avez que deux fois par an. C'est pourquoi vous me trouvez ‘ours’, ‘stupide’, etc. 5.Mon père me charge de vous demander si vous avez reçu, en même temps avec le ‘mot’ dont vous parlez, un vaporisateur? Il vous en a trouvé un à la Haye, mais ne l'a pas envoyé lui-même. Il se peut donc que le boutiquier a envoyé le mot, mais gardé ce qui devait l'accompagner. On pourra réclamer alors. 6.C'est votre dernière gentille lettre, l'événement Wolfers. Je comprends que vous avez eu tout de même de la peine, mais.... en vaut-il la peine? Je trouve cet assiduité après votre franc-parler, estompée, indiscrète, assommante. Et ça, c'est un homme, incontesté! Eh bien, Clairetty, je vous aime, autant que lui, vous m'êtes plus chère qu'à lui, mais soyez assurée que vous ne serez plus ennuyée ni de mes propos ni même de ma présence, le jour que vous m'auriez dit ce que vous lui avez dit. Et si je plie si souvent devant vous - même quand vous faites la Reine Courroucée, c'est parce qu'en vous aimant j'ai toujours le droit, me parait-il, d'avoir quelque illusion que vous aussi, vous m'aimez. (Ceci malgré la constatation que nous ne sommes pas fiancés.) - Depuis cela il n'y a eu question que de cette affaire de ‘poste’. Pourquoi ce ‘directeur’ vous a-t-il montré ma lettre? Et qu'avez vous dit? Est-ce pour cela qu'il se tait peut-être? Il vous a dit ‘que maintenant ce ne serait rien’, - qu'entend-il par cela? Peut-être que monsieur veut bien m'honorer de sa pitié? Je vous en supplie, Clairette, si vraiment vous m'aimiez un peu, n'exigez pas que je joue un rôle trop humiliant! Si je lance un coup je me prépare d'avance d'en recevoir un autre en retour, et ce n'est que dans le cas que les conséquences seraient fâcheuses pour vous, que j'abandonnerai ce jeu. Ecrivez-moi aussi pourquoi cet homme vous est tellement antipathique. Quel age a-t-il? qu'entendez-vous par ‘vieux’? Ecoutez: c'est un coquin tout de même; voilà! Savez-vous qu'à vous lire on dirait presque que ce sont ces commis de poste qui ont raison quand même? Aussi je ne vois toujours pas pourquoi j'ai dû me taire, parce que je ne suis pas le destinataire ou parce que d'autres se sont tus. Le premier cas est trop subtil pour moi et que vous l'acceptez ou non: qui vous attaque, m'attaque; si vous voulez vous défendre seule, permettez-moi au moins d'attaquer à mon tour - puisque la défense m'est défendue. Vous êtes généreuse, vous! Et que d'autres se taisent, cela ne me fait rien, puisque ces autres sont des ‘sages’, tandis que je ne suis qu'un ‘sauvage’. Je vous le répète: si je garde le silence, c'est exclusivement pour vous faire plaisir et pas du tout parce que je suis convaincu d'avoir tort. Que ce ‘directeur’ ‘alarme’ la population ne fait qu'aggravir son cas dans mes yeux. S'il n'a pas ouvert mes lettres il a eu tort de se fâcher! Et je n'ai pas besoin de sa pitié, ni même de son pardon, ma chère Clairette, j'aime mieux être un ‘malceszone’ (?). Je vous quitte pour ne pas trop vous embêter, je sens que je suis insupportable. C'est l'effet de votre lettre ‘furieuse’ que je viens de relire. Je compte vous faire partager cette joie, nous la relirons ensemble. Et dire qu'on vous a nommé une petite Madonne! Ce facteur..... est encore plus stupide que moi! - Je vous aime ‘très peu’, moi aussi, ces derniers jours, voilà; vous faites trop l'institutrice. Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 11 oktober 1922 Bruxelles, 11 Oct. '22 Ma chère Clairette, Votre lettre du 6 Octobre (jour de départ de Mlle De M.) m'a fait plaisir; j'en attends avec impatience d'autres, quoique je crains que l'‘intervalle’ se glissera bien entre vos exercices épistolaires. Votre inquiétude vis à vis mon ‘devenir gentleman’ me décourage plus que vous ne pouvez vous l'imaginer, je sens que vous avez raison: je ne suis qu'un mufle, un lourdeau sans raffinement et sans tact, et je suis prêt de faire pour vous des choses.... stupides, inutiles, que peu de vos amis mondains feraient probablement, mais je vois la difficulté de se faire un petit brabançon poli et câlin quand on est né terrier plutot malpropre. Aussi vous reconnaîtrez bientôt peut-être que je ne suis bon qu'à me montrer quelques fois par an: les quelques fois que vous éprouverez le besoin (comme variation) de voir un mufle ‘de race’. Pardonnez-moi cet amertume, ma chère amie, que vous ne méritez pas; mais c'est plus fort que moi, j'ai déjà déchiré une autre lettre et il faut que je reste franc envers vous, même quand vous allez m'en vouloir de nouveau pour cela. D'ailleurs quelques fautes de plus, qu'est ce que cela ferait; mon dossier de péchés doit être déjà bien rempli et je ne fais qu'attendre le jugement et la punition. Je me réjouis d'avance de nos promenades à cheval; mais j'attendrai votre retour et l'affirmation de ce projet avant de faire faire une costume, puisque, sans vous, vous savez, je monterai bien en complet ordinaire. Je m'imagine des choses parfois mais je sais trop bien que je n'ai ni la tête ni la stature d'un élégant. Puisque vous êtes redevenue solitaire je vous envoie un peu de lecture, comme je vous l'ai promis. D'abord ‘Petit’ Louis, qui est beaucoup mieux que le petit bouquin de Tr. Bernard; ceci est très français et très bien observé, l'entourage du ring est excessivement bien, je suis sûr que vous aimerez ce roman sportif. Puis Ecce Homo de Nietzsche que j'ai lu avec tout l'intérêt que j'aurais eu pour un roman palpitant; maintenant les théories de l'homme ne sont pas toujours sympathiques, mais ce qui est émouvant c'est son langage de maître. Je vous l'envoie comme variation sérieuse après le plutôt léger ‘petit’ Louis. Ensuite, pour le train, un charmant bouquin de Conan Doyle qui vient d'être traduit, et qui fut une fois ma passion: Les Aventures du Brigadier Gérard; j'ai relu les aventures: ‘comment le brigadier prit Saragosse’ et ‘comment il triompha en Angleterre’, mes deux aventures favories dans ce recueil; il y en a une autre: Les Exploits de Gérard que vous connaîtrez déjà, peut-être, et que, sinon, je vous trouverai, quand vous aurez aimé celles-ci. Ce sont des petites aventures pas trop longues, très enclines à être lues dans le train, entre deux petits sommes! Mon roman marche.... marche. Mais, ce qui est toute une autre question: l'aimeriez-vous? C'est ça et la.... brutal, si vous voulez; j'ai voulu le faire vivant avant tout, et la vie n'est pas soyeuse, ni belle, je crois. Clairette, voulez-vous me rendre une grande service? Trouvez-moi alors une reproduction de la buste de Cosme de Médicis par Cellini, qui est au Bargello; pas en plâtre, naturellement, mais en photographie; j'aime plus les teintées que les noires. Puis, si cela vous ne ferait rien, j'aimerais avoir la petite reproduction du portrait de Barbey d'Aurevilly, qui était dans le numéro de l'Illustration que je vous ai envoyé de Paris (sur le Salon) et que vous n'aimiez pas trop; vous devez l'avoir toujours à Quinto. Mais ceci seulement dans le cas que cela vous ne fait rien de découper ce morceau de page; car si vous aimerez à garder l'album intact, je me passerais bien de ce portrait. C'était pour le mettre dans une assez belle édition des Diaboliques que j'ai enfin trouvée; et tout au contraire des Contes (soi-disant) cruels de Villiers de l'I.A., j'aime énormément ce livre. Vous pensez à moi? je pense à vous; et si vous le faites toujours avec un peu de rancune, je le fais avec un grand découragement que je m'efforce de changer en une certaine ‘indifférence’. Je vous aime trop pour cela, mais il suffît de me voir bien en mufle. - Rassurez-vous à l'égard d'Angenot; il n'est pas méchant et le jour où il le serait envers moi je le lui dirai bien et je saurai me passer de lui. Je n'ai trouvé qu'un ami qui a toute ma confiance en Europe: c'est vous. Mes respects à votre maman; vous avez toutes les deux les meilleurs sentiments de mes parents. Je vous baise la main, Clairetty. Votre Eddy. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 20 oktober 1922 Bruxelles, 20 Octobre '22 Ma chère Clairette! Je vous en prie: que devenez-vous? Où êtes-vous? - Figurez-vous que j'ai été trois jours à Paris pour y prendre la garderobe d'hiver de mes parents que nous avons laissé dans l'hôtel Montréal et que le même jour de mon départ une lettre de vous est arrivée ici. Alors Ina qui croyait faire très sagement a réadressé cette lettre, et quand je quittais Paris (ne sachant rien!) la lettre n'y était pas encore. Arrivant ici avec un bazar incroyable ma première question fut s'il n'était pas venu de lettre et on me raconta cette histoire. J'étais furieux! J'ai écrit le même soir au concierge de l'hôtel Montréal de me retourner une lettre qu'il devait avoir reçue pour moi, mais jusqu'à présent je n'ai ni une réponse de lui, ni la lettre elle-même. Voilà 4 jours que j'attends et une semaine que la lettre est arrivée ici; je suis comme vous: il me faut faire un terrible effort pour ne pas trop en vouloir à cette bête Ina qui a cru agir avec grande perspicacité!! oui, encore ça! - Je ne sais donc rien de ce que vous faîtes, de ce que vous pensez, j'ignore votre réponse à deux de mes lettres; c'est bien embêtant, et je n'ai pas de chance avec votre correspondance. C'est une preuve que vous ne devez pas vous éloigner de moi!! Ce que j'ai bien reçu est une lettre de votre maman, très chic. Mais justement dans cette lettre elle parlait de la ‘veille’ de votre départ (pour ainsi dire); donc je ne sais pas si vous êtes même encore à Quinto et j'ai quelque vague pressentiment (peut-être parce que vous de votre côté ne m'écrivez plus) que vous êtes déjà en voyage. - Ici c'est l'hiver, pas encore la neige, mais bien l'hiver, avec sa suite de chauffage central, de poêles brulants qui vous déssechent, vous donne la migraine, des yeux rouges, des cheveux secs, etc. etc. - c'est pire que le froid! Je ne vous écris que ceci de peur que vous n'êtes plus à Quinto et que ma lettre va tomber impunément dans d'autres mains; quand la lionne est à la chasse.... Ecrivez-moi bien vite si vous recevez ceci. Mes respects à votre maman, tout à vous Eddy. P.S. - Je travaille comme un nègre: Tom Whiteball au docks de Londres! - E. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, [tussen 30 oktober en 3 november 1922] 1 heure après-midi Ma chère Clairetty, Il faut que je vous écrive: pour faire pénitence pour toutes les bêtises que je vous ai dit aujourd'hui. Pardonnez-moi si je vous ai parlé de choses ‘douteuses’ (en double sens du mot); que voulez-vous, je suis don Quichotte, mais doublé d'un gamin; je cherche des moulins, et puisque vous êtes mon grand ami il faut, tant sage que vous êtes, les chercher de temps en temps avec moi! Mon roman sera un ‘Don Quichotte’ de notre temps et les aventures héroiques, malgré leur sottise, qu'a eues le chevalier de la Mancha, ne sont que des évènements quelconques pour mon héros, des gestes imaginaires, déraillants tous en ridiculité. Ainsi sied à notre siècle qui n'est pas celui de Cervantes; Amen. Je vous promets - j'ai besoin de me lier par une promesse pour ne pas être de nouveau trop sot - que je vous lirai, non, que nous lirons ensemble, puisque vous devez corriger, le premier chapitre de la traduction. Puis vous continueriez mon portrait, et je vous fais le serment - en voilà donc un! - de me tenir immobile comme un carpe désséchée. Sous une condition: que vous ne me faites pas rire par votre mine tragique. Je n'ai pas osé vous dire que vous ressembliez à Iphigénie avant l'offrande. Mon cher amour d'Institutrice, vous voulez bien corriger, n'est ce pas? Je vous permets d'être aussi peu indulgente devant l'oeuvre que vous l'avez été (sans ma permission!!) devant l'auteur. Et.... vous allez me montrer les photos que votre tuteur a faites de votre cagibi et, si vous n'avez pas changé d'idée, sa lettre lourde de sagesse. ‘O princesse Dulcinée,... daignez ô ma dame, avoir souvenance de ce coeur, votre sujet, qui souffre tant d'angoisses pour l'amour de vous. - Que tout le monde s'arrête, si tout le monde ne confesse qu'il n'y a dans le monde entier demoiselle plus belle, que l'impératrice de la Mancha, la sans pareille Dulcinée du Toboso.’ Bavardage (sincère) après bavardage (très-sincère): remède homéopathique. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 4 november 1922 Eric Grave supplie Mlle Petrucci de ne pas lire sa prose dans la rue entre deux courses! 4 Novembre '22. Ma chère Clairette pas à moi! J'ai relu votre dernière lettre et je vais répondre par écrit! Je ne vous verrai pas aujourd'hui: ce n'est point une raison pour ne pas vous parler. J'ai dû être silent pendant bien longtemps et pour un terrible bavard comme moi c'est trop difficile à supporter; surtout quand ce bavard doit manquer son presque-seul auditeur. Je vous ai revu 5 fois: 3 fois vous n'étiez pas à moi et les 2 autres.... j'ai eu trop à faire en vous admirant, de près et de loin, et en étudiant vos différentes expressions de visage! Chez vous je ne suis jamais tout à fait moi pour la simple raison que je suis trop à vous. C'est une extériorisation plus triste que vous ne pouvez vous imaginer, et presque aussi dangereuse que celle du fameux Dr. Jekyll. Seulement il devenait un monstre de malice, tandis que je deviens de plus en plus soumis et sage sous vos regards. Feriez-vous de moi un monstre saccharifié? Je vous écris parce que loin de vous je dispose de toute mon intelligence, et près de vous... hélas! Mais que voulez-vous, Clairetty, quand un amour de tout le jour doit être synthétisé en 60 minutes, il est dur de sacrifier encore une grande partie de ce petit temps aux faits divers et même à un roman. Pourtant.... vous avez ma promesse!!!!! (Note: J'ai crié ceci avec tout l'élan de Lagardère.) Ma chère Clairette pas à moi, je vous adore et je dois reconnaître que vous n'avez quand même rien d'une institutrice et que c'est seulement dommage que vous êtes si peu: aventurière! Maintenant, considérons votre lettre. 1.Laisser tomber histoire Sesto, etc. - C'est fait. Le bonhomme Bonelli m'écrira bientôt une charmante lettre, vous allez voir, et sinon, je vous ai raconté que tous les duels dans notre temps sont des représentations pour rire afin de parer les deux duellistes de queues de moineau qu'ils s'efforcent à étaler en queue de paon. Finis tragoediae: n'en parlons plus. Tsjing! Boum! 2.Il me reste à vous faire, à vous aussi, (non, surtout), mes excuses pour l'embarras que je vous ai causé. J'ai été stupide. Voilà. (Note: Cet aveu vaut bien un baiser et la levée de mon bannissement de Quinto.) 3.Nous sommes les meilleurs amis du monde. (Et je voudrais tellement l'être toujours, quoi qu'il arrive; mais vous.....) 4.Je vous en supplie: gardez votre point-de-vue: que je suis là pour vous ‘secouer un peu de l'ambiance habituelle’, et.... ne me mélangez pas! 5.Vous avez beaucoup de talent, et vous en aurez beaucoup plus le jour que vous auriez pu sincèrement reprendre le travail et secouer de votre ‘âme d'artiste’ (le fond, ma petite) votre prudence! - (J'écris ceci avec la conviction de quelqu'un qui a sérieusement travaillé hier soir et fera la même chose ce soir. Hm!) 6.J'espère aussi de tout mon coeur que nous passerons un bon hiver ensemble; si vous voulez me pardonner quelques moments de distraction ou d'emportement, je ferai de mon mieux pour ne pas vous ennuyer. Je commence à vous rappeler que le film Hors la Loi tourne depuis hier. 7.Non, je n'ai pas de projets. Travailler ensemble à ce qu'il est prêt de la version française de mon roman qui est pour vous, Clairetty, et qui cessera probablement de m'intéresser quand elle ne vous intéresse pas. Ensuite: j'attends vos ordres. Je me sens sans droits, je vous l'ai dit, et vous les avez tous. Et puis: comme votre présence est pour moi la chose principale, peu m'importe dans quel décor vous voulez la placer. So: lead and I follow. Vous avez beaucoup de projets pour cet hiver. Lesquels? 8.Ce serait gentille (et mondaine!) si vous pourriez écrire une petite lettre aux Jordaan; ce sont des petites filles si bonnes et charmantes. Je leur ai dit que vous êtes une grande artiste et que vous avez été une guide magnifique pour moi. Elles doivent même posséder un compte-rendu de notre première rencontre.... Voici l'adresse: Mlles G. & O. Jordaan, c/o Mme Mentel, Groote Lengkongweg 18, Bandoeng, Java (Indes Néerl.) Elles seront ravies de votre prose! 9.Je crains que vous ne trouverez jamais quelqu'un qui aura le coeur de vous griller vive. Empailler et embaumer selon la méthode Egyptienne, peut-être.... comme la fiancée de Tophar, vous vous rappelez? Comme j'aimerais à vous avoir comme poupée dans mon cabinet de travail, Clairetty, si je ne parviens pas à vous captiver vivante! 10.Je vous ai déjà rappelé votre projet de me faire lire le sermon de votre tuteur. Ceci est une strophe d'une prétendue poésie que j'ai faite pendant votre absence: Daar waar wij vaak een eerste of laatste kus genoten ging 'k vluchtende voorbij, met ongelijke pas, en ééns, als in de mist twee slechtverlichte booten, gleed langs mij heen je Voogd: in trotsche overjas! (Là où souvent nous jouissames d'un premier ou d'un dernier baiser je passais en fuyant, d'un pas inégal, et un jour, comme dans la brume deux bateaux mal éclairés, ton Tuteur me frôla: en fier imperméable!) Et please, donnez-moi les photos! 11.Pourquoi suis-je si déplorablement jaloux? j'ai oublié de vous le demander. Et 12.figurez-vous que je n'ai pas fait attention à vos ongles ‘rouges et de forme magnifique’. Mais c'est parce que cette attention était absorbée par votre bouche qui surpasse, certes, vos ongles en rougeur et en magnificence de forme aussi. 13.Je n'ai pas lu Mlle de Maupin et me demande pourquoi vous aimeriez tant d'être cette noble demoiselle? Et si vous étiez Mlle de Maupin qui serait votre ami et qui votre amie? Je m'inquiète! 14.Voici ce que je pense de ma graphologie: très bon coeur - je n'en sais rien; très intelligent, - je m'imagine parfois que c'est juste; beaucoup de volonté, - peut-être, mais je suis desespéré à considérer cette volonté devant certaine philosophe; très sensible, - oui, je m'en rends compte par la même personne; très gourmand, - oui, de vos baisers; très calme, - non! - Un peu naïf, - hélas! même quand je me crois méfiant; - un peu bavard, - très, devant ceux que j'aime, et le contraire complet devant ceux qui me sont indifférent (c'est dommage que vous n'étiez pas là lors de mon jour de fête!!), donc, en prenant le juste milieu: un peu bavard, c'est exact. Beaucoup de candeur, - je ne sais pas, peut-être, c'est même très possible; très bon caractère, - non! au fond peut-être, mais il faut plonger bien profondément! - Beaucoup d'amour, - évidemment puisqu'il n'est pas éparpillé, qui sait si vous ne succomberez pas sous son poids!! - pas fidèle, - ceci est faux, en toute sincérité, mais peut-être que c'est un présage; - ne dis pas toujours ce qu'il pense, - oh, la la! cette vertu me manque; mais ‘toujours’ est tout de même fort. Je vous cache mes pensées de temps en temps, quand je suis fâché contre vous! Mais par contre je vous raconte trop que je vous aime.... Voilà la besogne terminée. Mais: 15.- Soyez assez gentille pour baptiser notre héroïne. Un nom qui lui viendra de vous lui portera bonheur. Je vous remercie pour l'entretien et vous embrasse en anticipant: 1 fois! Mes respects à votre maman, et quoique je vous quitte jusqu'a demain, Votre Eddy. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 7 november 1922 Dinsdag, 6 November ('s morgens) Geachte Mejuffrouw, Dank voor Uw brief, die ik zoo juist kreeg. (U ziet dat ik me de vrijheid veroorloof er op te antwoorden in mijn eigen taal; een voorrecht als men schrijft aan een linguiste, dat men niet alle domheden in een taal die men niet voldoende kent, op papier hoeft te vereeuwigen!) Natuurlijk zal ik met pleizier Maandag komen. Is 4 uur vroeg genoeg? Ik denk dat ik dan wel tijd genoeg zal hebben om U mijn beschouwingen over A Rebours te vervelen. En ik neem vast Poe's verzen voor U mee; U, die zooveel om melodie geeft, U moet ze lezen! Een Brusselsch artist met naald en draad heeft het Montmartre-air al uit mijn jas gehaald. Ik zal Maandag dus volkomen klaar zijn, om, - als U wilt - nogmaals voor Uw kacheltje vlam te vatten. Met beleefde groeten, ook aan mevrouw Uw Moeder, en nogmaals dank voor al Uw vriendelijkheid, gaarne Uw dienstwillige E. du Perron Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Rotterdam, 25 november 1922 R'dam, 25 Novembre '22. Ma chère Clairette, J'ai bien reçu les livres et les feuilles de manuscrit; c'est bien gentil de votre part de me les avoir envoyés et je vous en remercie. J'ai reçu aussi votre lettre et une autre de ma mère, et je m'avoue touché par la conversation que vous m'avez vouée; seulement: je crois que ma mère aussi se trompe.... un peu. Et vous? est-ce vrai que vous ne comprenez pas pourquoi je suis parti? C'est pourtant simple. Ce n'est pas parce que je veux que vous me donnez une réponse, une décision concernant le ‘mariage’; je vous en ai parlé, Clairette, c'est ce qui compte en seconde place, croyez-moi! Le mariage, c'est pour moi: le droit de vous aimer, devant ‘les gens’ (que le diable les emporte!); car devant nous, je crois que j'avais ce droit-là et je l'ai - heureusement - encore. Mais je suis parti parce que j'ai senti, moi-même, que nous ne serons jamais l'un pour l'autre; autrefois c'était seulement vous qui doutiez; j'étais convaincu que tout irait bien; maintenant je doute avec vous. Mille petites choses ont contribué à cela; vos mécontentements de moi, avant et pendant votre séjour en Italie, et enfin, le terrible sentiment que j'ai eu d'être éloigné de vous, dès que nous étions en présence de quelques-uns de vos amis, même de Simone De Moor qui m'est pourtant si sympathique. J'ai fini par me sentir bien insignifiant, bien lourd, bien brute, en leur présence, sur leur terrain, si je peux m'exprimer ainsi, un être insociable, arrogant, rude, peut-être pas trop mal en soi, mais complètement à mépriser comme votre ami. Si j'ai de l'orgueil, c'est aussi un peu pour vous. Je ne peux pas souffrir même l'idée que vous auriez honte de moi; et je pense à vous (tout égoïste que je suis) quand je dis cela. Plus tard, quand on ne verra plus en moi qu'un de vos nombreux connaissances, que vous voyez de temps à autre, tout sera bien, et vous même vous me pardonnerez plus aisément mes ‘excentricités’. Maintenant je sens trop bien que vous me donnerez tort d'avance, dans chaque conflit avec ‘le monde’. Je vous demande pardon si je vous cause du chagrin; malgré tout vous m'aimez; mais puisque vous savez que je vous aime aussi, ma Clairette chérie pas à moi, vous pouvez vous imaginer peut-être que moi aussi je ne me trouve pas gai? Vous étiez clémente (une fois!) quand vous écriviez que je vous ai quitté d'un ‘air préoccupé’; je vous ai plutôt offert (à votre maman et vous) la tête d'un cabotin martyrisé et pour cela je vous offre maintenant toutes mes excuses. C'était assez bon marché; et bête aussi. Mais je me console en évoquant l'air contrarié de votre amie Simone le jour qu'elle perdait sa réticule, et vous aussi vous l'avez tant compris. Eh bien, je perdais.... plus, quand même, savez vous, ce soir-là. Et maintenant je ne sais plus ce que je dois faire, si je ne suis pas par trop ridicule, peut-être; je me sens hésitant, doutant de tous côtés, je l'avoue! Que voulez-vous? je n'ai pas de l'‘affection’ pour vous; c'est tout simplement de l'amour. Enfin, à force de me dire que je ne suis pas digne de vous, ça passera bien, avec le temps. Seulement, ne croyez-pas que je me plains à côté de Ferdy en lugubres doléances; car il ne fait que des efforts pour paraître ce qu'il n'est pas: un grand indifférent; et moi, je n'ai aucun reproche à vous faire. Vous rappelez-vous que je vous ai dit que vous étiez la plus gentille jeune fille du monde, au monde? Eh bien, je le soutiens. Je reste tout à vous Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Rotterdam, 26 november 1922 26 Novembre. Avant de poster ma lettre j'ai relu la vôtre et je trouve encore des choses à répondre: par ex. que je n'ai pas trouvé votre amie ‘Criquette’ bien quelconque, mais vraiment antipathique et peu supportable; elle est peut-être très brave et fait partie (peut-être) de la célèbre vingtaine de Charles Graux, mais elle crie d'une façon bien vulgaire et elle a une voix de tambour-major. Je ne crois pas qu'elle vous aime beaucoup; elle doit vous envier, j'en suis presque sûr! - Ensuite je dois vous promettre de me couvrir, de soigner ma toux, de dormir, de ne pas travailler la nuit. C'est fait, à une condition: que vous expulserez le plus tôt possible, à coups de cravache, votre mal-de-tête! Puis je dois vous dire que je ne vous ai point trouvé une ‘institutrice’, mais une toute gentille jolie personne que j'aime..... beaucoup. Et que je n'aime pas savoir triste. Encore plus: je me promène avec des gants! La vie est ironique, je vous l'ai dit déjà quelques fois, elle s'est moquée de moi; le jour suivant celui de mon arrivée, Ferdy m'a procuré de beaux gants bien chauds, absolument nécessaires, selon lui, et très agréables à porter, selon moi. Si vous avez mal dormi à cause de ce cauchemar, je vous en prie ma chère Clairette, reprenez vos plus doux rêves!... Je travaille mal ici; si je devais rester toute ma vie à Rotterdam je me ferai à l'instant débardeur ou épicier, sachant que ce serait la fin inévitable. Je me trouve fréquemment en compagnie d'étudiants, de bons garçons, braves et honnêtes (comme Criquette), mais qui trouvent magnifique de parler de tout avec une bruyante indifférence, a devil-may-careness bien étudié, qui font de leur mieux pour bien jurer, boire, se battre (entre eux quand ils sont ivres et contre ces ‘plébéïens de la commerce’ quand ils ne le sont pas), qui mènent en somme une vie plein de crânerie, de jeunesse-trop-voulue, et de sottise! Ils me sont tout de même assez sympathiques, il y a un an j'aurais trouvé cette vie-là un état idéal. Maintenant ils m'abrutissent. Ferdy est tout à fait de mon opinion, il est quelque peu forcé de partager à cette vie, mais nous avons eu une sérieuse conversation là-dessus après une séance assez peu attrayante et j'ai retrouvé mon ami d'enfance. Il pose pour ce qu'il n'est pas, voilà le hic, et je crois qu'ils le font tous, avec quelques exceptions. Je suis pour eux ‘l'homme qui vient de Paris’, ça me donne du prestige, je n'ai qu'à bluffer: ils gobent tout. Et puisque le bluff est le ton courant, je bluffe et je crâne avec eux, et je suis ‘reconnu’. Mais je suis bien content que cela ne va pas durer longtemps! Voilà; tout ceci est pour mon ami Clairette. J'ai lu, hier soir, dans une étude sur....... le Mariage (!), du prof. Wynaendts Francken: ‘Il ne faut choisir comme épouse que cette femme dont on aurait fait son ami, si elle avait été homme.’ S'il ne s'agissait de cela; je serais déjà bien loin! Je vous confie à peu près tout, et ce n'est que quand vous défendez à tort et à travers chaque stupidité ‘Cocteau’, que vous me manquez, comme ami! D'ailleurs: chaque fois que vous cherchiez des discussions amicales, j'avais l'envie trop impérieuse de vous considérer de plus près.... que je ne l'ai jamais fait un ami: Le dégoût de Cocteau devenait un goût de Clairette! - Faites mes compliments à votre maman et veuillez la remercier pour ses conseils. Et si vous voulez, je ne vois toujours aucun inconvénient à vous embrasser! Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, [tussen 26 en 30 november 1922] Ma chère Clairette, Je suis rentré aujourd'hui, ennuyé et malade. Quelle vie que celle de Rotterdam; voilà des jours bien perdus! Si vous avez le temps et l'envie de me revoir, je pourrai venir demain, à partir de.... mettons midi; car ma mère a fait téléphoner quelque médecin qui doit venir dans la matinée et qui doit venir (sans aucun doute!) tard. Je regrette de ne pas vous avoir trouvé à la maison; mes respects à votre maman, tout à vous Eddy Pouvez-vous me faire parvenir un mot dans la matinée? Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 4 december 1922 Bruxelles, 4 Décembre 1922 Ma chère Clairette, On m'a apporté ce matin votre lettre; je l'ai lu et j'ai déchiré une lettre que j'étais en train de vous écrire (qui a été interrompue hier par une vieille dame sourde qui est venue dîner chez nous) mais qui comptait déjà 3 feuilles bien remplies. J'aurais voulu continuer aujourd'hui; maintenant l'envie me manque. A quoi bon de vous ennuyer avec des pensées moroses et des sentiments fatigants? J'en ai rempli le panier à côté de moi! Vous avez raison: je suis un terrible bavard et tout ce mauvais français ne sert à rien. Hier soir j'ai à peu près maudit la vieille mégère qui venait me séparer de vous, que j'aime; ce matin je regrette qu'elle ne soit pas venue plus tôt. Est-ce philosophe? - Je vous en prie, Clairette, soignez-vous bien; suivez vos propres conseils et, quoique à Paris, menez une vie régulière et saine. Comment va votre mal de gorge (ou le mien)? Le mien (ou le vôtre) a disparu. Je ne tousse presque plus, mais j'ai dû garder le lit après votre départ, je ne peux pas dire que j'étais malade, quoique j'étais un peu fiévreux, mais j'étais d'une faiblesse physique et mentale à me faire enrager. Maintenant cela a passé, je me sens assez fort pour reprendre la boxe dans une semaine et j'espère que j'aurai bientôt la force intérieure qui s'appelle, je crois: ‘indifférence’. Pourquoi êtes-vous découragée? Pourquoi avez vous ‘assez de tout ceci’? Vous êtes à Paris, entourée de choses et de gens intéressantes, vous avez toutes les raisons d'être heureuse. Aussi je n'en doute pas que la Grande Chaumière ne vous aura consolé bientôt. Au lieu d'avoir le cafard, amusez-vous, c'est ce qu'on fait à Paris, et puisque vous êtes intelligente et jolie, le décor vous va beaucoup mieux que Quinto. J'espère que votre maman aura vite trouvé des appartements qu'elle aimera sans aucun réserve et qu'elle se décidera enfin à s'installer. Les significations des attitudes des mains des 5 Dhyani-Bouddha (Bouddha de la Méditation ou Pensée, dont chacun correspond à une nouvelle Phase Mondiale) sont celles-ci: 1. Wairotjana, les deux mains levées dans la position de tourner une roue, qui est le tjakra: symbole de tout qui est infinie, de la Sagesse, de la Lumière (le soleil) et de beaucoup plus, suivant les différentes sectes. 2. Akshobya, la main droite près du genou, le dos de la main à l'extérieur; signif: appelant la Terre comme témoin de son acte de foi. 3. Ratnasambawa, même position de la main, mais la paume à l'extérieur: attitude de bénir. 4. Amitaba (le Dyani-Bouddha de notre phase Mondiale, la 4ième), les mains l'une sur l'autre, les pouces se rencontrant; attitude de Méditation; 5. Abogasiddha, la main droite lévee avec la paume à l'extérieur, attitude de repousser les mauvaises influences, les tentations. C'est le Bouddha de la phase future. - Si j'ai fait des fautes d'orthographe il faut me pardonner, je n'ai que ma mémoire à ‘citer’ et vous ne pouvez pas vous imaginer combien les impressions Européennes ont effacé celles des Indes. Mes respects à votre maman; je vous rend, pour vos meilleures pensées, mes meilleurs sentiments. Eddy. P.S. - Je vous suis d'avance reconnaissant pour le canard; est-ce que cela a quelque chose à faire avec la chansonnette qui a eue un certain succès à Paris: Le Canard Amoureux? Angenot a longtemps admiré votre dessin de moi! Je ne le vois d'ailleurs que très peu; j'ai abandonné pour le moment la traduction. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 10 december 1922 Bruxelles, dimanche soir Ma chère Clairette, Eh bien, êtes-vous reconciliée avec Paris? Je n'en doute pas! Je vous vois, au théatre, dans les magasins, les musées et le ‘monde’! Ecrivez-moi que vous n'êtes plus souffrante; cela m'inquiète quoique je me tais. Que voulez-vous: j'ai trop et trop peu à vous dire. Puis, j'ai, les derniers temps, de véritables accès de rage contre le français et contre moi-même parce que je me rends compte que je ne suis qu'un demi ‘moi’ quand je m'exprime dans cette langue. La langue est (dans nos temps) une arme; je me sers donc d'une épée brisée. Et j'ai perdu une autre arme: mon fidèle stylo. Le chat l'a jeté par terre et il est resté introuvable. C'est tout, comme nouvelles extravagantes. Ah non, je lis d'Annunzio: La Gioconda, et l'Enfant de Volupté (Il Piacere); cela m'emballe. D'Annunzio est personnellement (ou dois-je dire ‘psychologiquement’?) aussi éloigné de moi que possible; je ne saurais jamais écrire une page - je ne dis pas: ‘comme lui’, faites attention - mais: dans ce genre-là; pourtant j'admire de tout coeur ce raffinement, ce sens esthétique presque trop recherché. - J'ai terminé aussi la lecture d'un petit volume de maximes d'art de Max Jacob; où il n'est pas fumiste du tout; il faut lire cela; ça vaut Cocteau; je le garde ici pour vous, ainsi qu'un bouquin de Cendrars: 19 poèmes élastiques que j'ai fait relier avec Du Monde Entier (reliure cubiste!!!), mais qui a failli me procurer ces maux de tête qui me menacent toujours. Il veut qu'on cherche, ce bon Cendrars, c'est pour cela qu'il s'exprime si..... primitivement; soit, je veux bien chercher. Mais quand après beaucoup de peine je tiens par les cornes (??) la signification de quelque poème obscure,..... elle ne vaut rien. Alors, comme dans le manuscrit, je lâche un juron et je me mets en grève. Et je mets le bouquin de côté, hors de vue, après y avoir inscrit: ‘A Clairette, parce qu'elle a le courage de poursuivre des insignifiantes significations.’ En quel charabia je suis assez moderne. Ici tout va bien. Ma cousine est partie et les chats et le chien poussent. Je pense à vous. Que faites-vous, Clairette? Vous travaillez? Il faut que nous parlons sérieusement de cela, en amis. Alors vous serez pour quelques instants ‘Clairot’; et j'oublierai que vous êtes jolie, si jolie que vous attirez toute mon attention, de sorte qu'il n'en reste rien pour votre travail (même quand vous vous donnez la peine de m'immortaliser, moi!), et nous tiendrons un conseil de guerre, si vous voulez, comme deux débutants dans le vaste monde qu'est l'Art!!!! Pardon, j'oublie que vous êtes à Paris, parmi ‘vos’ bohèmes, que vous êtes par conséquent entourée de conseillers ‘calés’; comme ce brave bonhomme qui jugeait 100 pièces d'art dans 5 minutes, travail d'Hercule auquel nous avons assisté avec des sentiments si différents! Voulez-vous un grand conseil de moi, en toute sincérité? Définiez pour vous-même (en secret mais solenellement) votre talent personnel; vous aurez fait une grande enjambée. Etudiez-vous et fichez vous le plus complètement possible de tous les conseillers et surtout des ‘maîtres’. Jamais un véritable artiste n'a compris tout à fait un autre; ou bien c'était par hasard!* Un artiste est trop combatif pour apprécier quelqu'un qui n'est pas tout à fait lui-même; et dans ce cas-là la concurrence ferait de cet infortuné son ennemi mortel. Bref: fiez-vous au talent et au bon goût de mademoiselle Clairette Petrucci, qui est une personne pleine de sens artiste et de pouvoir artiste aussi si elle n'est pas absorbée par 1001 personnes (et choses?) insignifiantes et si elle voulait vraîment travailler!! - Maintenant, fichez-vous bien vite de ce conseil-ci pour suivre mon conseil précédent. Je ne vous demanderai pas de m'écrire étant certain que le temps vous manque. Croyez-moi, chère Clairette, bien à vous Eddy Et veuillez faire mes compliments non! mes respects à votre maman. E. Ecrivez-moi (si vous le faites) vos impressions de la ‘Grande Chaumière’. Origineel: particuliere collectie * Maxime dont je suis persuadé..... pour l'instant. E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 12 december 1922 Mon écriture ressemble à la vôtre!! mais je vous écris sur un édredon et avec un nouveau stylo peu traîtable. Bruxelles, 12 Dec. '22 Ma chère Clairette, Vous ne savez pas combien votre lettre m'a fait plaisir. Aussi je m'empresse de vous répondre... du lit! Non, ma chère amie, ça ne va pas bien du tout, s'il faut être franc. Je ne tousse presque plus, ma gorge va beaucoup mieux grâce a des inhalations le soir et le matin, mais le dr Pauporté a constaté chez moi un ‘état de faiblesse générale’ (ça sonne beau!) et il m'a défendu tout sport violent (ça c'est érudit comme son mais c'est pas gai comme signification!). Du reste je ne m'en ficherai pas mal si mon état physique me le tolérait, mais hélas, mon corps m'oblige à obéir. J'ai voulu faire des promenades (au bois p. ex.) de 2 heures; eh bien, je suis complètement fatigué après ¾ d'heure, et je rentre comme un vieillard en tramway!!! Où sont mes six rounds de boxe assidue sans trop_de fatigue? Le docteur a trouvé une excellente raison: j'ai une maladie de croissance!! J'ai failli éclater de rire en entendant ce verdict de sagesse. Ou bien (peut-être....) est ce la croissance qui fait de l'Homme un Génie?? Soit; pour comble de malheur et comme note ironique un molaire de sagesse fait son entrée dans ma bouche et me fait un mal atroce; je ne ris donc plus (que sous cap) et j'ai, ma chère Clairette chérie (ne lisez pas ce qui est rayé je vous en prie) un visage gros et rond - (surtout vu d'un côté.) Pour être sage aussi il faut souffrir!.... Je pense beaucoup à vous et je n'y puis rien je vous aime de plus en plus, et j'espère que vous allez bien vite perdre votre toux méchante qui vous empêchera peut-être d'entendre mes amis-à-moi Frédé, Paulot et Vaco, qui ‘aboapplaudit’. Allez-y, mais sous sauvegarde sécure, je vous en prie, et n'oubliez pas un mouchoir et un petit flacon d'eau-de-cologne, car la vapeur de tabac y est terrible. Comme boisson prenez une ‘cerise’; le vin blanc est mauvais. Ensuite si vous attirez trop l'attention de quelque farceur de la butte (on n'y est pas accoutumé à un ‘extérieur’ comme le vôtre!) n'oubliez pas de vous informer du nom de ce monsieur et de me le donner comme petit cadeau d'Etrennes. Dès qu'il s'agit de vous mon sens bohème devient beaucoup plus restreint et moins tolérant. Continuez à travailler; songez que vous ne faites que recommencer, ce qui est (au début) souvent plus difficile que commencer. Et surtout, Clairette, ne vous faites pas décourager par des ‘amis artistes’ qui ont, selon vous, plus de talent (comme dans le cas Mme Godard). Je sens que vous êtes encline à ce sentiment. Dites-vous bien qu'il y a à peu près autant de talents que de personnalités, que très-souvent les influences des talents jugés plus ‘forts’ (et qui le sont peut-être) peuvent être de très-mauvaises influences. Barbey d'Aurevilly n'est pas Goethe, Vincent van Gogh pas Rembrandt, ce qui n'empêche pas que, quoique moins grands, ils sont pour le moins aussi intéressants. J'ai maintenant toute confiance en moi, je le dis sans orgueil déplacé. J'ai travaillé beaucoup les derniers temps, sinon en écrit, en pensée, j'ai trouvé ce qu'il me faut pour le moment (car on change toujours) je vois distinctement le chemin à suivre et je compte continuer sans trop butter. Vers le 10 janvier j'irai à Paris et y resterai jusqu'à mi-février peut-être; c'est pour y chercher des détails. Puis je rentre ici (mes parents seront alors dans leur nouvelle maison que j'ai acheté, paraît-il!!!) et je ferai de mon mieux pour terminer tout le roman avant le 15 mars; puis je pars en voyage pour 4 mois. Où? Nous verrons. Le trop nuit; et il faut que je publie, ne fût-ce que comme soutien moral. J'espère que je ne serai pas de ceux (Vermeylen) qui mettent 11 ans à écrire un volume de 200 pages! N'étant pas un génie universel je ne vois qu'un tout petit cercle autour de moi (je suis assez égoiste pour me prendre comme point-de-milieu) mais c'est assez pour en faire un livre, je crois, quand on connaît à fond ce tout petit cercle à soi. Je vous reparlerai de cela quand vous voulez; quand vous serez ici. Vous me souhaitez bon courage au point-de-vue ‘travail’; merci. Que me souhaitez-vous au point-de-vue ‘Clairette’? Répondez! Je n'aime pas du tout que vous croyez que je vous ‘bouscule’, - d'ailleurs cela me rappelle M. Wolfers! - mais je vous aime tellement, Clairette chérie, (je ne raye plus!) et j'ai besoin de savoir de temps en temps que vous m'aimez aussi et je n'en ai jamais assez d'entendre cela, jamais, car vous êtes tout pour moi, étant la seule personne que j'aime tout à fait, avec une confiance illimitée. Vous entendez? Vous ne savez pas ce que c'est que de ne voir qu'une personne à qui vous pouvez vous fier complètement, avec qui on se sent fort et sans qui on se sent faible. Vous êtes trop entourée d'amis pour cela. C'est pour cela que je déteste vos amis presque autant que je vous aime! Voilà, vous voyez que je me fie à vous car je sais que vous allez me trouver maintenant un jaloux ridicule. Eh bien, soit! Je termine maintenant en vous donnant, pour vos ‘pensées (!!!?)’ - et que vous le voulez ou non - les plus chauds, les plus impétueux baisers que vous pouvez vous imaginer. Eddy J'ajoute à ma lettre les morceaux d'une lettre que je vous ai écrite dimanche et que j'ai déchirée songeant que puisque vous ne m'écriviez-pas vous seriez dérangée par mes écrits, peut-être. Pardonnez-moi, Clairette, et songez à votre tour que si vous savez que je suis à vous, je n'ai jamais pu penser la même chose de vous, depuis Quinto. Toujours, toujours il y avait entre nous quelque chose! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 16 december 1922 Brux. 16 Dec '22. Bravo, ma chère Clairette, vous travaillez et vous commencez à être contente de ce que vous faîtes! - que je suis content, moi aussi; le croyez-vous? Quant à votre ‘mérite à vous y mettre’, personne n'en sera plus persuadé que moi, car dans une foule (de gens et de choses à faire) telle que vous me le décrivez je ne saurais faire qu'‘emmagasiner’, tout au plus, jamais travailler. Et quoique votre genre de travail diffère du mien, j'en suis persuadé que pour vous aussi, pour arriver à un resultat sérieux, il faut - non le repos, certes - mais la quiétude. Ensuite je commence à être inquiété assez sérieusement d'une toux, moi qui regarde ces ‘petits spasmes de la gorge’ en général avec assez d'indifférence; mais Clairette, la vôtre.... qui est peut-être le mien, me voit plein de remords. Quant à moi j'ai dû faire des inhalations et j'ai eu une bouteille de remède du dr.; maintenant pour vous? Cherchons ensemble. Il y a un remède anglais, un très vieux, qui s'appelle Expectorant de Dr Jaymes; contre une toux assidue cela est parfait. Je vais voir aujourd'hui - 2me jour de ma sortie - si je peux trouver cela et vous le faire envoyer. Essayez; je vais vous écrire encore ce que vous pourriez en prendre au plus, puisque cela contient entre autre de l'opium. Mais c'est parfaitement sans danger, puisqu'on le donne même aux enfants. Aux Indes cela n'a jamais tardé à me remettre. J'y pense maintenant; et ce qui est pour le moins aussi ‘curieux’ que la mutilation de Sophocle par Cocteau c'est mon ingeniosité comme ‘médecin’!!! Et il y a plus; quand vous n'êtes pas encore guérie après votre retour, ce ne sera pas vous qui verrez d'après moi, mais moi qui vous soignerez! Je n'ai pas oublié notre alliance-offensive-et-défensive de 2 janvier 1922, et ma foi ce n'est pas moi qui y manquerai! Serrons les rangs! Maintenant, listen my dear and I'll tell you somewhat! hier j'ai quitté le lit (avec 1½ joue) et j'ai fait une longue promenade; aujourd'hui je vais faire la même chose, et pas plus tard que mardi, c.à.d. dans 3 jours, je remets les gants, salle Dupont. Nous allons voir si je suis devenu vraiment si décrépit que ça! Ma dent va beaucoup mieux, en 3 jours l'enflure aura disparu. Le 26, pour en finir, vous me retrouverez ‘en bonne santé’, puisque, Madame, c'est votre volonté suprême!.... Ne criez pas alarme de/sur? mes méthodes de guérison; c'est ce qui s'appelle ‘cure d'autosuggestion’, d'après les couvertures de certains bouquins que je n'ai jamais feuilleté. Mais je sens qu'avec un certain résignation mentale et un bon effort physique je redeviendrai tout à fait ce que j'ai été. Et aux galères ‘l'état de faiblesse générale’ du bon Pauporté. Clairette, quant à vous, je vous en prie, soyez prudente. Vous n'êtes que ‘vannée, éreintée’ maintenant, vous serez complètement ‘malade’, si vous continuez ainsi. Je ne comprends pas trop bien pourquoi votre maman vous pousse hors du lit quand vous n'en pouvez plus, ce n'est vraiment pas la méthode et elle aurait pu vous excuser. Je suis un ours, eh bien oui, mais vous avez trop de considération avec les gens; croyez-moi ils n'en valent pas la peine! ‘Les gens’, connaissez-vous quelque chose de plus haïssable que ce collectif-là? Enfin nous ne nous entendrons jamais là-dessus, mais vous serez quand même de mon avis peut-être quand je vous dis que votre santé est chose préférable à l'appréciation des gens! Voyons, soyez sage aussi! C'est une jolie description que vous me donnez de l'atelier. Eh, dis donc, Mademoiselle Trognon, Si tu chantes sur ce ton Nom de nom de nom de nom! Je te crèpe le chignon! C'est peut-être très gai, mais vous voyez que vous avez dû vous rebiffer déjà, et je ferai des prières d'ici à votre retour pour vous revoir avec votre coiffure fasciste, dont je me dispenserais avec trop de peine. Avez-vous jamais vu la fille de Mme Angot, votre homonyme? J'y suis allé il y a quelque temps, c'était assez léger, mais amusant et j'y ai entendu prononcer votre nom de 100 différentes manières. Connaissez-vous l'air d'Ange-Pitou au premier acte: Certainement j'aime Clairette, Mais dois-je mourir de chagrin Si peut-être par une autre conquête Je peux me venger de son hymen! J'ai vu des sourires significatifs autour de moi! J'étais ‘en famille’, ce soir-là. Mais....... la Clairette qu'on nous offrait ne m'aurait même pas causé une rhume; je laissais donc Ange-Pitou se lamenter tout seul, et j'ai pensé à ‘autre chose’. Votre dessin a toute mon admiration; la ressemblance est surprenante et même les chats et le chien sont trop reconnaissables, p.ex. celui sur mon ventre qui évoque un chou ou bien un radis!!! L'encrier sur la table de nuit est un détail vraîment psychologue tandis que la plume d'oie est symbole (sans doute) de mes ecrits vieillots; - A propos, lisez-vous déjà ‘Les Nouvelles Littéraires’, il y a 2 meux le premier numéro a paru; vos amis doivent être armés de ce journal. La compagnie de votre lettre m'a bien égayé, et maintenant je n'ai qu'à attendre avec le moins d'impatience possible votre retour. Le 26, c'est dans 10 jours. Il ne fait pas si froid que ça, ici, entre parenthèses. Je vous quitte Clairette chérie avec un baiser plein de reconnaissance et de.... fraternité. Eddy P.S. - Je ne vous ai point oublié auprès de mes parents! Vous avez toutes leurs bonnes pensées et veuillez transmettre à madame votre mère toutes leurs amitiés et leurs respects et ma profonde humilité. (Mais il faut vous laisser dormir! ) E. P.P.S. - Vous êtes tout à fait gentille de vouloir m'envoyer faire du sport d'hiver en Suisse, mais il faut absolument que j'aille à Paris, sinon à Montmartre. C.à.d. je pourrai peut-être m'installer ailleurs et seulement faire des escapades vers la butte, qui a perdu beaucoup de son charme pour moi. Mais pour mon travail c'est impossible de chercher des détails ailleurs que là; et comme je compte terminer tout le bazar en mars, il faut bien y aller et travailler. Quand je pense à mon roman je me sens parfois assez triste. J'ai remarqué cela par un simple contraste. Etant malade j'ai relu un livre qui, il y a bien longtemps, était mon livre préféré; c'est une histoire de jeunes garçons, dont l'un, le principal personnage, devient corrompu malgré toute disposition noble. C'est écrit avec assez de psychologie, par un professeur, probablement; le livre est classique en Angleterre et s'appelle Eric, or little by little (peu à peu), par Farrar. Il y a pourtant des détails la-dedans vraiment trop ingénus, presque ‘calotin’ quand on peut dire cela d'un protestant! Dans le temps que je faisais mes prières du soir - 10, 11 ans - je pleurais en lisant certains passages, à chaudes larmes! Et, ce qui est curieux, c'est qu'après 12 ans je me retrouve touché par ce livre, ému malgré toutes les fautes que j'y découvre maintenant, peut-être parce que c'est écrit d'une façon malgré tout tellement sincère. Maintenant, ne riez pas, chérie, après lecture de cela (!) quand je reprenais mon roman, je l'ai trouvé parfois assez ‘vulgaire’. Dans mes efforts à être cynique, mordant, etc. j'ai toujours trouvé que je ne l'étais assez, pas encore assez, et après Farrar - on a besoin de ces contrastes - je suis arrivé à comprendre l'indignation de ma cousine! Ces sentiments passent assez vite, bien sûr, et ce n'est que naturel qu'à 23 ans je diffère du petit bonhomme que j'étais à 11, mais je constate chez moi une grande différence de principes, de manière-à-voir, qui est assez ‘douloureuse’. Heureusement qu'il y a toujours une différence aussi entre moi-même et Eric Grave, mais trop souvent je pense tout à fait comme lui, avec le même orgueil, mépris, cynisme qu'il faut traduire par: mécontentement, faiblesse, trop de sensibilité, protestation contre tout cela! Dans tout ceci j'écarte l'élément ‘artiste’, c'est de l'homme, du caractère que je parle. Et avec l'ironie, qui, au fond, adoucit tout, je me compare à un petit garçon qui entend ses camarades parler des choses plutôt malpropres, défendus, mais qui par cela même croit entrainer son courage quand il domine son aversion et en parle plus qu'un autre. Vous y êtes? c'est un peu cela. L'artiste n'y est pour rien. Après cette confession, ma chère amie, je vous quitte; définitivement. Ce que j'ai bavardé! Enfin, vous me pardonnerez, en pensant que ce n'est qu'à vous que je fais ces révélations-là. A bientôt, j'espère. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 16 december 1922 Brux. Samedi soir Ma chère Clairette, En vain j'ai cherché partout mon remède anglais; les pharmacies qui s'appellent ‘anglaises’ ici ne le sont, paraît-il, pas plus que les autres et le pauvre Dr Jaymes est pour les Bruxellois un grand Inconnu. J'ai écrit à une pharmacie à Ostende dont notre pharmacien m'a donné l'adresse et qui doit être renommé pour ses remèdes anglais. Il aura ma lettre demain; et s'il est un peu actif la bouteille m'arrivera dans 3 ou 4 jours, de sorte que je pourrais vous l'envoyer encore. Ce que j'ai bien trouvé c'est tout ce qui a paru des Nouvelles Littéraires, il y a 9 numéros, je vous donnerai cela à votre retour. C'est assez intéressant, mais ça doit vous intéresser plus que moi; je vais les parcourir et vous allez les garder! Il y a entre autres un portrait de Cocteau (dessin de Jean Oberlé, je crois), puis un autre du bon Marmousset qui a dû s'écrier comme feu Byron: ‘I awoke one morning and found myself famous! ‘ - un brave typographe qui a écrit tout un roman en argot; quel délice! Il y a ensuite des articles sur Marcel Proust de Cocteau, Paul Morand, etc. etc. le tout doit certainement vous ‘charmer’. Entre parenthèses, avez-vous jamais trouvé le courage d'aborder Proust? Il faut que nous nous y mettons, il paraît que c'est le grand homme du siècle, c'est Edmond Jaloux qui le dit, et une telle déclaration d'un monsieur avec un tel nom mérite d'être accepté - sans phrase. Maintenant.... je me rappelle qu'après la mort d'Alfred Capus on a brusquement constaté qu'au fond il n'existait pas d'écrivain plus célèbre que lui; seulement sa célébrité fut tellement grande qu'on a oublié d'en parler. - Pour le moment que notre devise soit: Achetons du Proust! J'ai fait une longue promenade à la recherche non pas du ‘temps perdu’ mais de l'Expectorant introuvable; eh bien, je ne me sens pas fatigué, j'ai inhalé l'air frais comme variation après les remèdes Pauportéens et cela ne m'a pas fait du mal, j'en suis sûr. Mardi, je verrai; je ne dirai rien de mon ‘état de faiblesse générale’ (si vous saviez comme je trouve ridicule ces mots!) et le brave Roudi va s'employer à fond. Si je devais continuer cette vie de brebis malade je serais trop dégoûté de moi-même; d'ailleurs je n'ai rien fait que me nourrir tous ces jours, avec des oeufs, du miel, sans parler des pillules et des autres remèdes et je ne me sens plus faible du tout; plutôt engourdi, voilà tout, et embêté par l'intrus dans ma bouche. Non, c'est bien décidé, quand vous rentrez à Bruxelles vous me verrez ‘sain et sauf’ et.... retapé comme vous dites; ah, soyez-en sûre! surtoût cela. Je me demande pourquoi vous vous obstinez à ne point répondre à certains points dans mes lettres.... mais enfin, si vous n'en avez pas le besoin, ne le faîtes pas. Seulement, souffrez que je vous écris un peu mes sentiments - tout mauvais que soit mon français, - quand j'en éprouve le besoin, moi. Je vous aime tant et contre tout raisonnement, toute logique, même tout orgueil! Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 18 december 1922 Bruxelles, 18 Déc. le soir. Ma chère Clairette, Je viens de recevoir une lettre du pharmacien d'Ostende (Bauchery), me disant qu'il ne connaît ni ne sait trouver dans un de ses catalogues le nom du remède demandé. Il m'a donné les adresses de 3 pharmacies soi-disant anglaises à Bruxelles; je les ai donné à M. François (ne me rappellant plus les noms des bonshommes que j'ai trouvé moi-même) et il a tout de suite téléphoné; en vain! L'Expectorant reste introuvable. Mais connaissez-vous le Peppermint-Cure de Wood? Aux Indes cela m'a fait beaucoup de bien, et c'est un remède plus ‘moderne’. J'essayerai de m'en procurer demain et si je suis plus heureux cette fois-ci je vous l'enverrai immédiatement. Cela se prend pur quand la toux est forte, et avec de l'eau chaude quand on ne tousse pas ‘trop’. Je m'exprime bien mal et m'en rends compte - comme je le fais assez souvent je vous assure! - mais l'essentiel est que vous me comprenez. Comment allez-vous maintenant? Je continue mes promenades, comme je vous l'ai annoncé et vraiment: ‘ça va’. Je serais tellement content à vous savoir aussi ‘retapée’ que je le suis déjà et que je le serai demain! J'espère aussi de tout coeur que vous avez secoué votre cafard, que vous jouissez (de la tête aux pieds) de tous les charmes Parisiens! Votre travail marche toujours? - Ah, Clairette mon amie, je me sens trop stupide et pourtant j'ai tant à vous dire et je pense tellement à vous. Vous êtes redevenue un peu la Clairette lointaine des jours d'avant-Quinto - ce qui n'empêche pas que je compte les jours (aujourd'hui 18, demain 19; 26-19 = 7 jours): dans une semaine je vous reverrai. J'en ai un si grand besoin! Ici il faut que je vous transmette toutes les salutations, les bonnes pensées, les amitiés, etc. etc. que mes parents - et surtout ma mère - m'ont recommandé 100 fois pour vous et que j'ai toujours oublié. Enfin, nous avons reconnu ensemble mon égoisme démesuré. Chaque fois que j'annonce: - J'ai reçu une lettre de Clairette; - ma mère demande: - Et comment va-t-elle? - et elle s'inquiète de votre toux et me dit: - Surtout n'oublies pas de faire mes amitiés à madame Petrucci et à elle; - etc. - et j'ecoute et promets tout, mais quand je vous ecris je ne pense qu'à mes sentiments, mes paroles et mes..... intérêts, de sorte que je trouve aujourd'hui sur ma pauvre mémoire une pile d'amabilités qui m'opprime à la fin comme une Conscience tourmentée. Venez voir ma mère dès votre retour, voulez-vous? Elle vous aime beaucoup; et vous savez (j'espère) que quand je dis cela ce n'est pas une formule ni une demie-vérité. Elle sera si contente de vous revoir; elle me l'a dit assez souvent. Clairette, amusez-vous bien encore 7 jours, sans trop vous fatiguer! - et puis: revenez et vouez moi quelques-unes de vos heures perdues. Même si cela vous est un long ennui il faudrait le faire car vraîment, vous ne savez pas ce qu'est à moi le temps passé auprès de vous. Même ici, ‘au sein de ma famille’, je suis bien seul. Votre Eddy Il n'y a que vous et encore vous! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 20 december 1922 Bruxelles, 20 Décembre 1922 Ma chère Clairette, Je ne sais pas trop bien pourquoi j'étais tellement sûr de recevoir aujourd'hui une lettre de vous. Elle n'y est pas! Tant pis; je vous écris sans trop attendre, me disant que vous étiez sans doute très préoccupée par cent mille choses artistiques et mondaines; avalant tout reproche amical. J'ai à vous communiquer un nouvel échec: le Peppermint-Cure de Wood est aussi inconnu que l'Expectorant. On ne connaît ici que les remèdes courants pour les toux paisibles, pour ne pas parler du célèbre sirop Rami. Je suis indigné, j'ai maudit plusieurs fois les pharmacies belges; je m'étais mis en tête de vous procurer un bon remède et me voilà au bout de mon latin et de ma science de pharmacopae. Comment va votre toux? - Ceci est une question lancée dans le bleu (ou plûtot dans le gris, par ce temps). Je suis sûr que les premières paroles qui m'arriveront de vous seront des paroles parlées. Hier j'ai boxé. Schönberg n'était pas là; mais il y avait là un vieux monsieur à cheveux gris, à l'air assez distingué, qui cognait avec enthousiasme; ensuite le gros lieutenant Dehont avec ses 97 kilos et sa jambe trouée; puis un aviateur long comme une anguille qui aurait des vers pour jambes, sa boxe était si pitoyable que cela en devenait intéressant. Quant à Dehont, il était hors d'entraînement, mais toujours redoutable, quand cette masse de chair se projète ce sont de véritables coups de massue; c'est lui d'ailleurs qui a knock-outé pour deux minutes l'adjudant Pétri, le poids mi-lourd qui m'a flanqué par terre avec une si belle grâce! - Hier je me suis remis à l'oeuvre avec brio, me suggérant que je n'avais rien perdu et la suggestion y étant toujours pour quelque chose. Hélas; au 2me round je vaccillais sur mes jambes, mes coups étaient ou trop courts ou trop loins, il y avait un brouillard devant mes yeux et les commandements de Dupont m'arrivaient à travers un bourdonnement dans mes oreilles, mon souffle était fini, fini. Dupont, comme pour m'humilier, me faisait faire des séries; je ne voulais pas dire que je n'en pouvais plus, je continuais mes moulinets de vieillard et tout d'un coup il arrêtait mes poings et m'envoyait dans le coin avec un petit rire et un mot de mépris: - Vidé! Et aujourd'hui j'ai des maux dans les bras, les reins et le dos, comme un novice qui aurait fait ce ‘travail’ pour la première fois. C'est honteux! Aujourd'hui j'ai fait une promenade au bois, jusqu'au lac, il faisait un temps livide, pluvieux, tout était fermé (excepté ‘Trianon’ où j'ai trouvé une tasse de café), l'île de Robinson était aussi déserte que les allées et le mac-adam. Derrière les vitres de ‘Trianon’ j'ai lu d'un trait les lettres de jeunesse de Léon Bloy; un volume que j'ai abordé en préparation d'une lecture prochaine de ses lettres à sa fiancée, chose extrêmement intéressante pour moi, comme vous pourriez peut-être vous imaginer. Seulement, je suis sûr que chez l'honnête Bloy l'amour terrestre doit être pour une trop grande partie supprimé par l'amour Divin. Et cela m'ennuie. Je ne comprends pas cela; ça ne me laisse même plus froid, comme devant les longues phrases qu'il adressait à son ami, et où les sentiments sont étouffés par l'abondance des termes catholiques; devant sa fiancée, ce talent de sermonneur serait d'un mauvais goût complet (selon moi, en tout cas!) - Aussi je garde les ‘lettres’ pour votre bibliothèque; c'est une jolie édition (avec des bois de Ch. Bisson) qui doit vous intéresser. Et puis, ma chère amie, quoi que vous dites de votre ‘athéisme’, vous êtes plus religieuse que moi. Bloy m'est surtoût sympathique pour sa querelle avec le Sar Péladan, qu'il traîte de vantard et d'imbécile; vous connaissez, je crois, mon dégoût pour ce Mage, que je ne veux plus lire, quoi qu'on prétende! Il y a ici de Péladan encore 4 ou 5 livres tout à fait épuisés (dont Le Vice Suprême) que vous pouvez emporter dès que vous en aurez l'envie. Cet Assyrien de vaudeville m'est devenu plus antipathique que Cocteau, ce qui est dire beaucoup! Et vous? avez-vous assisté avec joie et admiration au massacre d'Antigone? Je le crains. Evidemment cette demoiselle avait peu d'attraits, je l'avoue, mais trouvez-vous qu'elle méritait une deuxième mort par les mains de Cocteau? Soyez clémente et juste (comme vous en avez l'apparence.) Etait-elle au moins jolie, la jeune fille grecque? En écrivant ceci je me rappelle notre dernière discussion sur l'ami Cocteau, c'était un jour que vous m'intéressiez particulièrement plus que lui. Alors j'étais tout content de pouvoir m'en débarasser en vous donnant raison!!! Et vous disiez (comme dernier trait empoisonné:) - Savez-vous pourquoi vous n'aimez pas Cocteau? c'est parce que je l'aime! - Eh bien oui, puisque étant persuadé que Boileau avait pressenti son apparence quand il écrivait ces lignes: Et pour finir ainsi par une satyre, Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire, - j'enrage, Clairette chérie, à la seule suggestion que vous puissiez le croire digne de votre admiration! Vous faites beaucoup mieux de m'admirer, croyez-moi, et malgré les apparences, qui sont pour le moment si désespérément contre moi. Car sur la moustache de mon père je vous jure que si à 35 ans, je n'ai pas fait plus et mieux que lui, je brûlerai mon stylo et me ferai marchand de journaux. Oui, comme punition, je m'engage même à vendre du Cocteau! Sur ce, je vous quitte. Veuillez faire mes respects à votre maman; souriez-moi en pensée puisque je n'ai pas pleurniché (cette fois-ci) et souffrez, Madame, que quand ils ne sont pas trop pointus, je vous baise les bouts des ongles. Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 21 december 1922 Bruxelles, 21 Déc. '22. Ma chère Clairette, La lettre que j'attendais hier m'est parvenue aujourd'hui et vous pouvez vous imaginer, j'espère, quelle joie elle m'a versé. Seulement je ne vous apercevrai pas ‘parmi une théorie de gens’ pour la simple raison que je ne viendrai pas vous apercevoir ainsi; cela me ferait trop de peine. Je me contenterai de vous saluer dans la rue si parfois je vous rencontre. C'est - je m'en aperçois avec un sourire - d'ailleurs le seul droit que je possède! Maintenant, si vous ne me connaissez pas assez, vous n'avez qu'à me traîter d'envieux et d'égoiste. Ce serait faux: de tout mon coeur je puis prendre part à vos plaisirs, je ne vous envie pas un ami, et, encore une fois: avec quel droit le ferais-je? - mais, vous pouvez peut-etre me comprendre quand je vous avoue que, de tout mon coeur aussi, je déteste les gens que je sens se placer entre vous et moi. Et cela, c'est bien mon droit! Je vous le dis bravant votre colère, votre dégoût, peut-être. Tant pis; je vous ai promis - c'était à Quinto - que jamais je ne vous bouderais et je vous avoue tout simplement ce que je pense; surtout ce que je ressens. Eh bien, Clairette, je vous en veux, pour votre lettre, parce qu'elle est la preuve que vous ne savez pas ce que vous êtes pour moi. Et si vous le saviez, ce serait pire encore; puisque en ce cas-là ce serait presque une ‘lettre de congé’. Aussi, je vous en prie, ne venez pas que quand vous éprouvez vraiment le besoin de me voir; épargnez-moi une visite de pitié. Je vous aime assez pour ne pas vouloir votre ennui. Je m'excuse pour le temps que vous prendra la lecture de cette lettre, pour toutes les précédentes aussi, que je vous ai imposé. Veuillez présenter mes respects à votre maman et croyez-moi bien égoïstement à vous Eddy P.S. - Comme vous ne m'avez pas donné l'adresse des Bergson, j'envoie cette lettre à votre ancienne adresse, espérant que Madame Chavannes vous le fera parvenir. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 28 december 1922 28 Déc. Ma chère Clairette, Puisque vous êtes là et que vous n'êtes pas venue ‘dès votre retour’ c'est que vous êtes fâchée; ou bien...... aviez-vous vraîment l'intention de me faire une ‘visite de pitié’? Non, c'est plus probable que vous êtes fâchée. Eh bien; ma chère amie, ce n'est pas une raison de me bouder. En tout cas je vous écris pour ne pas en avoir l'air, moi; ce serait si ridicule entre nous; c'était pour éviter ces ‘sentiments boudeurs’ que je vous ai écrit la dernière fois à Paris. Si je ne viens pas chez vous c'est que...... Voulez-vous une raison mondaine? - C'est que je crains vraiment trop de vous déranger. (C'est une réponse à donner à votre maman.) Une raison sentimentale? - C'est que je déteste vos amis de toutes mes forces, maintenant, et sans les avoir vu. Caligula exprimait le désir de couper la tête (unique!) à tout le monde; je ne suis pas si féroce que cela, mais si tous vos amis avaient un seul corps je relirais Le Jardin des Supplices pour y retrouver les plus affreuses tortures à faire succomber ce corps-la. Et je vous en veux comme vous m'en auriez voulu quand après avoir longuement attendu mon retour je vous aurais écrit: ‘Je regrette beaucoup, chère amie, mais je reviens avec une bande de rapins de Montmartre et vous ne me verrez qu'en leur compagnie’. Je hais vos bohèmes autant que vos mondains, autant que vous méprisez les ‘miens’. Il y a deux jours, le soir, j'ai rencontré dans la rue Beau-Site deux dames en compagnie de deux messieurs, je me suis figuré que c'était vous avec les amis en question. C'était deux jeunes messieurs paraissant très spirituels - dans l'obscurité - et portant des chapeaux noirs à larges bords. Le lendemain j'ai remplacé mon chapeau noir par un chapeau gris. Voilà un détail..... ridicule; certes, très ridicule, et tellement mesquin. Je connais ces observations-là. Eh bien, de temps en temps je me permets d'être ridicule, vous le savez. Voyons, Clairette, ne nous boudons pas. Je ne viens pas chez vous parce que la politesse, non, l'amabilité demandée me ferait trop de peine, vraîment. Et parce que vous, parmi ‘une théorie de gens’, ce n'est plus vous, - pour moi. Si je n'étais pas trop sur de vous déranger je vous écrirai, chaque jour, si vous le vouliez. C'est préférable à une comédie, selon moi. Mais je m'en abstiens: vous liriez mes lettres dans la rue, vous ne me répondriez pas, ou bien vous vous croiriez déjà très clémente si vous répondiez par un petit compte-rendu de vos gestes, sans y ajouter aucun sentiment. Maintenant il est bien temps que je vous laisse, je suppose. Si vous pouvez venir, venez, je vous en prie, ne fût-ce que pour ne pas me bouder! Si vous ne pouvez pas venir, écrivez-moi en deux mots la synthèse de vos pensées! Mais, si à votre tour vous me détestez maintenant de toutes vos forces, donnez-moi par votre silence même le signe de vous laisser tranquille pour tous vos jours à venir! En ce cas je vous écrirai encore une lettre de remercîment, car je vous dois vraiment trop. Et ensuite je vous obéirai, Madame, comme dans tous les mélodrames. Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 29 december 1922 Brux. 29 Déc. Ma chère Clairette malade, Je me sens comme un condamné à mort dont on a changé la punition en travaux forcés à perpétuité, c.à.d. étant lâche et préférant la vie à tout, plein de joie! Je ne trouve qu'une solution à l'embrouillement dans mon cerveau: Je suis un ours, et un boeuf, et un hérisson, et un...... malotru, et vous êtes un ange! Non, Ma chère Clairette, il n'en résulte qu'une chose, je le dis en toute sincérité: Vous êtes trop fine, pour le lourdeau que je suis. - Mais.... en lourdeau, je vous aime vraîment beaucoup! Aussi quoique l'attendrai le départ de vos amis et que je pense toujours au bouquin de Mireau, je vous envoie - non je vous porte de quoi vous distraire au lit. Tout ceci vous attend ici depuis des semaines. D'abord le roman Chéri de votre amie Colette qui doit vous intéresser; on en dit beaucoup de bien dans le 1er numéro des Nouvelles Littéraires. Quant à moi cela m'ennuie, autant que la Fortune de Bécot, que voulez-vous je ne m'intéresse pas aux gigolos. Ensuite le Max Jacob et le Cendrars dont je vous ai parlé (regardez un peu le portrait de Cendrars par Modigliani dans les 19 poèmes élastiques.) Puis les lettres de Bloy, Les Copains de Jules Romains - ça me fatigue! et j'aime plus l'esprit qui fait sourire que celui qui fait rire,- alors last not least les Lettres à Sixtine de Rémy de Gourmont qui sont admirables, tout ce qu'il y a de mieux. Ce que vous ne savez pas c'est que Gourmont, pressentant mon arrivée au monde et ma peine à m'exprimer en français a écrit ces lettres spécialement pour nous; et je vous prie de lire ce soir encore la dernière lettre. J'ajoute aux livres tous les numéros des Nouvelles Littéraires parus et vous apporterai le suivant dès l'apparition. Et ensuite: the very last but by no means least, une bouteille de remède contre la toux, le même que je prends maintenant et qui me fait beaucoup de bien. Il faut en prendre un cuiller de dessert immédiatement après chaque repas. Faites-le, Clairette, si ce n'est pas le remède c'est la sympathie de faire la même chose quemoi qui vous guérira. Veuillez présenter tous mes respects à votre maman et me croire à vous au degré que vous souhaitez vous-même: Eddy. Ma mère ajoute à mon paquet quelque chose à croquer qu'elle vous réservait depuis longtemps! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 1 januari 1923 1 Janvier 1923. Ma toute chère Clairette, Je ne peux pas attendre jusqu'à demain pour vous dire combien je me sens heureux, gai, content! Tout ça de votre ‘faute’! Savez-vous que je n'ai vraiment pas besoin de sport d'hiver ni de médecin quelconque? J'ai besoin de Vous, tout simplement, si vous voulez être mon médecin je serai guéri, retapé, tout ce que vous voulez, en 10 jours. Voulez-vous essayer? dites! Je ne plaisante pas quand je m'appelle ours, mais je suis un ours étrangement sensible à votre finesse et à votre charme. Pardonnez-moi mes manières, mes mots plutôt brusques, chérie, je vous en supplie et croyez-moi, on ne peut plus, à vous. Je vous remercie encore une fois pour tout ce que vous avez été pour moi en 1922; hier soir je ‘vous’ ai fait passer la revue: j'ai pesé, mesuré votre influence dans ma vie, eh bien, Clairette, vous ne vous en rendez pas compte combien je vous dois. Par contre qu'est-ce que je vous ai donné? Si ce n'est pas très-peu, c'est PEU. Je regrette de ne pas avoir pu présenter mes bons voeux à Monsieur Wolfers ou quelquechose comme ça et vous caresse les mains, terminant par une bonne poignée, puisque les baisers ne sont plus à votre goût. Votre Eddy. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 2 januari 1923 2 Janvier 1922. Ma chère Clairette, Je suis rentré et j'ai fait une basse sentimentalité: j'ai pris la photo que vous n'aimez pas mais qui est la seule pas trop mal que je puisse (peux?) vous offrir pour le moment; j'y ai écrit le mot ronflant: ‘Remember’! - (Souvenez-vous.). Selon Alex. Dumas - ce fausseur de l'histoire - ce serait le mot de Charles I d'Angleterre sur l'échafaud, adressé à un partisan, pour lui rappeler ses promesses de veiller sur le prince Stuart, plus tard Charles II - mais mon Dieu, vous avez lu Vingt Ans Après; je me le rappelle, c'était marqué sur la liste que vous nous avez lu un soir; Wolfers était là. Eh bien, je répète ce mot; cela remplace un ‘tout à vous’, un ‘Bien à vous’ quelconque et cela vous souviendra peut-être que quoi qu'il arrive - et dans 2 ou 30 ans - vous me trouverez prêt à faire pour vous ce que je pourrais. Voilà, ma soeur, puisque ce ne sera plus ‘chérie’, une promesse que je ne vous fais pas pour rien; vous, de votre côté, promettez-moi de vous en souvenir. Donc, va pour ‘remember’; c'est justifié. Je me sens devenir de plus en plus ‘sympathique’. Mais je suis sincère. Votre Eddy Ma chère amie, c'est curieux, mais je ne puis m'empêcher d'observer que même quand je le suis le moins j'ai l'air profondément égoiste. Car voilà qu'en même temps que je suis heureux de pouvoir rester tout de même quelque chose pour vous, je me rends compte que l'échange de notre amitié est toujours inégale puisque vous êtes vraîment la seule personne qui s'intéresse à moi de la façon tellement encourageante qui signifie tant pour moi. - E. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 3 januari 1923 3 janvier 1922. Ma chère Clairette, Voilà que je vous écris tout de même encore, et avant d'avoir votre lettre, qui d'ailleurs ne viendra peut-être pas?! Je viens de me maîtriser un peu. J'ai eu une véritable révolte contre moi-même, d'abord pour vous avoir quitté comme ami, puis pour avoir laissé le terrain libre à un autre. Et pourquoi m'avouerais-je vaincu avant de l'être tout à fait, puisque (selon une de ces théories qui ont fait ma joie) ce n'est pas seulement quand on est sûr de gagner qu'on se bat! D'ailleurs n'ai-je pas été à l'oeuvre toujours, même tout à l'heure; qui sait si je n'ai pas voulu savoir combien d'amour il y a encore en vous pour moi? Et votre dernier baiser n'en était pas un de pitié seule. Je ne fais plus attention à ce que j'écris, ma Clairette chérie, ce n'est pas le moment. Il y a eu en moi une lutte entre mon orgueil se moquant de mon amour qui veut mendier, et mon amour qui reproche à mon orgueil de tourner les talons! C'est à peu près cela. Songez que vous ne m'avez toujours pas dit que vous ne m'aimez pas, que bien décidément vous aimez un autre. Et je vous ai dit que jusqu'à la fin j'aurai en moi un espoir; c.à.d. jusqu'au moment ou j'aurais aimé une autre! - Sans cela je me promets de revenir à la charge; je vous en avertis, voilà. Il y a quelque chose en moi, Clairette, et ce n'est pas une blague, quelque chose qui me dit que la partie est loin d'être terminée; et malgré moi, car j'étais sincère en croyant que je n'avais plus de chance. Et s'il est vrai qu'‘Eddy à 30 ans sera un garçon épatant’, pourquoi ne recommencerais-je pas à cet âge? Vous êtes, Clairette, la Femme de ma vie, et je peux bien risquer quelque chose pour cela. Puis..... à 30 ans? soit, mais qui sait comment je serai, nous serons à 27, 28 ans, moi frénétiquement mondain peut-être ou vous lasse de toute cette comédie humaine. Je me suis rappelé d'un coup - rien n'est ridicule pour moi - de votre anglaise qui vous voyait deux fois mariée; eh bien, si vous commencez par un autre, vous finirez par être ma femme. A 30, à 35 ans s'il le faut, vous ne me trouverez peut-être plus trop jeune. Un homme est plus vite mûr qu'une femme, quand il s'y met. En tout cas, ma chère Amie, ne soyez-pas triste, je vous en supplie; j'ai en moi des forces de réserve; et vous n'avez non seulement pas perdu mon amitié, mais vous gardez et vous garderez probablement toujours, même malgré vous, mon amour. Eddy P.S. Je suis venu moi-même vous porter cette lettre; j'ai voulu la relire chez vous, ensemble avec vous. Vous n'y étiez pas. Je la ‘poste’ donc, puisse-t-elle être un petit remède contre votre tristesse de tout à l'heure. Bonne nuit, Clairette. Ecrivez-moi, je vous en supplie, un tout petit peu avant demain soir p.ex. Je suis si seul, si livré à moi-même, c'est toute autre chose que quand vous êtes là! E. Merci pour votre ‘Kokoro’ qui m'a servi deux fois de ‘motif’. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 3 januari 1923 3 janvier, ? heures la nuit. Ma chère Clairette, Cette réponse est prompte mais ne vous étonnez pas si elle est abracadabrante. J'ai fait une longue promenade après le second acte du Freischütz où j'étais allé avec Coco; j'ai fait de mon mieux, j'ai même fait le plaisanteur, mais cela n'allait guère; j'ai prétendu être malade et je me suis mis à marcher - en rentrant je trouve votre lettre. Elle était toute seule dans la boîte, dans son enveloppe bleue. Merci, ma chère, chère Clairette. Pourquoi êtes-vous triste? à cause de moi? Voyons, vous savez que toute mon ‘affection’ est à vous, elle le restera, et nous resterons amis. Seulement - c'est moi maintenant qui vous demande un délai: laissez-moi le temps. Tout à l'heure, près de vous, j'étais courageux, aussi je n'avais pas encore bien réalisé, peut-être. Cela est venu plus tard et oh ma chère Clairette, cela a été terrible! En cinq minutes (pas plus long) j'ai vu toute la situation, clairement si clairement et quoique ma logique vous donne raison - elle l'a fait depuis longtemps - il y a mille sentiments en moi qui crient, qui font un tapage infernal. J'en reste abruti complètement. Une_chose en résulte, je ne peux pas être votre ‘frère’ pour le moment; je ne le peux pas Clairette chérie, ce n'est pas que je ne le veux pas, cela m'est impossible, impossible! Vous ne savez pas ce que vous avez été pour moi; moi non plus peut-être, pas si bien qu'aujourd'hui en tout cas. Vous savez que je ne suis ni lâche ni dépourvu d'orgueil, eh bien, il faut que je sois aujourd'hui et l'un et l'autre puisque je vous écris tout ceci, puisque c'est presque une façon de mendier votre amour, un truc sinistre de me faire aimer en me faisant plaindre. Et pourtant, je ne peux vous dire que la vérité, n'est-ce pas Clairetty, eh bien ceci est la vérité, que je me sens sans force, sans courage, sans jeunesse, puisque Vous me manquez. Les enfants gatés souffrent doublement quand ils ne reçoivent pas ce qu'ils veulent!!! Pourtant je vous ai promis d'être votre ami-frère, et je ne reprends pas ma promesse. Seulement laissez-moi le temps. Demain je serai chez vous pendant une heure à peu près, puis: quittons-nous. Oh, pas pour toujours, vous devez savoir que cela m'est impossible, que fatalement (pour ainsi dire) je dois retourner à vous. Mais pour le moment, le premier temps à venir, il faut mieux que nous ne nous voyons plus, ni n'écrivons. Donnez-moi la chance d'effacer en moi la Clairette qui a été, d'en faire un ‘morceau du passé’, afin de retrouver en vous la Clairette-soeur que vous voulez être. Chérie (voilà, c'est la dernière fois!) c'est la seule méthode. Je ne peux pas autrement. Je suis venu pour vous le dire, mais je n'avais pas de chance. Embrassez-moi en pensée encore une fois, voulez-vous? Et excusez mes phrases, vous avez tellement raison: c'est sinistre par moments de penser. Votre lettre m'a fait beaucoup de bien. Je vous apporte ceci, puis tâcherai de dormir. A vous Eddy Merci encore mille fois pour votre lettre. Je l'ai trouvé à un moment où j'en avais tellement besoin. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 5 januari 1923 5 Janvier Ma chère amie, Merci pour votre lettre d'hier soir et d'être venue aujourd'hui. Vous pensez à moi - j'en suis heureux; je commence à savoir traduire certaines de vos expressions. Avant-hier soir après avoir porté ma lettre que vous avez lue, j'en ai écrit une autre, très longue, où j'ai fait une sorte de défense de moi-même,- je me sentais si misérable; pardonnez-moi. C'était indigne de nous, quoique nous ne sommes que deux ‘enfants’! Je l'ai déchirée déjà. Hier soir après avoir reçu votre lettre je vous ai répondu de façon assez sauvage, disant que j'étais indifférent à tout qui n'était pas Vous et Moi, que je n'avais qu'à vous reconquérir, vous sentir de nouveau tout près de moi, etc. etc. Je l'ai déchirée immédiatement après. La nuit je me suis remis à vous écrire, raisonnant que ce serait mieux de ne pas nous voir. Cinq minutes après je sentais que j'irais quand même! Vous voyez qu'en somme je vous suis reconnaissant - ou dois-je l'être à votre maman? - de ne pas pouvoir me recevoir aujourd'hui. Mardi, qui sait? je me sens jeter de gauche à droite, sans volonté. Je ne sais plus ce que je dois faire, mais je ne puis cesser de penser, et je me sens si_impuissant - et ridicule. Pardon, Clairetty chérie, de vous tourmenter ainsi; je sais que vous aussi, vous souffrez et plus que moi peut-être; je pense beaucoup à vous, à votre situation et croyez-moi quand je vous dis que je vous comprends; mieux que vous ne le pensez! Si j'étais vraiment votre ami, je sens que je pourrais vous consoler, je vous soutiendrais avec toute ma volonté, avec toute l'influence dont je serais capable. Mais vous comprenez qu'en ce cas-ci, je ne puis rien! que souffrir avec vous. Qu'est-ce que c'est que Selezate? Est-ce la ‘domaine’ des Peniakoff? J'espère de tout coeur que vous rentrerez retapée. Et alors il faut mieux ne pas me voir car c'est plus fort que moi, je recommencerais à vous parler de nous - comment voulez-vous qu'il existe autre chose pour moi? - et je vous ferai de la peine encore, car chérie je ne peux pas sentir que vous vous éloignez de moi et rester inactif, tant que je pourrais sentir et penser! Pardonnez-moi! il me semble que je n'ai plus d'orgueil et que je continuerais, même si je devais vous ennuyer, vous dégoûter! Et du reste: seriez-vous assez naïve de croire que nous ne nous tourmenterons pas si nous parlions d'autres choses, si nous tâchions d'étouffer en nous des sentiments trop vivants sous une petite conversation sur ce poseur de Cocteau ou même sur cette grosse caisse de Shakespeare??? Ni vous ni moi, nous ne sommes de cette étoffe, que vous le voulez ou non, chérie. Mais vous, vous essayez encore et moi j'y renonce! Parfois, se dominer est mal! J'espère que vous ne me voudrez pas de cette lettre qui remplace trois autres - en miettes et morceaux en ce moment. Mes compliments à votre maman, qui, elle, ne me pardonnerait pas, j'en suis sûr. Eh bien, je suis ridicule, je l'avoue. Mais vous, vous pouvez me comprendre, n'est-ce pas? JE PENSE A VOUS! - Eddy - Je pars le 10 pour Paris. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 9 januari 1923 9 Janvier le matin. Ma chère Clairette, Probablement vous ne serez pas là, mais comme - si Collignon est exact et me livre aujourd'hui mon ‘manuscrit’ - je pars demain pour Paris, j'ai voulu vous revoir. Tant pis si cela ne va plus; vous m'auriez raconté vos exploits à Selezate et ma conviction se serait affirmé que votre ‘extérieur’ bat de loin celui de Mme Gabrielle Robinne, qui a été longtemps pour moi le type accompli de belle femme, que j'ai revu hier soir, dans ‘Francillon’ et qui n'est qu'à peu près assez jolie que vous tandis que avez infiniment plus de charme. Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 9 januari 1923 9 Janvier l'après-midi Ma chère Clairette, Je reviens de chez Collignon: le tirage est fait mais les feuilles ne sont pas sèches et le brochage ne peut commencer que demain. J'ai vu les deux clichés: le certificat médical est à mon avis beaucoup plus expressif que ma binette par Creixams - en voilà un Creixams à vous offrir! Je n'aurai que 100 exempl. - 200 peut-être - samedi après-midi, c.à.d. le 13; me voilà donc confiné à Brux. pour encore 5 jours (je n'aime pas voyager le dimanche, j'irai lundi le 15) je pourrai donc vous revoir entre aujourd'hui et le 15, quand vous voulez. Je vouerai une partie du dimanche à la service de presse - importante besogne! surtout quand on est si complètement indifférent à la critique que je compte l'être; la Presse ce n'est pas Vous, Clairette! (c'est tout comme Creixams; une Coquine, pour ne pas dire pire, qui très-souvent se fait payer.) Et puis tout le manuscrit a vraîment cessé de m'intéresser; je trouve maintenant l'attitude des gens que j'ai attaqué juste, sympathique, hautaine - ce que le Public mérite. En peu de temps je crierai peut-être hourra! à côté de vous, hourra pour tous ces Cocteau ‘cocardés de coquilles’. - Je n'éprouve nulle joie nulle fierté à regarder - Nous disions? je reviens après avoir aidé à éteindre une espèce de minuscule incendie (avec accompagnements de grands cris) dans la chambre de ma mère; - ‘donc que’: à regarder ces 500 exemplaires - pourquoi en ai-je fait faire tant? - de ce premier tirage qui servira à me faire traîter de sot, d'imbécile, de prétentieux etc. par pas mal de gens plus ou moins spirituels. Guettez Le Crapouillot, Les Nouvelles littéraires, Action, Les Feuilles Libres, s'ils ne se taisent pas complètement mon humble nom y sera ‘honni’! Je ferai imprimer sur la bande à mettre autour des plaquettes, la phrase la plus bienveillante et le mot d'esprit le plus cinglant. Dois-je vous offrir un exemplaire numéroté, sur hollande, hors commerce, avec dédicace de l'auteur, gonflé de son respect, etc. etc. etc. ma chère Clairetty? J'hésite. Accepteriez-vous un exemplaire arrangé? - de la main de l'auteur, n'oubliez pas cela; dans 50 ans, ‘quand vous serez bien vieille’, ce sera un exemplaire intéressant!!! En tout ceci, pour être franc, il n'y a qu'une chose qui me plaît; c'est que fort peu d'écrivains hollandais ont débuté par un pamflet en français-petit-nègre et en plein modernisme français. Et puis!! ma chère amie!!! avouez que mes bêtises toutes déformées qu'elles sont valent bein celles des sieurs Tristan Tzara, Francis Picabia, voire même Le Cap de Bonne-Espérance, voyons!!!!! Non? - Si! (rime 1) Je suis votre ami (rime 2) Eddy (rime 3). Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 10 januari 1923 mardi Chère Clairette, J'ai tout à fait oublié ce matin (excusez-moi, je me sentais abruti) de vous inviter à aller avec mes parents et moi voir The Prisoner of Zenda au Queen's Hall, vendredi ou samedi, l'après-midi ou le soir, comme vous préférez, - lundi, comme vous savez, nous partons à Paris. Seriez-vous encore libre??? Le film vaut la peine, il ne s'agit plus de l'assaut d'une montagne mais d'un trône. Il y a un prince-héritier qui au moment de devenir roi est jeté par son frère dans le donjon de Zenda; il y a le frère, l'archi-duc Michaël, évidemment traître par excellence!; il y a Mr. Rudolf Rassendyl, gentleman accompli, anglais en voyage, ressemblant au roi comme deux gouttes d'eau, qui - pour s'amuser - joue le rôle du roi en courant les risques; il y a la reine, très belle et très femme, qui devient amoureuse du pseudo-roi; il y a le jeune Rupert Hentzau, partisan de l'archiduc Michaël, le jeune Rupert, élégant, courageux, sans scrupules, qui pour une histoire de femme tue son patron; il y a Antoinette de Mauban, la femme en question, très désireuse de tuer Rupert Hentzau; enfin assez de détails très ‘sensationnels’ pour vous tenir captive pendant deux heures. Et tout cela se passe, soidisant, de nos jours! Vous venez, Clairette? Soyez très gentille et dites: oui. Je serai chez vous jeudi soir à 6 h. ½ précises et me rejouis d'avance de vous présenter le CRAPOUILLOT, dussé-je, Madame, vous voir en furie! Au revoir, chère méchante Clairette, je vous fais un peu mal en vous serrant les doigts. Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, [10 januari 1923] Ma chère Clairette, Voulez-vous m'excuser auprès de vos amis? - j'aimerais ne pas diner avec vous, ce soir. Je veux garder l'impression que j'ai en ce moment de vous, et (malgré tout mes projets!) ce soir je travaillerai. Vous regarder trop, c'est abuser. Je ne m'explique pas plus; je suis sûr que vous pouvez me comprendre. Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, [11 januari 1923] Chère Clairette, Décidément, je suis mufle! Je viens de m'en apercevoir que j'ai tout à fait - mais tout à fait - oublié de vous remercier pour le bon diner. (Heureusement que ‘le ventre n'est rien’!) Quand même je me sens bien honteux; aussi me suis-je promis de vous porter cette lettre demain matin de bonne heure. Excusez-moi, chère amie, mettons qu'en partant j'étais préoccupé d'autres choses, ou distrait, mettons; ‘distrait’ vaut mieux; puis c'est un peu dans le métier d'un auteur (grand ou petit) d'être distrait. Ou, si cela m'excuse trop peu, mettons - ce qui est la vérité - que j'étais inquiet; de nouveau très inquiet! Cela m'a coûté de nouveau un certain effort pour secouer cette inquiétude. Dès que je ne vous voyait plus, que je ne pouvais pas vous parler - histoire de suggestion et d'auto-suggestion, toute cette parlote? - cela m'a repris. Je me suis dit: Mon cher Eddy tu vas perdre ce jeu. D'ailleurs tu t'en rends compte: c'est l'avoir perdu d'avance. - Et pourtant.... En ce moment par ex. je me sens très tranquille. Ekok m'a frotté le cou et la poitrine avec du gomménol et j'ai lu un chap. de Jean d'Agrève. J'y trouve cette maxime (de Balzac d'ailleurs): ‘Les grandes passions sont rares comme les chefs-d'oeuvre’. Très bien, mettons que la mienne a dû être petite. ‘Croyez-m'en, mesdames les Iseuts, il n'y a pas un Tristan sur mille candidats.’ Cent mulle est un peu fort; je ne suis pas un Tristan. Et voilà, - j'ai trouvé de quoi me sentir rassuré. Re-‘civilisé’. Et pourtant - c'est peut-être la faute au vent dehors, que vous n'entendez pas en ce moment puisque vous devez dormir - mais je sens quelque chose de tumultueux en moi. Quand je pense à toutes les lettres de femmes qui se trouvent entre les mains de ‘civilisés’ - des hommes, n'est-ce pas, libres de préjugés - je m'imagine que gifler un tel monsieur doit être une sensation agréable, quand même! Je passerai malgré tout chez vous samedi, vers 10 h. ½:; j'ai besoin de votre avis sur certain projet. Code d'Amitié, Clairette. Quelle délicatesse voulez-vous que me reste, si je perdais même celle d'ami? Je ne vous retiendrai pas longtemps. Songez encore si je ne pourrais pas faire q.q. chose pour vous à Paris. Je vous serre la main. Au revoir et bonne nuit! Et merci! Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 15 januari 1923 minuit moins 5 15 janvier. Ma chère Clairetty, Je me sens bien solennel: encore 5 minutes et le jour est passé! Demain Paris - et en même temps une vita nuova qui ne se rapproche pas de celle du Dante, car..... Aujourd'hui est le jour que je ne la vois plus, c'est à peu près comme cela qu'il peut commencer, mon chant. Et pour vous une vie nouvelle aussi qui - peut-être - rapproche bien de celle du Dante. Avouez que malgré notre amitie, notre alliance, vous avez laissé échapper après mon départ un long soupir - de soulagement. Oh, ma chère Clairette, croyez-moi, je sais combien je vous ai tourmenté, trop souvent, ma pauvre chère amie; pardonnez-moi: manque de courage, de self-control, de.... d'expérience, peut-être. Je ne suis pas comme cela devant tout le monde, il me semble. Mais tout le monde n'est pas Vous! Allons - merci, Clairetty! Vous avez été très, très gentille, grâce à vous ‘cela’ n'a pas été si rude que cela pouvait être; et après tout - si c'était à refaire, exactement ainsi, je ne crois pas que je reculerais! Après tout: quelques heures d'illusion d'être aimé par vous valent bien le.... reste. Et il y a une chose qui est restée intacte, vous voyez; une chose bien unique et inimitable (quoique vous en pensez!): Ma manière à moi de vous voir. Voilà. Je vous embrasse! Eddy Allez donc voir Les Hommes Nouveaux. La femme de Bourron, c'est vous! Tout le sujet, en est un que vous devez aimer, et la représentation laisse très peu à désirer. Allez-y avec votre maman, prenez 2 tea-room clubs et pensez un peu à moi. Vous me le promettez? On le donne encore 3 jours: aujourd'hui (c'est minuit passe!), demain, jeudi. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 3 februari 1923 samedi matin Ma chère Clairetty, Pardonnez-moi, je vous en prie, mais ne m'attendez pas ce soir. Je me sens incapable de toute conversation; malgré toute la sympathie que j'ai déjà pour votre ‘frère’ - vous m'avez raconté sa jeunesse peu régulière! - je crois que je ferai mieux de ne pas venir. Depuis avant-hier soir je ne fais que de nouveaux projets, que je change et rechange; maintenant je crois avoir trouvé une décision. Couper des cheveux en quatre, Clairetty chérie, mais que voulez-vous? il faut me le pardonner. Veuillez présenter à M. le Gallais toutes mes amitiés! - expliquez-lui quel espèce d'ahuri je suis, mais excusez-moi. J'ai voulu partir ce matin pour l'Espagne, et j'avais préparé hier mon départ; mais je me rappelle ‘notre’ soirée de mardi: cela me retient et je ne partirai que mercredi matin. Même si je vous fait l'impression de fuir, de manquer à vous, Clairette, promettez-moi que vous vous direz toujours qu'en vérité je suis complètement à vous, que je ne puis faire autrement et que vous le savez. Votre Eddy Excusez cette espèce de brouillon. Clairette, vous savez: même en restant seul ici et en ne vous voyant pas je vous tiens compagnie! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 3 februari 1923 samedi soir Ma chère Clairetty, Puisque mardi soir vous ne serez donc pas libre et que mercredi la famille René Ménard sera déjà chez vous, je partirai d'ici lundi vers 1 heure de l'après-midi. Ceci me permet de vous voir lundi vers 11 h. ½: et de rester jusqu'à midi et quart ou midi ½:. Nous déjeunerons dans le train, Jacques et moi; cela me dispensera d'une besogne qui m'est particulièrement odieuse en votre présence,.... Madame.....: manger. Je vous présente mes excuses pour avoir oublié de vous remercier ce matin pour les petits fours: ils étaient excellents, surtout les roses. Merci, surtout pour avoir pensé à moi! Non, ma chère Clairette, l'Art (même avec un grand A) me laisse assez indifférent pour le moment; cela vous étonne? - Je vous dirai tout ce que j'ai à vous dire lundi entre 11h½: et midi. Je vous écris, moi aussi, en triple hâte, et vous porte vite cette réponse. Je pense à vous - ah, oui! - pas une minute vous ne quittez mes pensées. Et avec cela vous osez dire que ma vie n'est pas hygienique? Je vous serre dans mes bras si vous le voulez, bien bien fort. Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 3 februari 1923 samedi la nuit Ma chère presque-soeur ou -tante trop chérie, Je voudrais pouvoir vous donner le calme - ce tant-renommé, tant-recherché, tant estimé calme - qu'IL vous donnera, mais comme je ne suis qu'un gosse indécis Clairetty-mine, je veux que demain matin, quand vous vous réveillez, cette lettre vous sera apporté à votre lit pour vous prouver que mon pronostic était juste: que mes pensées ne vous ont pas quitté un instant. Sujet de mes pensées: SON calme! Je ne sais pas pourquoi tout d'un coup j'ai compris que c'était cela ce que les femmes aiment: un calme magnifique, stoïque, implacable de quelque mari bien pratique qui serait en même temps un excellent maître d'hôtel.... je crois que c'est à cause d'une aventure que Duboux m'a raconté tout à l'heure. Je vous vois maintenant, chérie, dans un grand fauteuil, avec Pia ronflant à vos pieds, et votre mari - j'avance en pensées - derrière vous, en train d'épousseter avec soin les tableaux que vous avez fait. De temps en temps il vient près de vous, pose sans bruit son plumeau, et tend sa main pour vous caresser les cheveux. Alors Pia ronfle plus fort, il retire sa main, reprend son plumeau, sourit d'un sourire profondément content, et reprend la besogne interrompue avec la même prudence. - En vain je cherche un rôle à jouer dans cet heureux ménage. Dois-je entrer à pas feutrés comme un voleur? Vous connaissez cette scène: Mais que diable allait-il faire? - Mais que diable allait-il faire dans cette galère? - J'y suis de trop. Je raille - pour ne pas trop vous ennuyer. Et pourtant il y a un fond très sincère dans tout ceci: je ne veux pas troubler le repos qu'il vous donnera. Et c'est ce qui arrivera, soyez-en sûre, si je restais. Un matou ne guetterait pas avec plus de.... sournoiserie un cage de canaris! Je vous l'ai dit: je n'ai rien de Werther (que le manque de calme peut-être); et vous n'avez rien de la bourgeoise encylosée qu'est Charlotte. (Que cette créature m'a été antipathique!) Clairetty ne m'en voulez pas trop si je vous tourmente tellement. Avouez que c'est assez difficile pour moi ce dilemme: si en partant je me tais vous serez inquiète; si par contre je vous écris des lettres turbulentes, qui ressemblent à nos rendez-vous, seriez-vous quiète? Bonjour, ma tante trop jeune, je chasse les derniers restes de votre sommeil avec un baiser où j'ai mis tout mon ‘caractère’. Eddy P.S. Comme poids à ma lettre je vous envoie la silhouette de l'ami Cocteau Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 4 februari 1923 Bruxelles dimanche soir. Ma chère Clairetty chérie, bien-aimée, adorée, admirée, etc. etc. etc. Je suis rentré presque sans penser à vous. Est-ce possible? C'est par la métamorphose soudaine à laquelle j'ai assisté. J'ai vu une femme fatiguée, aux traits tirées, aux cheveux en (demi-) désordre et plus ou moins..... aimante; et.... souffrante (pardonnez-moi, Clairetty, tout le mal que je vous ai fait!) - puis, après une absence de 10 minutes j'ai vu une silhouette calmante, élégante, mondaine, souriante et...... superficielle. Et dire que 10 minutes auparavant nous avons tellement souffert ensemble! Comprenez-vous cela? Il y a dans ces comédies de quoi rire follement,- comme je me suis amusé auprès de vous de ma propre situation ‘trop drôle’. Et pourtant; je vous le répète: vous avez été épatante, et je vous remercie, Clairetty, pour tout ce que vous avez bien daigné me donner. Je vous comprends mieux que vous ne le croyez; seulement, vous avez raison: je suis un égoïste et un bas jaloux. Pourtant, ce serait injuste de croire que je ne pense qu'à moi-même; je pense bien à vous, chérie, et je suis persuadé que le mal aigu que je vous cause en vous quittant n'est rien à côté du mal chronique, rongeant que nous éprouverons si je devais rester l'ami de ma (?) Clairette mariée. Et puis, que voulez-vous? ce mariage.... croyez-vous qu'on puisse inventer une punition plus cruelle pour moi? Oh, chérie, l'horreur de ne plus pouvoir me vous imaginer seule, d'avoir toujours cette silhouette d'un inconnu - que je m'imaginais beau que je m'imagine laid maintenant - à côté de vous. Pourquoi suis-je impuissant tel que je le suis? Voyons, laissez-moi vous faire rire encore. Puisque je n'avais pas mangé à midi, je me suis aperçu en rentrant que j'avais une faim épouvantable et je viens d'avaler une abondance de choux à la crême, cakes, tartines, etc. avec 3 tasses de thé. Cela après vous avoir quitté. Et ce soir, non, dans quelques minutes je serai retombé dans ces réflexions dont je vous ai donné la synthèse: Ma chère Clairette chérie je vous aime tellement; mes pensées ne vous quittent pas un instant; et je me sens si malheureux sans vous. E. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 5 februari 1923 Ma chère Clairetty tellement SAGE! Je suis assis devant une assiette remplie de spaghetti fumant; je suis tout seul; Jacques m'a quitté dès notre arrivée, il a manqué à un rendez-vous qu'il m'a donné entre 8 et 9h et je lui pardonne de tout coeur car le brave garçon est aussi malheureux que moi et goûte en ce moment ces quelques minutes de bonheur qu'on paye tellement cher. J'ai essayé de voir Ferdy: il était sorti et partira demain matin à 8h 10 pour la Haye; je ne le verrai donc pas. Puis je suis allé à Montmartre, à un hôtel où Jacques aurait pris une chambre. J'y trouve un mot: ‘A Printania-hôtel entre 8 et 9 heures.’: et quelle coïncidence, le Printania-hôtel est l'hôtel où j'ai passé ma première nuit à Montmartre! J'y vais, Jacques avait déjà retenu une chambre. C'était exactement la même chambre où j'ai dormi cette nuit-là, ayant froid, ayant plus peur que je n'aurais voulu m'avouer, ayant tout Montmartre devant et vous déjà en moi. Je venais de Nice où j'avais reçu deux lettres de vous, pas plus, et vous aimiez un autre en ce temps, comme vous le faites maintenant. Vous étiez déjà beaucoup, beaucoup pour moi et pourtant..... combien moins que vous ne l'êtes maintenant. Pourquoi avez-vous été si voulument cruelle ce matin? Je vous en veux de m'avoir tellement empoisonné mes derniers moments près de vous. Vous pensiez à votre robe, et puis cette comparaison exaspérante.... puisque je suis un enfant gâté je vous aime comme un jouet et je suis furieux parce que.... vous ne pirouettez pas comme tout le monde. Pourquoi avez vous dit de telles énormités, sachant que ce n'était pas vrai et que, pourtant, cela me ferait de la peine? Je puis être un enfant gâté, égoiste, un bas jaloux, continuez, continuez - mais ce que vous êtes pour moi vous le savez, j'espère, et c'est une chose tout en dehors de mes nobles qualités! Et puis... ne comprenez-vous vraiment pas ce que cela peut me faire que vous soyez la femme d'un autre? Mais votre futur mari serait-il donc pour vous vraiment une telle quantité négligeable, et le fait d'être à lui, est-ce pour vous si peu de chose? Vous n'avez pourtant ni l'innocence d'une fillette de 8 ans ni le platonisme d'une suffragette! - Je sens comme vous me trouvez ridicule, au fond, comment, toute en cachette, vous me méprisez pour mon peu de calme, pour ce bouleversement complet qui me secoue. Il y a des moments où je voudrais être le coco ‘profiteur’, quasi-ferme, énergique, qui vous aurait oublié pour une autre le jour même de vos fiançailles. Vous auriez peut-être plus d'estime pour moi, si j'avais été ce coco-là! Pour le moment vous dites: ‘C'est triste pour ce pauvre Eddy, mais je n'y puis rien, j'aime mon petit Paul, et j'espère que ce voyage lui ferait du bien à ce pauvre Eddy; car puisque je suis arrivé à oublier un homme que j'ai aimé tellement pendant la guerre, il m'oubliera aussi; en ce moment il croit que c'est insurmontable, mais je sais ce que c'est, ça passera bien.’ Ensuite vous méditez pendant deux secondes le mot profond de Wilde et vous êtes rassurée. Je vous prouverai, Clairetty, chérie, que vous vous trompez. Et pourtant, si vous le saviez, comme je voudrais votre bonheur. Douteriez-vous de cela? Vous auriez tort, autant qu'en faisant vos jolies comparaisons: les seules choses qui m'ont fait douter à votre ‘esprit’ et à votre ‘intelligence’ - 14 et 18, si je ne me trompe! Un commerçant, Clairette, peut aimer en artiste (comme un artiste en commerçant!); ce n'est pas nécessaire qu'un enfant gâté aime en enfant gâté. Vous auriez fait de moi tout ce que vous voudriez. Mais vous préférez dire des mots d'orgueil - comme moi du temps de ma jeunesse! -: J'aime certains côtés superficiels; et jamais personne ne me changera!!! Jamais, Madame? je vous en félicite; j'espère que vous deviendrez 80 ans. - J'avoue que je suis en rage en ce moment: être aimée telle que vous l'êtes, être tant pour moi, tant, que votre petit monsieur très CALME ne s'en rendra jamais compte, même s'il devenait 80 ans, lui; et alors.... faire des petites comparaisons. - Je regrette de ne pas pouvoir noyer ma peine dans un travail bien assidu, il ne faut pas m'en vouloir, Clairette. Ni mépriser. Et après cela vous voulez que je vous écrive? Si vous croyez que je ne me rends pas compte de ma ridiculité? J'ai le sens de ce qui est ridicule, même quand il s'agit de moi. Toute ma situation auprès de vous est ridicule - surtout pour qui voit d'un oeil CALME. Mais vous êtes malgré tout épatante, quoique vous avez été très naïve ce matin. D'ailleurs, je crois que cette naïveté a été inspiré par moi, qui suis gosse, qui dois donc être insensible à certaines choses, n'est-ce pas? Pourquoi avez-vous été si injuste, après toute cette ‘bonté’ (16 ou 18), Clairetty-mine? - Et croyez-vous que vous ne seriez pas dégoûtée de moi si je continuais ainsi, ma chère chère amie? Que cet amour que j'ai pour vous et qui est tellement plus fort que moi ne finirait pas par nous éloigner tout à fait l'un de l'autre si je restais en Europe? quoique pour le moment vous croyez ‘vouloir être tourmentée’. Vous, qui autrefois me disait: ‘Non, je ne me laisse pas ennuyer, je vous assure.’ - Vous avez donc daigné changer, peut-etre, Madame? Je vous embrasse bien bien fort. Je compte sur vous pour me rendre mes baisers! Eddy Nous partons demain je ne sais à quelle heure. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 6 februari 1923 mardi 2 heures Ma chère Clairetty chérie, J'ai relu ma lettre d'hier soir: elle est idiote. Je vous l'envoie pourtant puisqu'elle est écrite et que je ne tiens pas à me ‘cacher’; vous pouvez me critiquer, librement, malgré tout vous reconnaîtrez combien je vous aime. Quoique je vous aime mal, peut-être, - enfin: c'est la dernière fois pour bien longtemps que je vous aurai tourmenté. Nous partons ce soir vers 7 heures et serons demain matin vers 7 h. à Biarritz. Je vous envoie d'ici le bouquin de Chateaubriand et le numéro des Feuilles Libres que Creixams a illustré. Je vous souhaite tout calme, Clairetty-mine. Veuillez remercier votre maman pour moi, qui a été si gentille, et quand vous pensez à moi, tachez de me pardonner beaucoup. Je vous porte en moi, quoi qu'il arrive. Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Biarritz, [omstreeks 8 februari 1923] Chère Clairette, Ceci est la photo d'un monument - pour les morts en guerre; est-ce qu'on en fait d'autres de nos jours? - à Biarritz (Cazaux sculpt.) C'est comme vous voyez un horreur aplati mais la Femme - cette Eve àux cheveux épars - vous ressemble! Duboux est de mon opinion (évidemment nous n'avons point la témérité de juger d'autre chose que du visage.) Pour mieux vous convaincre j'ai fait agrandir la petite photo, mais hélas, la ressemblance y est aussi effacée que l'agrandissement même. Comment allez-vous? ‘et’ Etes vous là?’ Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 21 februari 1923 Brux. 21 février Ma chère Clairette, Suis-je bien vaniteux quand je vous dis que je vous écris pour vous rassurer? Votre carte vient d'arriver. Ne soyez pas inquiète non plus, vous, je suis rentré depuis 2 jours, je suis très bien portant, il paraît que j'ai grossi, je suis un peu bruni par le soleil d'Espagne et j'ai perdu jusqu'à la trace des petits animaux qui m'ont parfois tenu compagnie au lit, là-bas, - en Espagne! Nous ne sommes pas allé bien loin, vous savez, nous n'avons pas quitté la province basque de Guipuzcoa, tout contre la France. Irun, Fontarabie, San Sebastien, Pasajes, Hernani, Tolosa, vous verrez que sur la carte c'est toujours tout près de la frontière frçse. Cela s'appelle tout de même avec pompe: Voyage en Espagne. J'étais trop indifférent pour continuer et l'Espagne m'a semblé trop sympathique pour y promener plus loin mon humeur actuelle. Je m'ennuyais et avais en même temps le vif sentiment que je n'avais pas le droit de m'ennuyer. C'est à peu près cela, je crois. Enfin - le croiriez-vous? - j'ai pensé à ma mère. Et aussi - à cette distance de vous - j'ai vu combien j'étais ridicule. Je regrette vraiment, Clairetty, de tout mon coeur la lettre idiote que je vous ai écrite de Paris et mon allure tragicomique en votre présence. Je me garderais bien de recommencer; je ne vous troublerai plus, et si je ne vous ai pas écrit le soir même de mon retour c'était parce que je savais seulement que vous étiez au Zoute, sans savoir votre adresse. Vous tenir soigneusement dans l'inquiétude afin de vous faire penser à moi: quel truc de mauvais roman! J'espère que vous reviendrez voir ma mère après votre retour avec une merveilleuse mine de Sirène flamande et des yeux brillants d'Andalouse en amour! Et pardonnez-moi tout ce que j'ai pu faire et dire sans en avoir le moindre droit, ce n'est pas une phrase que je vous fais ici, et la preuve est que je ne sais rien y ajouter. Vous avez été par moments vraiment trop indulgente, je vous en remercie, mais je regrette maintenant d'avoir si égoistement profité de cette indulgence; au fond j'ai peut-être très peu pensé au mal que je vous causais et il faut me le pardonner. Vous le faites? Je me sens très calme maintenant. Je réalise que j'ai perdu, et bel et bien perdu; reconnaître cela, voilà le hic! je crois que j'y suis; ou j'y serai bientôt. Je veux éviter de vous revoir trop tôt: laissez-moi le temps. Ce temps vous servira, à vous, de vous prouver que vous n'avez vraiment pas tant besoin de moi; ce serait trop bête si je devais jouer, après tout, le rôle de ‘Vengeur par Absence’. L'amour est illogique; sans amour la raison nous dit que personne n'est unique, que tout peut être remplacé: même Eddy du Perron!!! Je n'oublie point notre engagement (!), je garde soigneusement la bague et vous avez ‘l'amie du poète’. Mais pour le moment, cessons de nous tourmenter (comme vous avez si bien dit une fois ) et aimons-nous (bien) à distance! Car malgré que j'ai le sens de ma ridiculité, vous connaissez le texte: ‘la chair est faible.....’. Soignez-vous bien, ‘laissez-vous pénétrer par les rayons de soleil’, et surtout ne vous inquiétez pas. Votre Eddy. Excusez le papier! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 22 februari 1923 Bruxelles, 22 Février '23. Ma chère Clairette, Je viens de lire votre lettre; laissez-moi vous répondre très calmement - j'espère ne jamais plus vous écrire une lettre, comme celle du restaurant Italien à Paris; je n'avais pourtant rien bu!, j'essaierais d'être clair malgré les pièges que me tend partout la langue française; essayez de votre part de me lire avec calme et de me comprendre. Je vous parle maintenant comme je parlerais à un ami très sûr à qui je devrais exposer ma situation. Donc, avant tout, je mets ceci: Dans rien de ce que je vais vous dire vous ne devez chercher un reproche déguisé. Je ne fais qu'exposer, tranquillement, et en pédant! Avant tout aussi je reconnais votre bon droit de travailler à votre bonheur tel que vous vous le représentez; ma foi, sans cela la vie serait bien triste pour chacun de nous! Mais tout comme je ne peux vous empêcher d'être inquiète et de penser à moi, vous ne pouvez pas m'empêcher d'envisager ma vie selon mon caractère. Demandez un peu à Simone de Moor: il y a un poème de son ami Kipling qui s'appelle If (Si); c'est rempli de conseils pour quelqu'un qui veut devenir un homme; dans ce genre: ‘si tu peux faire ceci, si tu peux faire cela, etc. etc. etc. le Monde sera à toi et tu seras un HOMME, mon fils!’ - C'est très beau à lire dans un fauteuil; et très ridicule en même temps pour chacun qui n'est pas blasé, apathique ou complètement sans nerfs. ‘Si, ayant placé tout sur une carte, on perd et qu'on recommence sans broncher à se faire une toute nouvelle fortune’ (ou qq chose ds ce genre) - tu seras un HOMME, mon fils. C'est très malheureux quand on ne possède pas cette qualité et je suis de ces malheureux, je crois. J'ai placé tout sur vous, je perds, et ma chère Clairetty je me sens parfaitement inutile. Plus je me sens calme, plus j'ai ce sentiment-là. C'est bête, c'est lâche, c'est etc. - je connais tout cela: mais c'est moi. C'est idiot d'aimer n'importe quelle femme tant, qu'on en devient mou (comme une chique!) Et si cela me plaît à moi de vous aimer ainsi? N'est-ce pas mon bon droit comme je vous laisse le vôtre? Si je me suis ‘suggéré’ qu'avec vous je ferai tout, sans vous je ne ferai rien, - eh bien, c'est peut-être très stupide, mais c'est ma manière à moi de sentir. J'ai envie de dessiner ici une étoile * ou un II romain comme si j'écrivais un tract; puisque je suis là, écrivant avec calme, avec soin, raisonnant comme un maître d'école. Et puisque je raisonne, c'est inutile de me dire que je ne vous ai point perdue, que vous serez toujours là à m'encourager, à faire pour moi ce que vous pourrez. Vous aviez ‘besoin d'un mari’, j'ai besoin d'une femme.... à aimer, qu'elle soit ma maîtresse ou mon épouse peu importe, puisqu'elle serait toujours la femme que j'aime et que, pour moi, il n'y a que cet Amour qui compte. Je n'ai donc pas besoin d'une soeur, ne fût-ce que, n'aimant pas l'inceste, je n'ai pas besoin de désirer ma ‘soeur’. Mais ‘la femme que j'aime’ aime un autre, dont elle sera l'épouse - et cela met fin à tous mes rêves. Je ne veux pas être votre petit Eddy à recevoir des tendresses de tante, ou de mère; je vous l'ai dit: étant enfant gâté je ne me content pas d'un crayon quand on me prend un stylo! Ah, non, Clairetty, voyez-vous ce ménage: votre mari le grand pilier de votre bonheur et moi la boîte à musique qui joue tour à tour des chansons tristes ou gaies? Pour ne pas encore parler d'autres complications: moi, toujours guettant votre bonheur, comptant sur la ‘prophétie’ de votre anglaise, toujours ridicule ou ‘détestable’, finissant peut-être par me faire haïr par vous et par ajouter une couronne de noblesse à la gloire de votre mari! Vous le savez: je vous aime trop pour cela, et je m'aime trop, aussi! Pourquoi voulez-vous me savoir ‘travaillant, luttant’ etc. puisque je suis calme? Et pourtant: je travaille. Avant de quitter l'Europe je veux me prouver que je n'étais pas un blagueur tout simplement. J'ai écrit quelquechose qui n'attend que les illustrations de Duboux pour aller à la presse; j'écrirai encore autre chose et je me dépèche, car je n'ai pas oublié vos mots quand je vous ai demandé de ne pas vous marier avant mon départ aux Indes: - ‘Vous ne pouvez pas me demander cela, Eddy.’ - Vous avez cru peut-être que j'y mettrais des années. En Août ou Septembre je serai parti. Aussi je ne vous dis pas qu'à Java je ne travaillerais pas. Probablement écrire sera plus fort que moi. Mais sinon, si je peux y trouver une existence assez remplie, solide, calme, pourquoi n'accepterais-je pas ce genre de ‘bonheur’? J'y ai des amis, trop simples peut-être, mais très dévoués; mon vieil Adé dont je vous ai parlé; à nous deux nous arriverons bien à nous faire une vie.... gentille. Et, franchement, supposé un instant que je serais devenu ici un ‘grand homme’ (!) - à quoi servent quelques oeuvres plus ou moins intéressantes, sinon à se faire une existence agréable et justifiée en même temps? Je trouverai autre chose là-bas, n'étant pas un imbécile accompli. Je vous parle vraîment, Clairette, comme à un ami; Jacques lit non loin de moi, je m'imagine lui parler au lieu de vous écrire; j'ai failli ajouter à la phrase précédente: ‘Ça colle?’ Je pousse mes confidences donc plus loin, maintenant. Il y a malgré tout une chance que je reste en Europe. C'est quand je trouverais une femme qui vous remplacerait complètement. En ce cas-là je pourrais assister à votre mariage même comme témoin si vous le désiriez, et je serai un parfait ami de vous deux et un spectateur franchement content de votre bonheur conjugal. Seulement: cette chance est bien petite! Où voulez-vous que je trouve cette femme? La chercher? C'est la méthode infaillible de la manquer. C'est peu probable que je la trouverai dans le ‘monde’ - vous étiez un cas très exceptionnel! -, si elle est jeune fille elle ne m'accepterait pas comme mari et encore moins comme amant, si c'est une femme faite (le beau titre!) elle ne m'appartiendra pas tout à fait pour d'autres raisons. Je peux très bien m'imaginer ce que c'est que ce genre de maîtresses; la caractère d'une pareille liaison me déplaît. Dans la petite bourgeoisie on ne trouve que des jeunes filles (ou femmes) aussi insipides que dévouées; une femme tombée et très-malheureuse est préférable et souvent plus intelligente, mais au vingtième siècle ces créatures sont peu nombreuses, et la cocotte ordinaire - quoi que je me dise et quoique j'y fasse - me dégoute ‘jusqu'aux tréfonds de moimême’: cette chair de poules me donne la chair de poule! Les femmes du monde sont trop brillantes pour moi, le demi-monde ne fait que calculer, et pour descendre plus bas je me sens trop brillant. Quelle horreur que ces midinettes qui se croient tellement intéressantes dès qu'elles sont un peu jolies et qu'elles ont lu quelques romans-feuilletons..... Vous voyez: les héroïnes de Victor Hugo, d'Alfred de Musset, de Théophile Gautier n'existent maintenant qu'en édition d'après-guerre. La chance ne se présentera pas, personne ne me donnera (entre février et septembre) la confiance et la tendresse qu'il me faut et je m'embarquerai, ma Jolie, avec tout le poids de mes sentiments d'être seul et inutile. Ici il faut une série de points. Et voilà, Clairetty; après la lecture de ces six pages vous devez être tranquillisée. Je me suis expliqué avec sincérité, - malgré le ton par moments insincère de mon récit, - vous savez maintenant ce que je pense de ma situation. Je ne savais pas que l'Amour signifiait tant pour moi, mais espérons que le Sort va placer sur mon chemin la Belle qui me consolera! - et je resterai, et je serai content, et je me ferai faire un frac pour votre mariage. Je vous laisse au vent de Zoute et aux discours de Simone De Moor. Si vous vous livrez au jeu de Dames pensez à moi un peu. Votre Eddy P.S. - Je crois que, comme nous avons jeudi et que vous serez rentrée à Brux. samedi, ma lettre peut très bien arriver en retard à Zoute. Je la porterai donc chez vous après-demain matin; c'est plus sûr. Bon voyage à Paris, Clairetty! Je ne suis pas assez hypocrite pour aller plus loin: vous pouvez transmettre à Monsieur votre fiancé l'expression de ma plus profonde haine. E. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, [eind februari 1923] J'ai trouvé un ‘pendant’ à votre Wildisme choyé: - Il y a deux sortes de vies gâchées: celles que nous nous gâchons nous-mêmes et celles qui nous sont gâchées par des autres. Les premières sont préférables. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 22 maart 1923 Brux. 22 Mars, jeudi. 1 heure. Ma chère Clairette, Il y a une heure que je vous ai quittée et ce matin passé ensemble me laisse une impression bien triste. Aussi, malgré mes promesses, je me demande si je ferais bien en venant à Quinto. Après être arrivé à un si grand calme entre nous il faut mieux peut-être cultiver cet état de Nirvana. Après ne nous avoir pendant 5 semaines nous n'avons pas trouvé, en deux jours, deux mots sincères à nous dire. Et la sympathie qui était entre nous me paraissait une sympathie qui n'existait que parce qu'elle était convenue. Vous n'avez pas voulu me parler de ce qui vous occupe le plus, de vous même en un mot, parce que vous croyiez peut-être me blesser, et puisque je ne puis qu'apprécier cela c'est reconnaître en même temps que nous devons ne plus rien nous dire. Aussi j'hésite à vous donner de mes nouvelles. Je vous propose ceci: je vous écrirai de Venise une carte postale, vous donnant mon adresse; vous aurez eu le temps de réfléchir; réfléchissez, je vous en prie, et si vous trouvez aussi qu'il vaut mieux garder le souvenir d'une intimité que d'en faire une relation quelconque, ne me répondez pas; je comprendrai. En tout cas je ne vous donnerai pas de mes nouvelles d'ici; je mène une vie moitié philosophe moitié sotte; la première partie vous ennuierait sans aucun doute, la seconde vous scandaliserait peut-être. J'ai d'ailleurs l'impression pénible que vous confier mes sentiments et pensées serait me ridiculiser dans vos yeux; je me sens (malgré moi) plus éloigné de vous par les deux jours où nous nous sommes revus que par les 5 semaines qui les précédaient. J'avais par moments l'impression de me promener avec une jolie femme au lieu d'avec mon ami Clairette et si je devais vous voir continuellement dans ce rôle-là vous me seriez insupportable. On se critique tellement en pareille circonstance! Bon voyage et heureux séjour. Vous qui êtes extrêmement raisonnable: raisonnez. Ne croyez pas que j'ai voulu vous faire de la peine, je vous propose une manière d'envisager les choses, et, en raisonnant, vous devez me donner raison. Je vous serre la main. Eddy P.S. - J'ai voulu vous porter cette lettre à votre maison mais n'en ai plus trouvé le temps; je vous l'envoie donc à Quinto. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 10 april 1923 Bruxelles, 10 Avril '22. Ma chère Clairette, Trois fois j'ai commencé à une lettre pour vous; trois fois j'ai trouvé ce que je vous disais d'une banalité tellement écoeurante que j'ai détruit mes feuilles avec une véritable férocité boche. J'en suis là, ma chère amie, - ne plus savoir que vous raconter. De l'autre côté je ne suis pas encore arrivé à trouver goût dans des ‘rapports’ très extérieurs; d'ailleurs je vous ai écrit que ma vie est moitié philosophe moitié sotte et n'offre aucun intérêt. ‘Sans blague’. Duboux m'a quitté hier. Nous sommes maintenant très liés. Je travaille. Mes parents me chargent de vous transmettre toutes leurs bonnes pensées, ainsi qu'à votre Maman, évidemment. Mon père a été malade de ces jours-ci et c'est pour cela que je ne pourrais quitter Bruxelles que vers la fin du mois; je serai donc au commencement de mai à Venise et peut-être vers la moitié de mai à Florence. Seriez-vous toujours là? Je joins à ma lettre une autre, écrite le jour même où vous avez quitté Brux.; je crois vraiment que ma proposition n'est pas si bête que cela; je vous écrirai donc de Venise; si vous ne me répondez pas je me dirai que nous nous reverrons toujours de temps en temps à Bruxelles et qu'au fond nous resterons bien amis. Il m'est impossible de vous écrire mes ‘pensées’, mes ‘sentiments’, surtout puisque vous me cachez les vôtres. Croyez-vous me devoir de ne pas me ‘tourmenter’ (!) ou bien suis-je devenu un ami de 3me ordre? Je ne le sais pas trop bien et au fond - si je ne croyais pas vous blesser, je dirais: ‘Qu'importe?’ Vous devez être en ce moment entouré d'amis intéressants et proches, tandis que je suis pour vous un morceau du passé. Tout cela en quelques semaines, mais on vit vite au siècle des aéroplanes sans moteurs. Je m'en suis rendu avec un certain perplexité. Je turbine à mon ‘roman’ - qui a passé par une 5me ou 6me métamorphose! - pour me libérer de ce qui me retient à ce qui est bien derrière moi, pour pouvoir regarder, sentir des choses nouvelles. C'est embêtant de n'être pas formé, assis comme vous dites (‘oh, ne les faites pas lever, c'est le naufrage!’), de changer toujours - on va plus vite que ce qu'on veut..... immortaliser! Au fond un livre que j'écrirais serait toujours une épisode de mon passé; mais je me console en me disant que je n'ai que 23 ans après tout, qu'en écrivant chaque année un tout petit bouquin, j'aurai toujours publié 12 ‘titres’ (!!!) avant d'être arrivé à l'age où l'homme est complètement formé et où l'artiste sait ce qu'il veut. Paul Morand a cet age - au point de vue quantité il a publié peu, et il est considéré comme un jeune. Alors? Mais vous savez: je veux marcher plus vite que le temps! En tout cas, voilà plus de 250 pages folio écrites devant moi, contenant e.a. un roman-express complet, terminé, de -. Ah, pardon, Clairette, je parle boutique, je ne sors pas de mes projets de ‘débutant-auteur’, c'est dégoûtant. Moi qui avais l'intention de vous parler beaucoup de Lord Carnarvon, ce martyre de la science! J'espère que votre ami Godard ne sera pas piqué par quelque général de Tout-ankh-Amen déguisé en moustique ou en cerf-volant. [tekeningetje] Merci pour votre lettre et pour la carte postale! Veuillez déposer aux pieds de votre Maman tout mon respect et souffrir, ma marquise, que je vous baise la traîne. Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 22 april 1923 Brux. 22 Avril Ma chère Clairette, Quelques mots pour vous dire que mon père est très malade et que probablement - comme ma mère serait toute seule devant le déménagement (qui commence le 3 Mai) - je ne pourrai pas partir avant - je ne sais vraiment plus - avant 15 Mai peut-être? En ce cas-là je n'irai pas en Italie avant l'automne: Août ou Septembre; je me contenterais volontiers de la Suisse, j'irai avec Duboux (qui m'attend impatiemment!) quelque part où je serai ‘dans la Nature’ et où je terminerai mon filandreux roman. (Excusez mon crayon: il est tard, tout le monde dort déjà, je ne peux pas descendre et je n'ai ni une plume ni de l'encre ici.) Alors, Clairetty, nous ne nous verrons pas. Cela me contrarie, au fond; peut-être - qui sait? - qu'en présence d'Isola, Giulio, Tripolino, Mario, l'âne, le boeuf et les pots de fleurs vous n'auriez pas cru nécessaire de fixer mon attention sur tout cela, vous m'auriez peut-être parlé de vous-même. Maintenant, évidemment, tout cela ne vous laisse pas de place, tout cela est anguleux et vous êtes frêle. Mais - d'autre part je me rends très bien compte du trop peu qu'il y a dans mon attitude. Quand je me dis que peut-être vous avez ‘besoin’ de moi, je me trouve bien antipathique. Seulement, moi aussi, j'ai mon ‘excuse’!!! C'est que cela m'a coûté un effort assez considérable pour ne pas rester apathique, larmoyant, abattu comme un réséda après une averse et que, maintenant que je suis arrivé, à force de me faire plus jeune que jamais et de me salir, à me persuader que je ne vous aime plus, je ne voudrais pas chercher à Quinto - c'est si loin d'ici ‘vous savez?’ - le démenti de mes beaux sentiments. Comme dirait le comte Tolstoï: ‘Lâcheté et faiblesse! Faiblesse et lâcheté!’ Et quelle sagesse donc! Plus tard la carapace sera endurci; nous ne devrons plus faire tellement attention pour ne pas nous.... choquer, blesser, tourmenter, martyriser (mon crayon est très rebel car il est trop court!) et nous pourrions nous rencontrer la visière levée (n'est-ce pas que l'image est nouveau?) Bref, ne regrettons pas ce rencontre manqué, ma chère Clairette, disons-nous qu'au fond nous avons l'un pour l'autre beaucoup d'amitié et que cet amitié est comme ce vin qui gagne à être mis en cave. Veuillez transmettre à votre Maman tous mes respects et agréer personnellement mes bonnes pensées. Je vous envoie un corbeil de baisers de mes parents. Bien à vous. Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 23 april 1923 Brux. 23 Avril - 23. Ma chère Clairette, Merci pour votre lettre qui m'est arrivé ce matin et qui m'a fait beaucoup de bien. Je regrette seulement votre toujours-présente prudence qui vous fait retenir des écrits qui, au fond, m'appartiennent déjà, - mais soit, je m'incline, forcément..... Merci aussi pour votre très gentille lettre pour les deux Jordaan que j'ai été assez indiscret de lire d'un bout à l'autre: vous y étiez d'un superbe ravissant; je me hâterai d'envoyer cela; les deux petites seront toutes charmées et ébahies; comment vous répondront-elles? J'ai idée qu'elles vous écriront en hollandais, avec prière de faire traduire par moi! Votre projet de leur envoyer des cartes postales et des photos est magnifique; seulement vous vous trompez si vous croyez qu'elles ne sachent rien de vous, car, comme j'avais pris l'habitude d'illustrer mes récits et ‘bluffs’ de voyage par des photos, je leur en ai déjà envoyés pas mal d'Italie, où vous figurez: petite mais suffisamment charmante, d'où vient probablement l'admiration qu'elles ont déjà pour vous, je crois! Je me souviens aussi de leur avoir fait de longues descriptions de mes prouesses ‘mondaines’, chez les Scholder, les Samuel, les Artôt, je leur ai donc raconté avec verve notre premier rencontre; j'ai même donné une description de vous, etc. - bref, vous leur êtes assez connue, après tout. Leur adresse est - ou était -: Groote Lengkongweg 18, Bandoeng, Java (Indes Néerlandaises), leurs prénoms sont Gonda et Olga; elles sont blondes et leur taille est d'un mètre 66 je crois. Maintenant je vais ‘suivre’ votre lettre. 1.Donc d'abord encore merci pour l'hospitalité; mais comme j'aurais eu Duboux avec moi je ne l'aurais en tout cas pas pu accepter - et maintenant: il ne nous reste, paraît-il, qu'à faire notre deuil de nos beaux projets. Si Quinto n'est pas vendu, ce sera pour une autre fois: volontiers! 2.Je vous ai tenu au courant de ce que je comptais faire, pas plus tard qu'hier; vous le savez donc. Jusqu'au 15 Mai vous pourriez m'écrire ici, ou peut-être 3 rue Bellevue, mais je vous avertirai dans ce cas-là. 3.J'espère fervemment que vous êtes redevenue rose et Italienne au moment où vous me lirez. Vous connaissez mon respect pour les études de M. votre père mais aussi mon antipathie pour la race jaune. Pourquoi êtes-vous ‘indécise’? Ma chère Clairetty, voulez-vous un excellent conseil, que je puis vous donner maintenant: Il faut aimer aveuglément, il faut vouloir être aveugle en amour, oui, Madame, comme un taupe! - L'Amour est sans raison, sans critique, et sans conditions! Je crois - faut-il être franc? - que vous aimez toujours ‘conditionnellement’. Il faut vous désapprendre cela, pour bien aimer, c.à.d. pour savourer votre amour. Sinon, vous serez très sage, mais toujours très ‘nageante dans l'indécision’ aussi, et vous aimerez très mal. Ouf, ça m'a soulagé! - Parlez-moi, si vous voulez, beaucoup de M. Paul Simon. Je vous donnerai ma ‘pensée’ - dont vous prétendez avoir besoin de temps à autre - comme s'il était mon meilleur ami. Ne nous cachons plus longtemps bêtement, trop délicatement (‘le trop nuit...’.); si nous sommes amis parlons-nous ouvertement de ce qui nous préoccupe. Vous tenez ‘follement à votre liberté?’ Pourquoi? Il y a quelques semaines vous m'écriviez de Knocke: ‘Je suis absolument tranquille quant à mon avenir et à moi’. Alors - pourquoi toujours ces doutes, ces petites objections, petites frousses, petites sagesses? Il faut oser, ne pas toujours vouloir construire son bonheur. La vie est brève, ‘savez-vous’? - et jamais nous ne serons assez intelligents pour calculer ce qu'il nous faut exactement pour être tranquille, heureux et.... béat. Et pourquoi faut-il que je devienne le gentleman ‘rêvé’? Au contraire: j'aurai bientôt ma maisonnette: l'ours aura trouvé sa cage. Souvenez-vous que vous m'avez promis de me considérer comme un.... original (nous n'avons pas voulu dire: un petit toqué.) Quant au travail - ‘ça y est’. J'ai senti un choc de joie en voyant que vous peignez, - j'ai failli laisser échapper un ‘Non?....’ tout méditatif, comme le faisait Duboux. Mais.... continuez, Clairettey. Ne lâchez-plus votre intention de faire au moins une oeuvre d'art; dussiez-vous vous y cramponner! Je lirai Balzac ‘pour vous faire plaisir’, espérant que tout de même il me procurera un petit plaisir modeste à moi aussi, ce grand homme. Les derniers temps j'ai surtout admiré Jules Renard, Paul Morand et Jehan Rictus et - vraiment - le petit Radiguet, quoiqu'il est à la mode. Je n'ai rien trouvé à critiquer au Diable au Corps que le titre et la façon plutôt..... impolie dont l'écrivain s'est débarassé de son héroïne, mais il y a des pages décidément très fortes. J'ai failli vous l'envoyer, puis m'en suis abstenu, pensant aux autres qui doivent bien vous procurer ce genre de lecture maintenant. Avant d'attaquer Radiguet maintenant, pensez à cette déclaration de Cocteau: ‘Ce livre a contenté les esprits les plus difficiles; les esprits à moitié chemin le trouvent nul.’ Après cela je me suis préparé à le trouver nul de tout mon coeur, mais hélas - Radiguet m'a vaincu; malgré Cocteau. Préparez-vous aussi au roman de Cocteau qui va paraître et qui s'appellera: Le Grand Ecart. - Voilà un chapitre ‘boutique’; n'est-ce pas que je suis obéissant? Je voudrais bien savoir quelles ‘suppositions invraisemblables’ vous avez fait; mais.... vous demanderai-je de me les raconter? vous êtes si prudente! C'est aussi ce qui me fait hésiter à vous demander de m'expliquer un peu pourquoi ma pensée désabusée’ vous a fait ‘heureuse’!!! cela est peu chrétien. Comme fin je n'ai qu'à vous présenter mes meilleurs voeux pour la vente de la vache et pour vos progrès dans l'agriculture et le commerce. C'est ‘indigeste’ - en êtes-vous sûre que ce n'est pas cela qui a provoqué votre crise de foie? En ce cas-là mieux faut ralentir un peu, peut-être. Mon respect à votre maman, toutes mes amitiés, etc. etc. - et celles de mes parents à vous. Eddy Observation: ‘Vous m'embrassez! Quelle attitude prendre?......’ Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 5 mei 1923 Brux. 5 Mai Chère Clairette, Vous n'êtes pas malade, j'espère? J'ai en vain attendu de vos nouvelles après ma lettre d'il y a 10 jours à peu près. Allons! songez qu'au printemps, et en Italie, on se doit d'être sain et vigoureux - laissez-vous pénétrer par les rayons de soleil!!! - Comme mon père va bien et sort déjà de nouveau on n'a nullement besoin de moi (au contraire), et comme demain Carpentier fait sa rentrée à Paris contre Marcel Nilles (ch. de Fr. p. lourd), je suis sur le point de prendre le train. Le 8 je compte être à Lausanne; adresse: 38 Avenue des Mousquines. M'écrirez-vous? Respects à votre Maman; toutes mes amitiés. Ed. P.S. Ma mère écrira bientôt à votre maman. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Lausanne, [tussen 10 en 19 mei 1923] Ma chère Clairette, Votre lettre est vraiment peu gentille; j'ai beau me dire que vous êtes fatiguée, que Thérèse et Peniakoff sont là et tout le reste, je trouve que je mérite mieux! Enfin, tant pis, Dieu sait comment je vous ai ennuyée peut-être avec ma dernière tentative de ne pas être un ami de 3me ordre, - oh, au fond il s'est passé bien de choses pour chacun de nous où l'autre n'était pour rien, c'est donc assez compréhensible. Alors, au revoir, Clairette, à Bruxelles ou ailleurs, et bon voyage, portez-vous bien, etc. etc. Mais vraiment, ceci m'attriste. Je ne crois pas que vous avez si peu à me dire. Pourquoi aimez-vous tant vous cacher devant moi qui ne me cache vraiment pas devant vous? C'est une chose à laquelle je ne m'accoutumerai jamais; j'en suis certain. Si j'ai fait encore quelque chose qui ne vous a pas plu - oh j'en ai fait déjà tant sans le vouloir, n'est-ce pas? - eh bien, vous n'avez qu'à me le dire, bien franchement, je trouve. Je ne sais pas: moi aussi j'ai ‘beaucoup pensé à vous’ ces derniers jours et c'est peut-être parce que j'avais besoin d'une bonne lettre de vous aujourd'hui et que j'étais tellement heureux en voyant une enveloppe qui portait votre écriture, que je me sens de si mauvaise humeur en lisant tout ce que vous avez trouvé à me dire. Par exemple: je croyais que vous m'écririez une grande nouvelle vous concernant plus tôt qu'à n'importe quel autre - on a de ces candeurs! - et voilà que votre maman écrit à ma maman et que ma maman répond par une lettre ‘exquise’; écoutez, vous pouvez me reprocher ce que vous voulez, quand nous ne sommes pas des ‘amis de 3me ordre’ j'ai le droit (presque!) de vous en vouloir, ....n'est-ce pas? Et maintenant: Carpentier a été ‘épatant’, mais la défense de Nilles était ‘admirable’; Paris était ‘adorable’, Lausanne ‘charmante’ mais plutôt ‘ennuyeuse’, aussi j'ai l'intention de m'en aller bientôt retrouver Paris et si vous ne restez pas trop fatiguée une lettre me parviendra à l'adresse de Jeffay, 4 Place du Tertre. Sinon - sinon: rien. Vous êtes ravissante; seulement il faut que je vous retrouve, peut-être pour vous.... retrouver. Donc, au revoir Clairette; je vous serre la main. Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Pisa, 19 mei 1923 Pisa, 19 Mai. Ma chère Clairette, Depuis hier soir nous sommes à Pise; nous y avons trouvé un charmant hôtel au bord de l'Arno, Albergo Il Dado (qu'est-ce que cela veut dire: il dado?), Lung'Arno Regio 5. Maintenant je suis sûr que vous aimeriez savoir sous quelles conditions nous y sommes, comment nous y mangeons, etc. - mais pour vous punir du trop grand intérêt (selon moi) que vous témoignez pour les choses extérieures, je ne vous en parle pas! Je sais, j'ai parfaitement bien retenu qu'il y a un ‘côté superficiel’ de la vie que vous aimez, mais je le déteste, moi, surtout dans une conversation avec vous. Si s'écrire = se parler, se sentir un peu, il faut que les pensées, les sentiments des correspondants se recherchent et se répondent; or, j'ai grande envie de vous faire un discours sur l'art de s'écrire intimément. Dans un moment où j'avais besoin de votre pensée (pour vous citer) vous m'avez envoyée une lettre comme vous en auriez écrite à la vieille Adèle; j'ai envie de ne vous le pardonner jamais. En général, quand je vous dis: ‘Je suis un peu enrhumé’, vous êtes capable de m'écrire deux pages pleines de conseils, escortées par un paquet de mouchoirs; mais quand je vous dis: ‘Clairette, êtes vous triste parce que etc. etc., c'est peut-être parce que etc. etc. et ne croyez-vous pas qu'il faut mieux etc. etc.?’ - vous me répondez: ‘Il fait beau ici.’ - C'est un replongement perpétuel dans votre ‘jardin secret’. Je trouve cela, pour céder à la franchise, quite détestable! Maintenant, il est vrai, vous aviez certaines excuses. Mais pourquoi diable escamoter une lettre que vous m'aviez écrite vous-même? Que voudriez-vous savoir avant de me l'envoyer? et s'il y a quelque chose à savoir, mais par tous les Dieux à la fois, demandez-le! J'avais prévu que vous auriez ces scrupules de m'.... égratigner, je vous en ai parlé ds ma lettre. Vous m'écriviez: ‘Ne devenons pas des amis du 3me ordre; j'ai trop besoin de votre amitié et de votre pensée’ -; j'en suis tout ravi, je me précipite au-devant de vous et vous me...... comment diras-je - souffletez? avec une toute petite lettre bien extérieure et mondaine. Ah, vous êtes jolie femme, Clairette, hélas! on ne l'est pas impunément. Et puis, vous voyez trop de gens pour ne pas confondre parfois votre ami Eddy avec Edgar de Bodt ou un autre sire dans ce genre. Je devais me résigner peut-être. Mais je sens que je ne pourrais jamais ou plutôt - vive encore la franchise! - que je ne voudrais jamais. Et si vous trouvez ceci rude, je dis comme cet Américain dans ‘l'Epervier’ (que j'ai vu à Paris): - Pardonnez-moi, Madame, si je vous parais grossier, mais en France, quand on parle de volonté, on a toujours l'air d'être impoli. - Alors, parlons de ‘volonté’ et laissez-moi vous dire que jamais je ne voudrais vous contempler sous votre angle superficiel. Querellons-nous plutôt; voulez-vous? Faites-moi un bon sermon, comme je suis en train - Dieu me pardonne!!! - de vous en faire un. Passons à autre chose. Connaissez-vous ici la petite chapelle de la Santa Maria de Respine? - si la Santa Maria Novella est votre église, celle-ci est ma chapelle. Quelle boîte à amour que cette boîte à bijoux; suffit de remplacer les saints de pierre dehors par des images lubriques, - ne demandons pas des Cupidons; je vote pour les portraits de toutes les grandes courtisanes du Monde; ce serait parfait: on entre, et la première chose qu'on voit est la Madonne qui regarde son fils avec le sourire de la reine Ysabeau, regardant son page préféré: un sourire cruel et sensuel. C'est plus intriguant que celui de la Gioconda, dont (me semble-t-il) un pharmacien italien a sondé le secret; il a fait imprimer son portrait sur l'étiquette d'une eau fabriquée pour donner aux pauvres const....ernés un peu de bonne humeur. Avouez que c'est une trouvaille! c'est mieux que la poésie de Marcel Angenot: ‘Je sais le rire de la Joconde’. A propos de secrets, à vous d'en éclaircir un: Duboux se demande pourquoi vous lui avez montré au moment critique du départ votre cuisine et garde-manger. Il me l'a demandé, je n'ai pas su jouer au Sherlock Holmes. Est-ce, je vous en soupçonne, parce que encore une fois vous m'avez confondu avec un autre et que vous avez voulu terminer de montrer le rez-de-chaussée - en montrant à moi les 3 pièces principales et à Duboux le reste? Je regarde mes ongles, ils sont terriblement sâles et longs. Voulez-vous jouer à la manucure, Clairette? vous le faites si bien.... Ecrivez-moi si cela vous tente; je vous les garderai. Sinon je me verrai obligé de les manger. Ce serait si peu digestif. Dites, Clairette, que l'idée vous charme! Ce serait si pittoresque; vous me couperez les ongles dans le jardin; en les coupant vous laisserez tomber sur eux ‘the sunshine of your smile’ et je vous dirai des compliments. Duboux en fera la photo. J'aurai pour l'occasion un pantalon qui ne me tombe pas en harmonica sur les souliers et vous votre robe rouge et blanc. N'oubliez pas de me dire si vous êtes d'accord et de m'expliquer ce que c'est qu'un dado. - Ensuite, si vous avez d'autres choses à me dire, dites-les. Oh, Clairette, écoutez, je vais vous donner la recette. Ce soir quand vous aurez souhaité la bonne nuit à la compagnie, vous vous déshabillerez dans votre chambre, comme Pépa, seulement vous ne serez pas assez romantique pour regarder sous votre lit, mais alors - vous n'éteindrez pas, mais, bras nus devant le papier blanc - quatre larges feuilles! - que vous allez remplir, vous m' écrirez. Vous entr'ouvrez votre fenêtre, juste assez pour voir dans la nuit bleue, qui doit être tiède, un coin de la plaine toscane, et puis, et puis vous imaginerez que vous êtes Francesca (da Rimini naturellement) et que vous avez à communiquer von pensées, vos sentiments, à Paolo. Bien sûr la comparaison sera trop flatteuse pour moi, mais puisqu'elle ira si bien à vous et qu'elle ne durera que quelques instants.... Oh, Clairette, que je serai content, plus tard, en vous voyant tromper, aussi ingénument que Francesca, votre époux. Car vraîment les maris du 20e siècle méritent tous d'être trompés, puisqu'ils sont si contents de devenir mari comme on devient chef de gare, huissier, sous-secrétaire d'Etat, etc. Mes respects à votre Maman, mes salutations très polies à la Compagnie, toute mon amitié à vous. Je reste Votre Eddy. Oh, et dites, Clairette, vous serez tout à fait gentille en m'envoyant votre lettre escamotée. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Pisa, 19 mei 1923 Pisa, 19 Mai le soir. Ma chère amie, Il fait sombre maintenant et j'ai perdu quelque peu ce sentiment d'exubérance, ce besoin de vous taquiner qui m'a pris ce matin, ce ton cocasse et Cocardasse qui doit vous être bien antipathique, en somme. Ne m'en voulez pas trop Clairetty, j'éprouve trop le besoin de me déguiser par moments, d'être ‘jeune’, volubile, ironique tant que je peux, plutôt que de paraître sentimental. Mais toutes ces petites taquineries font très souvent plus de mal qu'on ne le suppose à d'autres; je le sais. Franchement, je crois que vous êtes déjà assez désappointée par moi comme ami; et puis: je le sais bien que je vous ai fait assez de peine, moi aussi; seulement, vous savez, Clairette, au fond je suis toujours là à faire pour vous tout ce que je pourrais, et je voudrais tellement que - malgré tout - vous le savez bien. Je vous en donne la preuve par un geste, c'est mieux qu'une lettre, je vous en avais déjà écrit une où j'avais fait de mon mieux pour être ‘indifférent’; ensuite j'ai trouvé cela trop bête et je suis venu moi-même; pour vous ‘retrouver’. Maintenant ne me comprenez pas mal. Je ne viens pas pour m'imposer à vous comme confident avec une indiscrétion de tous les diables, mais si ma présence peut vous être de la moindre utilité, je vous en prie, considérez-moi tout à fait comme l'ami que je n'ai pas cessé d'être et ne craignez pas me faire de la peine et tout cela. Ce serait si ‘bourgeois’, entre nous. - Mais si vous me trouvez indiscret, importun, dites-le moi aussi, je vous en prie. Nous parlerons de mille autres choses et moi, en tout cas, je n'aurai rien à vous cacher, je vous crois trop intelligente pour cela, - malgré quelques mal-entendus qu'il y a eu entre nous. Au fond (toujours ce fond) nous nous avons toujours bien appreciés, n'est-ce pas, Clairetty? Voilà, à bientôt, j'espère. Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Pisa, 20 mei 1923 Pise, 20 Mai '23 Ma chère Clairette, - nous sommes éreintés après une longue promenade au Museo Civico, et nous n'avons su apprécier que très peu: e.a. 2 Madonnes admirables de Giusto del Andrea. Je vous envoie un des ‘birbes à barbes vénérables’ des plus typiques entre tous ceux que nous avons regardés, les amitiés de D. et mes bonnes pensées. Votre E. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Pisa, 23 mei 1923 Pise, 23 Mai 1923. Chère Cl. - Je viens de recevoir votre lettre et regrette vivement avec vous la perte de Quinto. Si j'étais assez riche je vous l'aurais acheté et vous y seriez revenue toutes les fois que vous en auriez envie!!! - Maintenant mon humble personne ne peut que vous proposer d'en faire encore une série de photos, samedi si cela ne vous gêne pas; voulez-vous? Si nous pouvons vous être utile pour l'‘évacuation’, Duboux et moi, vous n'avez qu'à le dire. Je ne casse pas toujours les glaces! Quant à l'hôtel, merci; j'ai réussi déjà, je vous en parlerai. Nous aussi, ns ne resterons plus longtemps à F. je pense. Au revoir, à samedi! - compliments E. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Pisa of Florence, [tussen 25 en 28 mei 1923] Chère Clairette, Votre religieuse amoureuse m'a bien barbé. Heureusement que j'ai sauté la préface, - je m'en félicite; heureusement que je n'ai pas été trop tenace non plus. Vous aimez cela? ce romantisme desespéré, larmoyant, touchant, pathétique, ridicule, presque vulgaire? Dans la première lettre j'ai trouvé une femme qui ne veut pas ‘juger injurieusement’ de l'amant qui l'a abandonnée et - elle le lui dit: méthode de suggestion à la Dr Coué: le scélérat dont on pense toujours tant de bien devrait finir par se regarder soi-même avec d'autres yeux, ce qui serait le premier pas vers la réunion des amants. En attendant, la religieuse s'apitoie sur son propre sort, s'appelle ‘Marianne infortunée’ etc.; peu sympathique, en vérité. Pour apprécier cela il faut que le lecteur soit ému aux larmes a priori. Or, je n'en avais pas la moindre envie. J'ai donc délaissé - à mon tour - la Marianne de la lettre I pour celle de la lettre II. Hélas, (pour écrire dans son style!) Elle était restée inconsolable! Elle se sentait obligée de dire à son beau fugitif - dès le début - qu'il ne devrait pas ‘la mal-traitter... par un oubly’, etc.: - et elle trouve que c'est juste qu'il souffre qu'elle se plaigne..... - mon Dieu, je veux bien, et puisqu'elle est old-fashioned à faire peur, je n'ai même pas tenté d'excuser le monsieur en fuite - mais qu'il souffre, pas moi! J'ai sauté la lettre II; le courage me manquait d'entamer la lettre III. J'ai suivi la méthode des dactylos et des petites pensionnaires; j'ai commencé à la lettre V (la dernière.) Je n'ai pas eu tort: quatre lignes ont suffi pour m'instruire que l'abandonnée était enfin persuadée que son gentilhomme ne l'aimait plus; alors - avec un mauvais-goût complet *) mais à la mode - elle se prépare à lui renvoyer tout ce qu'elle à encore de lui; et ‘ne craignez pas que je vous écrive;’ lui dit-elle, dans cette lettre qui est la plus longue de toutes; ‘je ne mettray pas mesme vostre nom au dessus du pacquet’ - que voulez-vous, Clairette, devant un désespoir ou courroux tellement sacré, mon pauvre esprit de profane s'est mis à trembler (les esprits tremblent-ils? oui selon les spirites); j'ai pris la fuite, tout comme l'amant, et aussi définitivement. Hélas! (je récidive) je me sens peu enclin aux lectures sentimentales. Ce que j'apprécie de plus en plus dans l'esprit et la littérature moderne, c'est l'absence, le mépris de toute sentimentalité, la faculté de constater froidement (je me souviens que vous n'aimiez pas ce mot), de ne plus regarder - même pas se regarder - à travers des arcs-en-ciels très beaux et très trompeurs. C'est pour cela qu'un Paul Morand m'emballe. Et à côté de l'admiration que j'ai pour certaines pages dans ce genre, il n'y a qu'une petite commisération d'ex-co-victime (vous déchiffrez?) pour des lettres d'amour suffisamment larmoyantes. Même si j'appréciais encore cela je ne me l'avouerais pas! Ce serait ‘contraire au salut!’ Non, je regrette, votre amie est par trop vieux jeu pour mon goût. Elle égrène un chapelet de lieux communs: sensibleries et attendrissements tellement ‘humains’ à en devenir ineptes. Je déteste une femme qui écrit à l'‘autre’: ‘Et pourquoi avez-vous empoisonné ma vie’? - qu'elle ait vécu au 17e ou au 20e siècle. - C'est tout de même bien écrit me direz-vous peut-etre. Mais j'ai quitté ce point de vue Wilde, je ne fais plus attention au style; vous non plus d'ailleurs - pas tant que cela - Stendhal, Balzac, Dostojevski ont mal écrit. Shakespeare a mal écrit, très mal écrit, très souvent. S'il faut renforcer la phrase contre le mot, il faut retourner aussi au contenu effectif; que le contenu ne soit plus prétexte à s'exprimer bien, ou de façon originale. Le contenu effectif des lettres portugaises, ce sont les jérémiades d'une nonne épouvantablement sentimentale, troublée par une aventure galante assez banale, en somme. Un homme quitte une femme et l'oublie. La femme reste ‘brisée’, ou s'imagine l'être. Quoi de spécial la-dedans? L'habit de religieuse? J'aime mieux les contes de Boccace, alors. Et Dieu sait comme ils m'ont ennuyé.) Chère Clairette, mardi, je serai chez vous à 8h. ½ juste, si cela vous va. Si vous ne m'écrivez plus c'est que l'heure vous convient; sinon, envoyez-moi votre contre-ordre sur carte postale. Je joins à cette lettre (et à celles de la religieuse portugaise) Le Diable au Corps de R. Radiguet. Je regrette de ne pas avoir Les Civilisés en ce moment; c'est parfois un peu roman-feuilleton, mais pour moi c'est le meilleur Farrère; j'ai trouvé beaucoup dans ce bouquin. Lisez-le; après, je vous en reparlerai. Au revoir et pour le moment (minuit et quart) bonne nuit. Bien à vous Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Florence, 31 mei 1923 Florence, 31 Mai Chère Clairette, Demain, j'irai à Quinto - malgré le contre-ordre - pour y faire les photos et prendre congé de vous. C'est que j'avais décidé de partir samedi matin au lieu de lundi; après avoir reçu votre mot j'ai failli remettre mon départ à lundi, mais au fond: non; il faut mieux que non. Je dinerais samedi avec vous en ville (cela servirait seulement à vous dégouter du bruit que je fais en mangeant ou autre chose dans ce genre); ou bien je vous aurais vu encore pendant quelques moments, vous m'auriez exprimé encore quelques petits mécontentements, ou moi je vous aurais dit encore quelques quasi-méchancetés et voilà - au revoir. Tout cela ne sert à rien, raisonnablement parlant. Ce que j'ai voulu savoir, je le sais. C'est que je vous aime toujours et que vous avez pour moi toujours cette demi-‘affection’. Les 5 mois qui se sont passés, la période de vos fiançailles officielles, n'y ont rien changé, parait-il. Seulement, tandis que vous êtes restée raisonnable dans vos affections, moi je le suis devenu un peu, à contre-coeur, il faut le dire, et encore ne demanderais-je pas mieux que de pouvoir me débarrasser le plus radicalement du monde de ces raisonnements antipathiques, mais...... c'est vous qui donnez le ton, et vous voulez bien, me semble-t-il, que ce ton reste à la mode. Eh bien, tant pis pour moi: raisonnons. Votre maman a raison: je suis un être faible qui n'aime pas être seul, j'ai besoin d'affection. A défaut de la vôtre qui - malgré moi - me reste la plus chère, je me donne l'illusion d'avoir celle de quelques autres, sans trop me tromper pourtant. La preuve est que c'est toujours vous que j'aime le plus (au Monde!!!) Seulement, je ne serais que trop heureux en trouvant une autre que je pourrais aimer, mais aimer de tout mon coeur, et qui m'aimerait, elle aussi, de tout son coeur, sans raisonner, sans hésiter, surtout sans critiquer, sans toujours critiquer. En attendant je continuerai de vous aimer de cet amour qui devient de plus en plus ridicule: un véritable amour de futur héros de pantoufle. C'est grâce à vous si ce sentiment a pris cet aspect-là; vraiment j'en ai voulu faire autre chose. Seulement, mettons que je vous aimerai de loin. C'est vraîment trop peu gentil, ces moments quasi-heureux que je passerais de nouveau en votre présence; je revois tout cela: moi, chaque fois ‘reconquis’ complètement, vous aimant en toute sincérité, puisque je ne serai jamais assez ‘fort’ (!) pour vous caresser en distrait, ou en ‘profiteur’, comme j'ai fait quelquefois pendant ces fameux 5 mois de vos fiançailles, - parce que, tout ridicule que ce soit, vous restez vous pour moi, une personne que je veux voir à tort et à travers, stupidement, romantiquement, autre que ‘les femmes’ - en attendant que je puisse voir une de ces femmes comme je vous vois et que vous serez devenue parfaitement l'amie (tout court). Enfin, pour revenir à la scène que je voulais d écrire: vous nous revoyez aussi, n'est-ce pas: moi donc, bêtement tendre, méprisant les petites coquetteries d'amoureux, et vous le plus froide possible, toujours prête à dire ‘non’ au moindre mot qui dépasserait la limite, tout au plus une amie un peu trop tendre, un tout petit peu, ou bien: la Fiancée Raisonnable. Non, merci; je vous l'ai dit en badinant, mais j'étais parfaitement sincère (comme vous souvent quand vous me dites certaines choses d'un ton railleur): ‘Non, MaDame, je ne veux pas être “aimé” ainsi, moi!’ Et voilà. Je sais maintenant où nous en sommes et j'ai passé de nouveau - malgré que je suis maintenant dans vos yeux (avouez!) 1une poire 2un presque vulgaire 3un presque hypocrite 4peut-être un parasite (au besoin) 5un fieffé anti-gentleman 6un garçon qui exagère ses ‘souffrances' 7un garçon qui ne sait pas marcher seul, en HOMME FAIT enfin, malgré que vous êtes en train d'accumuler tous les arguments de critique qui aboutiront forcément à cette conclusion: Eddy est une bonne balle, mais il est mou comme une chique (j'‘adore’ citer votre ami Vlad); malgré tout cela j'ai passé de nouveau avec vous un bien heureux moment; puisque enfin je vous aime, n'est-ce pas? c'est tout dire, et que je déteste de me surveiller ou de me donner par petites cuillerées, quand j'aime. Vous voyez: je coupe encore des cheveux en quatre, je suis incorrigible; mais que voulez-vous j'aime penser à vous et à nous, et alors, forcément, j'arrive là. Croyez-moi je voudrais bien pouvoir penser autrement. Et souvent, quand je vous en veux, - oui, moi aussi! - je me dis qu'au fond vous êtes à plaindre et voilà tout. Vous n'avez que trop raison quand vous dites que vous ne savez pas aimer. Vous avez entendu dire votre maman: - Vous perdez votre temps, Eddy, avec tous ces amis, vous vous éparpillez ainsi. - Rien n'est plus juste. J'ai senti cela déjà; aussi me suis-je promis que quand mes ‘amis’ seront chez moi à Bruxelles, j'aurai toujours mes heures de travail et pendant ce temps ils n'ont qu'à travailler, eux aussi. Avec Duboux je faisais celà d'ailleurs, à Brux. - en voyage cela va moins bien. C'est pour cela aussi que je rentre plus tôt que je n'en avais l'intention; remarquez qu'avant que ma maison n'était habitable je n'aurais tout de même pas trouvé le calme nécessaire si j'étais rentré trop avant, - et puis: il y avait vous, aussi insaisissable que le Mouron Rouge. - Donc, voilà: par un trop d'amis on s'éparpille. C'est votre cas beaucoup plus que le mien, Clairette, je l'ai dit à votre maman: vous aussi, vous êtes une ‘éparpillée’. Le mot est.... drolatique, mais gardez-vous de rire, il est juste et ensuite c'est votre maman qui l'a trouvé. C'est pour cela que vous n'arrivez pas à travailler, tel que vous le voulez, et c'est par cela que vous ne savez pas aimer. Il y a trop d'hommes qui vous intéressent, - vous l'avez dit vous-même. Au fond c'est le contraire d'une vérité: il n'y a aucun homme qui vous intéresse vraiment, en qui vous vous absorbez, car aimer c'est s'absorber un peu dans un autre être, il n'y en a aucun qui vous intéresse complètement, parce qu'il y en a trop qui vous intéressent superficiellement. Evidemment vous avez vos petites préférences, mais le choix est si grand! Et vous avez raison de ne pas vous marier, forcément votre mariage doit être malheureux, parce que vous le feriez sans cet amour qui vous donne la confiance aveugle, le désir aveugle, - tout est aveugle en amour, vous savez cela? et par cela même on ne critique pas, on ne compare pas, on n'a pas la nécessité de beaucoup pardonner, - on aime, et on est heureux. Jusqu'au temps où on ne l'est plus peut-être, mais alors vous aurez eu une période de bonheur et tant pis pour le reste: vous êtes peu martyre, ni femme soumise, vous vous arrangerez. Une femme comme vous devait être libre (ou se faire libre) d'avoir des amants, mais.... par sa Raison même elle n'en trouve pas le courage - et alors elle renonce à l'Amour, et devient vieille fille (comme votre tante et ma cousine, deux femmes qui, physiquement, étaient créées pour l'amour) ou bien elle fait un mariage ou malheureux, ou béat. Si vous appelez la béatitude, les habitudes, je dirais: la tradition d'un ménage, conduit par l'Estime, la Raison et la Convenance, si vous appelez cela ‘Bonheur?’ - Oh, j'aimerais bien que vous trouviez un homme tellement copié de l'Ideal que vous vous avez formé qu'il vous fit oublier, en vous éblouissant littéralement, tous vos petits raisonnements, mais..... trouve-t-on? Je crois qu'il faut toujours se contenter d'un plus ou moins. Il y a deux ans j'aurais affirmé que ‘qui cherche trouve’, maintenant j'hésite, car j'avais de si beaux principes, moi aussi, et je vous aime!!! Il est vrai que j'ai vu en vous une toute autre femme que vous ne l'êtes; je vous croyais plus.... sympathiquement exagérée, si vous voulez, moins mondaine (car ce n'est que très très très très très au fond que vous n'aimez pas le Monde, le Monde est si gentil pour les jolies femmes), moins sage surtout, sage à la façon du Monde, justement. Je croyais que vous détestiez cette sagesse monnayée, copiée, vulgaire - voilà ce qui est vulgaire - comme moi je la déteste. Quand vous me servez ces prétendus sagesses, ces expériences d'autrui, avec un air de grande personne qui en sait long, je vous déteste royalement. Quand vous me parlez de la ‘valeur’ d'un homme qui ‘travaille’ convenablement et qui ‘gagne sa propre vie’ et qui donc (!) est ‘quelqu'un’ et ‘intéressant’ - pour cela? - je vous trouve presque mesquine, ma chère Clairette? Mais je ne voudrais pas approfondir ce côté-là de votre personne et je vous regarde comme on regarde un bien joli tableau qui n'est pas accompli, qui offre certaines fautes, mais qui a tant de qualités que volontairement votre regard glisse sur les fautes et se fixe aux points admirables. C'est ainsi que je compte regarder ma femme, qui, j'espère, ne sera pas une personne sans fautes. Ainsi je vous regarde même quand je pense à vous en ami. C'est ainsi que je voudrais que vous me regardiez. Mais je crois que c'est trop tard pour cela. Ne m'en voulez pas trop, Clairette, je vais vous dire une chose très sérieuse: c'est que je pense, parfois, que vous me voyez comme un être inférieur. Parce que je suis ‘jeune’, ‘Javanais’ ou ‘pas pratique’, ou pour tous les trois. Et la tendresse que vous avez pour moi est très souvent une tendresse de pitié: Eddy est une ‘bonne balle’ tout de même. - Je pourrais continuer ainsi. Mais vous devez être passablement mécontente déjà, et puis, je sais que cela ne sert à rien. Vous trouveriez que j'ai raison qu'encore vous ne changeriez rien à votre façon de voir. Ce n'est qu'à force d'être quasi-fâché de temps en temps, de vous expliquer d'un air sérieux pourquoi vous n'avez pas été gentille, etc. - après quelques-uns de ces ‘chocs’ entre amis enfin, que j'arriverais à vous convaincre pratiquement, peut-être. Mais je ne veux pas vous parler ainsi. Ce n'est que logique que je sois le plus ‘mou’ de nous deux, puisque je vous aime et vous ne m'aimez pas. A vous de trouver cela ridicule et de rêver de l'Homme Fait et Fort qui dirigerait vos pas, etc. Je ne puis être que votre camarade, et si vous ne sentez pas que très - non, mettons: assez souvent il y a dans votre affection une manque de.... conviction (si vous voulez), tant pis. Bonsoir Clairette, je vous embrasse. Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Lausanne, 9 juni 1923 (Excusez le papier!) Lausanne, 9 Juin. Chère Clairette, Merci pour votre lettre et les photos, que je viens de recevoir. J'ai haï avec une haine féroce (du fond de mon lit, où j'ai decachetée votre enveloppe) la ‘plaque sensible’ qui a déformé si brutalement votre belle bouche, votre sourire moqueur en plein soleil, à un pas de l'appareil. Vous étiez si jolie et la photo est si quelconque! - Je ne parle pas du reste: les deux bambini dans l'obscurité, mon regard d'idiot derrière une voile clémente, vraiment cela ne m'intéresse pas! Racontez-moi, je vous en prie, longuement ‘les troubles de Quinto’. J'espère que Giulio n'a pas osé vous menacer? qu'est-ce que cela signifie? Et pourquoi cela après mon départ? Les carabinières, qu'ont-ils fait? Vous êtes si brève dans vos descriptions. Pourtant vous pouvez facilement comprendre que ceci m'inquiète et m'intéresse plus que.... même votre rencontre avec de Suarez. Tenez-moi au courant comme vous l'avez promis! Avez-vous reçu mon envoie d'Arona? le deuxième cahier de Barnabooth? Je vous envoie d'ici le reste, aujourd'hui: cahier 3 et 4. Je suis content que vous aimez cela. Moi, cela m'a vivement impressionné; vous savez qu'au fond on n'aime que soi dans les livres. Le marquis de Putouarey doit vous être très sympathique, non? - j'ai rarement lu qq. chose de si finement burlesque que l'aventure des Cacace! Et la lettre italienne qui me paraît un chef-d'oeuvre! qui est, probablement, pas tout à fait inventée. - Le 4me cahier est un peu fade, je viens de le lire. Quant au second, vous souvenez-vous de ma remarque: ‘Tout y est; jusqu'au vol etc.’? Eh bien, le dernier jour à Florence je me suis réappris à voler. Je me suis dit qu'aux Indes cela n'était pas très malin, que les boutiquiers y étaient plus endormis peut-être, il y fait si chaud!... Alors j'ai volé chez Pineider, Place de la Seigneurie, un beau détail du Printemps de Botticelli. Cela ne coûte que 2 lire 40, c'est vrai, mais aussi ce n'était qu'une recherche de sensation. Et tout comme Barnabooth je ne souffre point du remords, mais je trouve que ce n'est qu'un enfantillage! - Je vous raconte ceci sachant pourtant que vous ne comprendrez pas. Vous êtes si sage, jolie Clairette, plus que jamais avant, je crois; tout le bon sens de votre maman, (sain, vigoureux, irrésistible,) s'est logé en vous, me semble-t-il. Votre apparence même était symbolique: vous étiez tout à fait la Grande Personne sur galoches hauts talons que j'ai trouvé à Quinto. (Pauvre moi: petit Eddy.) Ces choses jaune et vert; des horreurs. Ici à Lausanne je me suis précipité dans une nouvelle ‘étude psychologique’. Et en étudiant un autre qui a confiance en moi - oh cette luxe d'avoir la confiance de quelqu'un! - je m'étudie moi-même: à côté du ‘cas psychologique’ et, savez-vous, j'ai l'impression que j'en dégage seulement l'impression nette d'être ridicule et inutile. Impuissant plutôt:un impuissant qui parle beaucoup de mots inutiles. Peut-être avez vous raison: peut-être les petites convenances, gentillesses, délicatesses (je dirais presque: les sensibilités d'épiderme) sont-elles ce qu'il y a de plus important. Tous ces ‘coeurs mis à nu’, à quoi sert cela? Je ne sais même pas de quel bout les prendre. Seulement, une histoire comme Barnabooth m'impressionne. Ce n'est plus de la littérature seule, il y a un homme là qui vous parle. J'aurais vu Valéry Larbaud dix fois et il m'aimerait beaucoup que je n'aurais pas tiré autant de lui que me donne son livre qui me coûte quelques francs. Des livres comme Barnabooth remplacent les amis. Mais on en trouve si peu. La fin est un peu hâtée, négligée, plutôt faible. Pourtant cela me laisse, me fortifie dans l'espoir que moi aussi je trouverai ma ‘Concha Yarza’. Ce besoin d'une affection féminine qui n'est pas celle de ma mère, c'est ma plus grande faiblesse, je crois. J'essayerai de ne plus vous en parler. C'est curieux: dès que je suis rentré en Suisse je me suis senti repris par ce genre de sommeil continuel qui semble mélangé avec l'air même ici. Serait-ce de là que vient la lenteur, la lourdeur d'esprit vaudoise? Je me le demande; voilà la seconde fois que j'ai cette impression de vouloir dormir seulement, dormir.... A propos, merci pour votre sollicitude; merci beaucoup! Je serai vers le 12 ou 13 à Bruxelles et y attendrai votre lettre ‘tranquille’, fréquemment annoncée. Chère Clairette, je vous tracasse en véritable barbare. Avec tous les ennuis que vous avez, ces brutes de paysans, ces juifs d'amateurs. J'espère de tout coeur que les nouveaux sont d'une autre espèce! la Marquise Massoni me fait rougir pour elle! moi gentillâtre barbouillé!!! - Oh, Clairette, vous me rendriez un grand service en me rapportant à Brux. une reproduction de la Petite Vierge de Bugiardini dont on parle dans B. Je me demande trop quelle tête elle fait; veuillez apaiser ma curiosité. Merci; - je replonge dans ma demie-lethargie. J'en ai été éveillé pendant quelques instants par les baisers au bout de votre lettre. Vous m'embrassez maintenant en collaboration avec votre maman? alors je ne puis qu'y répondre! Je fais donc claquer mes lèvres sur vos quatre joues, cordialement, affectueusement, respectueusement. Bien à vous Eddy Duboux, à qui j'ai transmis ‘toutes vos amitiés’, vous fait faire les siennes. Mais.... y tenez-vous vraiment?? (Il a mal aux dents en ce moment-ci, mon ‘beau ténébreux.’) Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 20 juni 1923 Brux. 20 Juin le soir. Chère Clairette, je vous écris dans mon lit à la lumière d'une bougie - l'électricité va toujours mal dans la maison -; j'ai longuement pensé à vous et j'ai voulu préparer les phrases sincères, senties qui constitueraient la réponse à votre lettre; eh bien, je ne trouve rien qui me satisfait. C'est comme si tous les mots sincères entre nous sont devenus pompeux, rhétoriques, ridicules. ça aussi, c'est un peu la faute de votre maman. Il y a trop de ‘bon sens’ entre nous, déjà. Il ne me reste qu'à vous remercier pour votre lettre, sincèrement, sans le moindre ironie; cette lettre était sentie; vous y donnez un croquis très juste de votre situation, et c'est avec amertume que je m'aperçois de ne plus pouvoir y répondre, sérieusement, sincèrement, comme je l'aurais fait (immédiatement) il y a quelques mois. Toutes les choses que je voudrais vous dire sonneraient creux, faux; il me semble que vous verriez en moi seulement un petit faiseur d'embarras, qui se trouve intéressant quand il coupe des cheveux en quatre et quand il dit des mots gros. Faisons notre deuil de mes belles théories, voulez-vous? Nous pensons que le vie est bonne; Mais dis-toi bien, coeur triomphant, Que nous n'intéressons personne Pas même nous, ma chère enfant.... Approuvons cela et brisons là-dessus. Croyez-moi, je ne vous parle plus pour éprouver le plaisir d'être contredit; je suis tout à fait sincère en vous écrivant ceci; c'est pour cela que cette lettre aussi est déjà devenue ridicule, peut-être. Alors, tant pis! - Je ne puis rien pour vous; vous vous êtes trop éloignée de ‘mon amitié et de ma pensée’; tout cela a été; maintenant on est une jeune fille et un.... gamin (si vous voulez) qui se critiquent. Evidemment, au fond, nous nous aimons bien, cela est sûr. Mais c'est pour cela même, je crois, qu'il faut mieux ne plus s'écrire et, s'il le faut, ne plus se voir. L'amitié entre un homme et une femme (même quand l'‘homme’ est très ‘jeune’) est toujours plus ou moins amoureuse, - ne le niez pas - et après ce qui s'est passé entre nous, on serait toujours là à chercher à retrouver un certain haut-goût (pardonnez-moi ce mot, encore ridicule) qui n'est plus dans notre amitié actuelle et à s'en vouloir beaucoup, finalement, parce que cela n'y est plus! Et ce serait trop triste, cela, vous ne trouvez pas? Soyons braves et quittons-nous lentement. C'est mieux que de se quitter plus tard, brusquement, avec des sentiments amers. Je vous dis cela parce que, franchement, je me sens déjà un peu de rancune contre vous, un tout petit peu qui pourrait croître. C'est probablement parce que moi aussi j'aimerais vous voir libre, vivant vos sentiments, et selon vos pensées, vos ‘sagesses’. C'est parce que vous, libre, seule, vous ne seriez peut-être, quand même, pas si loin d'être la Clairette que je me suis rêvée. Bonsoir, chère amie, je vous serre la main. A vous, Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 18 juli 1923 Bruxelles, X Juillet. - mercredi - Chère Clairette, Me croiriez-vous si je vous disais - mais - mais.... si je vous le disais, pourtant, que je vous.... - non, ça c'est Alfred de Musset, je vous demande bien pardon, ce n'est pas moi! Mais j'allais vous dire que - diable! - que je vous remercie, évidemment, 1o pour votre lettre qui est très bien arrivée ici, sans un pli, sans une tache, - 2o pour avoir 4 fois essayé de me téléphoner. Pauvre amie! Il en est ainsi: le téléphone est enkylosé. Et voilà comment nous nous avons manqué - une fois de plus - je dis nous, car si vous m'avez manqué par téléphone, moi j'ai passé au moins quatre fois devant votre porte sans oser supposer que vous désiriez me voir, sans oser sonner, par conséquence. Et ainsi Madame Tity vous a enlevée! et comme je ne puis pas me rendre au Zoute, faute d'argent et faute de beaucoup d'autres choses, il ne me reste qu'à patienter. Et bien, patientons!..... J'ai une maison, un gramophone et une femme - à journée; honni soit qui mal y pense - et qui désirerait davantage! Il y a deux moyens de se débarasser de ses ‘peines’: les noyer dans la mer du Nord et les abrutir par des disques-Odéon très criards! Je travaille très mal, mais que voulez-vous? J'ai un gramophone; - je vous invite de venir entendre M. Noté chanter l'air du toréador, si vous me revenez (sanguine et sans peine). Pour le moment débrouillez-vous - avec vous-même... Pourquoi ‘vous’ en voulez-vous? parce que vous vous fatiguez en voyant des vieilles dames qui n'offrent qu'un minimum d'intérêt? - et cela jusqu'à minuit? (je ne parle pas de votre tante Emma qui me paraît toujours charmante); mais enfin, Clairette! Puisque la Société est une dame intelligente qui ne donne des éloges que contre des sacrifices, sacrifiez-vous de temps en temps, rendez le bien: votre charmante personne - pour le mal: veuillez conclure! - J'espère que le Coq vous soit un médecin merveilleux et que vous n'y souffrirez plus de cette affreuse chaleur qui nous a tous momifié un peu. Les voeux prononcés, reprenons les remercîments. Merci beaucoup de tous les baisers dont vous me chargez pour mes parents. Est-ce que, en me chargeant de cela, vous déchargez tout un stock sur moi? alors, deux fois merci, - alors, politesse pour politesse, affection pour affection, - je vous charge d'embrasser pour moi votre chère maman, soigneusement, tendrement infini-ment. Merci. Quant à vous, je réponds à votre poignée de main si vigoureuse par un grand effort de mon bras affaibli.... Au revoir, chère Clairette, et si vous ne changez pas d'idée, si vraîment vous allez m'écrire, soyez gentille dans votre lettre, embrassez encore beaucoup mes parents et soyez remercié - mille fois - d'avance. Je reste, vous le savez, relativement votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 31 juli 1923 31 Juillet. Chère Clairette, Ci-joint la photo que j'ai fait de vous et dont je n'ai eue l'épreuve qu'aujourd'hui. Espérons qu'elle vous plaîra; et moi, j'aime assez ce sourire mi-sceptique mi attristé. Enfin, qu'importent les commentaires? J'ai bien reçu votre carte; merci. Creixams est ici, depuis trois jours; désirez-vous toujours avoir quelque chose de lui? Dans ce cas je vous l'enverrai si vous voulez, écrivez-moi seulement quand vous pourriez le recevoir. Je lui ai dit qu'il trouverait en vous une assez grande admiratrice de son GéNIE, et on arrive loin quand la vanité parle. Je me tromperais s'il ne vous faisait pas un ‘prix d'ami’, - d'ailleurs il ne demande pas mieux que de vendre qq. chose. Je vous ai dit déjà quel genre d'homme c'est: moitié naïf moitié malin. Je crois que vous vous entendrez assez bien avec lui; je l'espère en tout cas, et puis....votre charme (féminin et mondain) est au-dessus de tout doute. Dois-je dire: au revoir? - ???????? Mes compliments et respects à votre maman; je vous serre la main. Eddy Vous avez passé des jours agréables à Knocke? La mer vous a inspiré? Les peines sont noyés? Vous allez bien? Brulée? Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 4 augustus 1923 Vendredi Chère Madame, Nous avons sonné deux fois à la porte de votre demeure; vous n'étiez pas là. Il était onze heures du matin, la vie nous souriait. D'où, tout d'un coup, cette déveine? Nous vous saluons avec tant de respect. Eddy creixams Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, [tussen 4 en 6 augustus 1923] Excusez le papier, - celui des billets doux d'Odette? Chère Clairette, Excusez-moi de ne pas être venu hier. Je comptais vous trouver à la maison aujourd'hui, vous ou votre maman, mais ‘ay ay ay’ comme on dit en Espagne, paraît-il. Alors, ceci, chère Cl., comme message: Ma mère vous invite à diner chez elle, vous et votre maman, vendredi soir, si cela vous va toujours. J'essayerai de passer demain matin chez vous pour la réponse mais comme nous allons - c.à.d. moi et mes amis - aux grottes de Han j'ai des craintes. Si je ne viens pas voulez-vous téléphoner à ma mère? Au revoir! Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, [omstreeks 14 augustus 1923] Chère Clairette, Je suis venu voir, vous étiez déjà parti. Je pars moi-même le 20 pour la Haye où je compte passer 10 ou 15 jours. J'emporte de votre bibliothèque: Cocteau, Le Prince Frivole Cocteau, Poèsies Cocteau, Le Cap de Bonne Espérance M. Jacob, Laboratoire Central. Merci. Au revoir! Bien à vous Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, [eerste helft september 1923] Ma chère Clairette, Je vous écris avec le stylo d'un marchand de journaux, un ‘chic type’ qui m'a donné en outre cette feuille de papier, cette enveloppe et sa banquette - tout cela pour rien, puisque j'ai oublié ma portemonnaie. Je viens de vous quitter; je me trouve en face de la rue de la Concorde. Et je vous écris pour vous demander de ne pas trop rire de mon offre ‘chevaleresque’ de tout à l'heure; parce que, au fond je comprends bien que jamais vous ne vous fierez à mon esprit peu pratique, si jamais vous auriez besoin de quelqu'un; c'est étonnant que ma prétendue intelligence n'a pas compris jusqu'à présent que vous pourriez choisir parmi les hommes qui vous entourent quelqu'un qui aurait bien d'autres qualités de ‘défenseur’ que moi - quelqu'un enfin qui n'a pas trop lu Dumas père en le prenant au sérieux! Je fais cette découverte en me promenant; il y a à peu près 10 minutes que je vous ai quitté. Merci tout de même pour avoir accepté. Et, si vous y consentez, cette fois-ci en vous quittant je vous embrasse bien tendrement. Votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, [eerste helft september 1923] 9 heures du soir. Chère Clairette, Odette vous donnera une lettre de moi: celle-là est écrite sur l'avenue Louise, 10 minutes peut-être après que nous nous avons quitté; celle-ci se prépare dans ma chambre de travail. Il y a entre les deux quelques plats et un verre de citronnade. Je trouve maintenant que c'est bête de se quitter ainsi, Dieu sait pour combien de temps. (C'est curieux comme j'ai toujours l'impression de devoir vous retrouver dans ma vie, tôt ou tard.) En tout cas: j'aimerais un autre rendez-vous final; j'aimerais vous embrasser encore (et autrement que sur papier), vous parler un peu tranquillement et vous regarder un peu à mon aise, en parlant, chose qui se fait difficilement dans la rue; et j'aimerais vous caresser encore, le plus tendrement possible, comme le plus tendre des ‘frères’ si vous voulez; en tout cas tenir un peu votre main dans la mienne avec un petit air sentimental. (Cela ne vous choque pas outre mesure?) Je vous invite de m'inviter: auprès d'une lampe mourante, si cela se peut. C'était exquis; j'ai idée que c'est le mot juste, ici! Voulez-vous préparer ce dernier acte un peu dans ce genre, même si cela ne serait qu'un dernier acte provisoire? Je vous apporterai la lettre que je vous ai écrit quand vous étiez au Zoute; figurez-vous, elle est cachetée et moi-même je ne l'ai pas relue depuis tout ce temps: décachetons-la ensemble, voulez-vous, et lisons-la, nous allons rire peut-être des grandes phrases que j'ai employé ce jours-là; jadis! Et puis j'aimerais vous raconter encore quelques ‘histoires’, comme si vous n'étiez pas tout à fait une jeune fille du monde acccomplie: c.à.d. avec beaucoup de préjugés; toujours quand nous étions seuls vous avez été mon amie: faisons-cela encore une fois, voulez-vous? - Je vous assure que cela ne doit pas être ennuyeux: nous allons nous regarder agir, je veux dire: assister un peu à nos gestes de pantins (!) comme vous dites; nous le ferons sans trop nous prendre au sérieux et en tout cas avec le sourire aux lèvres. Posons-nous toutes les questions que nous voulons (vous savez très bien qu'avec vous mon respect me défend toujours d'aller trop loin); après tous les cas ‘psychologiques’ qui m'ont ennuyé à la fin, j'aimerais lire une dernière fois un peu dans votre..... ‘coeur’. Inutile de vous dire que je compte être seuls, ne voir personne que Vous. Vous êtes d'accord? Merci d'avance, Clairette, - (chérie). Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 19 september 1923 19 Septembre - le soir - Chère Clairette, Excusez-moi: j'ai un mal de tête effroyable; si je venais chez vous ce soir je serais ours et boeuf sans le vouloir. Or, vous me détestez suffisamment dans ces rôles et au fond, moi aussi je suis d'avis que je suis né pour incarner d'autres caractères, plus ‘séducteurs’! Excusez-moi donc, je vous en prie, auprès de vous même et de votre maman. Les deux dames Wolf manqueront un mouton, mais que voulez-vous? la chasse fait partie du Sort - moqueur.... D'ailleurs, je vous charge de les consoler. Vous savez que j'ai toute confiance en votre charme, Clairette! Montrez-vous digne: soyez captivante. Pensez de temps en temps, sans trop la maudire, à ma pauvre tête. Je tâcherai de rêver à vous. I am yours, sincerely, Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 2 oktober 1923 Mardi après-midi. Venez tôt, jeudi; ma chère Clairette, j'ai tellement besoin de vous. Tout à l'heure mes parents m'ont exaspéré, pendant que vous étiez là; excusez-moi. J'ai trouvé cela - enfin, ne disons pas le mot; ils m'ont fait un peu l'effet qu'a eu Ravel sur ce jeune chanteur! J'étais décidé de ‘raffermir’ un peu aujourd'hui notre amitié; car vraiment je m'en voulais de perdre toujours mon meilleur temps (et le plus précieux): celui que je passe en votre compagnie. Ceci n'est pas une gentillesse, Clairetty, je suis sincère comme je sais l'être parfois. Non, je ne veux plus continuer ce jeu de cache-cache avec vous, aidez-moi à redevenir complètement les amis sincères que nous étions. Voulez-vous, dites, Clairette? Je vous ai retrouvée une fois: le soir où vous m'avez parlé de vos fiançailles; je vous ai été tellement reconnaissant. Depuis je vous ai quitté et paf! - re-voilà la contrainte, le gare-a-soi, les ‘attitudes’. Franchement, j'y renoncerai plutôt tout à fait, que de laisser continuer cela. Je veux en vous ma meilleure amie Clairette; jamais la jolie femme contre laquelle je devrais toujours me défendre, - ou pour qui je devrais me cacher, - c'est la même chose! Sérieusement, je vous en supplie, aidez-moi un peu; cela dépend beaucoup de vous. Ma mère ne se lasse pas de me répéter - tout à l'heure encore, bien sûr, quand vous êtes partis ensemble -: Je suis persuadée qu'elle finira par épouser Wolfers. - Et après? Même s'il en est ainsi, je ne vois pas pourquoi nous cesserions d'être les amis d'autrefois - au moins jusqu'au jour de vos nouvelles fiançailles. Décidément je n'aimerai pas vous voir la femme de ce coco, mais...... - quel subtil raisonneur que ce petit ‘Eddichon’ - aimerais-je vous voir la femme de qui que ce soit? Ce sera toujours pour moi un sale moment à passer. Pas assez ‘civilisé’, Eddichon! que voulez-vous? en 8 mois (janvier-octobre) on ne change pas complètement de peau; - ni d'‘intérieur’. Certainement je sens que vous êtes toujours beaucoup mon amie, mais, je n'en puis rien, je sens en vous en même temps une certaine contrainte; mettons: une manque de conviction. Comprenez-vous ce que [je] crains? C'est l'amitié par habitude. Je sais que c'est un peu de ma faute, je sais aussi pourquoi; je me force très souvent à prendre un air indifférent, par peur de trop exiger! Il ne faut pas m'en vouloir: l'amitié restera toujours une ‘question délicate’ entre nous, Clairetty. Non, je ne vous aime pas; - toujours par peur, peutetre? Mais si nous devons rester amis, soyons-le de tout notre coeur, au moins. Sinon, quittons-nous à temps. Je souffre de tout petit détail qui vous éloigne de moi, petites susceptibilités, etc. etc., je souffre en ami, et je n'aime pas souffrir car le mot est grotesque! Allons, promettez-moi que vous m'aiderez. Laissez-moi être de nouveau, beaucoup plus que maintenant votre dévoué Eddy Excusez cette feuille bleu-tendre, je ne trouve pas pire! Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 12 oktober 1923 Vendredi soir Chère Clairette, Ce matin j'ai reçu un mot de votre maman m'informant que vous m'auriez écrit hier - jeudi - et que vous croyez me revoir à Bruxelles samedi. Votre lettre n'est pas encore arrivée, mais je vous écris ce soir, ne sachant pas si j'aurai le temps de le faire demain. C'est pour vous informer que (si Mme v.d. Eeckhoudt ne me réclame pas plus tôt) nous ne rentrerons à Brux. que mardi; je passerai chez vous, si vous voulez, mercredi matin vers 10h.½. Ça va? Votre Maman doit avoir écrit les ‘mésaventures’ de ma mère; cruelle réception à l'hôtel, chambres méprisables, etc. Elle sort beaucoup avec mes parents, elle leur est un guide précieux, un sauve-garde. Quant à moi je ne l'ai pas vu depuis avant-hier, quand j'ai pris à Rennes le métro pour Abbesses. J'ai passé une soirée intime, charmante, pleine de petits détails spontanés avec Creixams et une bande de ses amis: j'avais à côté de moi Pia, tout disposé à m'‘instruire’, sceptique et intelligent, prêt à renoncer à la littérature - comme Rimbaud!! Je n'y crois pas; après les 18 mois de service militaire qui l'attendent, ce sera un homme transformé; l'ancien piou-piou voudrait être de nouveau chevalier de la plume. C'est un garçon assez ‘représentatif’ - je vous en reparlerai. A mon côté gauche j'avais d'abord ‘ma tante’ (femme de Creixams), ensuite la femme d'un sculpteur présent, assis en face d'elle, femme charmante au corps de jeune fille, possédant une bouche tentante. Je ne lui ai pas dit deux mots. Un côté sympathique dans ces réunions bohèmes c'est qu'on ne perd pas son temps en vaine parlote avec des femmes.... très sûres. Celle-ci avait son dragon tout près tout près, dragon souriant d'ailleurs, aimé peut-être (?) - On a dansé - à la musique d'un accordéon - on, c.à.d. tous, excepté la jeunesse: le sculpteur mari de la femme, Pia et moi. On a chanté: excepté à peu près les mêmes exceptions. Aucune contrainte, beaucoup de spontanéïté, c'est beaucoup pour quelques heures. Hier soir, dans un loge infâme ou l'on était plié, courbé, où il faisait chaud à en perdre haleine, nous avons vu une pièce vraiment amusante qui nous était ‘recommandée’ par votre maman, - je vous dirai le titre plus tard, - scrupule bourgeoise! Comment va, mon amie jolie? Bruxelles reste grise? Vous continuez à sacrifier votre temps au profit de vos 1001 connaissances? Vous avez revu M. Wolfers? il vous a décrit notre rencontre, il vous a dit combien nous avons été charmants, aimables, l'un vers l'autre? Oui, j'ai été assez lâche, ‘mondain’; il m'a même invité de venir voir son atelier, avec Creixams, ou avant, si j'en avais l'envie; j'ai accepté (en principe), je lui ai invité à mon tour de venir voir chez moi le portrait de Cendrars qu'il désirait voir, mais c'était, ma chère Clairette, un contre-piège, voyez-vous, car ‘là-d'dans ça s'disait’: Tu n'y penses pas, chameau! Cela a été plein de tact: cela ne doit pas être sans vous plaire! Mais franchement - je me sens d'une franchise féroce, ce soir - je trouve ces attitudes déplorables, indignes d'hommes libres, se disant artistes. Je ne l'aime pas, c'est ce que j'ai senti pendant tout le temps qu'il était là, qu'il critiquait, souriait, parlait; l'homme m'inspire une aversion; je ne crois pas à ces ‘amitiés’ - j'ai perdu une certaine candeur et en même temps un certain sens chevaleresque, ridicule - je me méfie, et quant à moi, je n'aurai pour lui jamais ni de l'amitié, ni du respect, ni de l'intérêt. C'est pour moi le proto-type de l'artiste-bourgeois (genre détestable). Il y a dans cette histoire des ‘amitiés’ (dont notre rencontre était la suite) quelque chose d'immensément naïf, qui me déplaît. C'est que ou vous, ou lui, ou moi - un de nous trois doit jouer dans cette affaire le rôle de l'ahuri; il n'y a Moi si je croyais à sa sympathie pour moi; vous si vous croyiez à une sympathie entre lui et moi; lui s'il croit à ma bonne foi (ou à la vôtre). Vous verrez: c'est lui qui jouera le rôle. En tout cas moi, j'y renonce. Et vous, après ces mots, - qui vous paraissent inspirés peut-être par la plus basse des jalousies, des rivalités peu nobles, mais cela importe peu - vous refuserez aussi, j'espère! Ne soyez pas candide à votre tour, Clairette, maintenant que moi je ne veux plus l'être. ‘Se croire plus fin que l'adversaire est moyen infaillible de perdre le jeu’ a dit, si je ne me trompe pas, Pascal, mais croyez-moi, c'est votre ami Wolfers qui se croit le plus fin, et non pas votre humble Eddy - un gamin, du reste, plein de prétention. Maintenant soyez très fachée, si vous voulez, traitez-moi de peu généreux, si vous parvenez à le croire vous-même; mais soyez persuadée aussi de ma franchise. M. Wolfers m'a paru un ‘type chic’ autrefois, avant que je n'ai eu l'occasion de l'étudier de plus près - ou peut-être parce que moi, je voyais à travers d'autres lunettes (plus gentiment coloriées, si vous voulez) mais en ce moment voilà ou j'en suis. Nous sommes, malgré tout, trop amis pour que je ne vous dise pas rondement mes impressions. Même si vous deviez mal me juger - ce que je ne veux pas croire. Jusqu'ici. La fin est mauvaise mais on s'écrira d'autres lettres. Mon père m'envoie Ina pour me dire qu'il est descendu pour le diner. Une volonté, opposée à la mienne, Madame, va me clouer à table. Au revoir, Clairette! Tâchez d'imiter un peu Proust: ‘à la recherche du temps perdu’. Pensez à moi avec un peu d'affection, voulez-vous? Au fond, vous savez, je suis tellement sympathique! Je vous serre la main. A vous Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Parijs, 13 oktober 1923 Paris, samedi Chère Clairette, Merci pour votre lettre dont l'écriture comme vous le supposiez, offrait un ‘beau spectacle’ à mon oeil, moins beau pourtant (je suppose à mon tour) que ne l'aurait offert l'auteur au moment où elle écrivait cette écriture. J'ai aimé à penser cela. Merci donc pour la lettre et pour la vision. Je reverrai votre maman demain; quant à vous - si je ne trouve pas un contre-orde chez moi en rentrant - ce sera toujours pour mercredi matin 10h.½. Au revoir, chère Clairette, mille pensées affectueuses. Une ferme poignée de main de votre Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 19 oktober 1923 Vendredi matin. Chère Clairette, Je ne puis pas venir aujourd'hui; Pauporté m'a intimé l'ordre de garder le lit pour au moins 3 ou 4 jours, de ne pas quitter la maison (et les pièces réchauffées) avant 8 ou 10 jours - et encore si je suis prudent! Boum! voilà! adieu Tunis; Kairouan, maison arabe, je suis étendu, on m'a martyrisé sous prétexte de me guérir - applaudissons. J'ai écrit ce matin à Mme v.d. Eeckhoudt, en m'excusant, en m'expliquant longuement, d'un ton allègre; pourtant vous ne savez pas combien ceci m'embête. J'ai une plévrosie, paraît-il (et encore je ne sais pas si j'ai bien compris le mot, c'est qq. chose au poumon gauche), vous savez, chère Clairette, c'est un peu de votre faute! Mercredi, avant de venir chez vous, j'ai pris un bain afin de me bien débarbouiller après le voyage, la température de l'eau était assez agréable, mais celle de la chambre de bain était pour le moins ‘enrhumant’. Or, j'étais enrhumé, déjà. Je suis allé chez vous, espérant pouvoir me réchauffer un peu à votre amitié. Vous étiez plus froide que la chambre de bain. Là a commencé la maladie! J'avais mal dans le dos; hier j'ai eu un peu de fièvre; ma mère s'est inquiété et a fait venir Dr P., lequel a découvert ce nom très scientifique. Résultat rudement ennuyeux - sans cela je serais bien parti tout de même. La maison arabe à Kairouan m'avait tout à fait décidé; puis Mme v.d. Eeckhoudt, - quoique mon avant-dernier souvenir d'elle fut plus favorable quant à sa beauté - m'a parue bien sympathique. Au revoir! J'ai l'intention de m'installer à Paris - pour un mois, un mois et demi au moins, dès que je serai remis; pour fuir un peu ce climat humide et pour y travailler. Avant de partir je viendrai vous voir. Auriez-vous l'amabilité de choisir pour ma visite un jour ou vous serez moins.... refroidissante? Songez qu'une rechute est souvent plus grave. Je vous serre la main. Eddy Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 28 oktober 1923 Dimanche - jour en larmes - Chère Clairette, On s'est un peu inquiété hier parce que vous étiez souffrante jeudi; alors, si votre santé est bonne - tant mieux! Je puis venir vous voir quand cela vous plaira, à partir de lundi après-midi; mettons: de mardi. C'est le 30; je pars probablement le 7 Novembre. Puis, si vous êtes encore libre, j'aimerais vous demander la soirée du 2 Novembre (en cadeau d'anniversaire; vous voyez que je me gène peu!) Je travaille ferme à mes ‘cahiers’, mais quand on a vécu 24 ans sans rien faire qui soit (déjà) on pourrait passer seul une triste soirée et j'aimerais vous avoir auprès de ma tristesse! Le matin j'aurai ici M. v. Lennep, ma tante, mon cousin Coco. Enfin, je soumets mon indiscrétion à votre critique, Clairetty; si cela ne va pas, ne craignez pas de refuser. Je lirai Isabelle Eberhardt. Quant à Armance je vous le rapporterai. Je me suis heurté dès la première page à un jouvenceau vraiment trop romantique - ‘beaucoup d'esprit, une taille élevée, des manières nobles, des grands yeux noirs les plus beaux du monde’ - et le type s'appelle Octave! c'est trop indigeste pour moi! Tout courage me manque d'aborder les complications amoureuses de ces enfants de leur siècle. Du moment que je ne vous ai pas, vous, il me faut des Fierce, des Torral, tout au moins des Putouarey, ou... des Duboux! Je sais que Stendhal n'est pas Musset, mais il ne peut pas être exempt du sentimentalisme de son temps. Je crois que c'est tout ce que j'ai à vous dire, - pour le moment, sinon que je doute à la réussite de vos projets de réclusion. Vous n'y arriverez pas ici à Bruxelles, chère Clairette. Ni à Paris d'ailleurs. Vous y avez trop d'‘amis’, ce qui veut dire: trop de gens à froisser, blesser, etc. Quand une jeune fille charmante change tout d'un coups de goûts, ses ‘amis’ croient qu'elle changé de caractère - et leur egoïsme y ajoute: - A notre égard! Pour un genre de recueillement l'Italie eut été l'endroit propice. Pauvre Quinto! - mais il y a toujours Florence!.... Ne cassez rien, même aucune amitié. Déliez vous lentement, habilement et sûrement de toutes les personnes très gentilles, très charmantes, très aimables que vous aimez ‘bien’, mais qui vous donnent (ni ne vous donneront jamais) rien; qui au contraire vous font perdre, vous banalisent, vous font descendre - très aimablement bien entendu - à leur niveau. Je me permets de vous dire ceci, puisque j'en ai l'expérience. C'est d'ailleurs un conseil de Creixams qui, lui, a matériellement plus besoin de beaucoup de gens que, vous et moi, nous pouvons ignorer. Ce que vous faites est triste parce que c'est un suicide par trop d'amabilité. Ce serait déjà triste si vous étiez la jolie fille stupide, creuse, archi-superficielle qui ne demande qu'à être choyée, dorlotée, gobée partout et presque par qui que ce soit; c'est triste davantage puisque'il s'agit d'une jeune fille qui a un fond. Si vous étiez genre 1, je vous conseillerais de faire la cuisine, le ménage, de devenir une bonne femme biblique; comme vous êtes ce que vous êtes je vous conseille, sérieusement, de cultiver votre talent. Même si cela n'aboutissait à rien; ce serait toujours cultiver le meilleur en vous. Faire des tableaux qui - à défaut d'être géniaux - seraient jolis, sentis, indubitablement artistes (et ceci est un résultat où vous devez arriver) vaut mieux, croyez-moi, que de collectionner des éloges, des opinions aussi bêtes que favorables. Le premier imbécile peut trouver que vous êtes ‘charmante’, sans vous comprendre pour un milligramme. Et de votre côté il vous faudrait plus que de l'intelligence, du Génie, vous devriez être vous aussi (aucune proportion gardée) ‘un type dans le genre de Napoléon’ pour trouver votre ‘bien’ dans tous les gens que vous connaissez. On peut tirer profit d'un zéro autant que d'un héros, mais il faut l'étudier davantage alors! - puisque ce serait une étude à rebours qui donnerait des résultats négatifs que vous devriez retraduire en vérités positives. Vous pensez peut-être que je charrie et au fond vous auriez raison. Je voulais terminer en haut de l'autre page; me voici. C'est que j'ai été indigné un peu de votre.... sort. Et de vous, de votre faiblesse dans votre ambiance. Si je pouvais croire que, malgré tout, vous vous y plaisez! Mais j'ai la conviction que tôt ou tard et infailliblement vous, avec votre caractère, vous devez vous révolter contre cette vie... de surface. Allons - au revoir, la bella marchesa! Vous n'abandonnez pas mon - notre - projet, n'est-ce pas? Je peux toujours compter sur vous? Sinon, embrassons-nous tendrement, la soirée du 2 Novembre, et disons nous, comme des héros de Stendhal, ‘Adieu’!............. Une ferme poignée de main. Eddy Dernière remarque: J'ai envie de laisser pousser ma barbe. Remarquez la série des points. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan C.E.A. Petrucci Brussel, 7 november 1923 Mercredi matin, 7 heures 7 Nov. '23. Chère Clairette, en toute hâte un mot - avant de partir - excusez papier et écriture! Je vous remercie de votre lettre; j'espère de tout coeur qu'entre votre maman et vous tout s'arrangera; quant à nous: - j'ai ma conviction, basée sur tout ce que je sais, moi, ou m'imagine savoir, sur ce gros mot d'AMOUR, vous avez la vôtre; ce n'est que plus tard que nous saurons lequel de nous deux a raison. En attendant, cessons de nous voir. Tous ces efforts de faire revivre une sincérité, décédée depuis longtemps peut-être, finissons-en, croyez-moi, c'est encore ce qui est le moins douloureux! Cette dernière soirée a trop clairement prouvé qu'une véritable amitié - intime et sérieuse - comme d'homme à homme - est impossible entre nous. Ce n'est d'ailleurs ni votre faute, ni la mienne; voici le cas de ne pas ‘couper les cheveux en quatre’; acceptons les circonstances, disons ridiculement: - C'est la Vie! (point d'exclamation; grand V) et ne nous obstinons pas contre nous-mêmes. Moi aussi, je reste bien ‘vôtre’. Car malgré nos sympathies - à distance - ne trouvez-vous pas, vous aussi, Clairette, que notre sourire, vendredi soir, était une trouvaille? Rappelez-vous, en toute vitesse, comme je me le fais à présent (je dois partir dans 10 minutes) ce qui a provoqué ce sourire. Vous étiez là, hésitante à me dire que vous ne m'aimiez plus. Pourtant c'était cela. Et moi je voulais bien. Vous étiez là hésitante de m'avouer que vous aimiez M. Wolfers. C'était toujours cela, pourtant. Mais moi, je ne voulais plus. Et je ne veux toujours pas! Que voulez-vous? quand on a des ‘convictions’.... dame! on y tient! Et je tiens énormément à celle-ci, - comme probablement vous tenez énormément à la vôtre. Par conséquent choc (de convictions!) J'ai failli jouer le rôle du traître; aïe! the villain of the play! alors vous avez ri; souri. Je me suis prêté à ce jeu, n'aimant pas non plus le mélodrame. Ce bon Eddy, transformé d'un coup en ‘rival calomniateur’; mais c'était à mourir de sourire. Je vous remercie; et pardonnez-moi encore, my very dear, le mauvais goût de mes ‘discours’. Je vous serre bien affectueusement la main; croyez-moi bien à vous Eddy P.S. - Vous avez parlé d'un ‘amour de serre-chaude’; c'est bête, mais je me rappelerai cela: c'étaient tellement les mots justes! P.P.S. - Je lirai Ann Veronica; cela contient la clef du mystère? le mystère Clairette?... Qui sait? Jadis j'ai lu Sherlock Holmes. Origineel: particuliere collectie E. du Perron aan Evelyn Blackett Hilversum, 14 september 1929 Hilversum (Hollande) 14 Sept. 1929. Mademoiselle, J'ai été agréablement surpris en recevant ici votre lettre et votre traduction de ces deux historiettes, qui me paraît tout à fait excellente (j'ai surtout beaucoup apprécié l'exclamation de la concierge en anglais). Vous m'excuserez de vous répondre avec quelque retard, mais votre lettre a fait de grandes randonnées avant de me parvenir. Il va sans dire que vous êtes libre de faire imprimer votre traduction où bon vous semblera; il n'y aura qu'a changer deux choses, il me semble, dans la disposition du texte, c.à.d.: 1....and that even poets can succour over-taxed prime-ministers. 2.And there, probably with a sigh, In the brilliant sunshine, he killed himself. Par conséquent: une phrase à continuer et une autre à couper en deux, au point de vue typographique. Je vous serais reconnaissant si vous vouliez m'envoyer un exemplaire du journal où paraîtra votre traduction. Si je puis vous être utile en quelqu'autre circonstance, ce serait avec le plus grand plaisir. Agréez, Mademoiselle, l'expression de ma respectueuse sympathie. EduPerron E. du Perron Château de Gistoux, Chaumont-Gistoux (Belgique). Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Sunderland, 19 september 1929 Jeudi 19 septembre 1929 14, Ashby Street Sunderland. - Co. Durham. England Monsieur. - Je vous remercie de votre lettre - et de la permission de faire imprimer la version anglaise des ‘Histoires pour la famille’ que vous m'avez accordée. Je vais profiter de votre offre d'autre secours en vous demandant d'abord si vous avez publié un receuil de vos vers - et, en outre, s'il existe une collection de poèmes choisis des poètes hollandais qui écrivent en français - les contemporains, je veux dire. Je connais assez les français et belges mais très peu les hollandais. - C'est à moi maintenant de dire que si je puis vous être utile en quelque circonstance, ce serait avec le plus grand plaisir. - Veuillez agréer, monsieur, mes nouveaux remerciements et l'expression de mes salutations distinguées. Eveline Blackett Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Sunderland, 26-27 september 1929 14, Ashby Street, Sunderland jeudi - 26 Septembre 1929. Dear Mr. du Perron, - First may I apologise for the notepaper. The other has run out - & either I must use this - or wait until tomorrow. As your letter interested me very much, I prefer to write now. - Thank you so much for the information I wanted & which you have so kindly given me. I should very much like to attempt to read your works. I have the misfortune not to know Dutch, but I know Old English & this ought to be fairly closely related to Dutch - so that probably the mystery would not be so great. - You sound a particularly interesting mixture, if you will allow my saying so - & I envy you starting off with two languages to your credit - & evidently you know English well too. - As for your queries - I. ‘Dites-moi ce que vous faîtes’. To save a lot of bother, I enclose a cutting about my academic self. Otherwise there is little to tell. I am twenty-two, English to the core - & very interested in everything - except when black melancholy settles down - which phenomenon repeats itself fairly frequently - but by now I treat it as a phenomenon - & wait for the return of the ‘relatif bonheur complet’. - In a fortnight I shall be at Oxford, getting on with my doctorate work. I shall send you some snaps of Oxford so that you can form your own opinion of the architecture of the world's foremost University city. (This sounds like an American boast). I shall send you some of Durham too - which is my old University town - & my first & best love - & quite the nicest place in the world. - II. ‘Parlez-moi un peu de la jeune poésie anglaise.’ First, I would have you form your own impressions by going through the volume I despatched yesterday. (It is now ‘vendredi’ - as I went to sleep at the end of the first page of this epistle). I have put a cross beside the best known of the modern poets. - I think you would be especially interested in the prose movement - as some of our young novelists & playwrights are particularly brilliant, I shall see that you know them by heart soon. Thus for the moment ‘je vais me taire’. III. ‘Envoyez- moi de vos poésies ou de votre prose’. I unfortunately am not a poet - & so far have published merely short stories & articles in various journals. But many projects are on foot - a modern novel, a 17th century French historical novel - an edition of translated modern French poets - more articles, etc., etc. However, life is very full - & the two novels are still merely projects. Pray heaven I may have my desire one day soon! - IV. ‘Dites-moi ce que vous préférez dans la littérature française contemporaine’. For the moment I have sought refuge in the works of those whom time has consecrated as a year's vigorous training in contemporary ideals left me a trifle ‘à plat’. There is no contemporary French writer who gives me the same satisfaction as Villon & the Old French Writers of still earlier date - as even Descartes & Pascal & Racine & La Rochefoucauld & Voltaire & the rest of them. I do not admit of the 19th century, which I detest & loathe. - However, I read more or less everything that comes my way - find joy in Apollinaire according to mood - in a whole lot of contemporary young Belgian poets - especially in one George Adam who is a great friend of mine. He is very young but ought to produce some very good work later. - I am especially interested in the first cousin of contemporary verse - i.e. pictorial art - but still think there is no one quite so exquisite as Watteau - although the Italian Renaissance school has all my admiration. - On the point of translations, I heartily agree with you that no translation can give an adequate notion of the original - prose or poetry. However, we different nations need to know each other better if the dream of the League of Nations is to come true. Remarque & Rival & Sherman & the others are doing their respective works of propaganda - & perhaps in trying to give some idea of the mind of contemporary French artists, I might do a little to help things on. Thus my project of translating the moderns. - Thank you so much for the delightful little recueil you sent me this morning. I have just perused it - & very much appreciate Slauerhoff who to my mind, is indeed a poet. - May I say what attracted me to your historiettes? First of all the delicious fantasy - & secondly a sort of good ‘bon sens’ & saneness - which is so often lacking in contemporary poets. Fantasy is all very well, but sheer morbidness - suggestive of unhealthy livers & closed windows & too much liquor & smoking - does no-one any good. It is so easy to be pessimistic - & to imagine oneself the most sinned against man in the world. I, like all the other young writers, thought that once, but I have decided that one isn't alone in the world - that it is a joy that there are always thousands of people much more interesting than oneself - & thousands of feeble ones whom it would be a dirty trick to leave to get out of the mess themselves. One cannot permit oneself the luxury of suicide as there is always someone who would be disagreeably affected by the tragedy - & some one a little weaker than oneself whom one ought to try & help to the best of one's ability. - This sounds like a sermon - but you will understand. Thank you so much again. - I should very much like to try & read your works - & if there is any work you would like to read in English merely say so - & I shall do my best to fulfil your request. - Believe me, Yours very sincerely, Eveline Blackett. I shall probably be in Belgium next week-end - round about the 6th of October until the 9th or 10th - when I am due at Oxford. I am going to see friends - but should be very happy to know you a little more. If you are likely to be in Belgium then, let me know by return of post - & perhaps we may be able to shake hands & discuss things a little. E.B. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, 30 september 1929 Gistoux, lundi 30.9. Chère Mademoiselle, Merci de votre longue lettre à laquelle je répondrai fort imparfaitement sans doute, puisqu'il 's agit de vous répondre par retour du courrier. Merci aussi du recueil anthologique que vous m'avez envoyé si spontanément et que je lis, avec un certain effort - non pas à cause de la langue, mais à cause de l'esprit. Je vous ai envoyé, avant-hier, une autre ‘petite curiosité’: un livre que m'a donné un jeune poète belge et que je n'arrive pas à comprendre (même par l'instinct ou le sentiment). Peut-être serez-vous plus heureuse, et en tout cas, comme objet ce bouquin vous paraîtra peut-être drôle. Excusez‘moi si j'ai mal fait, mais n'en parlons plus. D'après votre lettre - et tout en tenant compte de la ‘noire mélancolie’ qui vous tourmente de temps en temps - vous me paraissez non seulement d'une intelligence très ouvert (je crois que c'est comme çà qu'on dit), mais encore très énergique ou vivante, si vous préférez; bref, dans le vrai sens du mot: jeune. C'est très bien d'être comme cela. Je vous verrai sans doute avec plaisir, mais je pense que de votre côté, il vous faudra préparer à une désillusion. Je ne suis ni jeune ni sportif, mais quelque chose comme un ‘gentilhomme campagnard’, retiré, peu mondain, et pourtant n'aimant ni l'élevage, ni la pêche à la ligne, ni, à vrai dire, quelqu'autre occupation champêtre. Si vous appartenez à la dernière génération, qui se prépare, probablement, à reconquérir certaines valeurs - moi, je suis, il me semble, terriblement ‘individualiste’ (pour employer les étiquettes courantes) et aussi ce que les gens énergiques appellent ‘sceptique’, je crois. Mais qu'importe? Nous sommes, à présent, tellement intelligents et nous avons tant de théories à notre disposition... Ce qui compte, n'est jamais cela. S'il nous faut continuer à nous connaître, le mieux est de se voir, to shake hands, comme vous dites, et de causer, mais de causer tranquillement. Je vous dirai de vive voix ce que je pense de la poésie anglaise, si cela vous intéresse, et vous m'expliquerez pourquoi vous détestez le 19e siècle; mais sans doute ferai-je bien plus attention à vos expressions, votre ton et votre voix qu'aux opinions (en elles-mêmes) que vous me direz. En somme, au temps où nous vivons, ce qu'il faut demander avant tout à quelqu'un, c'est d'être vrai. Connaissez-vous beaucoup de littérateurs, surtout de jeunes? Je ne sais pas comment ils sont en Angleterre, mais en France et en Belgique, c'est le plus souvent exaspérant. Tout ce monde s'est fabriqué une âme de parade, adaptée aux temps, et, avec ou sans esprit, ils sont doctes, ils émettent des théories et des conclusions: sur la littérature, la vie, avec ou sans V, mon Dieu, sur tout ce que vous voulez. Un moment j'ai eu peur que vous n'aviez remarqué mes ‘historiettes’ que parce que vous étiez une femme très moderne, c.à.d. imbue de toute la superiorité de l'automobile et de toute la sagesse du jazz-band. Votre lettre m'a quelque peu tranquillisé sur ce point; vous devez avoir des goûts plutôt trop ‘classiques’ que trop ‘modernes’. Sincèrement: j'aime mieux. Je diffère en ceci peut-être de vous que je n'aime pas toujours (ou surtout) ce qui est sain, mais je déteste, sous n'importe quelle forme, les singeries et le cabotinage. Ainsi, je trouve peu de plaisir aux conversations littéraires ou autrement ‘intellectuelles’, que j'ai recherchées il y a quelque temps. J'ai 30 ans, j'en avais 21 quand je suis venu en Europe, et mes relations littéraires ont donné peu de résultat: 3 ou 4 amis hollandais qui écrivent (dont un, le poète A. Roland Holst, a fait ses études à Oxford!) et un français, André Malraux, l'auteur des Conquérants, un écrivain de premier ordre, mais, ce qui est autrement bien, un homme. Viendrez-vous à Bruxelles? Je peux m'y rendre facilement, Gistoux n'étant éloigné que de 36 K.M. Vous pouvez me fixer rendez-vous où vous le désiriez, entre 11 h. du matin et mettons 6 h. du soir - puisqu'il me faudra repartir, le soir, vers ma campagne. J'attendrai donc un mot de vous, soit de l'Angleterre, soit de Bruxelles (?) et vous prie de me croire, chère Mademoiselle, bien à vous, EduPerron Je vous enverrai mes productions courant en nouveau-Batave dans le courant de cette semaine. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Sunderland, 1 oktober 1929 14 Ashby Street Monday Thank you so much for the Norge. I'm giving a lecture tonight, & as I need a specimen of really impossible contemporary French poetry, the history of the key to the stars (it may be something else for all I know - however...) comes at a fortunate moment. - E.B. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, [oktober 1929] Gistoux, mercredi Eveline/Ma chère Miss Blackett (barrer ce qui n'est pas désiré), Vous êtes tout à fait gentille de m'avoir écrit une si jolie lettre en échange de ces deux bouquins. Si vous saviez pourtant tout ce qu'ils contiennent! en Hollande mes chers ennemis me traitent d'esprit marécageux. Aussi votre lettre est de loin la meilleure que j'aie reçue à propos de mes bouquins. Un jour ou l'autre je vous traduirai quelque chose, pour soulever quelqu'autre coin du mystère; à présent laissons cela et parlons de vous - with two or three words, occasionally, about myself. J'aime bien votre philosophie qui consiste à juxtaposer les biens et les maux de la vie. En effet, on doit arriver ainsi à un équilibre - difficile à maintenir, sans doute - mais à un équilibre quand même. Par contre je diffère de vous en ce qui concerne votre verdict que les grown-up persons ought not to hug one another de temps en temps, car c'est tout de même un des plus beaux rayons de soleil qui entrent parfois dans ‘la caverne où nous sommes tous’, vous ne trouvez pas? - (Autre image que j'aime bien.) - Cela tient un peu de la vertu chrétienne avec quelque chose de plus spontané, de plus ancien aussi, et de plus vrai; avec cela ce n'est pas toujours facile... Sur cent personnes que vous rencontrez, combien vous sont sympathiques, combien indifférents, et combien nettement antipathiques? Moi, j'ai bien peur d'avoir un tempérament faible, c.à.d. nettement irritable; je déteste, presque franchement, au moins la moitié des gens que je rencontre. Dans les Faux-Monnayeurs d'André Gide un monsieur dit à un autre qu'il lui faut s'occuper un peu de l'humanité; l'autre monsieur lui répond: ‘On voudrait nous faire croire qu'il n'est pour l'homme d'autre échappement à l'égoisme, qu'un altruisme plus hideux encore! Quant à moi, je prétends que s'il y a quelque chose de plus méprisable que l'homme, et de plus abject, c'est beaucoup d'hommes. Aucun raisonnement ne saura me convaincre que l'addition d'unités sordides puisse donner un total exquis.’ Ce sont de ces lignes que j'aimerais avoir écrites - mais c'est vous dire aussi que devant les êtres qui me sont sympathiques, je n'aimerais pas beaucoup m'occuper de ce qu'il faut faire ou ce qu'il ne faut pas. Vous, je vous considère presque comme un(e) ami(e). Vous avez été très spontanée; ce que je j'aime surtout dans votre correspondance, c'est l'absence d'attitude. Dites-moi qui vous connaissez en Belgique. Je n'ai jamais entendu parler de M. Georges Adam, mais je connais tout de même quelques ‘granzommes’ belges, comme dit mon ami Malraux. Il y a le M. Norge, il y a un M. Closson, et des messieurs du milieu Van Hecke-Norine-Variétés. Si vous connaissez des ‘granzommes’ de ce milieu, dites-moi ce que vous en pensez. Je ne vous vois pas très bien goûter la conversation de MM. Mesens, Denis Marion et Albert Valentin, mais sait-on jamais? Bruxelles est si petite. J'ai un ami belge, qui est Franz Hellens, un homme qui approche de la cinquantaine, qui est d'une sensibilité très grande et qui a souvent des naïvetés d'enfant, Je vous le ferai connaître quand vous serez à Bruxelles, et si vous le désirez. - Autre petit projet, puisque c'est si facile d'en faire: qu'en penseriez-vous si je venais en Angleterre au prochain printemps avec Slauerhoff qui, lui aussi, aimerait beaucoup y aller? Slauerhoff est un drôle de coco, mais je pense que vous le trouverez dans l'ensemble très sympathique. Il est plutôt négligé, désordonné, malhabile, mais très bon et d'une grande intelligence intérieure qui vaut des sacs de propos brillants. J'eusse aimé vous envoyer une traduction d'un sonnet que j'ai fait pour moi-même en manière d'epitaphe. Mais le temps me manque en ce moment et ce sera pour la prochaine fois avec les· photos, etc. - Voulez-vous me faire un grand plaisir? c'est de me signaler une bonne édition - bien imprimée et complète de poèmes de Rossetti. Il y a longtemps que je fais chercher ce bouquin, mais on ne trouve que le Tauchnitz (une édition que je déteste) ou d'autres comme ‘The Oxford Edition’ qui contient toutes les traductions de l'italien, mais qui est tristement incomplète en ce qui concerne les poésies de Rossetti lui-même! Mon ami Roland Holst, celui qui a fait ses études à Oxford, et qui, en ce moment, est ici, me dit que quant il était étudiant il ne voyait presque pas les étudiantes féminines parce que celles-là étaient séparées et avait un bâtiment à elles. Pourquoi fait-on cela? - Envoyez-moi, plus tard, des photos d'ensemble, voulez-vous? Ce qui m'intéresse surtout ce sont les manifestations de la vie. Racontez-moi des choses d'Oxford et - si vous croyez que j'ai le droit de vous donner des conseils - ne vous fatiguez pas trop en donnant des conférences. Ecrivez plutöt: ce qu'on a vraiment à dire, on le dit pour soi et quand personne nous regarde. C'est une erreur de croire qu'on toucherait - profondément - davantage que quelques êtres. Le reste est chatouillé, plus ou moins à leurs satisfaction, par notre personne et qualités extérieures; il me semble parfois qu'on ne devrait parler à une foule que quand on veut absolument leur faire faire quelque chose: démolir la Bastille ou pendre un homme d'état. - Je vous ai déjà dit, hier, que je vous reparlerai de vos poèmes. En général, la forme du vers libre me semble un forme bâtarde. Si vraiment on a une chose à dire: mieux vaut la prose; si par contre on est lyrique, le vers régulier et la rime cristallisent beaucoup mieux ‘le moment fugitif’. Depuis cinq ans je n'ai plus écrit rien en vers libres; ce qu'on considère comme la meilleure chose que j'ai faite est un grand poème (28 strophes de 5 vers) avec, alternativement, des rimes et des assonances. Cela s'appelle; Prière de Male Mort, et je vous l'enverrais volontiers - traduite en prose, la version hollandaise n'a paru que dans une revue - mais c'est enrageant de premier que cela doit vous arriver desséchée et plus ou moins en morceaux. R. Holst m'a dit hier un chose très bien: Tu as une voix qui semble irritée par le silence du Mystère'. Le poème dont je vous parle, c'est ça. Vous le détesteriez peut-être, mais vous y trouveriez des données importantes sur my most humble self. Je vous le traduirai donc aussi, ‘un jour ou l'autre’. Vous, qui n'avez pas à traduire, envoyez ma de vos contes!... Je vous remercie beaucoup et reste, avec une cordiale poignée de main, votre ami - n'est-ce pas? - Eddy du Perron Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Sunderland, 2 oktober 1929 14 Ashby Street - Wednesday - October 2nd 1929 - Dear Mr. Du Perron, - I liked your last letter very much indeed. I too had fears - but they have gone now. I was afraid that you might be like most of the other young ‘littérateurs’ I have met who are as exasperating as you say - but you write ‘Ce qu'il faut demander avant tout à quelqu'un, c'est d'être vrai’ - which puts things right. - I was amused at your idea of my character - femme de tête energique etc., etc. It has taken me a long time to get together some sort of solid philosophy of life - & heaven knows it has not been simple. But one or two facts I've got clear in the end. Once upon a time I hadn't much courage before life. It seemed to give one so little of what one really wanted - good friendship, sympathy, the realization of one's ambitions for oneself & for others. Thus every third day or so, I decided, like most young people who think at all, to just finish things. I worked myself out of this state by getting to know intimately lots of people - & then it struck me that I was not ‘playing the game.’ I discovered there were whole crowds of men & women much weaker than myself - & that I could do a little towards helping things on if I only stuck to my guns. It seemed as though we were all in a gloomy cavern, - & that the same course of action was to explore the delights of the cavern, if any, - & to make the most of the bits of sunlight that came in. And then, with a little effort, you could persuade the other people in the cavern that it wasn't so bad after all - that there were lots of interesting things in it - & that the bits of sunlight could be really pleasant - if you tried hard enough to enjoy them. - You see, I too am ‘sceptical’ but there are so many others who are ready to say so & to tell me this life is a mess that it would be foolish for me to do so too - seeing that my philosophy of life is more comfortable for the others than theirs. - With a very little persuasion one can make ‘the others’ explore the cavern & enjoy doing so - one can make them see the jolliness one can get out of the bits of sunshine - & that seems to be the main thing. - At least I am afraid I am just as solitary & ‘individualiste’ as you. Not many people understand quite all one thinks or says or does - but then one must be courageous enough to stand alone & never mind the loneliness & persuade the others that one is not lonely & wretched so that things will be easier for them. - I think that's about all as for myself. I have been wondering just why you are as you are. - The remark you make about appreciating truth & sincerity make me feel that you are working along the right path. - As for my dislike of the Romantics, I am a little weary of the ‘pleurnichards’ of life, for it is so easy to be one oneself - & then one gets into the most hopeless of messes. - As for the majority of contemporary poets, I too, see that most of what they say is full of ‘attitude’ - & that they don't help things on at all. - Thus, I'm going to give my present philosophy of life a fair trial. I feel there is something in it as it does make things simpler for ‘the others’. - I hardly know whether to call myself a ‘femme très moderne’. I have a career before me, I appreciate jazz as well as classical music, I like to find myself now & then surrounded by friends who talk about everything under the sun - but I think my real days of relative happiness (I say relative for my new optimism hasn't yet reached the stage of believing in the possibility of the ‘bonheur complet’) come when I can go off to the beach & climb among the rocks with my dog - or when I can be with myself in my room, to read & think & potter about just as I like. - I think, perhaps, that the ‘femme très moderne’ does not wholly agree with me there. - That is about all. I like you - for you are as I imagined when I read the ‘historiettes’. You may be sceptical & individualistical - but so am I - & the remark about the ‘vrai’ shows that your system of values is solid enough. - I am enclosing a few snaps - of Durham, my old University city. They are badly taken - & are merely of spots I liked at Durham. I'll send you others later - in which you will see the Cathedral & my old college & the things one should ‘snap’ first. - The lady & gentleman are my sister & brother-in-law who help me to be a ‘femme très moderne’. - I enclose a photograph of myself - which is an awful one, but it's the only one I have - et ma vanité, même féminine, n'est pas très grande. - I hope you will understand a little more now just why I think as I do. Optimism does not come naturally to me: I can count the times I've been really happy on my fingers. But that doesn't matter seeing that now I've a little courage & a little optimism. - I should very much like to talk about the theatre in its present state in England, but it will be for later if you so desire. - Meantime, may I thank you again for not appreciating the ‘sinfonies’ & the ‘cabotinage’ & for saying that ‘ce qui compte, c'est le vrai.’ - Goodbye for now - & good luck. - Believe me, Yours very sincerely, Eveline Blackett. - Unless something quite unexpected happens (& I have learnt to count on these unexpected things) I shall be in Belgium next Sunday or Monday - & shall let you know when I am likely be in Brussels. - As you will have seen by my card, I appreciated the Norge after all! Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, [oktober 1929] Gistoux, mardi. Chère Mademoiselle, Merci mille fois de tout ce que vous m'avez envoyé; en première place de la photo qui me permet de me vous représenter un peu - car après tout, rien de si trompeur que ces portraits-là, et de celui-ci vous me dîtes qu'il est ‘awful’. Vous devez avoir un regard très clair: franc et doux en même temps, qui est la meilleure franchise. Je cherche des photos à moi pour vous donner quelque idée de votre correspondant, mais ne trouve rien pour le moment. Je dois avoir, dans quelque tiroir, plusieurs négatifs qui pourront encore servir, mais encore faut-il les retrouver, puis les faire imprimer à Bruxelles, puisque Gistoux ne s'honore pas encore d'un ‘Kodak’. Tout cela prendra bien une semaine. Dans une semaine, j'espère vous écrire mieux aussi, - un tas de choses m'empêchent en ce moment, - prenez cette lettre pour ce qu'elle est, un bonjour et des remerciements bien cordiaux, mais hâtifs. Soyez surtout convaincue que moi aussi j'ai regretté vivement de ne pas avoir pu vous serrer la main à Bruxelles, cette semaine; je l'eusse fait avec tant de plaisir. Je me demande quand je serai en Angleterre, je n'y ai jamais été et pourtant, depuis longtemps, je me promets d'y aller. Je ne sais pas encore si je serai en Belgique ce mois de décembre; je partirai probablement - mais rien n'est sûr dans mon existence - vers le midi de la France, ou plus loin, en Sicile ou même en Algérie, cet hiver-ci. Avec çà je ne serais nullement étonné si nous nous rencontrions cet hiver en Belgique, ou même en Angleterre, si, comme vous le dites si bien, l'un de nous ne meurt pas - et pourquoi pas tous les deux? J'ai lu vos poèmes, dont le second me plaît beaucoup et le troisième peut-être mieux. Je vous en reparlerai. Pour le moment encore ceci: avant de lire votre lettre j'avais regardé la photo de votre soeur et - naturellement - j'avais cru que vous étiez cette dame. D'où un vague malaise, provenant du fait que le ton de la lettre et la physionomie de la personne qui était sensée de l'avoir écrite, ne s'accordaient pas, mais pas du tout! ‘I was quite at loss’, comme vous dites, je crois. Mais tout s'explique et votre photo, venue le lendemain, a remis les choses à leur place. - Pourtant vous seriez tout à fait charmante de m'envoyer non seulement des ‘snaps’ d'Oxford, mais des ‘snaps’ de vous, car vous serez de mon avis qu'avant de s'intéresser au décor on fait bien de se faire la meilleure idée possible du principal personnage? Et la grande photo que vous m'avez envoyé est aussi révélatrice quant aux yeux et au regard, mais terriblement mystérieux quant à la bouche et à tout le bas du visage. Autrement dit: sur cette photo vous avez des yeux de 22 ans et le reste du visage sans âge. (Pardonnez-moi la rime qui n'est pas intentionnelle.) Je bavarde et vous méritez dix fois mieux. A bientôt! Faut-il vous écrire à Oxford? - Je vous serre, en dépit de notre rencontre manquée, bien cordialement la main. Votre EduPerron P.S. J'ai essayé de lire, cette semaine, The Green Hat de Michael Arlen, qui m'a bien ennuyé! De Mr. Huxley, dont vs me parlez, je connais que le poème des peupliers qui se trouve ds l'anthologie que vs m'avez donnée. Mais je suis assez peu sensible à la poésie qui consiste à se demander pourquoi les arbres étendent leur bras, s'ils sont heureux ou mélancoliques, etc. Dieux! on a déjà tant à faire en s'intéressant aux hommes! Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, [oktober 1929] Gistoux, mercredi. ======,(Mettez ce que vous voudrez). Vous êtes trop chic, pour vous laisser attendre. Je vous écrirai tous les jours; seulement, ne répondez plus. Et d'abord merci de la lettre d'aujourd'hui; vous êtes vraiment très, très bien et vous allez m'obliger à vous aimer éperdument - et après? Imaginez- vous un moment nous deux mariés: quelle drôle de chose - nous, tellement différents, des ‘produits’ absolument opposés, - ou du moins ‘disparates’; et nos enfants, dear, quels drôles d'enfants ils seraient! N'importe, quand vous écrivez ainsi, vous êtes irrésistible et moi - je suis sur le point de comprendre ‘the dark horizons of surrender’! Mais je fais mieux de ne plus écrire de tout cela. S'il me faut repartir d'Oxford précipitamment, pour retrouver ‘old Malraux’, qui est vraiment l'homme le plus admirable que je connaisse, ce serait trop triste, you see? Je vous répondrai seulement à quelques questions. Mais d'abord: encore une fois, vous me prenez trop pour un français. Je comprends parfaitement bien votre conception (britannique) de ‘love’, dear, et - je vous l'ai déjà dit: je la respecte. Je ne sais seulement pas, si cela ‘fits in’ - pour vous citer - avec moi. Et savez-vous, qu'en somme, ce que je vs disais de Tourg. et de Pauline V. se rapproche beaucoup plus de ce qui vs me dites de ces deux êtres travaillant chacun pour soi, remplissant chacun leur propre vie - beaucoup plus que vs ne pensez? Je crois que si nous pouvions nous parler, ces petits mal-entendus seraient vite dissipés. Je vous ai dit que T. était mort chez Elle, à un age assez avancé, et l'aimant toujours (pas sexuellement). - Vous et moi mariés, cela ferait un drôle de couple - surtout pour vos amis anglais! Ils se demanderaient si décidément vous étiez devenue ‘crazy’. Par contre, ‘we 've brains’ tous deux, et avec notre éducation complètement différente, nous pourrions arriver à certains résultats (au point de vue ‘intellectuel’ - mot affreux!) Mais ceci, nous le pourrions toujours, même si vous ne m'aimiez pas, même si nous ne devions être que d'excellents camarades. Pas vrai? C'est drôle, je pense toujours à cette ligne: ‘and rising up... etc. - Je pense qu'il faut un mot de deux syllabes, même pas de trois, et de deux syllabes longues, un mot comme ‘how-ling’, ou ‘stor-ming’. Ce serait très bien aussi pour cry. Nous reparlerons de Wolfe (je suis d'ailleurs tout à fait d'accord avec vous), mais je veux vous trouver les Amours Jaunes de Tristan Corbière, qui est pour moi le meilleur example de poésie tout à fait personnelle. C'est plein de fautes de goût, c'est heurté, mais c'est tout un homme. Et quel être bizarre, grand, délicieux. Un jour nous irons en Bretagne, dear, voir le vieux Roscoff où il a écrit ses meilleurs poésies et où se trouve sa tombe: tombe qu'il faudrait chercher. Un homme comme Slauerhoff, qui pourtant ne manque pas de personnalité, a été obsédé par Corbière. Il était très grand, maigre, laid; en Bretagne on l'appelait ‘an angkou’ = la Mort. Beau surnom, pas? Il était poitrinaire et le savait, mais il a tout fait pour mourir plus vite que de la poitrine; il était continuellement sur mer, a fait deux fois naufrage, etc. Il a eu un seul grand amour - dont il a horriblement souffert, se sachant toujours aussi laid; cette femme était une ‘mondaine’, la maîtresse d'un comte de Paris et qui s'appelait Rodolphe de Bathunes. ou qq chose comme çà! Voyez-vous ce trio? ces deux Parisiens et cette espèce de pêcheur breton, cultivé, oui, mais soulignant sa laideur et ses bizarreries? Il est mort sans qu'on l'ait lu; c'est Verlaine qui le premier a parlé des Amours Jaunes, quand Corbière était mort depuis plusieurs années (il est mort à 29 ans). Tous ces détails sont supplémentaires: l'être qu'on trouve dans les poésies est superbe, sans cela. Vous êtes à certains moments vraiment délicieuse de naïveté. Que diable mes microbes fragiles ont-ils à faire avec - ou pourquoi seraient-ils choqué par: ce que vous appelez le ‘phénomène mensuel’?? Et croyez-vous vraiment que si vous étiez malade - ou laide par la maladie - j'aurais envie to fly from you in horror!? Mais non, je vous soignerais avec toute ma maladresse, mais avec tout mon coeur aussi; tout à fait le frère d'armes, you know? - Vraiment, vous me prenez pour un français genre parisien et des plus ridicules! Mais ce n'est rien, continuez ainsi. J'aime mieux que vous soyez naïve que ‘femme fatale’. - Ah, oui! parlant de femme fatale, il y aura encore le gentleman de 28 ans, the very English one, avec qui vous allez être (possibly) sauvage, et le broken-hearted fiancé qui a été considéré comme ‘a failure’. Comment un homme peut‘il souffrir pour une femme qui lui dit ça? Oui, il faut le faire rire. Je ne ‘comprendrai’ pas beaucoup; vos amis anglais - autrement que par l'intelligence - mais ce n'est pas nécessaire. Après tout - ou avant tout - ce que je comprends le moins, c'est que vous, dear, vous avez l'air ... de ... continuer ... à ... croire ... que ... vous ... m'aimez. - Ou m'aimerez. Et dire aussi que c'est tout à fait dans les possibilités qu'en me voyant, vous vous rendrez compte que tout ceci n'a été qu'un jeu d'imagination, poussé un peu loin, - and that you won't love me at all. Quelle drôle de ‘voyage-d'études’ vais-je faire à Oxord, vous ne trouvez pas? Je crois que, de toute façon, la trentième année de ma vie aura été sous le signe d'Eveline. The delicious, wretched, dear, sweet, etc. Eveline. (Dans votre liste, dear, vous avez oublié le mot wretched!) Qu'est-ce qu'un ‘tummy’? - Un ‘masochiste’ est le contraire d'un sadiste. C'est un homme qui au lieu de vouloir battre (en jargon érotique cela s'appelle ‘fustiger’) - demande à être fustigé lui-même. ‘Masochiste’ vient de Masoch - Sacher Masoch, un écrivain autrichien, qui était aussi bête que Sade intéressant. Ma femme: je ne l'ai jamais aimée, et je n'ai jamais eu rien ‘en commun’ avec elle. Cela n'empêche pas qu'elle soi profondément pitoyable et très-sympathique. Je vous en reparlerai, si vous le désirez. - Non, je ne l'ai pas épousée parce qu'elle devait avoir un enfant. A part cela, pensez-vous vraiment qu'un homme devrait quitter une femme ‘in that state’? Cela dépend de la femme. Une Isadora Duncan, qui collectionne des enfants de grands hommes - oui, facilement; le genre fille-mère pauvre, non. Et cela non pas par faiblesse, mais parce qu'un homme qui a un peu de conscience, n'écrase pas plus faible que lui. J'ai éprouvé qu'à certains moments j'ai été capable de cruauté, mais jamais contre un être sans défense; en tout cas pas dans les grandes choses. (Je suis déjà assez peu chic, souvent, dans les détails.) - Bon, nous reparlerons de cela. Je pense à autre chose: si je devais rester à Oxford pendant quelque temps - les prix que vs me communiquez ne sont pas trop effrayantes! - il y a aura pour vous ma présence et vos examens. Je ferai de mon mieux pour ne pas vous gêner; je pourrais peut-être même vous être utile de quelque façon? Sinon, je pourrai faire des promenades ... Et il y a aura my sitting-room: plus j'y pense, plus j'y tiens! Mais pour commencer le ‘Mitre Hotel’ s'impose tout de même. D'abord, I can't stick de ne rien faire du tout moi-même, et vous pouvez toujours arranger les choses avec Mrs. Sutton quand je serai là - supposé que vs me voulez toujours près de vous, et pas beaucoup plus loin que cet hôtel épiscopal, si possible! Et ensuite, j'ai un peu peur maintenant, de votre côté ‘femme fatale’. Si je devais trouver en vous une coquette, dear, je disparaîtrai immédiatement. Etre votre ami, oui - mais jouer ce genre de jeu, non. Vous le jouerez avec les very handsome Bermuda lovers et les very English gentlemen de 28 ans et les broken-hearted fiancés, même, etc, etc., seulement pas avec le petit gros monsieur de Gistoux, n'est-ce pas? Pour cela, je refuse - avec toute la faiblesse dont je suis capable, et c'est énorme, dear, ne vous y trompez pas. Je ne suis qu'un grand pudding de gelatine, if I choose to be so. Et quand votre regard énergique m'aurait quitté, je serais capable d'action, comme si j'avais 22 ans et moins. Voilà, vous êtes avertie à votre tour. Nous sommes - après tout - deux égoïstes; ne l'oubliez pas! - Oh! je vois que ‘you would welcome looking after me if I were ill’: - cette occasion vous sera peut-être donné. Je vous ai déjà dit que jamais, je pense, ces climats du nord me feront du bien. Je suis né, j'ai grandi dans un pays de soleil; depuis que je suis en Europe, chaque hiver me fait souffrir. Vous m'avez aussi demandé pourquoi je suis devenu si gros. Cela a commencé en '24, par deux pleurésies, reçus coup sur coup. Ma mère - dont la mère est morte de tuberculose - me croyait tuberculeux. C'est alors que j'ai fait cette cure à Lugano, et que ma mère m'a fait subir une cure de suralimentation (idée erronée, mais qui la tranquillisait) parce que toutes ses amies parlaient ‘du fils du Perron devenu tuberculeux.’ Et comme je n'avais plus de souffle, j'ai abandonné, en même temps, tous les sports. Voilà pourquoi; et entre parenthèses; car peu importe la cause, le résultat étant le même. - Ah! je pense aussi que vous connaissez plusieurs systèmes pour amaigrir. Très bien çà! - Et que vous n'êtes pas thin ‘by no means’ vous-même, mais ‘rather strong-looking’. Je suppose que moi, je suis ce qu'en Angleterre on appelle ‘stout’. Vous êtes ‘strong’ et je suis ‘stout’: excellent couple, indeed! N'empêche que vos amis anglais râleraient (vs connaissez cette expression?) s'ils devaient voir ce couple - comment dire? - s'éterniser. Vous aimez ce mot, n'est-ce pas, chère? - Je pense à un tas de choses. Je pense à: que vs ne voudrez pas seulement a grandfather, a father, a brother, a lover - mais encore: a dirty one! - Très bien aussi, çà (ma chère enfant) ... J'ai une grande envie de vous embrasser sur les yeux, dear; c'est très pur, cela. Votre Ed. Ne faites pas attention à tous ces papiers: je prends ce que je trouve - c'est un papier pour brouillons! Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Sunderland, 5 oktober 1929 14, Ashby Street, Sunderland, - Co. Durham, - England. Samedi - 5 Octobre - 1929 2h du matin Dear Mr. du Perron, - The unexpected has happened, & Belgium will not see me, next week. A colleague has taken ill & has asked me to give a series of lectures for him next Monday & Tuesday as he will be obliged to keep to his room. I have given two this week myself & was looking forward to a few peaceful days in Belgium before settling down in Oxford next Thursday. The Fates say no - so I must wait till Term ends - & then, Belgium. I am indeed disappointed as I should have been happy to know you personally, - but it will be for later - unless you die - or I die - or some such thing. - However, I accept now more or less philosophically what Fate deals out to me, provided I feel I've done my best. - If you are still in Belgium round about December 12th or so, I can hop over then. Term will end about the 7th or 8th - then a few days in London - & then I can set sail for Antwerp. - I am indeed sorry it is not for Sunday. - - If by any chance you find yourself in England, do try to come up to Oxford. I should be so pleased to show you round - & I think you would like it. I'll send some photos of it next week-end. - I shall be lunching with the Principal of my old college at Durham next Tuesday, so I'll get some cards of the place while I'm up, as my ‘snaps’ have run short. - - But Oxford. As I was saying, if you find yourself by hazard there, let me know & I'll show you its glories. Or if you are in London round about December 9th or so, we could say ‘hello’ there. - A week ago, I sent the translated ‘historiettes’ to ‘Everyman’ - one of the best known literary weekly journals we have. It has a very wide circulation - & as they haven't returned them, I gather they will be publishing them soon. In that case, I shall send the copy of the journal in which they appear at once. - You are lucky to be able to live a retired life. It should be good for literary purposes. I personally, am always lamenting the fact that life goes by too quickly & that there is never time to do everything one wants to do. - The doctorate work takes time, & then social demands are exigeant - & the poor writing sometimes gets left out in the cold. By the time I've written some articles, there is very little left for the novel I began some time ago. I'm calling it ‘Here, sirs, find music’, - in opposition to the Huxley - Coward - Nichols - Frankau cynicism. These are among the foremost of our younger writers - & are, to my mind, very definitely decadent. - - I'll tell you more about ‘Here, sirs, find music, later, - for the hour is late, & I'm very very tired. - Goodnight. I am indeed sorry I shall not be able to shake hands with you next week. Yours very sincerely, - E. Blackett - P.S. My work in life seems to be not particularly that of poet - but occasionally I write such things as follows: - The Consolation There are at least one hundred metres And at least one hundred rhymes That rise to my lips And sing in my brain And themes of God & Hell & you. Of sea & sky & plains & towns Of bells & clocks & traffic & trains Pour in And sigh And are still. My song will not be sung. For all the one hundred metres And all the one hundred rhymes Somehow Fail. This consoles: Perhaps when the silence comes And the wet green of grass & the scent of blossom Remind me of earth My song will be loosed, - And rising up with a magnificent cry, Will urge its way to the home of the winds And unite itself to the cry of the sea And pour out its voice through the throats of the birds And quiver on the lips of some other poet. Harmony One Sunday night (Dusk was gathering in) We went to the garage of the inn where we had left our bikes. The beach & the sea & all the laughter Had tired us out. There was some bother about the keys. Then as we waited & cursed the chance Four men came into the yard Carrying a stretcher And on it lay there enveloped In an old grey ambulance blanket Something long & heavy & exceptionally still. They took the lump away To a funny back-shed that smelt rather foul And then two returned To look for pieces of string And lemonade boxes. A whispering nervous curious crowd Drifted in. Then the stretcher came out Empty. A podgy little fellow in a sweater & bags Told us the tale, How the thing on the stretcher Had been alive & kicking Four hours ago But had tried to rescue Another fellow From drowning. He was very young. Six feet two. And had come just for the afternoon. A clock chimed out The quarter. Dicky's bike gave a roar And his fiance, Gwen, with a horrified stare Told him her mind. - The wind was fresh And the sun dull gold And the road and the fields all tranquil And the bikes flew along with the rush of the wind - And it seemed right After all. Wishes There are three things I should like For you, My love. One must be money, The other, the whole world, And, thirdly, position. As for me, I should like The sound of your voice when you tell me I've been working too hard. The feel of your hand on my brow when I've got a head-ache, And thirdly, The sweet pressure of your lips When you know You love me. God! Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Sunderland, 7 oktober 1929 14 Ashby Street - Monday - October 7th 1929 10 a.m. - Dear Mr. du Perron, - The lovely little books were waiting for me when I awoke this morning. Being a sensible sort of person I opened first a letter that I thought might contain bad news - & having got the bad news, I philosophically went to you for sympathy. Thank you so much. Do you know, I have rarely experienced such pleasure on opening a parcel that contained books. After the bad news they sounded like - a fairy-tale. You see I didn't understand a word to begin with: I felt rather like a small boy who has just wakened up & to whom a grown-up person begins to tell in very serious tones a beautiful tale all about giants & witches & princesses & gentlemen who come to rescue the latter. But as I got more wakened up, I called up my knowledge of Old English, compared the Dutch version of the ‘historiettes’ with your French one - & behold I'm almost beginning to understand. I shall steadily compare your French & Dutch versions as often as I can - & probably I shall get the hang of your mother tongue soon. - Thank you so much again. - The great thing about life is to look for the things that make for equilibrium. Thus, against the bad news, your sympathy, etc. etc. I am really a wretched sort of person, born a prey to spleen - but do you know I'm conquering the old devil very slowly but surely. I've had rather a rotten time while working things out - but heaven knows I will complete the working out before giving my final decision on life. I'm strong & I must play the game. - I've been writing a good deal this last week & shall try & publish the results. For they are in free verse - & hitherto I have published no free verse. Only a very few revues go in for it, for poetry in England is not in the same state of independence as on the continent. - I have a lecture to prepare for tonight (which is leaving things rather late - however...) & packing & visits & other such nuisances to attend to. So I'll say goodbye for the moment. I am indeed sorry that I may not go over to Belgium this week. Perhaps it is just as well as I might have hugged you because of the fairy-tales! - & that is a thing which grown-up persons must really not do. - Thank you so much again. I am, Yours very sincerely, Eveline - P.S. Anthologies usually publish the wrong things - so I shall look out for a good selection of some favourite poet - as Yeats or Brooke or Clarke. P.P.S. I am sending two of our best known weekly literary revues. The ‘Everyman’ is the one in which I hope to see your ‘historiettes’. - Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, [oktober 1929] Gistoux, mardi. Chère Eveline, Que de remercîments je vous dois! jamais je ne serai quitte avec vous. Vous m'envoyez des livres, des journaux, des photos, et last not least des lettres, comme si vous n'aviez pas mieux à faire; comme si vous n'étiez pas une femme et a lecturer très prise (je fais tout de même précéder le lecturer par la femme) et comme si parmi vos amis, moi, Eddy du Perron, j'avais déjà une place prépondérante et des droits sérieux à votre attention. - Prenez garde! vous me gâtez! By the way, non, je ne m'appelle pas Edouard. Mes parents m'ont baptisé Charles-Edgar, comme s'ils étaient des grands amateurs du couple Poe-Baudelaire, ce qui me n'aurait nullement déplu. As it is, il convient de parler d'une heureux coïncidence. - Mais pur les amis j'ai toujours eu ce nom de petit garçon sportif, ‘bright and breezy’: Eddy. Ce n'est pas beau, mais que voulez-vous? - Edgar du Perron, sonne presque aussi bien que: Roger de Leval; - Eddy, c'est un type dans la province, qui sait à peine nouer sa cravate et qui n'a pas écrit, ni n'écrira ‘Armillaire’. Nous avons tous ainsi notre petit point de vanité.... Bon. Je vous dois des réponses, des réponses - vous allez voir. Vous ne direz pas, du moins, que je suis un ingrat. Voici, pour commencer des photos. Ce sont les plus anciennes, à l'exception d'une seule qui me représente assez bien tel que je suis: un petit monsieur assez gros avec un visage d'enfant trop vite vieilli (oh, je me connais!) et qui vieillira encore ... C'est la photo numérotée 1. Je suis à droite; à côté de moi, au milieu, un professeur suisse; à gauche un ami que j'ai sauvé de la Bohème et que nous appellerons Oscar. Photo 2. La rivière, là-bas, aux Indes, ‘dans les pays’, comme disent les voyageurs marseillais, la rivière Tji Liwoeng qui coulait derrière notre maison, celle où je suis né, - en 1899, comme si je tenais absolument à ce 19e siècle que vous détestez et blamez. (J'y tiens d'ailleurs assez.) L'eau de cette rivière était brun-jaune, brun-rouge ou brun-foncé et contenait de temps à autre quelque caïman. Cela nous a pas empêché, ni moi ni les petits indigènes qui étaient mes amis, de nous y baigner tous les jours, de 2 à 4 h. de l'après-midi, heures pendant lesquelles mes parents faisaient leur siëste. 3. Photo prise aux îles Kangean - un petit archipel à l'est de Java. Le petit bonhomme en blanc est moi à 19 ans, âge où l'on commence à entreprendre les voyages d'études. Je venais - en ce moment - d'être démissionné comme journaliste. Aucun talent pour le journalisme, - même là-bas. Je vous envoie cette photo et les suivantes parce que vous aimez les décors. Vous devez aimer les lianes, branches, etc. dont s'orne celle-ci. 4. Même île Kangean. Les personnages à la Conrad sont toujours moi, et le docteur de l'île, qui était un espèce de prince, le dernier descendant de rois de Rotti (dont les habitants forment une nuance entre les malais et les papouas). 5. Ascension du mon Ettèng, toujours à la même ïle. Comme personnages, toujours moi et le docteur. (Je mets ‘moi’ avant ‘le docteur’ - ne faites pas attention, c'est par ironie...) C'est touchant - pour moi, pas pour vous, pour vous c'est tout au plus ‘intéressant’, ou ‘drôle’ - de me revoir ainsi; je n'ai pas regardé cette photo depuis longtemps. J'ai l'air d'un bon petit garçon. là, vous ne trouvez pas? et comme j'étais loin de la littérature! 6. Photo prise un peu plus tard, à Java, dans ‘la mer de sable’; la montagne à l'arrière-plan est le Batok, c.à.d. la Noix de Coco. C'est assez çà, d'ailleurs. J'espère que vous admirerez mon petit cheval australien. Il était poussif, mais brave: un petit cheval avec des petits poumons, mais un grand coeur. (Avec les chevaux, ce n'est pas rare). 7. Suite de la précédente. La ‘mer de sable’ est parcourue et nous nous trouvons sur le versant du principal cratère, le Brome (cela ne veut rien dire). Figurez-vous que tout ce que vous voyez est rose: gris, jaune et rose, mais le rose dominant. La dame qui est avec moi louchait; vous ne voyez pas çà non plus; mais comme c'est vrai, je trouve que je vous dois encore ce détail. Je me souviens encore que cela m'a même beaucoup dérangé, pendant toute l'excursion, et même après. Ce n'est pas réjouisant, une dame qui louche, même à cheval et même sur la pierre rose d'un cratère. 8. La fabrique de thé de mon frère qui est un ‘granzomme’ aussi, mais dans le thé et ‘dans le pays’ là-bas. C'est extraordinaire, ce qu'on peut gagner d'argent avec une fabrique laide comme cela. Le bonhomme en casquette qui rit comme si la fabrique était à lui, est encore moi. 9. Ici, je suis sérieux. J'étais, alors, bibliothécaire‘adjoint (le beau titre!) à la Bibliothèque de la ‘Société des Arts et Sciences’ - autrement dit: du Musée - de Batavia. J'avais vingt ans et un secrétaire javanais; noble javanais! Comme s'est beau, n'est-ce pas? Dire qu'il y a tant de granzommes belges et autres qui n'ont jamais eu un secrétaire noble-javanais! - Seigneur, rendez-moi ma jeunesse, mon titre et mon secrétaire... * * * J'ai dessiné trois étoiles, Eveline. J'ai encore d'autres photos, mais elles seront pour la prochaine fois. Sinon, cette lettre deviendrait trop grosse et mes trésors d'Orient risqueraient de faire naufrage dans la Manche ou de rester entre les mains d'un facteur anglais. Maintenant, soyons plus sérieux: je vais répondre à vos lettres. Re-3 étoiles: * * * D'abord la poésie anglaise. Ce que j'en pense? C'est grave ... Je crois que la poésie anglaise est beaucoup plus près de ce que nous nommons poésie (c.à.d. poésie supérieure) que la française; elle est plus en profondeur, plus intérieure, et elle tient - un peu comme la poésie chinoise - beaucoup plus à une Tradition. J'ai l'impression que de Chaucer, et Spenser, jusqu'à Rupert Brooke, il existe pour les poètes anglais, un Type de Beauté, de Grandeur et d'Idéal, qu'ils ne quittent pas impunément - (ou du moins, ils le croient.) Pour mon ami Roland Holst, qui est un grand connaisseur et avec qui j'ai souvent parlé de ceci: lui défendant la poésie anglaise, moi la française, votre poésie est résumé par 3 grands poètes: Keats, Rossetti et Yeats. Je crois que le choix est excellent. Je ne connais pas suffisamment le dernier, et comme vous dites, les anthologies n'apportent en général pas ce qu'il faut, mais le petit livre bleu que vs m'avez envoyé m'a permis de reconnaître que dans tout le bouquin, la voix la plus grande est celle de Yeats. - Mais je vous parle en ce moment dans un sens général. Personnellement, j'aimerais toujours plus des choses plus prononcées; pour employer un mot désagréable: plus ‘dynamiques’. Pour Roland Holst, Rossetti est infiniment plus grand que Baudelaire; et il parle même de la ‘grandeur absolue’ de Rossetti. Je ne crois pas à une grandeur absolue; cela me fait rire. Pour moi, Baudelaire sera toujours - non pas plus ‘grand’, cela m'est égal - mais plus ‘humain’, et par conséquent, plus cher, que Rossetti; non pas parce qu'il a écrit Une Charogne et des choses dans ce genre, mais pour Le Voyage et ce qui s'approche de cela. - Ce qui me manque dans la poésie anglaise c'est peut-être la Confession. Mais quand il faut se placer sur le point de vue de la Beauté (pure), je crois que la poésie anglaise est supérieure à la poésie française et probablement à toutes les autres poésies. J'aimerais beaucoup lire Yeats, Brooke, Masefield, Walter de la Mare, Ernest Dowson. - Qui est Clarke, dont vous me parlez? Il ne figure pas dans le petit livre bleue. - En attendant, les poètes que je relis sont ceux qui en tant qu'homme me sont chers: Baudelaire, Rimbaud, Tristan Corbière, Jarry, Apollinaire. (Quand je dis Rimbaud, je ne parle pas des Illuminations, mais des vers réguliers; les Illuminations ont trop servi à justifier l'effort d'un tas de nullités à paraître mystérieux et éloquents, là où ils n'avaient absolument rien à dire.) Vous allez faire la grimace - non? ‘ tous ces messieurs sortent du détesté 19e! Mais tranquillisez-vous: j'aime, non moins que ceux-ci, Villon, et Ronsard, et même une partie de Malherbe, et André Chénier. Par contre, j'ai toujours vainement essayé de goûter Racine. Je sais bien que c'est beau, et même mieux que cela, que c'est rempli des meilleures choses humaines, mais ce style-là m'incommode. Cette régularité, et cette cadence mesurée qui ne pardonne jamais - c'est trop fort pour mes faibles nerfs, je crois. D'ailleurs, je me console; si je veux me retremper dans cette grandeur humaine-là, je reprends Shakespeare. Ici, c'est le contraire de ce que je vs disais tout à l'heure; comparé à Shakespeare en plein force, Racine reste tout de même: un intelligent monsieur pommadé. Maintenant, abandonnons la poésie et la littérature. J'ai à vous répondre sur d'autres choses. Primo: sur Durham - et avant tout: re-merci pour le delicious scetch-book. Durham me paraît absolument admirable. On ne peut pas trop juger d'après des croquis, et même après des photos: l'éclairage y fait penser parfois à l'Italie (!) et n'oubliez-pas que je n'ai jamais été en Angleterre, de sorte qu'il m'est impossible de faire un ‘travail de transposition’; - mais tout de même, je suis sûr que j'aimerais beaucoup Durham, si jamais j'ai le bonheur de m'y trouver. J'aime mieux Durham qu'Abbotsford, en tout cas, malgré le portrait de Walter Scott qui m'a rappelé mes lectures de jeunesse. (J'ai lu à peu près tout W. Scott, ds une traduction neérlandaise, entre 9 et 11 ans, dans une île toujours ‘dans les pays’(!) où mes parents et moi étaient les seuls Européens, ce qui fait que j'ai joué Ivanhoe et The Black Knight avec des petits malais). - Savez-vous ce que je préfère dans Durham? Le pont dans la forêt qui se trouve tout à fait à la fin du livre. (Prebends Bridge.) Donc, si jamais je suis à Durham, et alors ce serait probablement avec vous, j'aimerais faire une photo de vous, là. Retenons-ceci. - Mais je ne me vois pas très bien parcourant l'Angleterre à vos côtés. Croyez-vous que vous trouveriez cela bien drôle de quitter vos conférences, vos amis mondains et savants (your learned and your society friends). pour montrer Oxford, ou Durham, à un petit gros monsieur surgi de Dieu sait quelles campagnes? Je n'ai plus la naïveté d'y croire. Je trouve déjà très étonnant que vous ayez trouvé le temps de m'écrire tant et si régulièrement mais jusqu'ici j'ai profité de l'anonymat, sans doute. - Ce que je vous dis là est entièrement vrai, je vous prie de le croire; ne pensez pas à une coquetterie quelconque! Je pense sérieusement que cela vous ennuierait beaucoup si je devais accepter votre invitation. Au printemps prochain, je pourrais aller avec Slauerhoff, ce qui changerait beaucoup les circonstances; nous logerions alors dans n'importe quelle auberge et nous irions jusqu'au bout - non pas du monde, et même pas de l'Angleterre, mais de nos ressources (pécuniaires). Vous nous donneriez de votre temps, ce que vous pouver vraiment ‘spare’. S'il y a une chose que je déteste faire à mes amis, - surtout à mes amis c'est m'imposer. Cet hiver il me faut absolument partir; c'est la ‘santé de l'âme’ qui réclame cela! C'est ainsi que je ne saurais encore vous dire où je partirai exactement, mais certainement que je partirai. Je supporte assez mal l'hiver dans les pays du nord; je suppose donc que j'irai vers le midi. J'ai vaguement rendez‘vous avec R. Holst à Ascona, au Lac Majeur, et avec d'autres amis à Lausanne. Mais je pense que je continuerai vers Naples ou Sicile. N'avez-vous pas envie d'y aller? je vous le demande à mon tour. Pourquoi n'iriez-vous pas passer un hiver ‘abroad’, c.à.d. dans des contrées plus chaudes? Nous pourrions nous fixer rendez-vous à Syracuse, ou à Alger, ou même Casablanca, si cela vous amuse de contempler Gibraltar! Si je pars, c'est avec l'intention de rester longtemps en voyage. Ce que vs me dites des étudiants d'Oxford correspond assez avec l'idée que je m'étais formée d'eux. Et pourtant, il y a qq. chose dans leur ‘absence de démocratie’ qui m'est rudement sympathique. J'ai vu le peuple de très près, et je vois de très près les paysans, - à Paris j'ai mené une ‘vie de bohème’ (en 1922) qui m'a mis en contact avec pas mal de gens dans la misère: je vous assure qu'on ne perd pas beaucoup à ne pas trop les coudoyer. En '22 j'allais là en quête de ce que vous appelez ‘romance’! Ce qui en est resté est un immense dégoût de ce qui est sâle (pitoyable ou non, peu m'importe). Dans Dostojevski la misère prend un caractère de grandeur qui fait qu'on l'oublie; dans les auteurs réalistes et autres (de Zola à Ch.Louis-Philippe), elle est comme elle est: rusée et bornée à la fois, profondément antipathique et sâlissante, ne vous y trompez pas. - Vous me dites aussi: ‘It is merely natural to play the game better if you happen to have near you some one you esteem & love - or some one whom you can't esteem but whom you love all the same.’ - C'est fort bien, çà, mais ce n'est plus l'amour du prochain, c'est l'amour to court. Que cet amour, pour ne pas toujours s'occuper de soi-même, condescend à s'occuper de quelques ‘autres’, c'est encore fort normal, et c'est même sage, puisque trop s'occuper de soi épuise. - Si donc, je dois répondre par une attitude quelconque à votre ‘philosophie nouvelle’, je puis le faire en raisonnant ainsi: - Miss Blackett, qui n'est pas satisfaite par son pessimisme, a décidé d'agir et d'aider ‘les autres’ tant qu'elle peut - ou bien: - Eveline souhaite, malgré tout, de trouver quelqu'un qu'elle puisse aimer, ce qui est tout à fait de son âge, n'en déplaise à son intelligence. - Vous pensez que ‘l'individualiste’ que je suis, préfère de loin le second raisonnement. Si vous croyez à l'Amour, faites de votre mieux pour aimer quelqu'un. Si vous n'aimez pas Humphrey, vous aimerez un autre, mais à l'encontre de la ‘slim, white woman whom everybody loves’, vous serez aimée, je pense, par somebody, que vous pourriez aimer en retour? si ce n'est aujourd'hui, ce sera demain. Je doute fort que ce soit éternellement un seul; quoique c'est possible. Mais peu importe, et je suis d'accord avec vous que çà doit être un seul (à la fois). Si vous preniez ceci pour du cynisme, vous n'auriez pas raison. Vous n'auriez pas tort non plus. Je vous parle sincèrement et je vous dis ce que je pense; et aujourd'hui, à 30 ans, je suis bien loin de penser que l'Amour est souvent éternel; c'est tout. ‘Eternel’ est un beau mot, n'est-ce pas? Mais les amoureux parlent ainsi. - Je crois davantage à l'amitié; mais les amis ne disent pas: ‘éternellement’; ils disent: ‘jusqu'à la mort’. C'est déjà très bien aussi. Autre chose - puisque nous parlons d'amour. Si vous deviez trouver votre ‘seul être qu'on aime’ ne tardez pas trop à l'adopter. A 22 ans, vous avez infiniment plus de chances, si vous y apportez beaucoup de sincérité. A partir de 26 ans, de 25 peut-être, cela devient beaucoup plus difficile, même quand on tend à rester très simple. On devient - malgré soi - si froidement critique, vis-à-vis de l'autre et vis-à-vis de soi-même; il n'y a rien de si désagréable que de se regarder aimer. - C'est comme quand on veut faire des chefs-d'oeuvres; on ne le réussit jamais que sous condition de penser qu'on fait une chose tout à fait ordinaire. Or, en Amour - avec grand A - on prend tout de suite ses dispositions; on se dit: ‘Ceci sera mon grand amour! Comme je sens que c'est mon seul amour!’ etc.; on y travaille, consciemment, et on est perdu d'avance; à le considérer plus tard on doit recourir à des mensonges ou s'avouer que ça ne ressemblait pas du tout à un chef-d'oeuvre. * * * Je dois encore vous parler de vos poésies, mais ce sera dans la prochaine lettre. - Merci encore d'Everyman et de John o'London, le premier me parait mieux que le second, j'y ai trouvé au moins des détails sur deux écrivains qui m'intéressaient: D.H. Lawrence et Arthur Machen. - Si je n'ai pas répondu à quelque question, insistez; vous voyez que je ne manque pas de bonne volonté. Il fait maussade maintenant à la campagne; je vis très enfermé. Si je vous écris longuement, cela n'a rien d'étonnant - comme quand vous m'écrivez -; quant aux propos que je vous envoie, prenez-les comme ils sont: ni capables de rétablir un équilibre, ni de le faire perdre. Croyez-moi cordialement à vous Eddy [du Perron] P.S. - Oui, envoyez-moi l'article ‘on Pedants’, mais sans trop d'attendre! Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, [oktober 1929] Gistoux, mercredi. Chère Eveline, Puisque j'ai encore des photos à vs envoyer, je continue. (Je n'ai pas voulu mettre tout dans la même enveloppe, pour qu'on ne l'ouvre pas, croyant y trouver des millions ou des bombes.) J'ai fait imprimer des photos à Wavre, une petite ville à 8 K.M. d'ici, ce qui explique pourquoi les épreuves laissent à désirer. Mais tant pis! - votre imagination suppléerai ce que l'appareil(ou te bain) n'a pas révélé. Donc: Photo 10. Prise à Bruge, au Lac d'Amour, fin '21. Je me sentais, en ce moment, très jeune poète (en vérité, j'étais, comme vous voyez, très petit garçon) et j'étais naturellement terriblement amoureux. J'étais en Europe depuis 3 mois tout au plus; j'avais rencontré à Bruxelles une jeune fille semi-italienne qui était devenue pour moi LA FEMME, comme ça; l'Inspiratrice; ‘la Muse et la Madone.’ ‘ Je vous envoie cette photo, surtout pour le décor; mais aussi pour le petit garçon, pour qui je réclame un peu de votre ... attendrissement. 11. Le même petit garçon, mais à Amsterdam. Il n'avait jamais vu sa soi-disante ‘patrie’. Vous le voyez ici sur le ‘Dam’ (la Bourse), payant un des fameux Isaäc qui y font le métier de cireur-de-bottes. 12. Vient le temps des premiers voyages, en Europe. Vous devez connaître cette plage, celle de Nice, avec le Casino de la Jetée. Vous m'y voyez avec un grand chien qui appartenait à un cousin, un garçon qui cessait d'exister, du moment qu'il n'était plus avec son chien. Je ne pensais qu'à Paris - à ‘la Bohème’, aux ‘artistes’! j'étais en pleine période romanesque (ou romantique), tant j'avais lu de de mauvais bouquins. 13. Ceci uniquement pour le décor. C'est La Turbie, près de Monte-Carlo. (Photo prise par le cousin, comme l'autre). Je trouvais tout cele bien beau, mais je m'ennuyais de Montmatre. ‘La Muse et la Madone’ ne m'aimait pas, ou pas assez, - c'était décourageant. 14. Voilà Montmartre; 1922. C'est chez Spielmann, Place du Tertre. Vous m'y voyez avec un juif écossais, un chanteur d'Opéra bordelais et un peintre marseillais. Je croyais que ça, c'était la VIE! - On buvais un petit vin bien mauvais. 15. Suite de la vie de Bohème: quelques mois plus tard. C'est à l'hötel où je demeurais, rue Tholozé (sous le Moulin de la Galette). A gauche ‘Oscar’ (de photo 1), mais non encore civilisé - en ce moment. il est ingénieur-chimiste en Suisse -, au milieu, moi; à droite un peintre grec, genre anarchiste, idiot du reste. - 16. Le petit garçon en amateur-bohème. Il a fait pousser ces cheveux et il fume un pipe. Il écrivait un roman, en ce temps‘là. ‘La Muse et la Madone’ était outragée! le petit garçon croyait toujours que çà, c'était la VIE... 17. Ceci est une des célèbres photos sans faux-col, qui m'ont fait définitivement perdre ‘la Muse et la Madone’. Décidément, elle ne marchait plus: ‘Vous vous faites photographier sans faux-col dans la rue!’ Moi, je tenais bon; je tenais surtout à lui prouver que c'était très sérieux. Dieux, que c'était enfantin! J'avais acheté ce chapeau spécialement chez le brocanteur. - A côté de moi, ‘Oscar’, qui, lui était un bohème veritable, un de ceux qui mangent rarement. 18. Autre photo sans faux-col, mais en bande. Je suis là avec un écossais, un grec, un suisse, un espagnol et un français. Pour cette photo aussi, Eveline, je réclame votre attendrissement. (Ces gens-là aussi, ce sont ‘des autres’!) 19. Avec le peintre Creixams - un Espagnol - et sa femme, dans leur petite chambre tout près du Sacré-Coeur. Là j'avais tout de même déjà un peu abandonné le genre sâle. Avec ‘la Muse et la Madone’ c'était fini, fini; j'ai dû me laver et acheter un chapeau genre américain. - De cette chambre-ci j'ai tout de même de très bons souvenirs; Creixams avait du talent et il savait faire un spaghetti à l'espagnole qui nous enthousiasmait! 20. Retour à Bruges. C'est le même Lac d'Amour de la photo 10. mais presque 2 ans plus tard. Vous voyez: le petit garçon ne rêve plus à la Muse, il ne trouve pas mieux à faire que d'enrager les cygnes. - Connaissez-vous Bruges? sinon, il vous faudrait y aller... * * * Mettez tout ça de côté, Eveline; vous en aurez d'autres. Puisque vous m'avez obligé à sortir tous ces souvenirs de leur tiroir, je ne vous épargenerai pas grand ‘chose! - Reprenez courage! mais préparez-vous à subir une nouvelle avalanche. Seulement, écrivez-moi d'abord de quel oeuil vous avez regardé ce petit passé et, si possible, be a martyr et ripostez par des ‘snaps’ de vous! Je voudrais aussi vous envoyer des livres. Dites-moi si vous connaissez Jean Barois, par Roger Martin du Gard, et A.O. Barnabooth par Valery Larbaud. Voilà deux livres absolument différents entre eux, qui appartiennent à ce que j'ai trouvé de mieux dans la littérature française contemporaine. Il vous faudrait lire aussi Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier. Je viens de relire vos 4 poésies. Ce qui est bien, là-dedans, avant tout, c'est le ton. Il y a une absence d'attitude, a straightforwardness que vous devriez employer ailleurs; dans des contes - peut-être l'avez-vous fait? Le second poème aurait pu devenir un petit conte assez poignant. Parlez-moi de Here, Sins and Music. Je tâcherai de me procurer le livre de Mme Gevers. Faut-il demander cela comme ça; ou a-t-elle un nom d'auteur? J'espère que ce n'est pas un livre sur la guerre? - Je vous avouerai aussi que je suis extrêmement peureux quand il s'agit d'aborder des auteurs belges. Y compris Maeterlinck et Verhaeren, qu'on vous sert toujours comme gros canons, la littérature belge d'expression française me laisse absolument indifférent. C'est gras ou c'est terne, et souvent tous les deux. Je ne parle pas des jeunes qui, sans exception, font l'impossible pour ressembler aux jeunes auteurs français. Il est très facile, de nos temps, d'avoir ‘du talent’. Qu'il s'agit de M. Purnal, de M. Norge ou de M. de Leval, je ne vois pas une différence de force ou de valeur, mais tout au plus une différence d'orientation. Les points de repère pour eux sont: M. Paul Valéry, M. Jean Cocteau et les Surréalistes. L'un patauge entre M. Cocteau et les Surréalistes (p. ex. Norge), l'autre entre les surréalistes M. Valêry (p. ex. Purnal, Closson). Quand je lis leurs poésies ou même leur prose, j'ai toujours envie de fouiller de type, de la déshabiller un peu rudement, pour voir si vraiment, il n'a pas autre chose, sous son gilet, que de l'ouate ou du crin. Ils jouent un drôle de jeu, qui consiste toujours à cacher ostentativement ce que personne n'aurait remarqué. Imaginez-vous que vous êtes la Poésie, Eveline, et qu'il arrive un monsieur, se disant poète, qui vient pour vous expliquer qu'il vous aime. - Toute Poésie que vous soyez, vous vous lasseriez bien vite si le monsieur continuait à vous parler de la chevelure des comètes, de ses maux des dents, de l'atrocité des réveils-matins, de la beauté des poissons et de la musique des sphères? - Ce qu'on a vraiment à dire ne s'exprime jamais comme ça; et que ce soit gentil ou jolie, je le veux bien - mais c'est un peu exaspérant à la fin de rencontrer des gens qui ne savent plus rien dire que des choses gentilles ou jolies, ou passant pour telles. La poésie française (et belge) d'aujourd'hui est pour la plupart du temps un gigolo un peu détraqué, qui s'est habillé en sibylle et parfumé chez Coty. - Et nous avons encore tant de choses belles et grandes à lire! - Moi, je connais ni Meredith, ni Hardy! Je vous quitte ici en vous serrant la main. Votre EdP. Jeudi. Ce matin avant d'envoyer ceci, je reçois les photos d'Oxford (Just Oxford.) Just! - quelle modestie! - Voulez-vous croire que toutes ces universités m'ont fait positivement peur? C'est bien beau aussi, et puis, mon Dieu, il y a la rivière, mais dans l'ensemble ça m'a surtout intimidé. Penser que dans tous ces bâtiments, des jeunes gens sont occupés à martyriser leur cerveau, guidés par des vieux seigneurs (au cerveau victorieux de toutes les tortures)! Et vous faites partie de ces jeunes gens-là, vous vous enfermez dans cette espèce de pudding genre ecclésiastique, qui s'appelle Bodley, et vous usez le marbre de St. Hugh's (qui me fait repenser à hug et à votre ‘philosophie’ là-dessus). J'aimerai infiniment mieux Durham, j'en suis sûr. Mais vous êtes bien gentille de continuer à rue gâter comme vous le faites, et moi, je continue à dire: merci. Merci, Eveline, you're quite a good girl. Vous êtes savante, sans doute, mais puisque vous êtes femme, vous êtes arrivée à faire s'accorder deux genres opposés. et à être cette contradiction‘en-termes: une charmante femme savante*. Votre ami de Gistoux. *Si vous me citez, ne dites pas: une savante femme charmante. C'est autre chose! et pas vous du tout, je pense. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 12 oktober 1929 21 Warnborough Road Oxford Saturday, October 12th 1929 Dear Mr du Perron, Your last letter was forwarded to Oxford this morning. I'm sorry, first, that you were mystified about my sister's photograph - & about mine too. Yes, of course I shall be pleased to send more snaps of myself - only I wish you wouldn't inflict posing on me. However. I'll be a martyr & get somebody to take some which you shall have as soon as they're ready. - Yes, do send some of you. I haven't the faintest notion of what you're like. - - Come to England - or don't go away too early from Belgium - for it would be jolly seeing you. - You would like Oxford, I think. But Durham ... Did you like the sketches? I discovered them one wet afternoon after I had been lunching with the Principal & was about to tea with one of the Dons - but had managed to slink away for a short walk around my old haunts. - Funny you liking that wretched ‘Wishes’ that I very nearly did not send. It's the sort of thing that makes me feel decidedly embarrassed when anyone remarks on it. - Yes, write to Oxford. I am, of course, not in College. (the corporate life is very nice at eighteen but when one is nearly twenty-three one likes to follow one's bents to the bitter end.) - but a four or five minutes' walk away. - I am reading ‘in Bodley’ & at the ‘Taylor’. A little before November 19th I must go up to Durham: if I'm lucky I shall be ‘Fellow of the University of Durham’ after my visit. - I haven't had much time to myself yet - but soon I'll put my foot down & have lots. - for there are crowds of things I want to do - & must do them alone. - I'll get some things of Oxford - so that soon you will know?? fond my England - Here are some of ‘Abbotsford’ in Scotland of the home of Sir Walter Scott, one of the best known of the historical novelists of the 19th century. The scenery is typically Scotch, with its mountains & pines and peace. - What do you think of Yeats? - the poet? I personally am very fond of him - & you ought to be too, I think. - I'm writing this just after breakfast - as I shall be spending the day being received formally into the University of Oxford. It's a nuisance. - Goodbye for the moment. Come to Oxford if you can, as I should be so pleased to show you round. - Believe me, Yours very sincerely, Eveline Blackett Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 12 oktober 1929 21, Warnborough Road, Oxford Samedi. 18h1/2 Dear Mr du Perron. (The other does not come naturally yet - so I'll wait a while till it does - .) - I got in a short while ago feeling a trifle tired after a very full day. Three things happened to keep the good old equilibrium: first, the loveliest sunset in the world. Secondly, some flowers some one had sent - & thirdly your letter - which, I believe, gave me most pleasure - & could have maintained the equilibrium all on its own. - I wonder quite what is in those two books. At lots of points were strings of women's names - & I cursed my ignorance of the Dutch tongue. Will you please translate one for me? Choose yourself - but don't alter anything. - I'll bear it cheerfully, whatever it is. - I probably detest half - or seven eighths - of the people I meet too. - but I don't think we're right in doing so. Poor devils! Lots of them have a lot to put up with. - As for the quotation from Gide, his point of view has its merits - but God knows I refuse to let it get into my bones. It probably is true - but I won't believe yet. I did for four years - but that did no good & lots of harm - to myself & to ‘the others’ - & so I'll give the new philosophy a fair chance to show its soundness. The British love of cricket, you know - which is merely the sportsmanship & fair play we begin to learn when we leave our cradles. - But my sense of humour loves ‘je prétends que s'il y a quelque chose de plus méprisable que l'homme, c'est beaucoup d'hommes.’ Tout à fait délicieux. As for the rest, I incline to believe in a ‘total’. Non pas ‘exquis’ mais un petit peu moins sordide. It is merely natural to play the game better if you happen to have near you some one you esteem & love - or some one whom you can't esteem but whom you love all the same. Mon Dieu, Norge, - c'est un des ‘granzommes’? Pourtant ..... my Belgian friends are relatively new. They are mainly students of Liège University with a scattering of young writers - & one Mme Gevers whom I know slightly - & for whose novel Ceux qui reviennent I have the greatest esteem. Try & read it. George Adam came in third for the Prix Verhaeren, I think. He was over in England a short while ago. - Then there is his friend De Keersmaeker who has a useful little aeroplane. (A propos, he came in second in the last Bruxelles - Paris contest). That's all. - I like them - for we're all young - & help each other a lot. - I am to meet Roger de Leval & the Princesse Arnimm who are very friendly with the Sitwells - but Roger de Leval's poetry sometimes gives me a pain - so probably I shall not be too enchanted. - Over here in England there are so many like him (according to the impression George gives me of him) - & I shun them like the plague. - For I too demand of a person that he be true. - Which reminds me of something I wrote last night after a rather boring evening spent over at St. Hugh's. In the first line there is a reminiscence (that came instinctively) of a well-known poem that goes: - ‘O fat white woman whom nobody loves, Why do you walk through the fields' with gloves?’ This is my sally. ‘O slim white woman whom everybody loves, O cold white woman, So cold & white And exquisite, Do you throb when the sun glows And the earth shouts & laughs? Does your heart Beat loudly When you come To love? I wonder if you could Love. The perfect waves in your hair And the perfect cut of your gown And the perfect smile on your lips Make me Wonder. Do you ever weep? Do you ever go mad with Grief & suffering & love & Hate? You hate, I think, but you hate in a Curious way, So perfect. So Exquisite. You live on Sometimes To a very ripe Old age, As women who are vulgar, who work, Or are merely Mothers. Do you never long to seize life in your fingers And eat it up Ravenously?’ Your plan about coming to England is ----- perfect. Only ----- next spring ----- is ----- a ----- long ---- way ----- off. I shall look out for a complete Rossetti on Monday - & get some snaps of Oxford for you to know it a little now. - Roland Holst is right in a way. We, of course, live in separate houses - & there is a certain amount of conventionalism whereby too free intercourse with the men is forbidden. However, when one researches as I, for instance, one is as free as the winds of heaven - more or less. - I've an old friend at Magdalen (where was the Prince of Wales - this is Magdalen's boast so let us not omit it) - Fellow of his college & a Double-First - & there is little difficulty about going round together. However, I'm not an undergraduate - so praps there's where the freedom lies. - The Oxford type of man does not particularly appeal to me really. He is usually somewhat shallow - that is, the aesthetes - or pedantic - in fine. He is not to my mind a ‘tête bien faite’. He lacks sympathy for the most part - & tends to treat every thing that is with perfect (or so he thinks) cynicism. He is just a trifle foolish - usually through not enough hard bangs from life - & not enough knowledge of all classes of people & all types of mind - & all kinds of nations. - Humphrey, my Magdalen friend, is a good soul - but he irritates (!) me often (I'm sorry but I told you I am perhaps more like you than you imagine). Of course, lots of them are profoundly interesting as lots of the women (for Oxford gets the pick of the brains of the country) - only too often that broad sympathy & delightful understanding through wide experience is lacking. - I remember writing an article on ‘Pedants’ - which I based mainly on Humphrey. I'll let you have it some day. - You others tend to have that broad sympathy even if you are naturally book-worms. Perhaps your democratic ways account for that. Or your temperament. England is a very snobbish country.- Don't worry, my dear. I shan't be able to give any more lectures for a while. To be frank, I like it immensely. When I have my doctorate - or before, if I decide as I am perhaps likely to do, that too much University life is bad for one. - I hope to lecture in some University. I nearly was appointed at Durham - but twenty-two is a rottenly babyish age. - I shall be going back to Durham in the middle of November - & with luck I shall become ‘Fellow of the University of Durham’. - Praps after Xmas I may go on to London. - as I'm a trifle too fond of moving round I want to stay long in this Oxford. - At the club of the British Federation of University Women, London, where I shall reside, are no undergraduates - thank God! - & there one can lead a sane normal independent existence - & see as much of man as one desires!! - As for hugging them indiscriminately, I think one arrives at the point of thinking that although it often does lots of good (yes, I admit that, too) - it more often praps does a deal of harm. At eighteen or nineteen or twenty - or even twenty-one - that may be well - but afterwards - Besides, one gets to the point of not wanting to embrace every man - or even a few - but just very occasionally - This should lead on to a discourse on love - but I won't attempt it. For one thing I respect it too much. For another, it may be that our views are quite divergent. For us, there is one man - & love is not merely passion but something much more solid - esteem & respect & friendship - as well as passion. I don't think I've found it yet - for I'm hoping that the ‘universal harmony’ will accord me something very complete & very lovely. - I had a feeling you were called ‘Edouard’. - Thank you again for helping to keep the equilibrium, Eddy. (Three cheers! It comes naturally, after all!!) Eveline Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, [oktober 1929] Gistoux, lundi. Ma chère Eveline, Hier soir - pour la lère fois depuis bien longtemps - je me suis remis à mon roman*, celui qui doit être la lère chose ‘définitive’ sortie de moi, et qui n'avance pas, parce que je me sens trop pauvre. Peut-être vous dois-je cette richesse momentané? - en tout cas, to the man, if not to the writer, vos lettre font a lot of good, soyez-en sûre. C'est pour cela peût-être que j'ai un peu peur de vous voir en personne, non seulement parce que je pourrais vous décevoir, mais parce que, forcément, notre façon de nous voir sera changé, après. C'est très bien d'avoir un ami - un grand ami - quasi-inconnu; et c'est moins fréquent qu'on ne le suppose. Mais soit, nous nous verrons - et citerons Shakespeare; ‘Come what come may’. Ceci ne m'empêchera pas de savourer notre correspondance comme elle mérite. Le jour où je m'embarquerai à Calais je ‘re-composerai’ moi-même, au besoin, quelques attitudes et quelques sentiments; du reste, on le ferait sans le vouloir: le jour où les lettres seront mises de côté pour que les personnages s'abordent, chaque personnage pour soi se rendra surtout compté de la partie inconnue de l'autre. - Non?... Ce matin, une nouvelle lettre m'est arrivée, en réponse à ma 2de série de photo's etc. En effet, nous avons de part et d'autre beaucoup à nous dire. Pourtant, cette fois-ci, je me mettrai surtout à vous répondre, pour ne pas trop embrouiller les choses. D'ailleurs, vous répondre un peu bien ne sera déjà pas si facile. Prenons d'abord cette lettre d'hier. - J'ai à vous remercier de cette page de journal intime; et oui, il m'a été possible de comprendre ce que vs avez exprimé là et d'accepter votre conclusion. Seulement, là où vous avez la tendance de juger la multitude par les unités, j'ai celle (habitude myope) peut-être) de juger quelque unité lui m'intéresse par - ou à travers - les multitudes; c'est vous dire que je fais profession d'ignorance quand il s'agit de constater que les humains sont ‘the most delightful, wretched, poor, dear, sweet creatures that ever were’, mais que j'accepte tous ces adjectifs pour vous, dans vos moments sombres. Je vous remercie aussi de m'avoir donné un petit rôle à remplir dans cette rêverie et ce désespoir. Si j'avais été près de vous en ce moment, j'aurais été sans doute fort malhabile à vous faire retrouver le ‘universal harmony’ qui vous fait défaut, mais je vous aurais volontiers dit: ‘Delightful, wretched, poor, dear, sweet Eveline, ne vous en faites pas trop - for this also will pass.’ Vous devriez mettre cela dans votre chambre (framed up), écrit dans votre plus ferme écriture. - Et puis, ayant dit cette bêtise peut-être, mais avec le ton voulu, je vous aurais, si vous me l'aviez permis, volontiers caressé les cheveux. C'est très apaisant pour une tête savante comme la vôtre, une main amie sur les cheveux; vous ne croyez pas? J'ai probablement tort de vous répondre à cette feuille de journal intime, par ce que, au moment où vous lirez ceci, vous serez redevenue forte comme un lion (je préfère que ce soit une lionne!) et six feet two, du moins moralement, de sorte que, si j'étais venu vous consoler en personne, je ne me serais senti qu'un petit gros monsieur bien inutile; j'en suis persuadé. Que répondre aussi à votre remarque que, en dépit de tous vos amis, vous serez toujours seule? On ne répond pas à des vérités pareilles sans avoir l'air d'être un veau. - Même quand vous aurez trouvé le Mari - j'allais dire: l'Homme, mais je me souviens que sa qualité première doit être celle d'avoir été reconnu digne du mariage - donc: même quand vous aurez trouvez l'Unique, l'Elu et le Mari, vous serez, au fond, aussi seule, par moments, qu'à présent. Je sais qu'il y a des mariages heureux, mais ce qui me gâte toujours ce genre de bonheur c'est que, pour y arriver, il faudrait commencer par mettre le tout sur un plan assez bas**; pour y croire profondément il faudrait avoir aussi un peu de cette simplicité frisant l'idiotie qu'on trouve en tel abondance dans les Christmas Books de Dickens. Vous savez comme moi que nous n'y arriverons jamais plus! (ma chère enfant...) Reste à s'illusionner avec les meilleurs moyens - dont le Mari et tout ce qui s'approche de lui, plus ou moins - pour oublier, le plus possible, cette solitude foncière et irrémédiable. Si les études et les grades académiques vous satisfont, très bien: cela fera donc partie des ‘moyens’. A 30 ans, oui, beaucoup de choses seront devenues plus simples; - à 40 plus simples encore. Et combien simples à l'heure de la mort! - Je crois que c'est Wilde qui un jour a dit: ‘Ne dites jamais JE’. - Je trouve que c'est bien plus drôle de dire; NOUS. Quand on dit NOUS, on dit JE - (exception faite pour le jargon des rois!). Vous ai-je parlé en ami? J'espère ... Imaginez-vous qu'avec ces paroles, je vous envoie beaucoup de sentiments chaleureux, affectueux, fraternels. (Il faut penser à une ‘fraternité d'armes’) Le tout à réserver pour les moments sombres; n'est-ce pas? * * * Maintenant l'autre lettre, celle de ce matin. Celle-là a un tout autre ton; un ton explicatif, ma foi. Je la suives point pour point. 1. ‘Whatever will that man think’ - etc? Je vous l'ai dit au commencement de cet épître: que vos lettres me font le plus grand bien. Et surtout, je ne m'imagine pas un instant que vous pourriez être amoureuse de moi. That's that. (Now go on! comme on dit chez vous, je crois, dans les publics meetings, quand quelqu'un a demandé: Am - I - plain?) 2. Photos. Passons. 3. Amour et Love. Vous vous imaginez un peu trop d'écrire à un français! J'ai vécu 8 ans en Belgique et en France, mais le fond est chez moi assez différent. Je crois avec vous que votre ‘love’ makes one strong, et que l'amour français en général seems to turn one into a weak-kneed sort of creature. - Je pense seulement, ce que je vous ai dit déjà, qu'avec les meilleures intentions et les meilleures conceptions de la chose, on peut se tromper, et qu'alors on se trompe plus cruellement. Je crois que l'amour français suscite moins de drames, en fin de compte. Mais je reconnais volontiers qu'à côté d'une réussite de votre conception de love, cet amour-là est surtout une très-agréble occupation d'épicuréen.*** Maintenant, dans l'image que vous me faites de la vie sexuelle de vos compatriotes, il y a, je pense, plusieurs choses à reprendre. Je pense que pas mal d'anglais ont - pour bien faire les choses, et bien éviter le mélodrame - leur wife in England et leur maîtresse on the continent. Il y a aussi l'exemple de la cour de George IV, et des bonshommes comme Douglas et Wilde qui me donnent à réfléchir. Mais ceci ne veut pas dire que je ne crois pas à la règle, celle que vs me peignez. Seulement, j'aimerais parler avec vous des exceptions; c'est toujours plus intéressant, je crois! 4. Livres à lire. Oui, il faut lire Le Grand Meaulnes, que tout le monde trouve si bien, sans que pour cela ce soit un livre banal. Il y a beaucoup d' ‘atmosphère’ dans ce roman, qui est assez près de ce qui peut être un bon roman anglais. (Au point de vue ‘moyens’.) Mais personnellement j'aime mieux Barnabooth, qui n'est pas un livre si simple que ça, mais un livre admirablement nuancé, vous verrez. Quant à Jean Barois, c'est surtout un livre fort: assez cérébral, d'une composition parfaite, et d'une simplicité de moyens, telle qu'on nele peut se permettre que quand on se sent très riche. Ne vs laissez pas décourager par les fragments du procès Dreyfus qui se trouventt au milieu; ce procès n'est traité que comme (ce qu'il était) un admirable prétexte. Ce Dreyfus, trop nul pour bien jouer le rôle d'héros, ou de martyr, n'en a pas moins été le centre d'un choc des personnalités 20 fois plus intéressants, et forts, et vrais, que lui-même. Barois et son groupe prennent part à la lutte, pour mieux s'affirmer. Une belle phrase de Claudel, Eveline (qui n'est pas un de mes auteurs préférés): ‘J'ai été partout, parmi beaucoup d'hommes es dans beaucoup de pays, et je n'ai remporté de partout que le témoignage de moi-même’. 6. Votre livre. Le titre que vs me donnez est très bien aussi: mais je préfère, je crois: Here, sins and music. Je croyais que vous alliez faire une espèce de satyre contre ces messieurs. (Qq. chose comme The Green Carnation de Hichens contre le groupe de Wilde.) Mais vous allez faire qq.chose de plus ‘constructive’; ce qui vaut mieux, Vous m'en reparlerez, j'espère? 7. Je vais faire l'impossible pour lire le roman de Mme. Gevers. 8. Oxford. Non, je ne m'étais pas representé les choses si ‘childish’ que ça! Mais ces bâtiments ne laissent pas de m'impressionner; il n'en est pas moins vrai qu'il a là tant de jeunes cerveaux en train de se bourrer de ‘learning’. Je comprends assez ce que ce spectacle peut avoir de grand, mais personnellement cela me paraît surtout terrible. - Mais vous ne savez pas à quel point mon éducation à moi a été négligée! A 8 ans je suis allé à l'école, pour 2 mois, ensuite, à 9 ans, encore pour 2 mois. Puis nous avons habité une île où mes parents et moi étions les seuls Européens. Là mon père. qui était le plus cholérique des planteurs, s'est fait mon instituteur - à son horreur et à la mienne! -; puis, à 12 ans, je suis encore allé à l'école, jusqu’ à 13 ans. A 13 ans j'ai failli devenir fou, je ne sais pourquoi, par excès d'imagination peut-être, je passais les nuits à voir' des scènes d'assassinat. Bon, cela ne s'harmonisant pas ave l'école, on me laisse de nouveau courir dans les prés. Entre 14 et 16 ans, j'ai pris des vagues leçons d'anglais, de français et de comptabilité! Je n'ai jamais compris pourquoi cette comptabilité, mais soit. Ces leçons, je les prenais chez des religieuses et pour l'anglais, d'abord chez un commerçant, ensuite chez un représentant de bibles (en 517 langues, je crois)****. A 16 ans, comme mon père trouvait que je ne faisais pas toutes ces études avec assez de sérieux, j'étais remis à l'école: au lycée. Dès le premier moment mon attitude était prise: je me sentais un homme libre, un héros de roman, absolument déplacé sur ces bancs ridicules. Comme j'avais beaucoup lu, je commençais à acter mes personnages: imaginez‘vous un gamin de 16 ans froidement ironique à la Wilde (par ex.) envers tous les professeurs? Ce qui les mettaient en rage, c'était justement que mon attitude n'était pas celle d'un enfant, ils ne pouvaient pas bondir sur moi et me gifler ou me tirer les oreilles; ils se sont donc contentés à me renvoyer coup sur coup. Ce jeu commençant à m'ennuyer je me suis laissé renvoyer définitivement en essayant de soulever la classe contre le professeur d'Histoire. (Je n'ai pas fait exprès, ce n'était pas pour lui donner une meilleure idée de la Révolution.) Renvoyé à 17 ans, je suis allé retrouver mes parents qui en ce moment demeuraient dans un village charmant, entourés de montagnes. Mon père, exaspéré, prenait des airs de burggrave (à la Hugo); moi je me préparais à repartir; si j'étais reparti alors, je serais en ce moment peut-être un aventurier du genre piteux: ceux qui dans ‘les pays’ font tourner (pour de l'argent) des disques de gramophone ou des vieux films ramassés n'importe où. J'avais un ami de ce genre-là chez qui je comptais aller. Ma mère m'a‘sauvé’, c.à.d. a fait revenir mon père, le cholérique planteur, à des meilleurs sentiments. Suivent deux ans - de 17 à 19 - où j'ai préparé, avec assez de zèle, un professorat (en langue néerlandaise). Mais à 19 ans j'étais devenu amoureux d'une institutrice plus agée de 2 ans, et ma conception de l'amour se rapprochant, sans doute, du ‘love’ brittannique, je voulais absolument l'épouser. Or, mon professorat n'aurait été décroché que dans cinq ou six ans. Par conséquent, je l'ai abandonné et me suis fait ‘reporter’ d'un journal là-bas, où, à 19 ans je tombais dans un cercle de vieux journalistes coloniaux, - qq. chose de tout à fait dégoûtant. Pourtant, je tenais bon; jusqu'au jour où mon institutrice***** m'écrivait qu'elle aimait un autre - qui, pour comble d'humilation, était un monsieur marié. Bon, j'ai expliqué à mon tour à un des vieux journalistes ce que je pensais de lui, ce qui veut dire que j'ai dû quitter le journal, assez précipitamment et en abandonnant mon salaire. J'avais vingt ans: je suis allé retrouver mes parents, qui se trouvaient chez mon demi-frère, cet homme devenue si riche dans le thé. Là, j'ai joué au tennis et fait d'autres choses de la même importance, jusqu'à ce que mon père, se résignant. me donne l'argent pour faire un ‘voyage d'études’ à travers Java. Je lui avais expliqué la chose ainsi: - ‘Mon cher père, je ne vaux rien comme journaliste. Mais comment voulez-vous que je sois un bon journaliste, si je connais rien à rien?’ - Il s'est laissé convaincre; j'ai voyagé. De ce voyage sont les premières photos que je vous ai envoyées. Ensuite, à 20 ans, comme j'avais étudié un peu les monuments bouddhiques et hindous à Java, j'ai obtenu cet emploi de bibliothéquaire-adjoint au Musée de Batavia, où j'avais un si beau secrétaire-noble-javanais. Sept mois après, mes parents, étant arrivés à vendre leurs terres, etc. partaient en Europe, m'invitant de venir avec eux. Vous voyez, Eveline, mon ‘éducation’? c'est à mourir de rire! - Comment voulez-vous que je n'aie pas (surtout) peur de vos institutions à développer le cerveau? - J'aime beaucoup l'anecdote du professeur et du prince. Etre Fils de Dieu est pourtant bien beau, après Jésus-Christ! Mais probablement, ce n'était pas le même Dieu. Dans l'Ancien Testament déjà, il y a le Dieu d'Abraham et ceux des autres. 9. Vos articles, etc. Après tout, oui, pour le moment j'aime mieux que vous me parliez de vous. Et puis, quand je serai à Oxford, vous pourriez me donner tout un paquet, peut-être, pour me tenir compagnie dans my garret. - Par contre, j'ai bien peur que vous vous trompez si vous croyez que je pourrais être ‘une tête bien faite’. Maintenant, après ce que je vous ai révélé sur mes ‘études’, je pense que vous n'y compterez plus. Et puis, que voulez-vous que fasse un auteur qui écrit en hollandais, pour ‘reprendre le monde’? Nous laisserons ça au vieux Montaigne. Je suis déjà bien content que mes historiettes, parues par hasard dans Variétés, m'aient procuré une charmante amie savante telle quelle vous! Demander davantage serait folie. 10. Ne vous inquiétez pas pour la traduction. S'ils ne vous l'ont pas renvoyée, ils le placeront peut-être d'ici un an. Est-ce qu'en Angleterre ils sont si vites à placer qq.chose? En Hollande les revues les plus sérieuses vous font attendre souvent six mois. Je serais riche si j'avais en ce moment l'argent de toute ma ‘copie’ qu'on doit encore placer! 11. Le P.S. final: Votre portrait, - Non, ne courez surtout pas chez ‘the photographer's’! Tous ces gens ont la sinistre manie de tendre vers la Beauté Générale de la Femme! et d'effacer tant qu'ils peuvent ce qui caractérise un visage. Si vous ne pouvez m'envoyer des ‘snaps’, tant pis; je viendrai vous photographier moi-même. - J'aime mieux que vous soyez ‘agreeable’ que ‘beautiful’; je suis mal à mon aise avec les femmes très beautiful, je suis comme balancé entre l'envie de les déshabiller et de leur tirer le nez; on ne fait jamais ça, bien entendu, mais avoir envie de le faire, même spirituellement, est déjà fatigant. Et soyez tranquille, votre visage, tout ‘lumineux’ soit-il, n'a rien de celui de ma ‘Muse et Madone’. Entre parenthèses: dans le recueil de contes que vous avez, se trouvent 3 histoires remplies de cette Muse, dont une: la première, est prèsque entièrement selon la réalité. Je vous les traduirai un jour; le premier (qui est aussi le premier du recueil) s'appelle Le Bien Meuble (c'est la Muse, ce bien-là.) Mais ce mot ‘meuble’ ou ‘mobile’ (roerend) a encore le sens d' ‘émouvant’ en hollandais. - Bon, je VOUS reprends. Vous avez donc 5 feet 2 inches; c'est ... c'est...? Mon dictionnaire me dit qu'un pied vaut 0,M. 324. Cinq pieds, 1 M. 62. Reste les 2 inches. Un inch, vaut 2,54 c.M. Deux inches, 5.08 c.M. Donc, vous seriez: 1 M.67 à peu près; ce qui serait un c.M ½ plus que moi, - Ne pourriez-vous pas, avant de me montrer Oxford, diminuer de 1½ c.M.? Si vous étiez six feet two, je me serais résigné. Maintenant, c'est humiliant! Mais je vous battrai à plate couture en grosseur - you can lay to that! A bientôt, Eveline. Ne quittez plus le bon chemin; faites attendre les autres et écrivez-moi. Votre E. * Il s'apppellera probablement: Les Incertains. Mais il n'y a qu'un quart de fait, à peu prés 100 pages. ** ou médiocre, si vous préférez... *** Ce qui est tout de même déjà pas si mal que çà... **** Cela s'appelait The British and Foreign Bible Society, et c'était aussi très-impressionant. ***** Pas mon institutrice, mais ma bien-aimée qui fut institutrice. P.S.- Je ne partirai à Brux. que merdredi ou jeudi; vous devrez donc attendre pour les livres. J'espère les trouver tous trois. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 17 oktober 1929 xvii. x. xxix. My dear Edward, - The disclosure of your real name has come too late. When you told me you were ‘Eddy’, - I immediately jumped to conclusions, & mentally baptised you. ‘Eddy’ was impossible. First of all, an ‘Eddy’ français is usually a rather foolish young snob who plays tennis in a very elegant way - & wears loud ‘pullovers’. - The ‘Eddy’ anglais is, on the other hand, a very plebeian person. - So you see ... Besides, you are exactly what an ‘Edward’ should be: you have dignity & reflection & sympathy - which is the complete ‘Edward’ to me. - Don't ask me to call you ‘Edgar’. It took me a big effort to get to the point of calling you ‘Edward’ - & you wouldn't like to put my strength to the test again, would you? - The snaps are very jolly. I love the secrétaire noble - javanais! He looks exactly the Javese counterpart of our English butler! I can imagine him murmuring ‘Dinner is served, my lord’ - with the accent peculiar to his section of the world. - As for you, I like you very much indeed. You look so tired & sad that again I had an immense desire to hug you as one hugs little boys that fall down & bruise their knees - & say ‘Never mind: it will be better soon’. - The little horse with the little lungs & the big heart has all my affection. (Horses are sometimes like human beings in this respect, aren't they?!!) - I am glad you like Yeats. He is Irish - i.e. Celtic - & Celts make good poets. There is Sir James Barrie, the novelist (he is Scotch), whom you should like - & John Synge the playwright. His Riders to the Sea is one of the loveliest things in the world. It has that austerity, that calm, which we Britishers hanker so much after. - Clarke is Irish, too - & unites the ideal poetic traits of aesthetic sensuality, fantasy, idealism in his last volume. - I'm afraid the 19th century in England does not appeal very much to me either - until one gets right to the end of it - when you were born! - As for Racine, I think him the most perfect of messieurs pommads in the moral sense - as Watteau in another sphere. - Yes. Prebends Bridge is one of the nicest spots on earth. Do you know, although I am fond of Oxford, I must treat it in a detached way - & not as Durham. Durham for me is everything that is le plus vrai: Oxford's elegances seem trivial beside Durham's noble piles. At Durham one can reach some sort of deep understanding of things - of the ‘universal harmony’ that I love so much, here one can merely have a very adequate knowledge of superficial commodities. Standing on Prebends, looking down into the river & the forest beyond, one would fain weep slow tears - because of the beauty of things, their dignity - but because one cannot, after all, get into the very heart of the universal harmony. - Oxford is delightful: Durham is fine. The social life is much the same - but the Cathedral & atmosphere of bishops & canons & - God - adds something else - a sort of absolute beauty - an English solidness - that Oxford lacks. - Last night over coffee chez Lady Pamela Bourne who really isn't a bad sort, I suddenly thought of Durham, in the midst of a long gushing monologue by an ‘aesthete’, - &, good God, I could have wept. Being a nicely brought up young woman - & English therewithal, - I merely tightened my lips together - & then gave a monologue too. - Only - only - Why on earth shouldn't I be pleased to show you our Oxford? I have sufficiently loosed myself from the enslaving bonds of convention to be honest always. I tell you I like the petit gros monsieur. (I wish to heaven he hadn't looked quite so hurt about life on the snap - for it leaves me yearning to go & murder all the offending persons or annihilate all the offending things) - & we Britishers do not come easily to saying that. - It would be delightful if you could come over to Oxford - soon - before you go away. - Your suggestion about Syracuse, etc. is jolly. I shall meditate a while thereon. - Oxford is so near to Belgium. I've got to be here to keep term - & you, I suppose, are tied with business of various descriptions. It is a pity. One thing, however. The climate is very mild at Oxford - & we have lots of sunshine (personally I much prefer rain having a good streak of Celtish blood in my veins). Does that tempt you? - It would be good to be entirely & absolutely & all the time ‘vraie’ - as by the sea up in the North - with Peter, my dog, & the rocks & wet sand & sea-gulls. Come, if you can, for a short while. I should love to have you ‘impose yourself’ on me. - Miss Blackett qui n'est pas satisfaite par son pessimisme - (ni par son égoisme) - a décidé d'agir et d'aider ‘les autres’ - (comme a fait toujours sa maman, la femme la plus magnifique qui soit: elle est chértienne en plus: de là my respect for christians - although I am so far merely an atheist) - tant qu'elle peut. - Bon. - Eveline veut bien trouver quelqu'un qu'elle puisse aimer - mais elle n'y tient pas trop étant donné le passé. - I am sorry to have to add that I have been engaged seven times - but therewithal I have seven good friends still. - I'm a little wiser than I used to be: - I believe in love & believe in friendship - & everything - perceiving that all that is necessary is a happy hazard on the part of the Fates. Not loving in the inter-sexual sense. I hang on to friendship. You who believe that l'Amour est loin d'être éternel, are merely unlucky - like myself. But doubtless you know, as I, quite a number of people who have discovered this sort of harmony. It seems to me that I shall be far more capable of loving (in my sense) at thirty, than now - for then assuredly I shall be much more sympathetic (after eight more years of bothers) - & much more understanding. - I attach very little importance to passion - as far as love is concerned: for one can find real content in embracing quite a number of men (sans que ce soit sale: I mean that the fact of embracing a number of men can be good & sound & not leave one with the feeling of disgust which according to ordinary English canons should come) - but one would probably not for anything marry any one of them - simply because one does not love any one of them. Love, I take it, is something solid to build on: like interest, mutual respect & admiration, through knowledge of each other - & passion. All that one can get at varying degrees - but one would fain have something completely satisfying, morally, spiritually & physically - & certainly at thirty, one ought, - being a more complete entity, one ought to have less difficulty in understanding totally. - Aren't you married? I imagined you to be. Have you any dogs or children - both of which are rather jolly things? - Try & come over to Oxford, petit monsieur gros who sounds very charming & very vrai. It would be a pity not to know each other really at once. - Eveline. - 21, Warnborough Road, Oxford. I don't at all know your circumstances - but could arrange a hotel or an apartment or rooms - or room - or garnet - according as you desire. - Come. It's warm here. - Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 19 oktober 1929 xix. x. xxix My dear Edward, - I suddenly thought with horror yesterday, ‘What-ever will that man think of my writing so much to him?’ - Horror - for an instant - & then I remembered that we are broad-minded young people - & this morning the new letter put things right - that is, we both want to write quite a good deal. - That's that. - The snaps ... I like the ton-ton, your attitude towards la Vie de Bohème Oscar - le type d' ‘indifférent’ bohémien - sur les photos au moins - la photo du petit garçon qui consulte le vieillard - the sad tale of the Muse et la Madone - et surtout et surtout les cygnes qui font rire le petit garçon - A propos de la Muse et la Madone. I like our British conception of love. We ‘flirt’ more than you others - but our flirtations are deliciously simple - almost childish - & are restricted to youthful kisses & hugs that do one good when one is very young. Then love. I think I told you that we believe in loving one person a very great deal - & if we marry that person, we rest loyal till the end. (This is another side of our idea of playing the game.) Besides, the Englishman would be horribly frightened at anything approaching melodrama (as might arrive if he had a maîtresse as well as a wife) One doesn't have a maîtresse as well as a wife in England - first, because it never enters the head of an Englishman to do so (et je connais bien mon pays et ma race) - & secondly, because his love for his wife includes a good deal of genuine friendship as well as conjugal affection. - The Englishman is usually a virgin when he marries. This is absolutely true. As I said above, the notions of sportsmanship which are inculcated into him from his earliest childhood leave him a little horrified at anything that is not ‘sain’ - & for him love & marriage go hand in hand - & anything else would not be ‘sain’. For instance, on reading Adolphe he says to himself, ‘But why the devil didn't the count marry his lady if he wanted to live with her?’ (You know the man whose mistress Adolphe got in tow with). - I remember being profoundly horrified at the French system of maisons publiques. Of course, they exist in England - but, call it hypocrisy, if you like, I prefer our unsupervised brothels to your state-supervised ones. - Your young men of twenty are already versed in everything that appertains to what they call ‘amour’ - which, to my English mind, is a poor sort of substitute for our magnificent ‘love’. L'amour français seems to turn one into a weak-kneed wretched sort of creature - whereas ‘love’ - our English love - makes one strong. - So much for ‘love’: Everybody tells me to read Le Grand Meaulnes - & I haven't done so yet. Melle Molino, my French friend here at Oxford, knows the other two books you mention - & speaks of them as being ‘simples’ & ‘vrais’. - Which reminds me of my novel. Unfortunately, you have not rightly interpreted my hieroglyphics: the title is not & never would be ‘Here, Sins & Music’ - which would be possible with any of the Huxley - Beverly Nichols - Frankau group - but not with me. The real title is ‘HERE, SIRS, FIND MUSIC’ - which alters things a great deal. Knowing me a little you will at once understand it. I am persuaded that contemporary cynicism is all wrong - & I would talk a little of my ‘universal harmony’ - pains of necessity, the messes one gets into in life - but show the harmony running through to the end - provided there are a few people that try hard to get at it. The title was suggested by the words of a historian of Eisenach, Bach's birthplace. ‘Claruit semper vitas nostra musica’, he wrote first in honour of his city - & then he proceeded to form an anagram on these words - thus ‘I senacum en musica’ (Here, sirs, find music’) & ‘en canimus’ (‘listen, we are singing’.) - I've got to point out the harmony of things - do a creative work - & not a destructive one. - Mme Gevers writes under her own name. Her novel is not about the war. - Finally, Oxford. Last night I got in round about midnight feeling horribly worn out with the ‘social life’ of Oxford. I determined that today I should get back something solid - to my own little personal life - & I'm beginning well by being ‘vraie’ with you. You have rather mistaken notions about Oxford. I see you imagine it to be rather like an overgrown ‘lycée’ where all the students are treated as very little girls & boys - & made to conduct their lives according to the pattern set for them by a number of narrow-minded stoical professors. - In a University such as ours, there are people of all ages, temperaments, races & tastes - & even the Fresher of eighteen does exactly as he likes. He attends lectures if he so desires - or he does not - just as he pleases: he lives strictly according to his personal bent - For the Freshers, there are one or two restrictions - such as the rule of getting back to college somewhere before 11.15 p.m. - the rule of not visiting men alone in their rooms, etc., etc. - which really does not interfere at all with things. If one wants to have a ‘tête à tête’ with a man, there are cafés & restaurants - & the English mind does not see the likelihood of sexual intercourse taking place - or of nights spent together. You understand? We believe in control - in thinking twice or more than twice before making a decision. No, Oxford is the home of free-thinkers & aesthetes among others - the free-thinkers & aesthetes will not stand close supervision. Besides including all sorts of representatives of our aristocracy, it includes the choicest brains of England - & do you for a moment imagine that the Heads of colleges could treat these people in the way you think? - Therewithal the ‘vieux seigneurs’ are themselves the most liberal of thinkers - who themselves have lived hectic lives at certain moments, have been the maddest of modernists & so forth. - No, it is all rather delightful: our reunions at all hours, our ‘tête à tête’. - The only flaw is that one hasn't much time for one's own personal meditation & work. For that reason, I chose to go to Durham first where I could build up a fairly sound philosophy of life on which to place a vigorous social one. I am glad of it, now. - Thank you for thinking me a ‘charmante femme savante’. I am perhaps too a ‘savante femme charmante’ - tout en étant toujours plus ou moins sincère. - I have learnt the art de plaire à tout le monde à peu près without foreswearing my principles. - I would like you to read the Requiem of Humbert Wolfe - an ex-Oxford man & one of our greatest modern poets. You will like it. I'll go down this afternoon to Blackwell's (the loveliest of book-shops) & see if they have it in stock. - Goodbye, my dear, for now. I like you very much indeed. Eveline. I forgot to see about Rossetti - but will do that too this afternoon. - P.S. This small anecdote will illustrate the broad-thinking of the ‘vieux seigneurs’. Prince Chichibu came up to Oxford some time ago (he was very friendly with Humphrey) - & when he went to say bonjour to the principal, he added, ‘My name means “Son of God”. Perhaps you would prefer me to adopt another while I am at Oxford.’ The principal returned rather drily: ‘Oh, we are used to having the sons of great men at Oxford.’ - Isn't that lovely? - 21 Warnborough Road, Oxford. P.P.S. I don't know what on earth has happened to the translation. It hasn't been returned - so it hasn't yet appeared. - If they return it now, I shall feel ‘squashed’. P.P.P.S. A plus tard mes articles, etc. Better to consecrate my correspondence for the moment to ‘human’ interests purely - for I want you to know me - as I would fain know you - the man as well as the writer. - Besides, I have very few of my things here at Oxford - & time is passing at a diabolical speed. - And there are so many writers - & so few ‘men’ = ‘têtes bien faites’ pour reprendre le mot de Montaigne. One needs sympathy at this stage more than literary notions - which so many others are ready to pour out. - On that basis, the literary notions will prove more interesting, pas? P.S. final. - Same day. I'll hie off to the photographer's. I am dark, have brown eyes, & quite an agreeable countenance although I'm not by any means beautiful. I am 5 feet 2 ins. in height - which for us is rather on the small side - as our Amazons are usually about 5 ft. 6 ins. - I am quite strong-looking - although I seem to be losing my youthful plumpness. George says I have a ‘visage lumineux’ which reminds me of the Muse et la Madone. - A lot depends on what I wear. Pullovers of ‘Fair Isle’ pattern make me feel really English - & evening gowns of the latest mode with trailing arrangements down the back turn me into a gracious lady, far removed from dogs & rocks & sea & wet-sand & pullovers. - Do you know, I'm liking this correspondence immensely. ‘The others’ wait while I write to you. Will do them good. - Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, [oktober 1929] Gistoux, mercredi. Ma chère Eveline, J'ai dévoré le Requiem de M. Wolfe. C'est très fort, et très ‘clever’ aussi, mais dans l'ensemble c'est trop combiné, à mon goût. Il y a de très belles choses, il y a des choses que je ne comprends pas (des mots comme ‘unassuageable’; que je n'arriverais même pas à prononcer), et je suis convaincu que M. Wolfe ‘forgets about the gutter and seeks the stars’ (même trop continuellement), mais enfin, l'homme qu'est M. Wolfe me laisse assez froid. C'est toujours très dangereux de faire des poèmes comme celui-ci, avec un plan, probablement fait d'avance; une construction poétique avant tout; - et je veux bien admirer les moyens qui lui ont permis de réussir cette construction, et d'y mettre pas mal d'accents émouvants; bref, je peux croire facilement qu'il est dans ‘the great tradition’. Mais encore une fois, pour que j'aime un poète, il faut que l'homme me touche, et je devrais lire autre chose de M. Wolfe avant de pouvoir juger de l'homme. Après tout il a raison peut-être, quand il dit dans la dédicace (qui est très belle): ‘I only know this poem is not mine’... Il y a aussi, dans la poésie anglaise - et souvent dans la poésie hollandaise d'ailleurs (celle de Holst par example) - cette tendance de faire des images abstraites, si je peux dire, qui glissent toujours sur moi. Ainsi, dans ce livre p. 64, à un moment assez direct et même assez poignant, je me sens ‘jeté dehors’ par cette image: ‘the dark horizons of surrender’. Pour votre esprit c'est peut-être très clair; pour moi c'est un puzzle. Je peux faire ce que je veux, je n'arrive pas à me représenter the dark horizons of surrender. C'est la seconde partie de l'image qui me rend stupide. Et ceci n'est qu'un (petit) example. Quand à l'oreille de M. Wolfe, elle est parfaite. Là surtout je ne peux que saluer le maître! (et le mètre). Je vais relire ce Requiem; de temps en temps un petit peu, pour voir s'il gagne à être lu ainsi. Ce serait bon signe! Dites-moi pourquoi vous avez l'air de tant détester M. Aldous Huxley. Son cynisme est-il si terrible? et n'est-il donc pas, comme presque tout cynisme, l'expression d'une sensibilité un peu trop grande? Je n'ai jamais rien lu de lui; mais Holst m'a dit qu'il existe de lui un recueil, où se trouve un conte qu'il trouve très bien et qui s'intitule: Two of three Graces. - Dans une des deux revues que vs m'avez envoyées, j'ai vu qu'on reprochait à M. Beverley Nichols d'avoir écrit une autobiographie à 25 ans. C'est un genre de reproches que je trouve idiot. Si cette autobiographie est sans intérêt, tant pis, - mais elle n'est certes pas parce que l'auteur a 25 ans! Croire cela, serait croire que l'autobiographie d'un imbécile a des chances d'être intéressante, pourvu qu'il l'écrive à 70 ans. Mais les ‘reviewers’ sont 9 fois sur 10 de bien pauvres créatures. Dites-moi ce que vous reprochez à M. Beverley Nichols. En général ces pauvres cyniques sont - à les considérer de près - ceux qui répondraient le plus spontanément à votre besoin de vous dévouer. Go and try! (my dearest child...) Je vous transcris ici deux strophes d'un tout jeune homme, Jean de la Ville de Mirmont, tombé à la guerre à 24 ans et qui n'a laissé qu'un tout petit volume de faibles vers et un recueil de contes. Les vers sont en général très faibles et souvent à la manière de quelqu'un, mais ces deux strophes-ci sont à mon sens tout à fait charmantes. (J'aimerais les mettre en epigraphe dans de mes livres.) ‘Insouciant, bien qu'obstiné, Je suis doux comme Robespierre, Et je voudrais guillotiner Ceux dont la tête m'exaspère. Car dans le monde j'ai souffert, Plus que la chose n'est permise, Des gens grossiers, des mots amers, Et de l'éternelle Bêtise.’ Comment trouvez-vous cela, Eveline? - Cela ne vat pas Rotrou? * * * Jeudi. Aujourd'hui pas de lettre de vous. Vous avez eu tort de me gâter; maintenant, un jour qui ne m'apporte pas une lettre de vous, me paraît cruel et vide. Pour trompez l'attente, je vous traduirai aujourd'hui Le Bien Meuble; petit ouvrage de mes 23 ans. * * * Jeudi, soir. Erreur: voilà votre lettre venue ‘par avion’ - et qui m'arrive cet après-midi. Je vous dois une réponse immédiate à celle-là, sans attendre les réponses que vous m'annoncez. Il m'est pourtant assez difficile de vous répondre bien. Oui, si vous étiez là, cela simplifierait les choses. Maintenant ... J'ai un peu l'impression de devoir choisir entre deux rôles: celui de fat, et celui de ‘traître’. D'abord, oui, je suis marié. Si ma femme m'aime? - Oui, beaucoup. D'un amour simple, trop simple peut-être, restreint même, si l'on veut - mais certainement très vrai. Ma femme: puisque vous ne voulez pas me la décrire - est grande, blonde a 22 ans, comme vous, et sait à peine écrire. C'est une fille de mineurs; du ‘pays noir’, Charleroi. - Si moi je l'aime? Cela dépend. Dans un certain sens: beaucoup; l'affection qu'on peut avoir pour quelqu'un sans défense dans la vie: myope, malhabile et certainement très bon. Dans un autre sens: celui de l'Amour - elle n'existe pas pour moi. C'est pénible de l'écrire comme ça; mais puisque vous voulez que je sois vrai ... Au point de vue Amour - ce que je consens à appeler ainsi - il n'y a eu hélas qu'une femme dans ma vie: ‘la Muse et la Madone’; non pas, parce qu'elle était bien, - Dieux, non!, - mais parce que moi, en ce moment, j'avais 22 ans, je ne demandais qu'à me dévouer. - J'aime votre spontanéité, Eveline, toute ‘British’ que vous soyez; vous êtes d'une jeunesse magnifique. Laissez mes 30 ans vous consoler. Alors, vraiment, vous avez l'impression de m'aimer? (Vous me pardonnez d'appeler les choses par leur nom.) Attendez jusqu'à ce que vous m'ayez vu. Vous vous laissez emballer par vos pensées, par une image qui doit 8/9 à votre invention. Je vous assure que je ne suis pas le genre d'homme qu'une femme aime. Je suis peut-être sympathique, mais je suis vraiment, avant tout un enfant un peu vite vieilli, gros, assez mou, un peu ... un peu ‘pacha’. Mon mariage? j'avais à le faire. Je vous dirai plus tard pourquoi. Mais je l'ai fait aussi parce que je ne croyais plus au véritable Amour. Après ‘la Muse et la Madone’, j'ai ‘aimé’ encore quelques femmes; c'était piteux. A un certain moment - il y a un peu plus qu'un an - je me faisais pitié à attendre l'Amie, la Vraie - et parce que je trouvais qu'en somme je la méritais bien peu et qu'il y avait 9 chances sur 10 que je ne la rencontre jamais, j'ai épousé cette fille à un moment affreux de sa vie, parce que ce mariage, pour elle, pouvait changer 1000 choses. Pour moi, il n'a rien changé. Je suis toujours le même petit bonhomme de jadis - (au fond on ne change jamais!)- seulement un peu plus gros et plus résigné. Je vis avec ma mère comme jadis, et comme jadis, quand je veux, je voyage. Avec ma femme tout ceci est loyalement arrangé. - Si nous repartons de ceci, je vous donnerai quelques détails et tout vous sera clair comme - peut-être pas comme un beau matin de printemps mais comme certains soirs d'automne, quand le soleil vient de se retirer! (On fait de belles images quand on arrive à expliquer sa vie mariée!) - Que ceci vous suffise pour le moment: j'ai épousé ma femme 1o parce que, dans toute sa simplicité, elle se croyait ‘une chose finie’; 2o. parce que j'étais, fatigé de me cacher derrière quelques rêves et quelques ‘possibilités’. A part cela, Eveline, dear, à l'encontre de la conception du British lover, j'aurais une peur immense, moi, d'épouser la femme que j'aime. Et même, je crois, d'être toujours avec elle. - Après y avoir beaucoup pensé, je crois que l'Amour idéal, pour moi, serait celui entre Tourguéniev et Pauline Viardot: deux personnes indépendantes, se retrouvant quelque temps par an, pour être, pendant ce temps-là, parfaitement heureux ensemble, ensuite retournant chacun vers ses occupations et sa vie. Il y avait là un dosage merveilleux du ‘désir’. Seul, le désir est infini, a dit quelqu'un, je ne sais plus qui; mais je crois que c'est tragiquement vrai, - Je ne rejette pas votre conception du bonheur conjugal - à 22 ans j'avais trouvé cette formule: ‘ma femme sera mon meilleur frère d'armes’ - mais, être heureux sur ce plan-là, c'est déjà, ne vous y trompez pas, renoncer à une certaine grandeur. L'Amour - ce qui mérite nom - est une chose infiniment délicate et difficile; on dirait que c'est une chose causée par certains microbes extrêmement fragiles qui ne peuvent vivre que dans une température tout spéciale. (Ne dites pas que je suis cynique parce que je vous envoie cette ‘image’.) - Tourguéniev est arrivé bien loin à maintenir cette température; il a fait tout ce qu'il pouvait parce qu'il tenait à cette seule femme, chez qui d'ailleurs il est mort, dans une petite villa, je crois, à Bougival, quand il était passablement vieux. J'ai trouvé cela toujours un exemple encourageant, parce - étant 30 ans, dear, et plus 22 - je ne crois plus du tout à Tristan et Isolde. Voilà. Maintenant, permettez-moi de regarde ‘froidement’ - comme disent les grands capitaines - ‘la “situation”. Vous êtes malheureuse, par ce que je suis marié? parce que, étant marié, je ne pourrais jamais vous prendre dans mes bras? Secouez votre savante tête et riez. D'abord, quand vous m'aurez vu: en chair et en os (et plus en chair qu'en os!) je pense que ce désir, qui vient entièrement de votre imagination, vous aura quitté pour une grande partie - sinon tout à fait; et puis ... Mon Dieu, si ça continue: vous me direz ce que vous voudriez que je fasse. Si votre désir est le plus fort, nous verrons bien ce que nous ferons; si votre conception brittanique exige que je disparaisse, je disparaitrai, sinon, je resterai, pour vous consoler, pour être aussi vrai et autant votre ami que vous le voudriez vous-même. Je vous aime beaucoup, moi aussi, et pour rien au monde je ne voudrais vous faire souffrir. Je me sens bête à vous parler ainsi, je laisse à vous le soin de prendre de cette lettre seul ce qui est bien et de me pardonner tout ce qui a pu vous déplaire. Croyez que je vous respecte, que je vous trouve charmante, et vraie, et délicieusement spontanée et jeune. Vous êtes - je me le disais un de ces jours - tout à fait le contraire, il me semble, de la ‘Muse et la Madone’ - qui en ces temps-là avait 22 ans comme vous, mais qui, avec tout son charme italien (elle était florentine) n'avait pas l'ombre de spontanéité. Vous m'avez dit dans cette lettre-ci une chose qui m'a fait un réel plaisir: votre attitude, de blasphème dans les moments durs, votre envie de prier dans les grands moments clairs. Je suis, en ceci, absolument comme vous; du moins là nous blasphémerions et priererons comme un seul coeur! Quand j'ai fait la Prière de Male-Mort j'avais depuis 2 ou 3 mois l'impression de marcher dans un sac; - quand la vie est douce et chaude, j'ai comme vous l'impression que tout cela nous doit venir de quelque bon Saint-Nicolas très-supérieur, qui pourrait être, après tout, Dieu. Voilà, ma chère, pour ce soir. - C'est tout de même dommage que vous ne soyez pas là. Vous n'auriez-pas voule que je vous ‘lisse’ les cheveux: je n'aurais pas envike de les lisser. p1utôt de les mélanger ... - Vous m'avez rendu très fier en m'écrivant si spontanément. J'aurai besoin de me regarder dans la glace pour me faire revenir à un sens exact des proportions. Vous êtes très, très bien, Eveline. Cheer up! et si vous ne voulez pas des caresses, des ‘hugs’ et ma main sur vos cheveux, serrez-moi la main bien fort. Et croyez-moi de tout coeur votre ami. Ed. P.S. ‘Hug’ Peter pour moi! TOURNEZ. P.P.S. - Je vous enverrai Le Bien Meuble demain. Vous allez voir à quel point j'ai su être ridicule! Plus tard Avant de fermer l'enveloppe j'ai regardé tout cela. Ce qui m'étonne, c'est la facilité remarquable avec laquelle je vous écris - et dans une langue qui n'est pas la mienne. Que je vous parle de choses littéraires, vaguement philosophiques, de la vie, de nous, ou de l'amour - ma plume court. Savez-vous que j'écris très-vite, Eveline? il y a des gens qui s'imaginent que je soigne mon écriture et que je m'applique. - Et ce soir, après vous avoir écrit, il me fallait écrire à un écrivain hollandais que je n'ai jamais vu, mais dont j'apprécie beaucoup les oeuvres et qui m'apprécie - et pourtant, en lui écrivant une page j'avais toutes les peines du monde; ma plume s'arrêtait après chaque phrase. C'est que - malgré tout ce que j'ai lu de lui - je ne le connais pas, et que vous, j'ai l'impression de vous connaître très bien. Je sais que ce ne peut pas être vrai, but I feel like that, et c'est le principal. J'ai l'impression que quoi qu'il arrive - et en dépit de toutes les littératures - il y a au monde un être qui est vous, et un être qui est moi, et qu'entre ces deux êtres il y a un lien, qq. chose de net, de chaleureux, de réel. - Et dire que j'avais une assez drôle idée de vous, après votre première lettre concernant ces historiettes. Mais j'aimais deux choses: l'humour personnel de votre traduction (la concierge criant: ‘Hawk-a-daisy!’) et votre nom: Eveline. Si vs vs étiez appelée Esther par ex., je pense que je n'aurais pas - dès ma 1ere réponse - tâché d'établir ce que je maintenant j'appelle ‘le lien’. [krantenknipsel] Treason and Tragedy by George Adam (10 sh, 6d.) Est ce votre George Adam? Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, [oktober 1929] Gistoux, vendredi. Chère Eveline, Je continue mon bavardage à propos de photos. Voici les dernières - ou faut-il continuer? J'ai peur que vous n'aurez pas assez de place pour les héberger. j'ai toujours choisi celles qui avaient un maximum de ‘décor’, croyant agir ainsi dans votre esprit. Donc: 21. Prise à San Miniato, près Florence, en '24, je crois. J'étais redevenu propre, ce qui se trouve symbolisé par le chapeau de paille, vous voyez? 22. A l'Albergo il Dado (l'Auberge du Dé), à Pise. Trouvez‘moi, lisant dans ma fenêtre. Cet hotel-là était charmant; vieux, sâle aussi, mais avec quel air de grandeur! 23. Sur la tour penchée de Pise. C'est drôle de penser que ce jeune monsieur svelte, ou presque, c'était moi. J'ai l'air mélancolique, du reste; j'étais à l'épilogue de mes amours avec ‘la Muse et la Madone’. 24. Ceci est fait à Gandria, Lac de Lugano. En ce moment on me croyait phtysique; je faisais une cure: bains de soleil, de Heublumen, etc. Quand on fait des cures ainsi, on est gentîment ‘mondain’. 25. A Nice, au quai des Etats-Unis; (c'est la suite de la Promenade des Anglais!) C'était ma période ‘Barnabooth’ - il faut absolument que vous lisiez ce livre-là! 26. Même époque (1925, je crois). Cette photo-ci est prise à Cannes, un jour où il n'y a personne dans la rue. 27. A Bastia (Corse), au vieux port. 28. A Bastia, près de la gare. Idem, 29. 30. Hiatus. En grossissant, je prenais moins de photos. Vanité, vanité! Celle-ci est de l'année passée, prise ici à Gistoux, et représente Roland Holst et moi, nous battant, lui pour la poésie anglaise et Rossetti, moi pour Baudelaire et la poésie française. 31. Photo d'un peu plus tard, prise à Paris, près de ‘la Closerie des Lilas’ (le café de Moréas), moi dans le par-dessus de Roland Holst. Sous la statue du maréchal Ney, il prétendait que je n'étais pas sans ressembler à Napoléon. (Napoleon à Ste Hélène, sans doute.) 32. Photo prise à Dinant, encore un peu plus tard. C'est extraordinaire ce que ce par-dessus me rend grand et relativement mince. C'est moi. mais avec le prestige de Roland Holst répandu sur toute ma personne. Le bonhomme à côté de moi est un ami français. 33. Photo de mon dernier voyage, au début de cette année, à Florence. L'Italie était sous la neige; à Florence il n’ ‘avait pas neigé depuis dix ans. Le triangle où vs me voyez est une partie de pont. Je pense - ou mettons: j'espère - que le jour où je me jetterai définitivement à l'eau, j'aurai cette expression-là; qui en est une (vous êtes priée de le remarquer) de dégoût moqueur. - Vous me direz que, le jour où l'on se jette à l'eau, on n'a plus de comédie à jouer, ni d'attitude à prendre. Pas pour les autres, mais - fût-ce dans une nuit très noire - on le fait pour soi-même. Que pensez-vous du suicide, Eveline? Vous m'avez dit un jour que le suicide est un ‘luxe’. Etiez-vous sérieuse en disant cela? Je crois que le suicide est simplement une bêtise; mais qu'un homme qui se suicide en se prenant au tragique, ou qui croit meme que son acte a quelque signification ou quelque importance, est terriblement grotesque. * * * Dimanche. Bon - quittons ce bavardage. Nous verrons bien quelle tête nous aurons, quand vraiment nous arriverons au suicide. Dans mes écrits, cela revient pourtant comme un leitmotiv; c'est que j'ai connu quelqu'un de très près qui s'est suicidé avec une telle simplicité que cela m'a laissé une impression très grande. Je peux aussi bien vous dire qui c'était: mon père; - cela s'est passé il y a trois ans. - Je puis continuer et vous dire en même temps mes ‘circonstances’; cela aussi, c'est très simple: je suis le fils unique d'une mère assez riche mais personnellement je ne possède pas grand'chose. - Vous pensez que je suis marié? Supposé que je le sois, sauriez-vous me dire quel genre de femme is likely to be my wife? - Répondez, votre jugement m'intéresse; faites un petit effort. Moi, je me sens presque capable de vous décrire vos sept fiancés. (Je le ferai un autre jour; commencez par m'envoyer une petite description de ma femme.) Maintenant, je répondrai à d'autres questions. 1o. Peu m'importe comment vous voulez m'appeler, du moment que le nom vous plaise; je ne demanderai donc certes pas un nouvel effort, - 2o Comme je comprends votre préférence pour Durham. J'aurais donné quelque chose pour entendre le petit monologue que D. vous a inspiré en réponse au monologue de l'esthète. (I am proud of you because you didn't weep, after all!) - 3o. Non, pour 3o. nous prendrons un nouvel alinéa. 3o. Vous aimeriez vraiment que je vienne tout de suite à Oxford? Cette question est inutile, car vous m'avez écrit avec une spontanéité magnifique, pour laquelle je vous serre fortement la main. Je suis sûr que nous deviendrons d'excellents amis; je commencerai en tout cas avec tout ce que je peux apporter de sympathie; et pourtant, je vous assure que j'hésite. J'ai bien peur que - malgré toutes ces photos - je ne vous cause une assez grande désillusion. Et alors, par gentillesse, par politesse - vous serez obligée (ou vous croirez telle) de faire bonne mine à mauvais jeu, de me ‘piloter’, de vous occuper de moi, etc. - Attendez vous à ceci: si je viens, j'aimerais voir le moins de gens possible; de préférence rien que vous. Quand vous ne serez pas là, je m'occuperai tout seul de la ville, des environs, vous ne devrez pas worry about that. Si je viens, promettez-moi d'avance que que vous me considererez comme un étranger en voyage, à qui vous auriez déjà rendu le service de lui retenir une chambre; j'ai l'habitude du voyage, je me débrouillerai très bien avec l'anglais, et je me sentirai terriblement mal à mon aise, si j'avais l'impression que je vous dérangeais. - Si vous me promettez tout ceci, je tâcherai de venir, peut-être vers le milieu du mois prochain (?). Dites-moi pour cela: 1o.Si vous avez jamais fait le trajet Dover-Calais, et si vous me le conseillez, plutôt que celui d'Ostende. 2o.Sur combien il faut compter pour faire ce voyage, aller et retour. 3o.Ce que coûtera à peu prés une chambre - toute simple - avec ou sans pension (je vous en fais juge), par jour? A Oxford et à Londres? 4o.Comment on fait le voyage Dover-Oxford- ou Dover‘Londres? surtout: en combien de temps on peut être là. Je pense que je partirai d'ici au début de novembre; mais il me faudra absolument me rendre à Paris pour y rencentrer quelque amis (Malraux et un autre), que j'ai longtemps négligés. Ensuite, si mes moyens me le permettent, j'irai à Calais pour y prendre ce bateau. - Et alors - Dieu me pardonne, comme dit Slauerhoff - vous verrez le petit gros monsieur de prés; puisse-t-il ne pas trop vous incommoder! Autre chose: je n'aurai que des vêtements très simples. Je sais que les anglais considèrent beaucoup ces choses-là... Bien entendu, je ne viendrai pas déguisé en chiffonnier; mais je ne pense pas que je possède un seul smoking. Est-ce absolument nécessaire de suppléer à ce ‘besoin’ -? Encore une fois, à vous de juger. (- Avec Slauerhoff cette question ne se serait posée; à côté de lui j'ai l'air d'un dandy.) - Et ne verrons-nous pas du tout Durham? Voilà ce qui serait ‘a pity’. Est-ce loin d'Oxford? Ne devrez-vous pas y aller? Je suis arrivé à la fin de votre lettre et j'y trouve le mot garret. N'ayant pas un dictionnaire anglais ici, je me demande ce que ça peut bien être. Une mansarde? un taudis? Cela me plaîrait beaucoup. ‘Garret’ est bien plus joli que ‘room’; si vous me reteniez un ‘garret’? Tout ce que je demande, c'est que se soit chauffé. - Mais de plus en plus je m'en remets à vous - si jamais vous veniez me retrouver à Syracuse, etc. je prendrai ma revanche. En Angleterre je me ferai faire comme le petit garçon que vous me croyez (celui qui dit: Fa niente! Domani megliore!’) Je ne sais pas si j'irai jusqu'à me laisser ‘hug’ sans riposter, mais il reste à voir aussi si vos élans ne se trouveront pas un peu paralysés devant la réalité, et n'en déplaise à vos sept fiançailles ... - Dieux, Eveline, dear, quand j'y pense! à quel âge avez-vous commençé? En prenant un fiancé par an, j'arrive à 15 ans; c'est à peu prés possible: mais ce n'est plus British, - (sans oublier votre sang celte) - c'est napolitain, persan, arabe! - ‘A trente ans’ ... vous ne savez pas ce que c'est que d'avoir trente ans. A trente ans on a peur des quarante. Il paraît que le trajet entre 30 et 40 est cinq fois plus vitement parcouru quw celui entre 20 et 30 - Et quant à celui entre 40 et 50, on ne doit même pas y penser. A la fin de tout cela il y a la Mort; pour certaines gens L'Amour rejoint la Mort et y ressemble. Ce sont des heureux ! - En général l'Amour est enterré - et comment! - avant qu'on n'ait le courage d'envisager la Mort, même en pensée. Je vous envoie en même temps que ceci une ‘rijmprent’ (image‘avec-rimes) comme on en met, en Hollande, dans les corridors. Le sonnet est de moi, je vous le traduis ici - vous comparerez si vous voulez: SONNET DE VERTU BOURGEOISE Les tramways trébuchent dans les rues longues; Toute la vie [le bruit] dehors et les fenêtres fermées; Un peu de thé pour nous, et un soir à bavarder; La lampe caresse paisiblement notre visage distingué. Cambrioleurs, étrangleurs, brigands et pirates, Et le premier Déluge et le dernier Jugement ‘ Chaque inquiétude a quitté notre coeur vertueux. Oh, thé! oh, amitié! oh, calmante clarté! Tout à l'heure l'obscurité caressante; demains ns marcherons; Refleuris; en train de vendre ou d'acheter: Un drame est un drame, soit grand ou petit ... Assez de fatigue pour bien dormir la nuit; Toutes les nuances entre le rire et le bâillement; [entre rire et bâiller] Et à la fin, la Charitable Mort. * * * Ce que je vous envoie là, c'est la squelette du sonnet, mais comment remédier à cela? - Regardez plutôt l'image; le monsieur à gauche me ressemble, je crois. Envoyez-moi les snaps promises. Je ne connais tojours que votre regard - et il se détourne vers quelque apparition céleste. Je n'ai aucune idée de votre taille; seriez-vous six feet two? L'énergie avec laquelle vous paraissez encline de me traîter de petit garçon me laisse rêveur ... Mais les amitiés ne se mesurent pas d'après la grandeur du corps humain. Que vous soyez une naine ou une géante, laissez‘moi croire que nous sommes en train de devenir des véritables amis, c.à.d. des grands. Je vous serre affectueusement la main (ça fait deux fois au courant de cette lettre). Votre E. N'oubliez pas de me dire si vous avez lu Barnabooth, et Jean Barois. [Tourner] Je transcris ici par coeur un poème qui se trouve dans Barnabooth justement, et qui est de lui à une femme plutôt-du‘monde. C'est le seul poème que j'aie jamais traduit; mais aussi il me semble que - mot pour mot - je pourrai l'avoir écrit et qu'il m'a été volé. Je t'apporte tout mon âme; Ma nullité, nonchalamment, Mon maigre orgueil, ma pauvre flamme, Mon petit désenchantement. Je sais que tu n'en es pas digne, Mais suis-je digne d'être aimé? Je sais que tu te crois maligne; Tu sais que je me crois blasé. J'ai mesuré l'enthousiasme; Tu as tout senti, tout goûté: Tu ne crois pas à mon marasme; Je ne crois pas à ta gaîté. Dans nos amours, point de mystère; Soyons sérieux ou légers Sans oublier que sur la terre Il n'y a que des étrangers. Nous pensons que la vie est bonne; Mais dis-toi bien, coeur triomphant, Que nous n'intéressons personne, Pas même nous, ma chère enfant ... Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, 22 oktober 1929 Gistoux, lundi 22-10.29. Mademoiselle, Voici, en réponse de votre lettre: 1. J'ai publié un recueil de vers et un autre recueil de contes et j'ai sous presse un autre recueil de contes, mais le tout en hollandais; ce qui veut dire que je vous les enverrais avec plaisir, mais que je crains que ce ne sera pour vous un peu mystérieux, vu la langue. (Toutefois, si vous les voulez, dites‘ le moi.) 2. Les Hollandais, et surtout les poètes, n'écrivent pas en français, avec l'exception du seul Slauerhoff - dont vous avez pu voir le portrait, dans le même no. de Variétés où vous avez trouvé mes historiettes, en costume chinois. C'est peut-être bien le plus curieux de tous les jeunes poètes hollandais, du reste, et certainement le plus vivant. Il a été pendant à peu près quatre ans médécin à bord, ce qui a fait qu'il a été un peu partout; avec cela un drôle de caractère et véritablement ‘un grand inquiet’. Je vous ferai envoyer le seul petit recueil qu'il a publié en français et qui n'a été imprimé qu'en 75 exemplaires; ce sera donc deux fois une ‘petite curiosité’. A part cela, il vous faudra vous résigner au mystère, ce qui est tout de même dommage parce que la Hollande - à l'encontre de ce qu'on pourrait en penser - a, depuis 1880, une poésie superbe. (La prose, par contre, est bien malade!) Il n'existe pas une anthologie de poésies hollandaises traduites en français, quoiqu'on en parle depuis longtemps. D'ailleurs, vous savez, ce que vaut, en général, une poésie traduite. Il y a un Allemand qui prépare une traduction en vers de quelques poètes hollandais, et on dit que c'est très bien; mais son livre n'a pas encore paru. Il y a une autre anthologie de ce genre en italien, des poésies de 1880 à 1900 environ, traduites par Giacomo Prampolini, de Milan, mais la traduction, quoique belle, est en prose et je doute fort que, même si vous lisiez l'italien, cette traduction vous intéresse beaucoup, Mon cas est un peu exceptionel parce que je suis né - d'une famille beaucoup plus française que hollandaise - à Java, ce qui fait que j'ai appris le hollandais bien mieux que le français et que j'écris cette dernière langue assez correctement, peut-être, mais comme un étranger. Ceci vous explique pourquoi je suis ‘poète hollandais’. Je ferai peut-être traduire quelques-uns de mes contes en français, mais c'est un travail ingrat et désagréable et je me rends compte souvent que ma vanité, même littéraire, n'est pas très grande. Vous voilà, Mademoiselle, tant soit peu édifiée. Si vous m'écrivez encore, dites-moi ce que vous faites, parlez-moi un peu de la jeune poésie anglaise, que je connais fort mal, et même envoyez-moi de vos poésies ou de votre prose. Vous pouvez, si vous le préférez, m'écrire directement en anglais. Mettons que c'est la chose que vous pouvez faire pour moi de votre côté ... Dites-moi aussi ce que vous préférez dans la littérature française contemporaine. Agréez, Mademoiselle, mes meilleures salutations. EduPerron Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, [oktober 1929] CECI N'EST PAS UNE LETTRE! Gistoux, mardi En échange de votre petit discours théologique (dans la feuille de journal intime) voici maintenant la traduction promise de ma Prière de Male-Mort. Lu ainsi, sans rime ni métre, à moitié étranglée par une traduction qui sera carrément mauvaise (je n'en doute pas) cela vous fera l'impression), peut-être, d'une page de journal intime, ‘too’. - Mais d'abord l'Epitaphe que je vs ai promise aussi. (C'est un sonnet, en hollandais.) Sa présomption, ses faiblesses et ses défauts Lui restèrent fidèles jusq'à ce simple tombeau. Il vécut dans beaucoup des styles, parfois empruntés, Mais son galop devint de plus souvent un petit trot. (Cette ligne doit vous faire penser au petit cheval poussif.) Ceux qui l'aimaient, ne doivent pas s'attarder Auprès des promesses que sa jeunesse leur a données; Il fut - quoique ses flèches furent souvent empoisonnées Pas toujours vaniteux, et pas toujours poltron/lâche. Il s'aimait beaucoup; mais maint autre Fut par lui honoré d'une haine beaucoup trop grande. Et la haine c'est de l'amour: aimerez ou haïssez! Un enfant vite veilli, rusé ou naïf, Trés inégal, mais aussi sans tarif - Il ne fut pas un Homme, mais moins encore un titre.* J'ai écrit cela à Hilversum en Hollande - sur moi-même bien-entendu! - un peu avant d'y recevoir votre premier mot. - Bon; maintenat la Prière. C'est assez terrible de massacrer sa propre poésie comme çà, mais enfin pour vous je ferais pire. Here goes: [Tenez-vous bien!] 1.‘Oh, Seigneur, il est temps peut-être de vous appeler. Ou ne soit jamais ... la peur de la fin persiste. La Mort ne nous oublie jamais; il faut essayer d'éviter une agonie trop grande. La Mort est cause. que le pauvre humain cherche des mensonges pieux. 2.Vous, Seigneur, vous trônez au-dessus de la Mort, là‘haut; au-dessus de la même fin, toujours, de chaque destinée. Les agonisants qui appellent (qui vous implorent) ont dû naître d'abord: Vous existiez toujours, impassible dans votre rôle de Dieu. Le Fils de l'Homme a trouvé - jusqu'ici - le mensonge le plus cher. [The dearest lie.] 3.Sa mort fut dure; il pouvait obtenir quelque chose [pour cela]; il devint Fils de Dieu et Notre-Bon‘Seigneur. Il a su, mourant ainsi, vaincre la Mort, dit‘on; il a vaincu la Mort, et quoi encore? C'est pourtant une chose terrible [lugubre] que d'haleter [to gasp] et de raidir. 4.C'est pourtant une chose terrible que d'écouter son coeur; de savoir qu'on sera mort quand il s'arrêtera: - ce muscle noueux à travers duquel le sang doit se lancer; qui peut battre tranquillement durant 50. 60 ans. et parfois éclate brusquement, comme un tonneau en douves. [En Holl: ‘een vat in duigen’; en frc. cela ne veut presque rien dire.] 5.C'est vraiment autre chose que de se laisser naître; on mesure la Mort parfois, avec un esprit lucide. Contre les cinq qui, abrutis, rassasiés de jours, s'éteigenent comme un bougie brûlé entiérement - il y a cent qui, torturés, baignent dans leur sueur d'agonie. 6.La Mort n'est rien peut-être; l'acte de mourir est tout; - et ceux qui voient les anges, un sourire aux lèvres [avec un visage souriant], et ceux qui, résignés, se laissent tomber dans le néant -: ils ne font tous, que ce qu'ils peuvent de leur pauvre état. C'ést toujours la lutte cruelle du pigeon contre le faucon. 7.J'avais un ami, Seigneur *, dont le coeur, s'était gonflé, jusqu'à trois fois la grandeur d'un coeur humain; on l'a, lorsqu'il devait mourir, combattu: il voulait se briser la tête, pour éviter de suivre la fissure - la fissure lente de ce coeur ...** [C'est bien laid ainsi!] 8.J'avais un autre ami qui, avec de poumons pourris, devait braver des lancements du froid le plus aigu, dans un jardin désert où, sans être dérangé, le système stupide pouvait étrangler sa joie - sans pouvoir chasser la Mort, que sa mère un jour avait donné à son enfant. [Et çà!] 9.Ce n'est vraiment pas étonnant si la Raison, à la pensée de la mort, nous pousse vers le suicide. Le couteau de Jack l'Eventreur fut un bienfait - Oh, Mort imprevue, qui à peine nous dérange! Le meurtre fait par une main de maître· soit grandement loué! 10.Car le suicide, Seigneur, est difficile, ne réussit pas toujours: Cléopatre et l'aspic se sont montrés forts tous deux; le poison de Mithridate le fit vomir péniblement, - un esclave, au glaive tremblant, dût achever / terminer la besogne. Un suicide n'est garanti que jusqu'au choix de l'arme. 11.La Mort est plus clémente, peut-être, dans les accidents qui tous les jours lèsent les braves bourgeois: le moto-cycliste tué en fragments (?); [who rode himself to pieces!] le machiniste par deux locomoives écrasé, pendant qu'il était en train de de somnoler - [de dormir debout un petit moment]. 12.Le maçon qui tomba de l'échelle, dont la tête devint sur les cailloux comme une omelette; et l'ouvrier tiré dans une machine, qui, avant qu'on n'eût arreté un seul volant, fut rejeté déjà en un hachis sans nom. 13.Les petites filles qui traversèrent la couche de glace, dont le cri de mort [le dernier cri] gela en un petit serpent vaporeux [devint par le gel un petit serpent de vapeur] (J'aime beaucoup le petit serpent vaporeux!) et dont personne n'a repêché les corps; - l'enfant des quartiers pauvres qui, nonchalamment, continnuellement, se trouve ébouillanté. [Trois strophes de faits-divers.] 14.Vraiment, la Mort est plus clémente pour les gens pauvres; ils meurent plus facilement, ils sont plus familiers avec Elle. Elle leur donne des sourires, des clins d'oeuil et des signes; la peur pour ce qu'on voit souvent diminue. La Mort semble presque un but pour ceux qui se tuent à travailler. 15.La Mort est la compagne des longs mois d'hiver, régulière comme eux pour les pauvres de la campagne. Ils continuent à peiner, ils sèment des nouvelles semences, et tranquillement, comme une main d'enfant cueille une fleur des champs, elle cueille un ‘peineur’ [travailleur] de la terre labourée [fouillée, bouleversée]. 16.Le vagabond ivrogne qui rit, tout en salivant, et qui, salivant et riant, marche sous un train bondé; le mendiant aveugle, trop âgé pour mourir, [c.à.d. pour décéder], qui dans une nuit claire se casse le cou sans douleur - ce n'est pas la peine de nous occuper d'une pareille Mort. [En holl. de se retourner après cela.] 17.La vraiment male-Mort descend dans les lits de plume; et se blottit longuement et lourdement contre une douce poitrine; et baise une bouche tendre pour empêcher qu'elle respire; et presse un cou tendre qui devient étroit et brûlant; et écoute le coeur qui continue à résister. 18.Une Mort qui puisse compter est voluptueuse comme une hétaire, mais lente et très expérimentée comme un succube. Elle respire les gouttes de sueur qui perlent sur les fronts et boit la dernière haleine par/dans un baiser profond. Elle estime le patient toujours à sa juste valeur. 19.Elle est parfaitement polie et annonce ses visites, parfois des semaines d'avance, à ses élus; qui la préfèrent, qui aiment goûter chaque phase, plutôt que de quitter la vie rapidement et de façon inattendue. Elle leur donne le temps, Seigneur, de Vous appeler avec zèle. 20.Car, Seigneur, ils vous craignent souvent bien plus que l'agonie; ils se disent: ‘L'agonie est courte, mais Dieu est infini!’ Ils s'imaginent que vous exigerez beaucoup, beaucoup plus d'eux, que le triste personnage qu'est une telle Mort lente. Vous, Seigneur, vous êtes capable de les prendre pour l'éternité! 21.Ce n'est pas une petite différence: châtier une âme de vapeur, lorsque le corps de chair est pourri depuis longtemps - c'est autre chose encore que de profaner quelques cadavres; c'est la marque de garanti d'un très véritable Dieu. Une oeuvre si grandiose, Seigneur, aucune épopée ne saurait la décrire! 22.Ils se sont assassinés, Seigneur, afin de vous mériter; ils ont tailladé la chair pécheresse, ils l'ont rouée et carbonisée. Grand est, Dieu merci! le nombre des gens charitables, qui doucement cassent les pattes à la brebis égarée, et qui, longtemps avant de mourir, ont obtenu votre paradis! Ceci avec la rime, fait très bien! ... 23.Ne vous étonnez donc pas s'ils se lamentent [yelp] journellement: ceux qui vous craignent le plus sont vos véritables fidèles. Entre l'homme qui croit qu'on ne doit que vous remercier, et celui qui ne vous appelle que dans l'oppression moite de l'agonie; entre ces bougres, Seigneur, il y a mille nuances. 24.Et si je prie moins souvent que les vrais catholiques ou que les vrais protestants, qui ne le font pas moins souvent - c'est pour jouir dix fois plus d'une prière rare, et aussi par modestie. Le sermon usé à force d'être bêlé, j'en suis certain. n'est pas à votre goût. 25.Je vous ai, Seigneur, cette fois-ci prié, j'espère, comme il faut [avec droit; righteously?]; je ne suis pas un douteur, Seigneur, surtout pas un douteur! Le Doute est trop malin et choque ma conscience; je n'ai rien en commun avec cette marchandise, comme ceux qui sont bedeau et qui s'appellent Urbain.** 26.Ai-je péché contre le second des commandements? *** Je vous ai appelé avec, en moi, le venin le plus cuisant qui jamais d'âme humaine s'est répandu en paroles humaines; la Peur, la grande Peur dans ce refrain usé: ‘La Mort, la Mort, la Mort, l'acte de mourir, et les morts ...’ 27.La Mort est toujours brève, ne dure jamais qu'une seconde: on est mort ou pas mort, comme Standhal nous l'apprend. La torture qui précède est plus longtemps à l'ordre; et quelqu'un qui, comme Job, blasphème immensément, peut dire; ‘Seigneur mon Dieu, voici votre plus grand péché!’ 28.Mais si je m'enhardis de vous montrer la Mort, c'est parce que je m'imagine que parfois vous l'oubliez ... Envoyez-moi un mensonge, Seigneur, quand moi je lutterai avec Elle; un mensonge quand comme le sérieux [la gravité] que j'ai mis dans ces vers - car l'ironie, dit-on, nuit à la Poésie.’ * * * Et v'là. Nous sommes assez bien des ‘historiettes’, vous ne trouvez pas? Ou pas si loin que ça? - Avant que ce poème ne paraisse dans la revue De Gids (Le Guide), qui est de loin la revue la plus sérieuse de la Hollande - à peu prés ce que le Mercure de France était avant la guerre et la N.R.F. - Roland Holst a dû le défendre assez amèrement contre la rédaction et traiter deux professeurs de lecteurs bornés.**** Quand enfin ils l'ont placé, ils l'ont (typographiquement) fait disparaître dans une avalanche de vers, en le mettant à la fin, mais pas tout à fait! (Moment exact de l'abrutissement complet du lecteur.) Je m'imagine que les strophes 21 et 22 leur ont parue aptes à leur faire perdre quelques abonnés! Que dites-vous de ma ‘théologie’? Ne vous imaginiez pas maintenant, que je parlerai toujours ainsi à ‘Dieu’ (s'Il existait). J'ai fait ce poème, où j'ai tâché d'exprimer toute ma peur de l'agonie - qui m'a tenu longtemps compagnie - après la mort de ces deux amis, en plein hiver, au début de ‘28. Moi qui viens d'un pays où l'on ne connaît pas l'hiver, je suis parfois tout à fait dominé - et quand je suis dominé je rage - par cette obscurité qui tombe à 3 heures de l'après-midi et par ces soirs longs, noirs, froids, mouilllés ... A Bruxelles, à l'avenue Louise, où en hiver on peut marcher des heures sans rencontrer personne (vous devez savoir cela?), c'est parfois sinistre. Et je n'aime pas beaucoup la rue Neuve et les lieux où l'on s'amuse’, étant donné que je ne me suis jamais amusé là que très modérément. - Cet hiver-ci, quand je pense que je pourrais la passer à Bruxelles, je me sens déjà malade. Non, je viendrai me chauffer un peu à votre amour-du-prochain, Eveline, et puis j'irai à Naples, ou Syracuse ou Alger. Et puis, ce sera encore un hiver de croqué, sur le chemin de la mort. Ah, les delightful, wretched, etc. creatures que nous sommes, vous et moi! (Cri de coeur à la Barnabooth, indeed.) Au fond vous devriez me promettre que, si je ne vous désillusionne pas trop pendant mon séjour en Angleterre, vous viendrez me retrouver à Syracuse oui ailleurs, dès que vous études et M. Rotrou vous le permettront. Votre E. P.S. - En relisant ma Prière ainsi, en mauvais français, je me console que mêmes les traductions belles [par ex. du Raven de Poe par Mallarmé] ne donnent qu'un image bien pâle de l'original. Faites-moi confiance tout de même! P.P.S. - Tout à l'heure reçu le Requiem qui me paraît plein de bonnes choses. Vous êtes un trésor: merci! *En holl: predicaat; ce n'est pas le prédicat français; en fr. on dirait plutôt: un spécialiste. *Je supposais qu'Il était trop bête pour le savoir. (Note pour vous) **Cet ami était Odilon-Jean Périer, poète belge, mort à 27 ans. ***Cet ami était Paul van Ostaijen, poète flamand, mort de tuberculose (ainsi que toute sa famille) á 31 ans. J'ai fait ce poème après ces deux morts. ****Ici il y a une allusion ‘cachée’ (contre deux écrivains genre douteur et humanitaire: Thierry Bedeau et Urbain v.d. Voorde.) ****N'appelez-pas vainement le nom du Seigneur *****Ou ‘superficiels’. je ne sais plus. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 23 oktober 1929 Mercredi - 10h. My dear Edward, - First I'm as happy as three lords. - Secondly, your calculations as to my height must be wrong somehow. Suzette is 1m.63 - & she says I must be about 1.m.59 as she is bigger than me. There! Isn't that topping that the Fates allow one to be smaller - since you prefer it thus? - There are thousands of things to answer in your letters - I'll do that tonight - & just talk generally for the moment. - So you are married (at least I think so). C'est - dommage - because on reading your letters, I had to sob quite a lot & utter lots of ‘oh's’ to get my breath - & to get rid of a funny sensation inside which made me long to howl desperately. I don't know what all that is - only if you could have put your arms round me, it would have made things better - & put my breath right - & the funny sensation. It was awful not to be near you. - Now that I know you're married, I'll have to put up with the suffocating feeling - as even if you wanted to take me in your arms, it wouldn't be quite franc jeu for your wife. Does she love you? You don't seem to love her. - Oh, my dear. - I wouldn't want you to smooth my hair if you were here: I would want to put my arms round you & hold you hard for ever. - I'm being frank as ever - as we decided. - By the way, I didn't weep this morning when I got your letters. I merely - groaned - like Peter when he's having hurtful dreams. Besides, I should have burst if I hadn't. - I'm very much ashamed of myself. Never mind. I'll go & kick myself hard & - work - so as to be a worthy recipient of the Fates' good things. - Do you know, somebody was telling me that once during the War, when he had horrible funk because he thought he was going to be blown up, he prayed. - Tight corners merely make me blaspheme against God (or the Universal Harmony) - but spots of happiness make me want to pray - that is, to be tranquil & to fit in with the jolly old ‘harmony.’ - Suzette says she would like to look like me - that I am not here ideal type of beauty - but that you will like the look of me. As I said before, I'm quite agreeable - looking. I've got nice eyes. I'm going to work now - & not be a weak-kneed young fool - because I happen to - like you. The Biblical kind of love - every kind of love - means strength. Peter, my dog, the best thing I've got & the only thing that would horribly hurt me if it went, makes me feel that way. - Eveline. Come. I'll answer all your questions when I've done some work. I would like to cry, I wish to heaven I wasn't British - & then I might. - Isn't this - awful? - Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 23 oktober 1929 Afterthought. For heaven's sake, read this impersonally, my dear Edward - & regard it (for the moment) as an Oxford woman's metaphysical and sentimental orgy. - That can do no harm. - xxiii. x. xix. - 19h. My dear Edward, - The young one is again very British & stoical - & will now reply to your letters in logical fashion. 1. I love the snaps - & am willing to give all the cupboard room I possess to lodge them. 2. I am interested in your ‘fatness’. You don't look at all like the left-hand side gentleman of the rhyme-sheet. Does it bother you? I know lots of methods for getting thin (this to keep the ‘human’ interest alive in our correspondence (cf. 1)!! You are really handsome in Roland Holst's over-coat - although I like you best with ‘Oscar’ & the Swiss professor. Look, I'll show you how to get thin - & then you'll be happier about it. 3. Le suicide ... I'm sorry about your father ... Yes, seriously, I might possibly commit suicide were it not for a number of people who would be rather bothered because of that - & bothered not only sentimentally (they would get over that) but in more practical ways. - I have never seen any one dead (which probably accounts for my light attitude towards the physical horror of death) - except that once I saw the still muffled up form of a young man who had just been drowned - (See ‘Harmony’ - which is based on this experience.) - I remember the awe which possessed me for a while afterwards - but I returned soon to my normal attitude towards death. 4. Your wife. I should imagine her to be a rather ordinary but pretty & superficially cultured woman - whom you had imagined to have lots more in her than she really had - or who had probably been quite a suitable ‘parti’ (according to the French idea of marriage. There is something in it: that is, it would be foolish to imagine that two people of different social positions - or different intellectual ones - could be really happy together. However, to my mind, real love usually does not depart from these two factors.). 5. Mes sept fiancés. I broke off the last affair six months ago. I began at eighteen - being more interested in dogs & sea before that - although I believe I had certain delightful little fairy-stories to myself - very occasionally - before that. No, I really don't think all that bothered me before eighteen. - I used to ‘flirt’ (nasty word) a lot in the old days: I think I explained what is our conception of flirtation. I don't now - as I don't usually want to - & if I do, there are usually certain things that made me draw back - either moral scruples (for sometimes even youthful exuberance of spirits in this regard causes a lot of bother for some person or persons). In short, I don't think it's quite ‘franc jeu’. This after a lot of mental probing. 6. Bon. I shall call you ‘Edward’ till the end. 7. Three cheers! I'm awfully glad you were awfully glad I didn't weep. If I hadn't sent that terrible epistle this morning I should send you a monstrous hug through space. - And another one for understanding my preference for Durham. 8. I should be as HAPPY AS THREE LORDS if you come soon to see me. What on earth does it matter what you look like - whether you are as fat as - anything - or equally thin? I don't care. What I like is you. Now if you have not been ‘vrai’ in your letters, I might not like you - for I like the man who has been writing to me. But supposing you have not always been ‘vrai’ (& that would destroy the balance, my dear Edward, for I have been always ‘vraie’ [what a paragon of all virtues, don't you know!]) then I would still understand. I'm only afraid of one thing. You talked one day of not always being interested only in the clean side of things. Now, I'm broad-minded. Suzette says so - the most broad-minded woman she knows (I'm being frank - so understand: all this will help you to know me better) - only, although a man can tell me all about his secret vices - (for instance, one confessed to being a masturbator) & not by any means lessen my opinion of him but rather make me admire his sincerity, - yet - I am just a little afraid that you - O, you understand, don't you, Edward? - You see, when you like anybody, you want him to be - strong - in the general sense. Some kinds of ‘saleté’ I forgive freely - but others I detest & abominate. All that fits in with my idea of ‘franc jeu’. A person for me may be ‘good’ who, according to the ordinary moral code is a thorough rotter. - You understand, my dear? - 9. And now for your projected visit to England. What I should like would be for you to come to Durham round about the 24th of November. I have to go up on the 18th - to sit an exam, - which is rather important as if the impression I give is a good one I shall be elected ‘Fellow of the University of Durham’ (be it added, this is the highest honour any University can give its children). Of course, my general acquisitions will count for a lot - but the ‘vieilles barbes’ of Durham insist on this examination - & one never knows what might happen. Now, if you could manage to come on the last day of my examination we could have a perfectly delightful couple of days more together in Durham - pay a flying visit to some very ‘vrais’ people in Sunderland nearby, if you liked - people of your own age & very liberal, therewithal - & then come down to Oxford - where I should hope to keep you as long as possible. I told you I shall be going to London on Dec. 7th - & then over to Belgium. Tell me what you think of all this. 10. Your ‘Questions pratiques’: - 1.I know the Dover-Calais route but not the Ostende one. Yes, the former is all right - & lasts merely an hour or so. 2.London-Brussels is 165 Belgian francs single, I think. - London-Durham third class single (there exists only ‘First’, & ‘Third’ in England - & nobody travels ‘First’ as ‘Third’ is very comfortable) - is about £1.14.0, I think. Durham-Oxford should be about the same. Oxford-London is 5 or 6 shillings single. 3.Living in England is more expensive than abroad as you know. For instances, I pay for seven weeks' residence at St. Hugh's £55 - which means merely board & lodging. Bed & breakfast in a hotel costs anything from 8/6 upwards - but a room somewhere would mean much less. One can get a perfectly normal lunch for 2/- or so in a perfectly normal restaurant - but of course prices vary according to one's demands. 4.You would go from Dover to London - & then from London to Durham (London to Durham is about a four or five hours’ journey - but you would see a lot of England - & Durham-Oxford would take you through the Middle of England). The journey is very simple. Dover-London is merely a question of an hour or two. Our railway service is good. 11. Clothes. - Don't bother about a ‘smoking’. It's getting colder - but please come therewithal. 12. A ‘garret’ is a ‘mansarde’. I'll try & find something suitable. 13. 'C'est napolitain, persan, arabe...’ Suzette says I am the most un-British - & yet the most British - person she has ever met.?? Somewhere in the early 18th century, I had a French ancestor. Also there was the rebel to the throne who had his head cut off because he really had to stick to his principles. Don't be afraid of death. I'll come, if you'll have me, & kill all the devils that want to eat you up & slaughter wholesale all the angels if they annoy you by their prudishness. Let me be there, dear. You won't mind at all - & if you're afraid awfully much, I'll come too - so we can compare notes, if we find things have not finished & that there is some sort of conscious existence (which, of course, I don't for a minute imagine). - The ‘Variétés’ you sent has just arrived. I haven't had time to study it as I want to go on writing to you: only it reminds me of the impression I had when I received your works - the fairy-tales. No, no, dear, I can't see how things will change if we see each other. First, I don't mind if you're a petit gros monsieur - & the real ‘you’ can't be very different from the one in your letters. I'm the same as in my letters - & people like me usually even if I don't care too much for them. - I'm only afraid you'll think me awful for writing what I did this morning - & which I meant then - & which I go on meaning. It's curious. Don't imagine for a moment that I am a silly romantic young thing: I'm not. Only, I don't know. I only - would like you to be near me - which is perfectly terrible seeing I've never seen you - & sounds too idiotic for words. I estimate people by their ‘vrai'-ness - & don't bother much about anything else. I'm afraid, too, I might go & think too much about you - & you being married. All this is quite mad - but I can say this seeing you aren't there to make me blush as red as a beetroot. I'm fairly old in my head - have had an enormous lot of experience in my twenty-two years - so that I am permitting myself the delight of telling you just what I feel. God knows what I shall do when I see you. Probably we'll laugh - & then - heaven knows. - Aren't we two cheerful idiots? The truth is, - life is too damnable an affair to do without being ‘vrai’. And although all my Britishness persuades me I am mad to - fall in love with - your letters (there! That's that! - in spite of what you may say) the pleasure is too great. I've never been so happy for ages. - You know, my dear Edward, your age puts you at an advantage. Most men I like in a maternal way (I mean, those I like) but I can't look up to them somewhere. With you, I feel - right - that is, although I want to protect you from everything that hurts you (I wish I could operate on you to remove this awful fat that bothers you) & although you make me feel very maternal at times, - yet - I don't know - when I am tired I should like you to be there to put things right - for you understand so well everything. - Yes, I'm on the way to falling in love with you. Good God! Besides the deep sympathy & friendship, the jolly old mutual understanding. - God. God. God. I couldn't possibly say it. It would be too awful. - I told you this morning I actually gave huge sobs over your letters - &, my God, if you'd been here. I - you - would have embraced all the beastly suffocation away. - I've had to say all that so as to go on being ‘vraie’. - And you'll understand. - You are wrong in believing that there are many Englishmen who have a wife & a mistress at the same time. Take, for instance, my case. Supposing you are married, supposing I decide when I see you that my instinct is right - that - I love you - what will happen? Merely this. You shall never know that I love you. - That is normal with us. - Franc jeu, you know. - I shall smoke twenty cigarettes straight off. Thank the Powers that Be for having known you - & decide that I owe them an extra moral effort - which, with their help, I shall make. - I am ashamed of myself - honestly. I think it's quite the most stupid thing I've ever done, - one of the most stupid, rather. Never mind. We're trying to be all the time ‘vrais’. - Now something really interesting. The Oxford Women's Magazine is publishing your ‘historiettes’ in a week or two. This magazine appears four times a term - & has an enormous circulation - among the educated classes. I'm glad. - I'd better wind up at this point. I should like to stay in tonight - but - as usual, there is something. Monday night, the ‘Poetry Club’ - (quite amusing) - Tuesday night the ‘Playhouse’ (where they do all sorts of very interesting plays - Greek, Russian, etc. etc. - in English, of course) - Wednesday night the English Club (Sir Nigel Playfair is speaking on ‘A National Theatre’ tonight) - Thursday night, pictorial art, Friday night, politics - Saturday night, the theatre & Sunday night, general entertaining. The afternoons are the same - & the mornings. I should like to stay in tonight. My Durham mind hates this eternal gadding about - which though quite interesting leaves me - if the others - groping back to my solid philosophy of life. - Goodbye now - & don't accuse me of being a young fool. I've enjoyed it immensely (there I am as Epicurean as you) - & I've merely said what I think. - Do you know, whatever happens, we ought to have a really jolly old time!! - Tell me what you think of the Durham idea - & ask as many more questions as you like. Meantime I'll find out more about a room just opposite 21 Warnborough Road - where you might stay if you come from Durham to Oxford. Particulars later. Eveline. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 23 oktober 1929 xxiii. x. xxix. 23h. My dear Edward, - I forgot to mention about the Rossetti. There exists an edition published by Ellis of London which is complete - including the Italian translations, of course. I was going to send it - but I wasn't sure of the one you have - & perhaps the general get-up was not pleasing: a sort of Victorian-wax-fruit-under-glass flavour about it. Instead I forwarded Humbert Wolfe - an ex-Oxford man of about forty now - who really is probably one of the few of recent times who will survive things. I am very fond of Requiem which is probably the best thing he has written. Note the little foreword - about Wadham where he sojourned at Oxford. - I noted in Requiem that he sticks to rhyme conscientiously - & certainly the book has an extreme dignity which completely shows up the so-called ‘clever’ young free-versers. - I have completely remodelled ‘The Consolation’ on the following lines! - Sea-Harmony. There are at least one hundred metres, And at least one hundred rhymes, That pound out their stress In crystalline dress, And themes of ships & mist & rains, Of foam & sea-gulls & broad sea plains, Of squalls & tempests & great sea-trains, Pour in And Wait. For all the one hundred metres And all the one hundred rhymes Somehow Fail. My song will not be sung. Perhaps when the deep mists come, And the wet green of grass & the scent of blossom Remind me of earth My song will be loosed - And, rising up with a magnificent ay, Will urge its way where the great rivers lie, And pour with them to the swell of the sea, And encircle the ships as they linger to lee, And quiver on the lips of another me. - You know that my affection for my dog & for the sea are two great things in my life. - I wish I had them now - By the way, do you like Conrad? I personally incline to Lord Jim more than all the others. - Yeats is good - & Synge - & Clarke - but I talked of them somewhere else. - By the way, I made one of two little changes (merely linguistic) in your ‘historiettes’. I hope you don't mind. ‘The clubs of the student movement’ I translated more exactly by ‘undergraduate clubs’ which immediately suggests the right image to the English mind - & ‘landlady’ I rendered by ‘hostess’ which is the consecrated Oxford term (since our landladies are usually cultured women). I didn't think you would mind - but tell me if you don't approve. - I wish you would do me into French some of your favourite contes. Personally I think a good piece of prose is hard to beat. Perhaps my favourite book is Bacon's Essays - which taste you might find curious. However, it's true. - May I quote the end of his essay on Death. - ‘It is as natural to die as to be born; & to a little infant perhaps, the one is as painful as the other. He that dies in an earnest pursuit is like one that is wounded in hot blood, who, for the time, scarce feels the hurt, & therefore a mind tired & bent upon somewhat that is good doth avert the dolours of death; but, above all, believe it, the sweetest canticle is Nunc Dimittis, when a man hath obtained worthy ends & expectations. Death hath this also, that it openeth the gate to good fame, & extinguisheth envy: extinctus amabitur idem.’ - Quelle magnifique sagesse! I like the enormous tranquillity of Bacon - the peace of the wisdom that cometh after much paining & much buffeting. - There is Of Great Place, too, that I read with the most real joy. Only ourselves can understand the dignity, the harmony of these aphorisms - written at the end of an illustrious career that terminated in dishonour. - His attitude towards such subjects as ‘Love’, ‘Children’, etc. is essentially that of the business-man - & appeals to the business-man side of me. - I prefer him de beaucoup to Montaigne - who you probably would like most. Here I am - British. - We hanker after the moral & philosophical note - which not even the most elegant styles would compensate. Note on poetry - Wordsworth for instance. Who does reach some very great heights even though he falls away very often into idiocies. From his preface to the Lyrical Ballads you will see how he in a way set the Naturalistic tendencies in motion. He submits that the language of ordinary people may be used - & ordinary everyday themes - which theory leads him often into pitfalls. - Browning is good in his ‘dramatic monologues’ - as Fra Lippo Lippi. But we tend to disdain these ‘vieilles barbes’ after school-days. - You unconsciously brought up a problem that has been bothering me a lot of late. After taking my degree last June, I seriously thought of looking at once for a post - but as two scholarships were thrust upon me I decided to know Oxford & London more - in the meantime. However, if I get the Fellowship it will mean that I shall have a further sum of money thrust upon me - & that I shall have to continue at Universities for another two or three years. I shall almost be pleased if I don't get the Fellowship - so that I may look for a job. If possible, I shall hie off to somewhere else - China, Egypt - anywhere I say, ‘if possible’ because there are some ties - which do not matter at all to me - except from the ‘franc jeu’ point of view: There may be a way out however, as ever, - so that I may depart. If I am obliged to stay in England for a year or two, sooner or later I shall be able to depart: - In any case, I am philosophical. - I confirm my attitude towards suicide - & death. It will be a relief. At the moment I feel terribly alone. Perhaps two perfectly rotten lectures are responsible for this. The sight of a fine ship or aeroplane or bridge - any glorious creation of man's mind & hands - cheers me immensely - & makes me want to go on & do my little bit - but petty things - those two rotten lectures, for example - fill me with just one great depression. - I'll say no more. Goodnight & take care of yourself. - Eveline. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 24 oktober 1929 xxiv. x. xxix 18h1/2 My dear Edward, - Your ‘Prière de Male Mort’ strikes me as being of the great things of poetry. Even the naked & ghastly details of the various deaths (which to the average English mind would seem out of place in poetry) seem right here - & especially when the whole has been read & the atmosphere & philosophy has imposed itself upon the reader. - Thank you for translating it. One day I'll learn Dutch - & read it in the original. - I think it fits in with the ‘historiettes’. - I see the man in entirety now. - It leaves me horrified & enraged that death is not for everybody as it is for me - an ‘objet de luxe’. - Probably I am among the category of those for whom ‘la Mort semble presque un but’ (although whether ‘je me tue à travailler’ is not very sure. If I take this in the general sense - i.e. signifying eternal striving after something quite beyond my reach - then it is true. I think I told you that I can count the times I have been happy on my fingers.) - I shall read it over many times again - having given you for the moment merely my general impression. - I find Oxford not - very satisfying. Exteriorally all goes well - & I have the air of enjoying life immensely. But even its old buildings leave me absolutely & totally unmoved. They seem as un-‘vrai’ as everything else. Everybody - even those whose years are many more than mine - seem horribly young - in the sense that the depths of life seem to have passed them by. I think the reason is this. Most people come to Oxford because they want to say they have been there - because everybody who is ‘somebody’ passes at some time of his life to Oxford - because it is supposed to be the home of culture - & because the stamp it leaves on one is considered impeccable. Now, since it is the most expensive University that exists - & since many students come merely to have its cachet stamped upon them & not to study - the whole is rather artificial. - Do you know what I should like to do soon? Go away to some place where I could be as savage as Peter when he was a pup - dig up gardens, run wild to my heart's content, throw stones into the sea - - & forget what dignity is. - You see where the ink changes ... At that point Suzette came in & cried again. She lost a brother four months ago: he killed himself mountain-climbing. He was only twenty-six. - A while ago I should have hit God in the face for not being a gentleman, for not playing ‘franc jeu’ as far as the others are concerned - but now he so definitely does not exist that I can merely press my teeth firmly together - & when the terrific hurt goes swear softly to myself like a true Britisher. - Suzette nearly finished me by saying in a rather childish sob-laden voice, ‘That's his clock there’ (I had borrowed it.) I suddenly saw the horror of the human part of the tragedy. - She had seen him a few months before - & then it was through a newspaper that she learned of his death. She left Paris for home - & saw the coffin in the room where he used to play his music. She believed them when they said he looked just the same - but since they would not let her see him & since he had fallen 6,000 feet, he must have been in a terrible mess. - Then the maid came in to turn back my bed - & Suzette went away to hide her red eyes - & little Beryl, the maid, told me about her father who is a shepherd (thanks be to heaven that there are still shepherds in our industrialized England! This is the first time I had ever heard of a real one at first hand!) - & of her dog (all this because she asked me if I missed mine - & whether I was not sometimes afraid of him.) - Then Suzette came back, & she was laughing a moment ago .. - .. Shall I go on being ‘vraie’? There is just something - I know not quite what - which makes me - a little afraid - of you. The feeling that - no, I'll tell you when I've met you. - As for ‘Chateaubriand’ - of the latest snap - my dear Edward, I shall be irrevocably in love with you soon (said she, flippantly). Personally I think you're a really handsome person. (Tactful compliment!!) Do you know I've composed quite a number of delightful fairy-tales about you - & I come in too. This is the general trend of them. You come - & I fall desperately in love with you - & then one day, when I am feeling very tired & bothered with life in general, you come & know that I love you - & love me too - & take me in your arms - & there is a magnificent tranquillity of everything!! - I am smiling at myself - while remembering my sobs of the other morning. - Funny the way I came upon your poem. George sent me the Variétés last April & I hardly looked at it - but discovered it one Sunday afternoon - last August? or September was it? Such happy hazards often happen. - And here I am liking you a very great deal, happy as three lords (which doesn't happen often to me) - & - well - let's laugh. - Let's hope there'll be a happy ending to all this. There will be - for me at least - in any case. - Really I can't understand things at all. For once in my life I find myself profoundly esteeming & admiring & loving a man to the quantième puissance - & a man I have never met - & who tells me he is ‘petit’ & ‘gros’ & has dirty habits! O, my dear. It makes me laugh like hell. It ought to be ridiculous - but there is too much esteem for that - & besides stranger things than that happen, - I q - Suzette came back at that point - & Suzette is happy - & Suzette thinks I'm a topping woman - for which the Universal Harmony be praised. - The most glorious thing in life is to see people - two or three or ten or twenty or a hundred of them - working in harmony. It makes me throb with a magnificent joy - just as the sight of a great & noble ship or a bridge fills me with a grand hope & trust in my harmony for ici-bas. - Do you know, you make me feel like a child sometimes - & yet at other times I feel ‘as strong as a lion’ & want to fight ten thousand dragons to the death for you. When you talk about death, I want to enfold you in my arms, clasp you close to my warm breast so that you won't be afraid any more - for I could will it away, that fear, - & make you strong too. I would make you understand the harmony - & you would never be afraid or weak any more. - Dieux, Edward, est-ce que j'écris en amie? J'espère ... But dammit. I'm happy - & you understand - & heaven knows what will happen tomorrow (here is the Epicurean side of me) - & I know this is all ‘vrai’ - & vrai-ness can do no real harm. - It must be interesting for you to know like this a British woman. Suzette says (let me consider her as being ‘universal opinion’ for the moment) that I am the most uncommon woman she knows. (By the way, you understand why I talk like this, don't you? Don't think I'm a ‘swanker’: I'm not. This is merely for you to know me better.) Everybody thinks that sincerity is my greatest quality - for which the U.H. be praised. - Yes, I'll promise to come & see you somewhere else some day - but I know not as for Christmas. Oxford is hellishly expensive - & I have the London & equally expensive séjour to think about. However, I don't know yet - & anyway, some day ... I wish I knew you better - & that I could say everything. For instance, being now rather tired & lonely. I should like to say that I'd love to go to sleep in your arms - which is the maddest thing I've said yet - & the most sincere. And why? Not by any means because I feel amorous (nasty word) or anything of the sort - but because I feel vraie & good - & because I somehow think it would be perfectly right. - But, my good Edward, you won't refer to all this when you come to England, will you, there's a dear? Just imagine what I should feel like if you did! No, I am happy in regarding you in my own fashion - in protecting myself with your arms when I am tired - &, God help us, we are not so often happy. You understand? - All I ask of you is to go on being ‘vrai’ - & I, in my turn, shall understand. - Goodnight - & thank you again for the ‘Prière de Male Mort’. - Eveline. P.S. It is going to be really humorous when you come to England. The first thing we shall do will be to laugh. P.P.S. What dear delightful, foolish, sweet ... etc? Have I got them in the right order? - P.P.P.S. You know, I am giving you credit for a very great deal of common sense - & I don't think I am mistaken. - Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 24-25 oktober 1929 Thursday - Midnight. - This is as certain Durham moments. Last night Lady Pamela Bourne: tonight some friends of Humphrey & of Humph's friends - who are now my friends. Four were ‘vrais’ - & the other a very insincere young lady - but then she is childish although she is as old as myself. Mostly music - which we took as it presented itself & did not turn it into something purely intellectual by sound discussing its merits & construction. - A rather dear soul brought me home - & he too was ‘vrais’. - And now I wish to God I might weep or do something to remove this horrible lump deep down in my throat - which comes with the moments of universal harmony. It would be good to depart now - to feel myself gently slipping away into my harmony - with my jolly old lump in my throat - & a magnificent swell of hope in my heart. - But I must go on for a long time yet. I'm not afraid as I used to be. Things will right themselves eventually right till the end. I shall go on being desperately lonely inside in spite of my many good friends - & of the many ‘points de contact’ I manage to find. - Life seems to be a constant striving after something out of reach: the something comes close at last, but another something looms beyond. And so on. Then I shall depart this flesh - & be absorbed in my jolly old harmony. - All that ought to cheer me immensely - only it seems to be so hellishly sad tonight. - I am as strong as a lion - but just very occasionally the awful emptiness of things strikes me hard. I believe in man's power to faire franc jeu - & to see all things moving together to form the universal harmony - but I - I - where shall I find something to satisfy me completely? I think of my academic ambitions - & they perhaps will satisfy me most - for they require effort - & I get magnificent satisfaction after effort. But all that is relative. My literary ones? Perhaps something more satisfying here - for I might make things easier & simpler for a whole lot of the ‘others’ - for given up trying to satisfy myself in the ordinary ways: love, friendship, work - for they are merely relative. If I might give my life - or something I attach more importance to - for the whole world - I should perhaps then be happy. Christ must have had really a topping time in spite of the physical pain. Imagine knowing that a mere sacrifice of your life would probably simplify things for millions of poor devils to come afterwards. (for undoubtedly Christianity is the solidest of social philosophies - even if Christ is for one, as for me, merely a magnificent man). - I have always considered myself the most selfish of individuals - & other people think I am extremely otherwise - for knowing my great fault I strive like hell against it. - I'm turning into a regular theologian. My apologies. Were I at home, I should now proceed to do two things: first imbibe quantities of Martini & Sauterne - & then - were you there - I should ask you to take me in your arms to help me to find the universal harmony quickly - & I should find it - then I should sleep & arise tomorrow forte comme un lion as ever. - But I'm not at home: I'm merely in our charming Oxford. So I'll do a little Spanish (I'm learning for Rotrou who is my subject of research) - & sleep alone. All this you will understand perfectly - as I should understand if you had said it. - So now to the Spanish. Tomorrow will being its usual series of delights - & I shall be well content unless I meditate on the ‘vide’. - But I shan't, so help me o my good old universal harmony. - I think men & women are the most delightful, wretched poor, dear sweet creatures that ever were. Eveline. Friday, 9 a.m. I could have written most of that this morning. I suppose, looking at things in the thin October sunlight, that I am suffering from too much bustle & fleeing about. Good, I shall have to continue till the end of the week in that wise - & then I'm going to retreat a little. I'm just longing to be alone for lots of hours on end - to get deeply sunk in my work - but here one can't. - It's all very jolly - & I am well content in spite of my grousing. - I'm going to frame the petit monsieur gros & put him near - to remind me that at thirty things will be much simpler. Friday, 9 a.m. My harmony has gone wrong somehow: it often does. For one thing, the exteriorally agitated life of Oxford has left me so far little time for book-study (which, God knows is a comfort - & gives one the possibility of training to know oneself to the full - & thereafter something solid to hang on to.) - Secondly, I am hesitating between continuing at Universities for a doctorate - & rolling off somewhere for more of the jolly old really practical life. - Thirdly, I could kick myself for being so disgustingly sentimental in my letters to you: just what any French girl would do - & I should despise her. However, I had promised to be ‘vraie’ - but in future I am going to be a real stoical Britisher - & remember that my business in life must pivot round fantasy - & that with a very little effort I can be the most accomplished detached ascetic - ( which has a few good points.) However, we promised to be ‘vrais’ - & God knows I've enjoyed myself immensely & been deliciously happy for rather longer than usual - & all because I've found somebody else to esteem highly (in spite of your ‘dirty habits!’ !) - which has made the ‘harmony’ a little solider. This in itself is a lot to me - & I am used to not expecting more than a hundredth part of what I want. I feel stronger - strong as the jolly old lion (we'll have it in the masculine today) - & I'm ready to go back to the ‘book-study’. The spectacle of the little boy (for I am sometimes almost one too) thanking the Universal Harmony for a little chunk of added strength - & of real happiness - normal happiness - is a trifle sad. You know, he's ever such a stoic really. He's had some nasty buffetings to put up with - but he has grown by degrees stronger - & will be able to do without lots of things that some of ‘the others’ would be lost without. He doesn't mind what happens - as nothing more terrible than certain things that happened a few years ago can come again. Like things may recur - but then he is ready to face them & bear them & vanquish their sting - since the encounter will not be new. - Besides, he is so bucked that U.H. has given him somebody else to esteem & admire - that - well, - c'est déjà beaucoup. - I have that ghastly sensation of not ever being able to grasp the very intangible - & what would be satisfying - something. It is the sensation of an immense yearning of all of one towards complete possession of the U.H. - It is very impersonal in a way. For instance, Christ's act - his death, he believed for the adoucissement des maux of the world - ought to be it - in a relative way. - Heaven knows how anything but death, the ‘grand luxe’, would get me to the absolute stage - the complete & consummated U.H. - I am pleased about one thing, my Edward. From being the most finished of egoists, I have learnt I [am] fond [of] the question of the others. It used to be a sort of stoical self-imposed devoir - but now since we are creatures of habits, it has grown into me - & I am enjoying the joys of ‘the others’ & feeling their hurts - just in so far as to leave one with enough reason to - continue to direct things along the lines of the U.H. - & it is this sense that I am directing all the time - that keeps one ‘seule’ - & at heart an individualist - just as much as you are. - All is well. I've got some work to do. - Eveline. Edward, I would like to cry on your front. - 14h1/2 At that point I enjoyed myself reading - then somebody barged in & wanted to take me to coffee - but I put my foot down & read on. Then Suzette & I raced out for a bus to take us to a lecture - & I felt about three years old in the sunlight running like a couple of young dogs. Suzette does not like the rain - or running. The lecture was mediocre - which made me a trifle hilarious - but as it started then to hail (tomber de la grêle) my hilarity was not on cynical lines. - In fact, I should have liked to laugh on your front, my dear Edward. - 14h 35 Somebody came to see me at that point - & I am fit for nothing more. The somebody was what we call a ‘cat’ - & really it has been depressing. However, Suzette & I are going out - & though I feel at the moment neither like weeping nor like laughing - & certainly not on anybody's front - not even on one's own - that will get put a little more right outside with the sun & the ‘vraie’ Suzette. - Isn't it awful when outside things because of their horrible pettiness shrivel one up - & make one absolutely weary? - However -- I shall be happy to have you in England with me. The weather still continues fine (in spite of the few bits of grêle that fell: I think God, who sometimes is no gentleman, was dissipating a before-lunch bitterness by trying to pot at people that he could see through the cracks of the aged heavenish floor down in a street of Oxford.) - My dear Edward, I would like to laugh & cry on your front. Eveline. Do you think I'm the most impossible young Britisher you know? - That - in the hopes that you will say something nice. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 28 oktober 1929 Read first. Note dates. Samedi 28 octobre - 18h1/2 My dear Edward, - I am glad that this afternoon's letter is as it is. I'll tell you what happened exactly. I was busy entertaining some guests when I was urgently called out by another visitor - &, having settled that, I saw your letter lying - & read it. I felt rather numb & feelingless after it - & decided I'd better get back to my guests & be a true stoical Britisher, before the U.H. got completely overturned. Then the piano came - & I played jazz songs - & made everybody laugh. When I was alone, I decided that something had snapped - that I should not write any more to you - which would be perfectly simple as somehow you had ceased to exist for me. - Then I said ‘Good God!’ - & decided that Oxford had turned me really horribly sentimental - & then I laughed when I thought over the whole affair - so delightfully idealistic, what! - No, there was no need to say adieu - since there had never been any real ‘bonjour’. - Besides I am too interested in psychology to let you go yet. - The best thing to do - seemed to be to ask you to come immediately - say next Friday or Saturday (at the latest...) (beginning of November) - so that we could put things in their real proportions. - I may love you, I may not (probably not -: your letter has rendered me absolutely reasonable & cold & sane). - One thing. It seemed right for me then to be more often than not the child with you. Now it is right for me to be the woman. I felt before as though you were usually older & safer than I: now I feel that I am the stronger of the two - & that I can direct the future game (whatever you may say as you read this.) - I have been seven times engaged - & this means many ‘relatifs bonheurs complets’ & many hurts, so, seeing my possible love is merely based on fantasy - mostly based on fantasy - I ought to be able to dissuade myself easily. - The choice thing is that I see at least one hundred faults in you, my dear Edward. I don't by any means think you're perfect - in any way. You almost disgust me at times. - And yet I would have given anything to have you near me always - for though I too do not believe in Tristan et Isolde (I am perhaps a very great deal older than you imagine - as much a savante femme charmante as a c.f.s. - remember for future use), I do not believe either in Tourgunieff & Pauline Viardot. - However, I do not think you would have found love with me, a thing that demanded separation after a while if it was to continue. You poor devil! What queer unsatisfying women you must have known! Why, I believe that even you could be kept demanding more & more & more! Supposing I had come to be your wife, do you think I should have let you get satiated? Never in the world. ‘Suzette says’ she never will understand me completely - that she feels there is still always something to discover - that I am eternally ‘unexpected’ without being fickle & changeable. - And do you think if I love you I should let you solve the enigma? Yes, there would be perfect sympathy - but since we are merely human & full of imperfections, I should have made you feel that there was always something just a little out of your reach - which would prevent satiation. I should have altered my rôles so that you would have found in me at least ten women - & Good God! what more could even a ‘pacha’ desire? I should have satisfied your body - & your mind - & your bit of soul - & I don't think you would have wanted to write long letters to another female. And if you had, I should have departed to another man (not with the intention of giving myself to him for if I loved you I should want only you - but with the purpose of making you miss me - even - for man is feeble - of making you jealous. - And, great heavens, you would have loved me loved me for ever! I am not being optimistic - but merely reasonable - & basing my assertions on my experience. My dear Edward, do you really imagine that I think you more difficult to ‘conquer’ than - the others? Not a bit. And even having said all this - & warned you - I shall have you if I want you - but, O my God, shall I want you - even if I love you - when all my Britishness will fight against it? - What happened to the woman to make you marry her? Was she going to have a child? I thought one merely left women in that state ... - If you married her because of that, you must be either very weak, my dear Edward, or very altruistic ... I incline to the former ... The day that seemed to you ‘cruel et vide’.... That's what happens to me when you don't come & say ‘bonjour’... Well, I've had a delightful fifteen days or so - wouldn't have done without them for the world - & I certainly don't mind what happens now. I am used to not expecting the bonheur absolu - et, mon Dieu, c'est déjà beaucoup de jouir d'un peu de bonheur relatif. - My sense of humour does not desert me on these occasions. I am heartily tickled at the idea of possibly being in love with a man I've never seen - & who certainly is not a paragon of all virtues, bless him! - & of possibly not at all being in love with him. - As for the ‘microbes extrêmement fragiles’ - Edward, good heavens! - is the plain ordinary flame of sexual passion which daylight disperses love for you? In that case, I've loved at least a thousand men - if mere desire of their bodies is love. - Do you think I would dream of marrying a man whom I merely loved in that way? Good God, never. Do you think I attach much importance to that? It can be quite satisfying for a time - but rather palls afterwards. No. If I ever decide to marry (& three men are at the moment waiting for me to decide!) I shall need a grandfather, a father, a brother, a lover, a dirty love rolled into one. L'élu, le mari - quite. - All that brings me to this conclusion. Come immediately if you can - & we shall see. I shall hope to be très britannique - or très peu britannique - according to whether I know I love you or not - & according to my conception then of ‘franc jeu’. It will vary according to circumstances. - You may be surprised to find me more childish - or more a woman - than you expected (for as yet I don't know what rôle to adopt in the event of your coming: that will depend on you). I may hate you. I may accept you as a friend, or I may love you - & God help us if I do - & have mercy on us! Tourguniev & Pauline ... Poor Edward ... Les microbes fragiles ... God ... Microbes fragiles don't make one give up everything at necessity - or be - happy. - It's a pity you're married. I should very much have liked to try my skill - & if I loved you, teach you to love me in the same way - completely & for ever. - After seven fiancés one is not as naïf as one might be. Though my conception of love demands all kinds of nice little ideals, it also believes in the use of passion. Had I given myself to you, my body would naturally - through love - harmonise more or less with yours - but I should have seen that the ‘more or less’ became ‘completely’ by bringing into service all the delights that only experience teaches. I should have thanked my stars for my seven fiancés - because all the things they had taught my body could be yours. - Do you still think my sincerity ‘childish’, my dear Edward? - I had promised to be ‘vraie’... Life stretches before me - & I am stronger than three hundred lions - & shall amuse myself immensely - whilst amusing ‘the others’. - I shall be mostly ‘moral’ (for I have worked out this problem - I decided it is sanest or most reasonable to be moral) - but go to the devil occasionally to add a zest to things. - - You see you have made me a trifle impersonal & stoical tonight. I do not at the moment want you to take me in your arms & satisfy me body & soul - though, were you here, I might change. - Come over to Oxford, Edward, next week-end if you can - straight away - the day you get this if possible. If I'm to teach you what one feels like at twenty-two, I must insist on the spirit of adventure right from the beginning. - Mrs Sutton can take you when you like - but demands £2-12-6 for a bedroom & sitting-room (she insists on the sitting-room because of St. Hugh's idea of what is convenable) for a week - & breakfast, + fires. So that would mean about £3.0.0 in all. Chambre et 7 petits dejeuners 3.0.0 7 Déjeuners 1.14.0 7 Thés 7.0 7 Dîners 1.0.0 _____ 5.1.0 +?? for any extra amusements Then Anvers-Londres-aller et retour 1.15.0 Londres-Oxford 10.0 _____ 2.5.0 *' 7.6.0 in all. - Come & we'll put things right at once. Much better, my dear. - Try & let me know by return of post - or come immediately (O my dear man, do please). Everything will be ready, in case, (but there must be no ‘in case’ - please, Edward) from Wednesday onwards. - forget your trente ans - & do as I would do under the circumstances. Eveline. I'm afraid I've got a trifle hurt in this process, why o why did you get married, my dear love? I've just reread this ‘vendredi’ letter - & feel as though I should like to take the little girl in my arms and tell her it will be the U.H. somehow in the end! - To be purely reasonable, I think all this ought to come in useful for ‘Here, sirs, find music’. When it's finished & published, I'll send you a copy - though I feel it ought to be dedicated to some one else - my mother - sounds very moral. She happens to be the finest person I know. In any case, such a dedication would be very original in these disillusioned days. N.B. Vendredi 25 octobre - 23h. - My dear Edward, A magnificent idea! Why not come at once to Oxford!!! Do! I asked Mrs Sutton - the lady of the house - about rooms, etc. - & she said you might possibly have one here. She ought not to charge more than 35/- a week for a room & breakfast - for although I pay St. Hugh's at the rate of £8 a week, about 6/8 of that seems to be merely for the honour of considering myself a St. Hugh's woman. That would be simpley topping! I have my sitting-room over at St. Hugh's but never use it - breakfasting here with Suzette - just the two of us, of course - & spending most of the day out. However, we've just hired a piano - & are going to turn our breakfast-room into a sort of general sitting-room. All this is great fun. The woman (Mrs S.) has some ghastly pictures up - & we are wondering how we could tactfully get her to take them down - as we are wondering too whether we can afford a topping Van Gogh we saw in a shop today. However we'll have the piano in any case. It's coming in the morning - & as for the Van Gogh, - we must consider the matter deeply. - Do come at once if you can. You will have your room - & breakfast with Suzette & me - & then we can work together either in the sitting-room (you can get on with the roman & I with dear old Rotrou) or come with me to Bodley ( where you will be left perfectly to yourself) - & then we'll have coffee together in the student's haunt - & then we'll do some more reading (I shall have to - as I have hardly had time to breathe so far) - & then we'll lunch in a quiet little place I know at 2/- each (on my hard-up days, you'll have to lunch alone - so that I may be economical & feed at St. Hugh's) - & then I'll take you into some nice quiet green leafy parts of Oxford - or show you buildings - or ask you to translate one of the ‘contes’! - & then we'll have tea at the ‘Cadena’ - & then home praps till dinner time when we'll dine somewhere (or you alone - see above) - & then a theatre or anything you like - or more reading or talking. - Come, dear. Come, come, come, - say at the end of next week - at the beginning of November - & go to Paris afterwards. I've neglected ‘les autres’ - they're beginning to cry out about my very short correspondence, - so be just & never mind about old Malraux, etc. - Suzette won't bother you - & nobody else if your prefer it so. After dinner. We might go to all sorts of things together. It would be awfully jolly. - Come & stay at least a week - but, of course, if you can, go on staying until November 18th - & then come to Durham with me - but of course, that's too far ahead. I'll see that the chambre is chauffée - & shall pray the U.H. to send lots of sun. - Come, come, come - do - please. - You'll forget you're past thirty - & be a petit garçon again. And if you don't want to go out, just don't - as I often don't either. And if you want to be alone a lot - be alone a lot - as I often want to, too. - Now, isn't that the most magnificent idea? Come, Edward. Bed & breakfast for 1 week - mettons 1.15.0 7 déjeuners 15.0 7 thés 7.0 7 dîners 1.0.0 _____ 3.17.0 + theatres, etc. You could be quite comfortable - very modestly, of course, for that sum, Anvers - Londres - aller et retour (pour 15 jours, je pense) 1.15.0 Londres - Oxford - aller et retour 10.0 environs _____ 2.5.0 3.17.0 _____ 6.12.0 + theatres, etc. Now if you stay longer than a week it really would be more economical - étant donné le prix du voyage!! - Come - as soon as possible. I'm impatient to know the man I've liked since I read the ‘historiettes’. - If you don't, perhaps we'll die off - etc. etc - & then - No, do please do come. - I'll suggest the possibility of you wanting to come soon to Mth Sutton so that she will see about a room being in readiness in case you do - & send everybody to the devil for while you're here. If you're an old old man, very sage & very disillusioned, I'll treat you like a respected grandfather. If you are like what you sound I'll accept you at once as a jolly old brother (I never had one - & so you would be doing me a good turn ... I've a brother-in-law, though, & he might be jealous) - & we'll have the jolliest time ever. I'll be as vraie as I can so that you'll get a good impression of England - & I'll show you some of the things I've written - & and we'll talk and read and see Oxford together. - I'm getting really impatient at this point. - Do you know I think England would do you a lot of good at the moment. It did George good. I had told him often before he came that we were really rather a nice race - & he was persuaded of it when he came! You see, our sort of general honesty (my apologies!) is refreshing to you poor disillusioned continentals. We can be such children (as you will gather from my letters sometimes!) which does one good. - My dear, do hurry up. Because of the paradox between the petit monsieur gros & the very charming man of the photos, I give up the problem of what you look like - so whatever you are like, it will come as a great shock. And you won't be humiliated because you must have about seven centimetres more than me! And I'm not thin by any means! - Isn't it going to be topping? Don't make me fall inl love with you, though, - because that would not be a happy ending - that is not a too happy ending (for I believe I'd be as happy as three lords if I loved you, my dear absurd Edward - even if I couldn't have you) - only we'll avoid sentimental complications (even though you think they are ‘rayons de soleil’ in the cavern: so do - or rather did - I!) - so that I can teach you our good friendship - which is the loveliest thing that ever was - & can & does exist in England between men and women - & nowhere else in Europe to my knowledge in such jolly old perfection. - - Let me know at once. You will get this on Monday - so that I can have a reply on Wednesday. Put everything off - & remember your long, past youth (!) & clothe yourself in the spirit of adventure & come & see Jon (short for ‘Jonathon’ - I was always that at college) who is half a man & half a woman - & who would so much like to shake hands right away - as she - he - hates not knowing anyone thoroughly he - she - likes. - Come, Edward. Just pile a few things into a case - because I hate being kept waiting - & I am dying to see how fat you are. (You know you're far far vainer than I, my dear Edward). - When I see you I shall shout ‘Three cheers’ (mentally) - decide quickly whether you're to be my grandfather or my brother - not hug you (no, no, no. It is so simple in letters - but I should die rather in real life - naturally!) - & then we'll start to have the jolliest time imaginable. I can't possibly not like you - for you have been ‘vrai’ in your letters, haven't you? - & you must slightly resemble the gentleman of the snaps. What made you go fat? - Do you know, Edward, I shall be horrified praps when I see you because of all the ‘vraie’ things I have said. - You'll help me not to be horrified, won't you? And you won't ever refer to ‘hug’ will you? - or I shall die of embarrassment. - You see, it's you ‘chère enfant’ that's writing tonight. Do you know, it's perfectly lovely the way one changes one's character - according to whether one feels very vrai, vrai, relatively vrai or pas vrai du tout. Do you know what I'm wishing? I'm wishing that I could get this letter to Belgium before those two awfully amorous ones. Yes, it was that. (This is the last straw - but I'll not destroy your idea of my vrai-ness supposing it kills me!) Pure amorousness - not ‘sale’ - I wanted terribly to be near you - to be in your arms, close to you. - Do you know I got all funny, too - panted & wanted to sob & had a lump in my throat - so that it was really unpleasant. - I mustn't talk about this again - or it will come back! - & you will think me a sentimental child - which I'm not. Do you know it's perfectly glorious being so vrai! The more I am vrai, the more I go on being vrai - until I actually tell you I want to be near you! It's awful. But the awfullest thing will be when you come - & I have to face it out. We'lll laugh, won't we, Edward dear? For you've understood, dear, haven't you? - & you would prefer me to be always & absolutely vraie, wouldn't you? - Come, come, come - as soon as possible. It would be an enormous pity to wait - for it will get colder. I wish you'd measured yourself so that I might see just how fat you really are, you dear foolish old Edward. - I kiss Edward with Oscar & the Swiss professor (not them but you) twice on the forehead (this for the grandfather) - & shake hands (this for the brother). - Oh, do come - please - Edward. Eveline. That's a fat letter, isn't it? It was meant to be a short note. - I wish I knew whether I'm grown-up or not. I never do know really. - Your fault. You shouldn't be so old. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 27 oktober 1929 N.B. dates. - Read after Saturday (to be read first) - & Friday (to be read afterwards). - Sunday - 11am. Darling, - The hurt was bad this morning till a while ago. After breakfast - music & visions - & then I went out chuckling to look for cigarettes (chuckling because of something funny somebody had said - & not cynically! - the ‘somebody’ was our little maid who is the most deliciously funny little soul that ever was: I must tell you some of the things she says - as I allow her to talk sometimes. The child is intelligent: I shall import her into my own home one day. She ought to get on famously with a French one I shall also import - who looked after me in France. I like to have things I like round me - congenial maids as well as pretty flowers & a delightful lover (you, my dear love!) & books, etc., etc.) - The day was fine, for the little birds twittered & the fair sun shone - & the young woman looked so pretty. I broke into somebody's apartment (a friend's of course) as all the cigarette shops here were closed - got the cigarettes, swore to accept an invitation for tonight - chuckled more coming back in the sunshine - & behold, my love, here I am! - Do you know what has happened, my dear Edward? The impersonal artistic instinct has come to the top - taken the edge off the hurt - & is enthusiastically reviewing our love with intent to turning it into literary matter! Now I loathe poetesses & women novelists who are sloppy - & write in maudlin fashion, about how they loved & lost, etc. I never imagined myself devoting a whole book to love - but I honestly think I could turn out something really interesting. Its saving grace in my eyes would be its sense of humour - & fantasy. It would be delicious to tell of the ‘microbes fragiles’ which make me desire you like fury - & of my maternal moments - when I would very much like to smack you hard for being a bad little boy - or kiss you better when you have got hurt - & all - & all based on a literary correspondence. Pure fantasy is out of fashion - which is a pity. You had it in the ‘historiettes’ & that's why I translated them - for I think it ought to be rescued from a cruel death. - How quite things would wind up in this projected novel, I know not yet. It would be consummate fantasy to make both the heroine & the hero commit suicide - through their ardent love - which had never known physical contact! - Do you know I feel as strong as six hundred lions! The thing is, I think, that I feel I've got you safe - that love biblically or sexually or both (which is love à l'anglais: poor dear old Edward) - that things will work out right according to the U.H. - The fact that you are married comes to hurt me profoundly every little while - but, as I have often said, I do not expect anything more than the ‘relatif bonheur complet’ in this delicious old life. - Besides, I shall make the most of the ‘relatif boheem complet’ in this delicious dd life. - Besides I shall make the most of the ‘relatif b.c.’ - I must make you suffer a little as you have made me suffer. Thus, I tell you that very soon one of the ex-fiancés (he is very handsome! - there, I hope that hurts horribly) is coming back to his beloved (myself) - after an absence of two years in the Bermudas - &, really, I may get re-engaged - because he is such a dear soul, - I cite him rather than some of the other ex-fiancés & possible new ones - because I rather incline to him at the moment. He is such a comfort - doesn't bother me when I don't want to be bothered - loves me in a profound & pure & loyal English way - & I remember I loved him terrifically at the time. So I shall probably let him take me in his arms & kiss my lips & feel my body very close to his - & have my love for a long or short period according to circumstances. - Does that make you writhe? I hope so, profoundly. I would like you to see me with my lips against his - & his hand on my breast. I'd love you to - & would hope with all my strength - with all the force of my youth - that it would hurt, hurt, hurt - that you would want to cry out to heaven to stop it before you agonised. - Do you still think me so deliciously young my dear Edward? I should laugh at you - while loving you with all my strength. - - Don't come immediately. Come to Oxford round about the 24th of November - or to Durham the last day of the Fellowship business. I should prefer you, however, to come to Oxford when I am back (that is about November 24th) for you are so inextricably woven into my Oxford life. - Then, when you come, perhaps I shall be able to laugh aloud if I discover I don't love you after all. And you may not love me - or you may - & in that case you will have to stand aside & let me depart to the arms of the Bermuda gentleman, - if I don't love you. All this reminds me of some ancient system of torture. - I wish I could get on at once with the novel - but Rotrou & the bloody Fellowship & everything - However, I'll do my best. Rotrou is ‘passionant’. The last scene of Saint Genest makes me think of one possible & serious interpretation of the end of my projected novel, (that is the double & fantastical death of the heroine & hero) - a sort of inner meaning on Greek classical lines. - ‘Saint Genest’ is an actor - & takes the part of a Christian who is to be martyred for his past. Little by little, he becomes his hero - & is himself put to death because he has become a Christian. - Plancien ‘Par votre ordre, Seigneur, ce glorieux acteur, Des plus fameux héros fameux imitateur, Du théâtre romain la splendeur et la gloire, Mais si mauvais acteur dedans sa propre histoire Plus entier que jamais en son impiété Et par tous mes efforts en vain sollicité, A du courroux des dieux contre sa perfidie Par un acte sanglant fermé la tragédie ... ....................................... Nous souffrions plus que lui par l'horreur de sa peine ... ... ... ... ... ... ... ... ... ..... Valérie Vous voyez de quel soin je vous prêtais les mains Mais sa grâce n'est plus au pouvoir des humains. Maxime Ne plaignez point, Madame, un malheur volontaire, Puisque l'a pu franchir, et s'être salutaire, Et qu'il a bien voulu, par son impiété, D'une feinte en mourant faire une vérité.’ I think the possibilities are very great. Tell me what you think. Eveline. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, [oktober 1929] Gistoux, vendredi soir. Chère, J'ai relu votre lettre; mais comment faire pour me placer ‘impersonally’ en face de cela? De tous les efforts, vous me demandez celui dont je ne suis pas capable, parce qu'il va trop contre toute ma nature. Même si votre lettre avait été de la littérature, c'est ‘personally’ que je vous aurais... admirée. And for heaven's sake ne me laissez pas croire que c'était de la littérature, que votre jeunesse et votre spontanéité, que ce courage de se risquer ne serait que la débauche (the orgy) d'une femme savante qui traduit tout son tempérament en encre, rien d'autre! Si vous étiez ainsi, cela me ferait une réelle peine Je vous écris ceci dans la nuit: je suis rentré asssez tard de Bruxelles. Pas moyen d'avoir des renseignements au bureau de voyage: la princesse Marie-José s'est fiancée avec le prince Umberto et le prince Umberto vient d'échapper glorieusement (et avec le sourire) à un attentat HORRIBLE, fait par un étudiant de 21 ans (un pauvre garçon, bien sûr, qui au dernier moment a tiré en l'air) - et tout Bruxelles se trouvait entassé sur la Grand'Place pour voir les chers fiancés au sein de leur famille (au balcon). Du moins, je vous ai trouvé les bouquins. Pas encore celui de Mme Gevers, les bouquinistes ont l'air ahuri quand on le leur demande .... Bon, je suis rentré tard - et voyez ce que vos lettres m'ont fait: pendant ce retour, pendant que j'étais assis à côté de mon chauffeur et que nous traversions la Forêt de Soignes et l'obscurité, mais en toute vitesse, je ne pensais qu'à vous; je m'imaginais être sur une route pareille en Angleterre, accourant vers vous; je n'aurais pas été étonné si je vous avais rencontrée à l'endroit le plus désert. ‘Drôle’ aussi, cela, car moi non plus je ne connais que vos lettres - et j'ai TRENTE(!) ans. Ce chauffeur - qui n'avait pas mangé - faisait courir la voiture en toute vitesse sur la route qui était noire et mouillée; il y avait à gauche et à droite de nous deux larges bandes de feuilles mortes, éclairées par les phares, et rien que les troncs des arbres - et je crois, je suis sûr, que si à un certain moment nous nous étions jetés contre un de ces troncs et écrasés complètement, ma dernière pensée aurait été: Eveline. ... Puis, en rentrant, j'ai trouvé une nouvelle lettre de vous. où vous me parlez d'un tas de choses... spirituelles. Je la rouvre maintenant. Il ne sera pas dit que j'aie négligé une seule de ches choses qui ont l'air de vous intéresser. Nous sommes si forts, nous autres du XXe: on referme son c‘ur et on ouvre la boîte à intelligence comme si rien n'était. Excellent entraînement. Bon. Je trouve avant tout l'édition Rossetti. Elle peut attendre, je verrai bien en Angleterre. Puis, Wolfe. Je le relirai et nous reparlerons. Le poème Sea-Harmony. De cela je vous parlerai demain. J'ai l'impression que c'est beaucoup mieux ainsi, mais je vais comparer les deux versions. Conrad: c'est un peu un capitaine-au-long-cours, mais qui a su rendre un atmosphère riche et qui n'est qu'à lui. On lui pardonne ses longueurs, ses trucs, ses figures de femmes impossibles. pour son atmosphère, son courage et sa force, enfin, c'est un homme. Dans ce que je connais de lui - 6 à 7 livres - c'est Lord Jim que je préfère, comme vous; mais il y a aussi un conte, fait de souvenirs du Congo, qui est fascinant; et que vous devrez lire si vous ne le connaissez‘pas, c'est Heart of Darkness. (Ça se trouve ds le vol. Youth.) Je vous reparlerai de Conrad aussi - une autre fois. Maintenant, il y une chose charmante: vos scrupules concernant ces deux changements dans votre traduction! ‘I didn't think you would mind’. - Really? - D'abord, je crois ce que vous avez fait est excellent, mais vous auriez refait le tout, que je vous aurais approuvée, chère. Croyez-vous un seul moment que j'aimerais ‘traiter’ de cela avec vous? Faites absolument et toujours ce qui bon vous semble avec mes écrits; je vous le dis une fois pour toutes. Si nous sommes amis, je vous dois cela; je ne voudrais pas que ce soit autrement qu'ainsi. Je trouverais horrible de devoir jouer avec vous au ‘littérateur’; vous êtes ma charmante amie savante, à qui je fais entièrement confiance. La seule chose qui importe, entre vous et moi, doit être: Comment trouvez‘vous cela? Les essays de Bacon - d'abord, je pense que je préfèrerais Bacon à Montaigne, mais je ne les connais qu'assez peu tous deux. Je lirai les Essays au complet; au point de vue style c'est beaucoup plus serré que M., il me semble. En tout cas, la citation que vous m'envoyez est superbe. C'est mot pour mot excellent; je vous remercie de m'avoir envoyé cela, je vous remercie surtout parce que je sais dans quel esprit vous l'avez fait et parce que vous n'auriez pas pu trouver mieux. J'aime ce choix parce qu'il est de vous pour moi; et parce qu'il est comme la suite de ce que vous me disiez dans la lettre précédente, celle de ce matin. Mais entre la sagesse de Bacon et vous - vous ne pensez pas que je puisse hésiter, non? Si je devais mourir demain, je préfèrerais que vous soyez là, Eveline; je préfèrerais votre main sur mes cheveux. Et je ‘crois que vous avez raison; qu'alors, I wouldn't mind. - Viendriez-vous, vraiment. si, devant mourir demain, je vous faisais appeler? (Je vous fais cette question un peu en raillant, mais - voilà encore qui est ‘drôle’ avec un fond très sérieux.) Autre chose: je ne comprends pas comme je le voudrais, ce que vous me dites sur votre avenir. Qu'est-ce qu'un fellow exactement? Qq. chose comme un licencié en France (un ‘doctorandus’ en Hollande)*? Quel est le travail exact que vous devez faire si vous obtenez cette place de fellow à Durham? Donner des cours? Où? - Qu'appelez-vous ‘a job’? et surtout en Chine? en Egypte? Quelles ‘possibilités’ y voyez-vous? Parlez-moi longuement de tout cela. J'aimerais pouvoir - sinon vous conseiller - du moins vous suivre. Vous devez encore me raconter beaucoup de choses sur vous, chère, même si nous ne serons jamais que des amis. Et ces liens qui vous importent peu mais que pour le ‘franc jeu’ (le fair play) vous respectez? le ‘franc jeu’ est très bien et le sacrifice aussi, mais dans une certaine mesure; il ne faut pas aller trop loin. J'ai l'impression d'avoir vieilli de 10 ans pour trop avoir compté avec ce genre de ‘franc jeu’ dont vous parlez. Il n'y a peut-être rien de si difficile que de distinguer où l'on n'a été qu'un bas-égoïste, et où l'on se devait de ne tenir compte qu'avec soi. Cette mort de mon père a pour moi embrouillé plusieurs choses; - je ne puis juger de votre situation, mais je voudrais vous dire qu'il ne faut jamais se laisser gâter la vie par une pitié déplacée pour quelques ‘autres’; on ne vit qu'une fois (comme le disaient si bien tous ces vieux bonshommes), on devient vieux avant de le savoir. Je vous parle comme si vouis étiez moi(!) C'est peut-être ridicule. Si vous le trouvez ainsi, il faut pardonner à mon amitié, chère, il faut vous dire: ‘Il raisonne un peu lâchement, il est un peu British aussi, mais enfin, il me veut du bien à sa façon.’ Entre parenthèses, savez-vous que les italiens disent rarement: ‘Ti amo’ (Je t'aime), parce qu'ils trouvent cela livresque, mais qu'ils disent: ‘Ti voglio bene’ (Je te veux du bien)? ou: ‘Ti voglio tanto bene’ (Je te veux tant de bien)! - Gentil, çà. Ce soir je me sens seul à mon tour - parce que vous n'êtes pas là. Vous m'avez gâté, c'est de votre faute peut-être. J'ai l'impression que ce serait terrible si vous deviez me manquer, si vous pouviez ne pas être là à l'heure de ma mort. (C'est pourtant probable!) Dites que, quoi qu'il arrive, pour longtemps à venir vous serez mon amie, que vous resterez dans une certaine mesure la grande Amie Inconnue qu'on appelle à l'heure de la mort. Si on m'avait dit, il y a 6 mois, que cette Amie-là prendrait la figure d'une jeune fille d'Oxford, j'aurais pouffé de rire. En ce moment j'admets - j'ai la folie de croire que c'est ainsi, que cette Amie est anglaise (with a good streak of Celtish blood in her veins), qu'elle a 22 ans, qu'elle s'appelle Eveline. Cela est... on ne peut plus fantastique; mais c'est bon de croire aux choses impossibles: de temps en temps; rarement; - cette nuit je ne me défendrai pas d'y croire. Vous non plus, n'est-ce pas? Il sera bientôt temps de se reprendre, de redevenir un petit gros monsieur raisonneur - et marié. La plume s'arrête. Bonsoir Samedi. Je ne vous enverrai pas cette lettre; j'attendrai d'abord ce que vous me direz. Je vous l'enverrai de toute façon, mais après y avoir ajouté des choses, en réponse à celles que vous me direz. Oh! j'ai un juste sens de l'administration! ... Maintenant, parlons de Sea-Harmony. Dans votre dernière version c'est très bien. J'ai comparé les 2 versions et la différence est grande. Les deux premières lignes étaient en effet à conserver telle quelles. Dans les lignes suivantes les rimes de la nouvelle version donnent beaucoup plus de relief à l'énumération des choses-à-chanter, quoique la lere version non plus n'était pas mauvaise. (Je le vois mieux maintenant.) Mais il ne faut pas abuser de l'effet des mots tout à fait séparés: And - Wait. Pourquoi pas: Pour in - And wait. Surtout parce que, quelques lignes plus loin, vous avez besoin d'un effet pareil. - Je n'aime pas beaucoup: My song will not be sung; cela me fait penser à Whitman, et pourquoi cet aveu catégorique de faiblesse? Peut-être ce serait déjà mieux si vs mettiez: ‘This song will not be sung’. (?) - J'oubliais de vous dire que dans: Somehow - Fail, l'espace entre les mots (les silences qui contribuent à former la poésie) me paraissent très bien; là, il faut que ce soit comme çà. - Le reste est bien, et surtout avec les rimes; surtout la phrase finale: and quiver on the lips of another me, qui, au point de vue pensée (je ne puis juger de la langue), vaut dix fois: of some other poet. Une chose encore, où je puis me tromper, parce que tout dépend de la prononciation: mais il me semble que dans la ligne: And rising up with a magnificent cry vous feriez mieux en remplaçant le mot magnificent (qui d'ailleurs est un peu vague) par un mot soit de deux syllabes, soit de trois. Un mot de 2 syllabes, il me semble, donnerait beaucoup de relief au mot rising, au commencement de la phrase: And, ri-sing up, etc. Essayez et dites-moi si je me suis trompé.** - Pendant que je vous écris ceci, un petit orgue a pénétré dans notre ‘domaine’: un petit orgue tiré par un âne, qui se met â jouer des airs de boîte-à-musique, enfantins et touchants (l'orgue, pas l'âne). Combien de poésies avez-vous fait en tout? ‘Lots’? Vous devriez faire un petit recueil manuscrit de celles que vous preferez et m'envoyer le tout en une fois. Il y a peut-être bien moyen de les faire imprimer en quelques exemplaires en Belgique. Ou pensez-vous attendre et les réunir plus tard dans un gros volume sérieux? Combien avez-vous fait de votre roman Here, sirs, find music? Je pense que vous avez trop de tempérament pour faire beaucoup de poésies; vous devez écrire avec une facilité très grande, et, pour le ton du moins, je puis vous assurer que ce que vous écrivez est très vivant et direct: - ce qui pour moi vaut les plus admirables arabesques esthétiques. Mais ne vous cachez pas que pour faire un bon roman, avec des personnages vivants, vous êtes très jeune. Par contre vous êtes ‘British’. c.à.d. qu'à ce point de vue-là vous devez disposer de moyens naturels bien plus grands que si vous étiez française. Le roman français, même chez un bonhomme comme Gide, est avant tout intelligent, le roman anglais, même quand il est assez bête, a facilement plus d'atmosphère. (C'est ce que je voulais dire, lorsque je vous disais qu'au point de vue ‘moyens’ Le Grand Meaulnes pouvait être un roman anglais.) Moi pour ma part, je sais que très-probablement, je n'arriverai jamais à créer l'atmosphère; cette chose que Holst demande avant tout à un roman. Il m'a dit - et je crois que c'est juste - que mes personnages vivent, mais ne sont toujours qu'en 2 dimensions, et qu'un conte à moi lui fait toujours penser aux dessins animés qu'on voit au cinéma. Je tâche de me corriger, mais c'est difficile. Le choix et le mouvement des personnages m'emballe toujours à un tel point que je ne trouve pas le temps de m'occuper du décor. - Voulez‘vous que nous écrivions ensemble un roman en lettres? (qui seraient Les Liaisons Dangereuses de notre siècle!) Du train où nous y allons, nous aurions bientôt un volume de 300 pages. - Et nos personnages seraient passablement modernes: le petit gros monsieur marié et la charmante jeune fille savante; et nous pourrions nous appliquer à ne pas mettre un seul baiser dans ce roman! - M. Huxley serait furieux et tourmenté, car il ne saurait plus que penser d'une vertu à ce point monstrueuse et d'une naïveté cynique à ce point (?). Nous pourrions appeler cela: Les Cerveaux Amoureux (Brains in Love); ce ne serait pas bien, dear? Je cesse ce bavardage, qui vous devez un peu à l'orgue, ou à l'âne, ou à tous les deux. - Je vais un peu tirer au pistolet dans le jardin: c'est un des amusements de Gistoux. Si je casse cinq bouteilles coup sur coup, j'aurai mérité un... ‘a hug’ en Angleterre; les Dieux me devront cela!*** * * * Aujourd'hui rien de vous (mais c'est dimanche. Je reprendrai donc votre dernière lettre, et l'avant-dernière, pour voir s'il me reste à répondre à quelque question. Dans la dernière il y a encore votre tristesse, causée par deux ‘rotten lectures’. Comment vous consoler? De mon point de vue, votre plus ‘rotten’ conférence est encore beaucoup trop bien pour ces gens qui vous écoutent. Mais je n'ai pas votre désir de vous dévouer (à la multitude)****. Je pense souvent si je ne finirai pas de me faire imprimer en 30 exemplaires, rien que pour les amis et quelques autres. Le ‘happy few’ de Stendhal me séduit beaucoup! Dans l'avant-dernière: ah! les photos! Beau sujet entre ‘inconnus’. Dans le pardessus de Holst je suis ‘quite handsome’ vous trouvez? Je vous ai dit que c'était la faute au pardessus. D'abord, j'ai l'air d'avoir 1 M.80. En vérité, je ne suis non seulement plus petit, mais plus tassé, les épaules plus trapus, et assez ronds! Et j'allais vous dire que je n'ai heureusement pas cette expression ‘keen’ et américaine. Mais je crois que depuis quelque temps je l'ai assez souvent. Ma mère me dit que mon expression a changé, et j'ai peur que c'est vrai: j'ai les yeux plus enfoncés, plus étroits et plus durs - ou plus méchants. La photo que vs préférez, celle avec Oscar et le prof. suisse, est de 1925; elle est assez ressemblante tout de même: le bas du visage est devenu un peu plus lourd, mais quand j'ai cette expression-là, je crois que vous ‘me’ retrouverez sans peine. Vos sept fiancés: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 passons! Si vous le voulez, vous me parlerez d'eux. Entre 18 et 22 ans, sept fiancés, cela fait - Eveline! - deux fiancés par an! (Je mentirais si je vous disais que j'aime beaucoup cela.) - Je croyais qu'il n'y avait que les ‘stars’ du cinéma pour battre de tels records? Enfin... Il y aura bien un huitième, un jour. Trois réponses - puis: votre peur. Je vous ai répondu à cela; n'en parlons plus. Et pourtant, quand vs me dites: ‘You understand, oh, don't you?’ je me demande si j'ai bien ‘understood’. De quoi aviez-vous peur exactement? Being very broad-minded myself, vous pouvez y aller carrément. Que j'étais un ‘inverti’? La seule pensée d'un homme me faisant une caresse me donne la chair de poule! j'ai eu des ‘amis’ invertis; par instinct sans doute ils ne m'ont jamais fait la moindre avance. 'Some kinds of ‘saleté’ I forgive freely, but others I detest and abominate. Ai-je bien deviné? - Je me souviens aussi de votre horreur à l'égard des ‘maisons publiques’ en France. Oh! après la ‘Muse et la Madone’, en '23- '24, j'en ai fréquenté; mais tout de même rarement. Ce qui est drôle c'est que je ne suis jamais arrivé à me donner cette sensation d'avilissement, que Tolstoi p. ex. se reproche toujours, et dont beaucoup d'hommes souffrent. Je n'ai trouvé ces saletés toujours que bien superficelles, you know, et ces femmes surtout pitoyables. Elles sont bêtes, elles sont le plus souvent laides, elles ont si peu d'âme! Quand on leur parle, c'est comme si on parlait avec des petites filles qui auraient le sens des affaires. ‘Le bisnèze, quoi’? - c'est comme çà qu'elles disent, depuis les américains. Au point de vue érotique, pour quelqu'un qui se distingue un peu de l'animal, elles n'existent pas: la première chose en érotisme (je vous parle ‘scientifiquement’) étant le plaisir qu'on procure en échange de celui qu'on obtient. Pour un homme un peu fin, il me semble, une femme immunisée au plaisir cesse d'être une femme. C'est pourquoi les ‘maisons publiques’, dont vous avez l'horreur, seraient - même si les femmes y étaient fraîches et belles - une chose bien piteuse, au point de vue érotique; et quant au ‘vices sécrets’, ce sont des vices bien bon-marché qu'on pourrait trouver là.***** S'il y a des choses que vous voulez toujours savoir, allez-y sans rougir; non seulement je n'ai rien à vous cacher, mais je trouverais stupide si nous n'osions pas aborder ce sujet‘là. Je relis cette phrase que vous avez couragement écrite: ‘for instance one confessed to be a masturbator’ - le gros mot! et le pauvre homme. n'est-ce pas? Ou peut-être le riche homme; c'était peut-être, dans son genre, un poète?... Drôle d'idée tout de même de venir vous confesser cela! - Voilâ une chose qui m'intéresse beaucoup: j'aurais voulu voir votre visage, vos yeux, votre expression, pendant qu'il vous racontait cela. Voilà un vice à moi, chère, mais il n'est pas sans humour, du moins! Le voyage en Angleterre, je vous l'ai dit, dépend de vous jusqu'au moindre détail. Reste à vous seulement combien de temps mes ressources me permettront de rester. J'aurais environ 400 florins hollandais = presque 6000 frs. belges, (4000 frs. français) en partant d'ici.****** C'est peu sans doute; mais peut-être bien assez pour une bonne semaine? Si vous pensez que c'est très peu, ne serait-il pas mieux de venir à Oxford seulement? Faites pour le mieux, car je ne connais rien des choses de là-bas, des choses pratiques du moins. Seulement, comptez un peu largement; je ne peux pas vivre sans quelques petites dépenses soi-disant inutiles; il faut faire une assez bonne marge pour chaque jour. Peu importe le ‘garret’, mais si je devais beaucoup regarder les shillings avant de les dépenser je ne me sentirais pas à mon aise. Ce serait ‘topping’ si je pouvais rentrer avec vous en Belgique; mais quand pensez-vous le faire? vers Noël seulement? - Je viendrai donc par Calais. Tant mieux s'il ne faut pas de ‘smoking’. Je préfère vous accompagner quand vous êtes en ‘pullover’ plutôt qu'en robe de bal. - Reparlez-moi de votre ancêtre, qui a eu la tête coupée. J'ai eu un ancêtre qui était venu présenter au roi Louis XV, à Versailles, une machine de destruction. (Un type dans le genre de Krupp probablement.) Le roi ayant fait faire un ‘essai’ au parc de Versailles, la machine lui parut destructive à un tel point qu'il chassa mon pauvre ancêtre de par-devant son auguste personne. Le bonhomme est mort dans la pauvreté, hué par la foule comme un ‘ennemi de l'humanité’. Bel exemple; voilà un ancêtre que du moins j'aurais aimé! (vers la fin de sa vie.) Le no. de Variétés est amusant pour les photos, et il s'y trouve un compte-rendu d'un discours de Malraux qui pourrait vous intéresser - (quoique ce n'est pas sûr!) Essayez. Je vous ai dit que parmi les littérateurs français que je connais, celui-là est tout à fait exceptionnel. C'est un homme d'action qui joint a une éloquence très grande (une précision et en même temps une rapidité surprenante de la pensée et de la parole) un sens artiste assez sûr et une intelligence philosophique de ler ordre. Il a une tête à la Saint-Just, avec des yeux de rêveur qui regardent au loin, une bouche fine et cruelle; il est élégant, un peu courbé pourtant, et très pâle. Le visage d'un homme qui se donne constamment; il a eu une aventure merveilleuse en Chine qui l'a ruïné, plus tard il y a été, pendant 2 ans, commissaire du Kuo-Min-Tang. Il a à peine 28 ans, en ce moment. Son livre, Les Conquérents a un côté Conrad qui ne vous déplaîra certainement pas. Je vous l'enverrai, ou vous l'apporterez, comme vous voudrez. (Je crois qu'il y a une traduction anglaise, qui se prépare.) - M. connaît M. de Leval, qu'il trouve ‘puéril’. Laissons Malraux, pour nous reprendre. Je relis maintenant ‘l'orgie’. - Je ne veux pas que vous fumiez vingt cigarettes ‘straight off’; cela ne sert à rien qu'à vous noircir les dents, ce qui serait most unbecoming à vos 22 ans, je vous le jure! Je ne voudrais pas avoir cela sur ma conscience. Et surtout, ne remerciez pas les ‘Powers that Be’ pour m'avoir connu: il y aurait peut-être Quelqu'un pour rire de vous, dear, et de moi! Soyons simples - et donnez-moi ce que vous pouvez de votre affection; j'en ai un grand besoin. Ed. Je vous enverrai cette lettre tout de même comme ça. - J'ai confiance en vous: ce que vous me direz sera bien - Et tant pis pour ‘l'administration!’. Lundi, matin. Non, je l'ai retenue - parce que cela ne m'aurait pas beaucoup avancé si je l'aurais mis à la poste hier: le service de dimanche ne se faisant pas du tout, ici. - J'ai donc reçu tout â l'heure votre lettre - pas celle que j'attends, mais une grande et belle lettre tout de même. Vos amis doivent vous trouver souvent en train d'écrire, ces jours-ci? Pour moi, ce n'est pas la même chose: depuis que Holst est parti, je ne vois plus personne. Puisque je vous ai donné déjà tant à lire, je ne répondai que brièvement à certaines choses. (L'intention est bonne! O. 1.Je suis heureux que vous aimez la Prière, même étranglée. 2.Je trouve très amusant ce que vs me dites du ‘stamp’ d'Oxford. Holst l'a eu pour toute sa vie, ce ‘stamp’. C'est, pour l'extérieur autant que pour l'intérieur, tout à fait ‘a gent1eman’. Ceci me rappelle une petite conversation de ces derniers jours. Je me promène à Gistoux souvent avec une large ceinture paysanne, noire à boucle nickelée, une chose qui sans doute avait choqué Holst depuis le premier moment où il l'avait vue. Lorsque je lui disais que j'avais l'intention d'aller en Angleterre, pour y trouver une amie anglaise, il me dit: - Je te conseille de ne pas emporter cette ceinture. - A quoi je reponds: - Je l'emporterai peut-être pour éprouver son amitié? Cette ceinture pourrait m'être utile à un moment donné. - Et lui: - Ah! si c'est comme çà: oui! Si une femme anglaise... - Moi: - Survit à cette ceinture?... - Lui: - Tu pourrais être sûr que c'est une amie pour la vie! 3.Suzette et son frère: c'est affreux. Mourir comme cela est horrible - et peut-être grand. Tomber de 6.000 pieds (et elle avait des illusions?) D'abord, il n'a rien senti; mais l'angoisse de la chute a dû être qq. chose de tout à fait spécial. Cela ne vs fait pas penser à Lucifer: ‘Him the Almighty Power hurled headlong’, etc? Ce serait beau de survivre à une chute pareille, d'être retenu au dernier moment par une corde par exemple. - L'avez-vous connu, ce jeune homme? 4.Décidément vous avez qq. chose sur la conscience. Que craignez-vous? ‘The feeling that -’ Tell me now. Je ne vous ai jamais dit, dear, que j'avais des ‘dirty habits’! Si vous voulez m'imposer cela, mon Dieu, je les accepterai avec grâce, mais enfin, j'aurais terriblement menti si je vous avais dit ça. Je vous ai dit que les choses ‘saines’ ne m'intéressent pas avant tout (et je pensais à Gide), mais je cherche vainement après mes ‘habitudes sales’. 5.La photo ‘Chateaubriand’ (vous faites allusion aux petits beefsteaks français?) est ridicule. J'ai un chapeau neuf sur la tête, un vieux veston de campagne fermé, et la cape de ma femme - alors... Et toujours cette insupportable expression américaine. S'il y a un genre d'hommes que je déteste, c'est ce genre énergique-et-volontaire. Je suis si mou que la volonté d'un bonhomme pareil glisserait sur moi comme sur une boule en caoutchouc; tout ce qu'un bonhomme pareil arrive à m'inspirer est un souriant dégoût. On ne peut pas accepter d'un être intelligent qu'il soit trop convaincu et trop sûr de quelque chose! 6.Je ne peux pas répondre en ce moment à la partie... tout à fait charmante de votre lettre. Je me laisserai dorloter en silence. J'attends toujours une condemnation, et puis... Si vous vous trouvez heureuse ainsi, même pour très peu de temps, je veux bien être heureux COMME TROIS SEIGNEURS moi aussi. Et soyez sûre qu'en vous voyant, je ne ferai pas allusion à tout cela. Ne vous imaginez pas que vous écrivez: ‘just as any French girl would do’ - ce serait trop drôle! Ne vous imaginez surtout pas: ‘that must be interesting for me to know like this a British woman’. Ça ce serait trop triste. Si ce n'était pas interesting... et puis, ‘a British woman’. Pourquoi dites-vous des horreurs? J'ai rencontre des ‘British women’, dear, même sans avoir été en Angleterre - vous vous en doutiez? à la Côte d'Azur il n'y a que ça... - et il ne m'est pas encore venu à l'esprit de vous confondre avec une d'elles. C'est peut-être le ‘Celtish blood’ qui vous fait différente. Peu importe, du reste; je vous aime telle que vous êtes (dans vos lettres). 6.Ne vous imaginez pas non plus que je suis toujours ‘agonisant-avant-la-lettre’ - vous devez vous imaginer cela seulement quand l'envie vous prend de me cacher dans vos bras. Ma peur de l'agonie est heureusement intermittente - et même un peu passée. En fin de compte je crois que je mourrai avec assez de courage. Mais je ne puis accepter une mort jeune; alors j'ai envie, comme vous, de taper Dieu sur le nez - dans des cas comme ceux de de mes deux amis morts en '28 et du frère de ‘Suzette’. - Ah! j'aurai encore des vers à vous traduire, quand on vient à parler de cela. Je veux aussi faire un grand poème (qui me tourmente depuis longtemps) où la résignation à la Mort sera la fin: l'âge, l'usure, et alors, la Mort comme une solution. Mais il s'agira de deux êtres, et le poème s'appellera La Rencontre. Il y a: un homme qui sent la présence (possible) d'une femme (les spiritistes diraient: l'âme soeur). Il ne l'a jamais vu; il vieillit... Quand, enfin, il la rencontre, il est vieux; elle est vieille aussi. Pourtant ils sentent que c'est çà: il y a le bonheur - en dépit de l'usure - et la Mort rationnelle, souhaitée, presque délicieuse. Vous comprenez? - Le tout est de l'écrire! (Mais je ne suis pas pressé.) - C'est fou d'écrire comme ça; vous n'aurez jamais le temps de lire le tout à la fois! Le reste à plus tard. I kiss your lovely hand (encore). E. * C.à.d. quelqu'un qui n'a qu'à faire une thèse pour être ‘docteur’? ** R-i-sing ainsi, donne l'idée de qq. chose qui prend son vol. Non? *** Je les ai cassées, mais en trichant: en diminuant la distance d'un tiers. (Ce n'est pas sportif! Pensez-vous que j'ai mérité ‘a hug’ - ou une punition? **** Ci ça continue ainsi, je vous appellerai un jour: le petit Jésus. ***** Il est vrai qu'il-y-a encore ‘Le Chabanais’. Mais il n'y a que des rois du dollar qui vont là! Et la comédie qu'on y joue me ferait mourir de rire. ****** Et si ces revues hollandaises se décidaient à me donner des ‘ors’, encore qq. chose par-dessus le marché. Mais .... Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, 28 oktober 1929 Lundi (la nuit) N'ayant toujours pas le - comment dire? - la ‘condamnation’ (brittannique), j'ai beaucoup relu votre dernière lettre, dear; j'ai fait une grande promenade, emportant cette lettre, et seul - dehors - j'ai surtout relu la partie... tout à fait charmante; et maintenant: Dear, écoutez. Ne continuons pas ainsi. J'ai pas mal de bon sens, oui, mais il y aussi en moi, ne l'oubliez pas, une partie ‘poète: je me fais une image de vous, moi aussi - et tout ceci pourrait devenir, pour l'un de nous deux, sinon pour tous deux, assez cruel; et pourquoi? Je sais que vous me comprenez; mais vous comprendriez mieux si vous saviez la pauvreté, pou moi, de ces dernières années. ‘ Et au fond (je vais être bien illogique), tout ceci ne m'étonne pas trop: la vie me devait quelque chose en échange de la fausse-monnaie qu'elle m'a fait accepter. - Seulement, je ne suis après tout pas sûr - c.à.d. ma tête ne peut l'être, à l'encontre de mes sentiments - que tout ceci ne soit pas un nouveau leurre, un nouveau piège de la vie - malgré votre sincérité, dear, dont je ne doute pas un instant. J'ai l'impression que vous êtes devenue - en combien de jours? - que vous êtes devenue comme par enchantement ce que, dans un certain sens, je possède de plus cher au monde; et je ne sais si vous vous rendez compte de ce que cela peut avoir de ridicule, peutêtre, mais de dangereux aussi (pour moi). Au point où nous en sommes, il faudrait déjà que ... Non. Tous ces raisonnements ne servent à rien. Voici ce que j'ai à vous dire. Vos lettres ont changé mille choses. Ne tenez plus compte de tout ce que nous avons projeté jusqu'ici, et laissez-moi venir - souffrez que je vienne le plus tôt en Angleterre, à Oxford, n'importe où, - pour vous voir; non pas vos lettres, mais vous. L'idée de Durham était charmante; mais je pourrai revenir plus tard (s'il y a un ‘plus tard’), l'été prochain par ex.; vous aurez toujours assez de sympathie pour moi, peut-être, pour vouloir ‘me montrer l'Angleterre’ (et si vous ne l'aviez plus, l'Angleterre me laisserait froid).- Pour le moment en tout cas, où que ce soit, la seule chose qui importe pour moi, c'est vous. J'aurai demain peut-être la ‘condamnation’, mais de toute façon, je pense, nous serons amis; et que ce soit l'amie anglaise - pardon, britannique - que je trouverai en vous, ou l'Amie sans phrase, la Vraie: c'est vous que je veux connaître, c'est pour vous uniquement que je viendrai en Angleterre. Peu importe donc, pour le moment le décor. Il y a bien des coins tranquilles à Oxford aussi, sans doute; il y a la rivière, les environs? Surtout, ne me faites pas connaître des gens; comprenez qu'avec vous à côté de moi, pour le moment, cela m'ennuierait beaucoup! Je suis fatigué d'avoir rencontré des gens: charmants, intéressants, intelligents, exquis... qu'ils gardent pour eux toutes ces qualités; d'abord, en général ils ne valent pas leur réputation, et puis, et surtout, je n'ai aucun besoin d'eux; je n'ai besoin que de vous. - Je veux vous voir, dear, si vous êtes comme dans vos lettres: aussi straightforward et aussi vraie. Ne me faites plus attendre: indiquez-moi un hôtel pas trop éloigné de chez vous*, et attendez-moi. Et - je vais être tout à fait franc avec vous à mon tour -: Si je trouve en vous un peu de ce que je pense trouver, même une simple amie dont l'amitié ne serait pas banale, et il y a des chances pour cela! je tâcherai d'être charmant avec vous, de faire le plus possible ce que vous voudrez, et de rester autant que je le pourrai - et que vous me voudrez. - Par contre, si je vois que tout ceci n'a été qu'un leurre, un jeu d 'imagination, pour vous ou pour moi, que ‘ce n'est pas çà’, pour n'importe quelle raison - je repartirai au plus vite, pour Naples ou ailleurs, pour trouver ‘autre chose’: qui sera plus bas, sans doute, mais du moins réel. Ne me dites surtout pas que nous aurons peut-être besoin de nous voir pendant quelque temps: moi je saurai - après une heure - si vous êtes ce que je pense ou si vous ne l'êtes pas. Il ne s'agit pas pour moi de savoir exactement ce que vous serez pour moi, mais sur quel plan vous serez quelque chose pour moi. Suis-je clair, dear? - S'il s'agissait de faire ‘la conquête de la femme’ ma façon de penser serait entièrement fausse. Mais il ne s'agit pas de cela, vous le savez aussi bien que moi. Inutile de s'expliquer davantage: et vraiment, n'ayez pas peur que j'aie le manque de tact de vous parler de la partie... tout à fait charmante de vos lettres; je ne pense même pas que vous aurez besoin de me dire beaucoup; si ‘ce n'est pas çà’ j'aurai tôt fait de le sentir, croyez-moi. - Soyez parfaitement naturelle, comme je le serai. Je viens très simplement. J'ai besoin de vous voir, ‘to shake hands’ avec vous, c'est tout (pour le moment). J'ai aussi besoin que vous me voyiez - car la possibilité de désillusion est pour vous plus grande! Vous pensez que nous rierons? Peut-être bien; riez toujours si vous en avez envie. Ceci aussi: ce que je serai pour vous, je le sentirai - et si ‘ce n'est pas ça’, vous me pardonnerez, n'est-ce pas de prendre congé de vous par une simple lettre; vous comprendrez cela aussi, dear? pour rien au monde je ne voudrais avoir l'air d'en appeler à votre bon coeur, et que vous cessiez d'être vraie - d'une autre façon alors! - par gentillesse, par pitié, ou même par ‘amour-du-prochain’. Vous ne m'en voudrez pas, dear, si je ne veux pas être pour vous: ‘le prochain’? Je suis sûr que non! ... Voilà. Je vous serre la main. Répondez-moi: à ceci seulement, négligez le reste - par retour du courrier. Votre E . * Inutile: il y a le Mitre Hotel, Broad Street, n'est-ce pas? C'est parfait. J'ai le guide que vs m'avez envoyè. P.S. - Après ceci, je ne répondrai peut-être plus qu'en personne. Ne m'écrivez plus, en tout cas, après avoir répondu à ceci. J'aimerais arriver sans vous l'annoncer; un jour, ou un soir, je serai à Oxford et vous mettrai un petit mot. Vous trouverez ceci peut-être ‘voulu’, ou ‘ridicule’ - mais c'est au contraire ce que j'aurai fait de plus vrai, avant de vous parler. Je me permets simplement un peu de fantaisie; et cette fantaisie ‘fits in’ avec l'image que je me suis faite de vous. E. P.P.S. - Si après ceci vous préfériez que je ne vienne pas, je vous comprendrai; ou du moins, je tâcherai de vs comprendre. Je mets ceci à la poste mardi matin (29), à Bruxelles où je suis allé prendre les renseignements que je n'ai pu avoir vendredi. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 28 oktober 1929 xxviii. x. xxix - 14h. My love, - I have just thought this thought: if I don't get a word away before 7 p.m. my poor man will find Wednesday cruel et vide, bless him. As I'm going out soon & won't return till 11 p.m. I write now. Oh, my dear man, what a comfort you are! How topping it is to be able to sit down & tell you everything - even the things myself blushes at! Microbes fragiles... It seems to me that I have such a monstrous task in front of me - that of slowly but surely turning the microbes fragiles into really hefty animals who don't mind rain & snow & cold British gales & stormy seas (My dearest love.) Of course, I think your present conception of love is all wrong. (Don't expect me to accept everything my lord & master declares to be true! No, the child will probably expect you, the said lord & master, to be convinced in the end of what she says is true. You know, dear, I think really my idea is the nicest. However, we'll wait - ...) You know, my lord, you're the most awful egoist & you make me laugh a lot. Underneath though, praps I'm the most profoundly egoistical of the two: the sort of U.H. egoism that wants an anonymous perfection - that doesn't care a scrap about being ‘remembered’ - but only desires the personal conviction of having done everything it is capable of in using the greatest effort. - About Wolfe, I see your point of view. - The thing is you are French? Dutch? Cosmopolite? - & only a Britisher can justly appreciate the British tradition in poetry. - All our great poets tell that ‘I only know this poem is not mine.’ It is a tendency to apply the individual to the universal (almost in the 17th century classical manner) - to turn the concrete into the abstract so that it will never lose its interest. Humbert Wolfe will be read with interest in hundreds of years to come - but some of the others... I suspect they will be merely curiosities. Naturally, writing poetry merely for one's own personal pleasure is enough in itself - but being British - & bound in by habit & tradition - I turn instinctively to something that best expresses our type of genius. - ‘The dark horizons of surrender’ immediately suggest exactly what the poet means to the British mind: we prefer this almost intangible way of expressing a concrete fact - seeing that we are idealists. - But the strange thing is that while we are the most consummate idealists, we are at the same time reasonable & practical mortals. For instance, our conception of love is wonderfully pure & idealistic - but it would stand very earthy facts without being impaired. I don't know whether your ‘microbes fragiles’ would endure hard wear: in fact, you say you would prefer not to marry the woman you loved - evidently because the ‘microbes fragiles’ are merely made up of desire - & desire exhausts itself - & desire hates such things as bad colds & illness & fatigue & discomfort & ugliness. - Now, when you come to England, I shall probably soon afterwards be in the throes of the ‘phénomène mensuel’ - which means that I may have nasty maux de ventre for three days. In that case, your ‘love’ - your ‘microbes fragiles’ ought to receive a nasty bang. - Good heavens, Edward, I believe I'm in some ways older than you! - Do you know what my love would welcome? It would welcome looking after you if you were ill: it wouldn't mind a bit seeing you looking ugly - & being bad-tempered because you had a pain in your tummy. It would want to cuddle you & make the pain not so bad. - I don't think your ‘microbes fragiles’ would stand pains in the tummy etc. - I think the whole thing depends on the state of woman in England - & her position on the Continent. We are the equals of our men: at the moment, it seems as if we are more considered than they - in a business sense, I mean, of course. I imagine that the women you have known have been essentially what we call ‘Victorians’ here that is, women whose whole aim & ambition is to marry & have a husband to whom they can devote their lives - whose own lives are made up entirely of domestic interests & petty interests. - Now, over here, that's all different. Most of us British women have careers in front of us. If we marry, we marry because we have found somebody we love with all our heart - & not because we want some one to keep us - some one to work for us. - Shall I tell you what might have happened had you & I married? (God, this is going to hurt.) I should have had my work - & you yours. I should have helped you & you me in that respect: because we both have brains, we should have always had inexhaustible stores of interest. - We should have been intellects for most of the day - & then when I was tired, I should have called ‘Edward’ & you would come & - love me, - oh Edward, Edward, my dear I manage to forget for a while - & then it all comes back again - don't you see, dear, how perfect all that could be if two people who loved each other - were lucky & could always be together? - I shouldn't passively have waited at home while you went off on your travels - for I should have already departed myself - for naturally I should want a change as much as you - & want to be alone - or see other people - just as much as you - only - because I happened to love you. I would want to get back again to - Edward. - I can't imagine what happens with your wife & you. ‘Tout ceci est loyalement arrangé’. She seems to be a sort of passive - ornament - that lets you rule the roost & leave her if you want to - & never shake you - as I certainly should if you deserved it. - And then ‘fille de mineurs.’... I can't see how you can have anything in common at all. Love is a thing of hazard - but I can hardly see the possibility of - say - a man of education & general culture falling in love with a waitress or vice versa - for love à l'anglaise demands profound sympathy as well as passion. - Then, good heavens, what on earth happens when you have friends to your home? Does your mother supervise? I feel sorry for - your wife. Why on earth did you marry her? ‘J'avais à le faire.’... If you had only waited a year long, dear, - I should have made you want to marry me, even though you did happen to love me. (I must sound awfully energetic! - The ghastly thing is that a little more than a year ago I was to go to Belgium - & I might perhaps have met you (the unexpected so often happens - & truth is sometimes much stranger than fiction). - Je ne suis pas tout à fait tranquillisée - bien que tu ne sois pas - all the things you mentioned. (What is a ‘masochiste’, dear? Larousse doesn't tell me - & I haven't the faintest notion.) I understand perfectly why you exercised yourself in a ‘mettre en pratique certains jeux.’ I may probably have done the same out of curiosity. (Are you beginning to realise that I may be your brother at arms - as well as the woman you may love, dear?) - Only - only - Edward, to be really frank & ‘vraie’ I'm just a tiny a bit afraid - of - I don't know. I must just wait until I see you. - About Aldous Huxley & Beverly Nichols. (I love the way we mix up love & literature. I am surprised the ‘microbes fragiles’ are not offended. I'm sorry, dear.) I don't for a moment deplore cynicism & autobiographies à 25 ans. For instance, I am putting into ‘Here, sirs, find music’ a whole lot of autobiographical details - & Swift, the master cynic, is one of my best esteemed writers. It is simply that I consider both Huxley & Nichols rather foolish young men - of no particular brains (genius being quite out of the question). That's all. Huxley thinks he is a clever fellow because he says daring things & makes dirty allusions. - Sometimes daringness & dirt go down very well - provided there is some brain behind it - but Huxley & Nichols - heavens, no.! - I must leave you now, dear. - To save myself from turning morbid. I'm going to a ball tomorrow night with a very English man of your own age (no, he's twenty-eight) - who is a sympathetic soul & very intelligent. Does that make you writhe? I hope you. - I can be positively savage at times. You'll see. - By the way, I am making myself go to the ball. - As I don't want to at all really. - Edward, I don't know what we're going to do, dear - not the slightest bit. What on earth will happen supposing we find that our instinct has been true? - that we love each other? - I shall want to be yours - & you to be mine - absolutely, but & my love, all my Britishness would hate it - because you're married. I think my Britishness would win. - Do you know what would have been the loveliest thing on earth? To have been your wife, to have been able to be your mother & brother & sister & friend & business man - & your - - there isn't a word in English to describe exactly the loveliness of giving my body to you. And do you know, dear, I should have - liked - to have had - Oh I can't say it - & I feel sure you wouldn't approve because the ‘microbes fragiles’ would have considered it too - terre à terre. - Well, dammit - to have babies - your babies - There! I don't care what you think. I should have liked lots of sons - because little boys are rough & don't keep themselves clean & fall down - & tear their clothes. - It would have been too delightful for words. - Then I should have had to be awfully strong - for I should have had you to look after - and the sons - & my own personal work. - That is how we see love in England. You, of course, won't - understand - I'm afraid. - I'm having tea with an old friend whose fiancée has just broken it off because she had decided he's a failure. I knew this would happen as she's an awful specimen - & Richard is broken-hearted for the moment. I'll have to try & make him laugh. - Goodbye for now, dear. Eveline. - P.S. Thank you so much for the books. Vous êtes un trésor! - I'll start on Barnabooth as soon as I've finished Monsieur Teste by Valéry which I am busy with - liking intensely - at the moment. - Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, 29 oktober 1929 Gistoux, mardi soir. Ce matin, à Bruxelles, j'ai eu les renseignements. C'est assez simple, ce voyage. J'aime Oxford, puisque vous y êtes si prés de moi, après tout. Dear, vous auriez pu être en Sibérie! Rentré ici, j'ai trouvé votre grande lettre. Je m'attendais à une condamnation. - C'est plutôt un défi. Où j'en suis en ce moment, vous le savez par ma lettre d'hier (mise a la poste à Br. ce matin). Je ne vous parlerai donc plus de toute ceci. Nous verrons bien, quand il ne s'agira plus de correspondance... Ne m'écrivez plus après avoir reçu cette lettre d'hier, car de toute façon je partirai. (Vous avez raison, je garderai ‘old Malraux’ pour après: c'est un ami des moments difficiles.) * * * C'était beau, votre petite fantaisie de ‘femme fatale’! j'ai ri quand le Bermuda lover faisait son apparition. Il ne me viendrait jamais à l'esprit, dear, de lui faire concurrence, aussi peu qu'il ne me viendrait à l'esprit de monter dans un ring contre Jack Dempsey. D'où absence de ‘hurt’. Si vous deviez m'aimer tel que je suis, tant pis pour vous et tant mieux pour moi; mais si votre type préféré est celui de l'Apollon du Belvédère, il est évident que je ne serais même pas compétiteur. Donc, si moi aussi, je trouvais beau le Bermuda lover et vous, dear, vous êtes charmante; et qu'il devait vous embrasser devant moi, etc. - je prendrais une chaise et tâcherais ‘to enjoy highly the spectacle’, qui sans doute ne serait pas banal. Ceci, même si je vous aimais, mais je ne pense pas que je vous aimerais, parce qu'il me serait impossible, tout simplement, d'aimer une ‘femme fatale’. Vous comprenez, une femme fatale travaille sur un genre de vanité masculine que je n'ai pas, que je méprise trop pour avoir. (Je réponds un peu trop sérieusement à votre fantaisie.) Il y a encore le roman... Vous verrez, un jour vous me redemanderez vos lettres pour les utiliser, et ce sera peut-être bien fait. Mais ne faites pas mourir ‘l'héros et l'héroine’ à la fin; ce serait peu vrai, personne ne vous croirait. Ils se quittent: à défaut d'amour physique - et alors Elle se rend compte qu'un ami de jeunesse, un bel homme de sa race, peut et doit être l'Elu, le Mari, ce serait ‘dans l'ordre des choses’, et il y aurait pour Elle, en effet, ‘the Universal Harmony, somehow, in the end.’ - Et Lui, trouve une petite femme facile, la x-ième, et d'une autre après celle-là (ce que Slauerhoff appelle: ‘la courtisane - ultime impasse - toujours une autre, non! toujours la même complice, qui aide à tuer l'amour’ -) et il vieillit comme il peut, ce qui est notre lot à tous, du reste. * * * Ds ce que je vs ai dit concernant Tourg. et Pauline V., vous avez trop exclusivement vu la Passion. Je voulais pourtant bien dire: l'Amour. Et la partie du Désir regarde tout l'Etre, tout l'Autre - non seulement sa chair. Et les microbes étaient tout à fait au figuré. Don't worry about that (my dearest child ...) * * * Vous m'avez envoyé beaucoup de vers de Rotrou. Je ne vous y retrouve pas. Voici deux vers de Racine que j'aimerais appliquer à vous, puisque ns sommes si littéraires. Et Phèdre, au labyrinthe avec vous descendue, S'y serait avec vous retrouvée ou perdue. Vous savez que c'est elle-même qui parle, E. Votre lettre de vendredi était tout à fait charmante. Pardonnez-moi de vous avoir ‘a trifle hurt’ et croyez que je n'ai pas voulu le faire. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 29-30 oktober 1929 18hr - mardi 29 octobre 1929 - Dear, - ‘C'est fou d'écrire comme ça: vous n'aurez jamais le temps de lire le tout à la fois...’ I love it! Go on, please! First of all I've got to confess. These last three days have been rotten. The news of your marriage turned me numb - & I almost hated you at moments. Then, as one can't go on forever living in a constant state of great hate or great love, I shook myself free of the great love & the great hate with an angry gesture - & went round yesterday night in a state of indifference. I was tired - & sick of having my heart torn into bits. I wanted to forget about everything that I either - hated - or loved. I wanted to push Belgium right away off the map - & turn with a sigh of relief to England - I dined - & then went to call up a friend with whom I usually go to the Poetry Club. - Then began again the complications of the social life. This woman is supposed to be in love with somebody - but she is doing all she can to attract another man - the 28 years'-old one - Justin. Now Justin came to call on me on Sunday night being probably fed-up with artificial Oxford & scenting the possibility of ‘vrainess’ in me. We hardly know each other, had met lots, - but I always imagined he was Ena's - property - from the way she talked. However, I gathered he does not like her - is rather scared of her, in fact. I howled when he told me he always felt she was thinking ‘How he will come in useful for my tea-parties: I need a tenor....’ Lovely, isn't it? Well, he asked me to go to a dance with him tonight. I didn't know... However, before dinner yesterday, I met him by chance again - & said I would go. - 9h - mercredi 30 octobre 1929 (I'll explain in a moment why I stopped there). - Well, after dinner I went for Ena to go to the Poetry Club. Justin had asked us to call in to his rooms after the Poetry Club. Ena didn't want to go to the latter... but preferred to go earlier to Justin's. I didn't mind in the slightest. So we went to Justin's - & I got interested in trying to play on the piano a Chopin Prelude I had merely heard (one with a Durham Cathedral flavour - very majestic & dignified & profound, I think it's the Fifth.) - I gathered in a very short time that Justin liked me a lot. So we all had a jolly time - although I thought it curious when Justin showed me four letters he'd written to me - all about nothing - He said he just wanted to write to me. - Well, he set us home: we saw Ena to her apartment - & Mary, her friend - the one who always calls me ‘Lady Billikins’ or ‘Lady Bill’ - came down & cast mournful glances at Justin - for she also is busy falling in love with him although she too is engaged. (God!) She had gazed equally mournfully into the fire when she had heard that Justin had asked me to go to the ball & said. ‘I wonder why he didn't ask me?’ - I didn't mind anything except that there were no complications. - Well, we said goodbye & Justin & I continued to Warnborough Road. I was tired & Justin was a dear. He's a Celt too - Welsh - & although he looks just like any normal Englishman - is fair & wears ‘plus fours’ (= pantalon de golfe) - he has the Celtic fantasy. - It was a lovely night: there were no stars & a little fresh breeze & the trees were wet. I was tired. Justin & I embraced... Then everything seemed to have gone quite wrong. I knew that the embrace was right (for we were both feeling a trifle weary of the artificial side of Oxford) & good & pure & honest & childish & natural - only... I told him I thought I had better not go to the ball after all... Yesterday I spent mostly in bed. The Fates had decided to make the ‘phénomène mensuel’ a little more painful than usual - so that I'd come back quicker to the ‘Harmonie universelle’. - (That doesn't sound logic - but it is - quite.) So I groaned a little (you men, of course, can't possibly understand how damnable the phénomène mensuel can be: that's where we have the pull over you - for it makes us more patient & stronger, I think) - & was able to allow myself the large joy of a whole day to myself. Various good friends call in to say ‘hallo’ - & finally Suzette & I spent the evening together. (She came in where I left off at 6 p.m. yesterday). We talked lots & laughed - & laughed - & laughed. - When she went at 11 p.m. I was going to finish my letter - but I was so awfully tired that I just slept. - This morning all goes well. - There! I'm not going to analyze things anymore for the moment - but just accept them. In this letter, you have been my paternal parent - & will understand - everything. - Your last letter was delightful, dear. ‘Sea-Harmony.’ Yes, I think it's better than ‘The consolation.’ You have mis-read one line though. It is not ‘Pain & - and - wait’ - but ‘Pour in - and - WAIL’. You see now? ‘Wail’, of course, rhymes with ‘Fail’. - Then ‘My song will not be sung’... I prefer this to ‘This song will not be sung’. The meaning is different. Think about it. I mean that what I want to sing is somehow so deep & so part of the U.H. that I only death would loose it - & that it, the soul of my song, might perhaps might find expression on another's lips - another who is more ‘sage’ than I - more in touch with the U.H. - ‘And rising up with a magnificent cry.’ - This I prefer too. The rhythm suggests the great rushing movement which I want to convey. ‘And, rising up with a magnificent cry.’ - I'll say it to you when you come. As for the ‘vagueness’ of magnificent, see my notes on Humbert Wolfe. - Had I began with ‘Rising’ the effect would not be as you imagine. - But do go on telling me what you think - & I shall do my best to defend my cause. - I have done quite a lot of poetry. I'll show you some when you come. It would be topping to try & publish it in Belgium. - My novel: I've done about a third - & only need time to do the rest. I know exactly what will happen down to the dernier détail. - Yes, I agree with what you say about ‘l'atmosphère’. - As too my youth being against the production of ‘personnages vivants’ - that may well be - only - ‘Suzette says’ (as do ‘the others’) that she never knew any one who so completely understood all different types of people, could please them all, at will, & could get hold of all the various traits & reproduce them perfectly. - We must talk lots about the ‘Cerveaux Amoureux’. Personally, I should prefer another title - such as ‘Two after Harmony’ (‘A la recherche de l'harmonie’ with apologies to Marcel Proust!) - but la sagesse of course, I haven't thought previously, yet. The ‘Cerveaux Amoureux’, would certainly be more pleasing to the Continental reader, - but it is not English. Now, my situation. I left school at eighteen, spent four years getting two degrees (one year in France) - in English & French. Had I so desired, I could easily have got a post in a ‘lycée’ after last June - A B.A. is about between the French licence & agrégation. - However, I came on to Oxford & shall go on to London to do research work - at least two terms of it. For a doctorate I need at least six terms residence at a University. An English D.Phil. (‘Doctor of Philosophy’) is a much higher degree than the continental doctorate. - Even after nearly two terms research work, I may easily get a post as ‘conférencier’ in a Université. - I should have about 10 hours work a week - six months vacation - & at the very least £ 300 a year. - I think I told you I am seriously thinking of looking for a post after two terms research - that is round about next Easter. - I should like to go abroad - anywhere - but do not know whether I shall consider it ‘franc jeu’. I'll tell you all about it when you come. - At the moment I do not give lectures: I merely go to one or two on methods of cubism. The two ‘rotten lectures’ were among these. - In the vacation, I gave lots - as I wanted more practical experience - & managed to get asked to give public ones. - ‘Fellow’ - Fellowship of a University, is as I said, the highest honour a University can give one of its members. Besides the honour, one is presented with anything from £ 400 onwards. - I can't quite tell what I'm afraid of, dear, I'll have to wait till I see you. - About your stay in England. Come straight to Oxford - sometime about November 24th (I'll tell you exactly when it would be best.) I'll go up to Durham on the 18th - do the exam - & come back about the 24th. I would like you to come to Oxford the day I return from Durham, so that we can celebrate together, dear. I shall just have done about 10 three-hour papers - & shall have got the fellowship or not. I don't at all mind. - You will have quite sufficient money, (you funny old Edward!) - I find it will be impossible for you to stay too at 21 Warnborough Road (les convenances d'Oxford) - but shall arrange for you to be near. I shall have to get you at least two rooms - a sitting-room being indispensable because of the ‘convenances’. Otherwise we couldn't be together in your home at Oxford. It won't be dear though, I'll see about it this afternoon. - Couldn't you stay from say November 24th till December 7th - & then we could go down to London? - and then on to Belgium (provided I'm not bankrupt by then. I've spent a hang of a lot money lately) - The ‘smoking’. My dentist sees that my teeth keep white! He says they are as strong as iron - just as the doctor (whom I only visit to get medical certificates of fitness for academic purposes) says I'm as a strong as a horse!! - I never knew Suzette's brother. ‘La Recontre’ sounds interesting. What a lot of things we'll have to discuss, dear! It's lovely. ‘Je me laisserai dorloter en silence.’ - I don't know what is going to happen in that connection. Certainly, if we love each other - & I can't stop wanting to kiss you - it will be you & not me who will make the first move - naturally, dear. I am very much a woman - & would hope your love for me would not be able to stop taking me - in your arms. O my darling .. Aren't we funny? - Goodbye for now, love. I am so glad I have you. I wish - we could have - married. - God knows what will happen. Eveline. I shall send this by air so you will have something from me tomorrow. - I'm very well now, dear. - You must think me funny talking about these things. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, 31 oktober 1929 Gistoux, jeudi soir. Dear, - j'ai été à Bruxelles où j'ai acheté les billets; et en rentrant ici je trouve votre lettre ‘par avion’. - Vous êtes vraiment un trésor - et pourtant: à mon tour d'avoir ‘a certain feeling’ assez inquiétant. Je ne me sens pas très ‘paternal parent’ - après avoir lu ce que vs me racontez; j'ai l'impression de voir nettement certains de ces gens que vs voyez, et j'ai peur que malgé tout vous ne trouviez cela assez ‘intéressant’ et que... Peu importe! Je verrai bien comment vous êtes; pourvu que je me retrouve... Je me sens en ce moment assez froid et lucide; et je serai quand il me faudra l'être; pour ne jouer aucune rôle dans certains jeux; tout simplement parce que je vous veux vraie, dear, même to the bitter end. - Après tout ce que vs me dites des convenances d'Oxford et de la vie que vs y menez, mieux vaut aussi renoncer à mon premier projet - passablement romantique, et vous dire tout de suite quand, probablement, nous nous verrons. Je partirai de Brux. lundi à 8h.37 du matin, ce qui doit m'amener à Oxford vers 7h.15 du soir. Je serai sâle et fripé en arrivant (j'aurai eu le mal de mer!), je devrai me rhabiller et rafraîchir, il n'est pas sûr non plus que je trouverai une place au ‘Mitre Hotel’* je serai peut-être obligé de voir ailleurs, le train peut avoir du retard, etc. - mais mettons que je pourrai être chez vous vers 8h.30 ou 9h. au plus tard. (Ce sera plutôt 8h.30. vs verrez.) Soyez donc libre pour lundi soir; mettez au besoin tout le monde à la porte. Je vous ferai monter un petit mot; alors, descendez. J'aurai besoin de vous voir dehors surtout ne me faites pas monter chez vous, pour y prendre une chaise - et quelque attitude. Descendez et faisons une petite, ou grande, ou même très grande, promenade. (Si vous vous sentez bien, naturellement.) Si, à cette heure, vs n'avez pas dîné, dînez avec moi. Mais sortons, même s'il pleut, et regardons nous au grand air - même sans parler, si ça ne vient pas; voulez-vous? Si vous ne pouvez pas (parce qu'il y aurait un Justin ou un Bermuda lover ou une Ena absolument trop tenace) mettez au ‘Mitre Hotel’ - où j'arriverai de toute façon - un mot contenant vos ordres pour le lendemain. Je saurai ainsi tout de suite que... Oh! et puis - non! soyez libre, lundi soir à partir de 8h.30. de toute façon, je puis bien vous demander cela. Votre Ed. Ces questions d'argent - et de durée de mon séjour - etc., comme ça me parait drôle, à présent! Vous avez été admirablement explicite, chére, et moi, je dois vs avouer de n'avoir regardé que très vaguement tous ces détails. Nous nous débrouillerons toujours - s'il me faut rester; s'il me faut repartir, j'aurai toujours bien plus qu'il ne faut pour retrouver ‘old Malraux’ et coucher chez lui sur ‘mon’ sofa. - Ne m'en veuillez pas si cette lettre n'est pas bien, dear; d'abord, il y a cette réalité qui approche, et puis, j'ai un sentiment pénible qui ne s'en va toujours pas. ‘Aren't we funny?’ - Je ne pense pas. Cela m'est égal de l'être; parfois; - mais pas avec vous; si vous ressemblez à... l'image (qui me vient de vous aussi, pourtant ...) - Vous m'avez dit: venez - venez tout de suite - venez plus tard - non, tout de suite - non, plus tard ...; maintenant, je viendrai de toute façon, quitte à repartir le lendemain, s'il le faut. Et à disparaître même: comme vous vouliez faire disparaître la Belgique! Si vous n'êtes pas ce que je pense, je me résignerai - et même très facilement - sinon... Mais quoi qu'il arrive, je VEUX VOUS VOIR. Ce serait après tout trop impossible, si nous devions continuer à aimer ‘nos ombres’ jusqu'au 24 novembre, et nous écrire ainsi; - mieux vaut garder cela pour le roman! II La nuit. Je rentre ici - la chambre où je ‘travaille’ - je relis votre lettre et je trouve que j'ai encore des choses à vous dire. Non pas sur des poèmes ou des romans, même pas sur votre situation dans la vie - nous parlerons bientôt de tout cela - mais des petits contes que je me fais quand vs me dites des choses comme: ‘I should have liked to - have - had - babies’ ou: ‘I wish - we could have married’. - D'abord, si vraiment nous nous aimons, et si vraiment vous y tenez - vous savez aussi bien que moi que ce ne serait pas absolument impossible: ni la 1ère chose, ni la 2de, dear. Mais je m'amuse à répéter vos rêveries et à rêver plus loin, par ex. ainsi: Nous ne pouvons pas nous marier, mais vs m'aimez tellement que vs voulez absolument des enfants. Comme, d'autre part, étant donné votre Britishness, et votre position, etc. etc., vous ne pourriez pas les avoir sans être mariée, il me faudrait à moi, vous trouver un père officiel et un mari idem. Je cherche parmi tous mes amis - ne voulant pas être à la merci d'un voyou quelconque - et je trouve: un bonhomme, que la simple idée de ‘mariage’ fait grincer des dents, mais qui en même temps est suffisamment mon ami, et suffisamment romanesque, pour se dévouer, étant donné les circonstances. Cet homme-là (je crois vraiment qu'il le ferait!) existe: c'est Slauerhoff. Vous, dear, vous le voyez; vous le trouvez très sympathique et digne d'être, officiellement, votre mari: vous auriez ensuite mes enfants - tant que vous voudriez! - et vous vous appelleriez Mrs. Eveline Slauerhoff. - Là, le rêve s'arrête. Je ne rêve pas que vous l'aimez, plus tard, qu'il devient vraiment votre ami, etc. - ce serait un peu trop naïf. Non, il n'y a que la situation' possible' qui m'amuse. - Et par contre, si nous nous marions - si ce n'était dans 3 ans, ce serait dans 6 ans; si vraiment vous me convertissiez jusqu'à vous aimer (ce qui s'appelle aimer) et vous épouser à la fois - alors, vous vous appelleriez Mrs. Eveline du Perron et il y n'aurait plus aucune servante anglaise qui saurait prononcer votre nom convenablement. Vous seriez Mrs. ‘Evelynn dyou Pernne’; et cela vous amuserait? Vous ne pensez pas à ces petites questions d'état-civil; mais moi bien. C'est que je suis marié, que j'ai signé des contrats, que j'ai écouté avec sérieux la lecture de ces contrats, que j'y ai vu mon nom étalé de façon très imposante: ‘Monsieur Charles Edgar du Perron, fils et enfant unique de Monsieur Charles Emile du Perron et de dame Madeline Marie Mina Bédier de la Prairie’ - c'est beau, n'est ce pas? - et alors, après cela: ‘futur époux’ et: ‘d'une part’ le nom de ma femme, qui, ma foi, avait un je-ne-sais-quoi de bien imposant aussi, étalé ainsi entre celui de son père et de sa mère; et tout cela pour aboutir à ce qu'un jour un vieux bonhomme complètement gâteux vienne vous marmonner des âneries en prétendant vous unir pour la vie! (Après tout, je ne sais même pas s'il a dit cela; je n'ai pas écouté!* Nous n'étions que quatre, heureusement, moi, la future épouse, et deux de mes bons amis. Les amis étaient bien plus beaux que moi: ils avaient des cravates, dear, tout à fait ‘mariantes’ (comme disent les Wallons). Le bonhomme gâteux s'est mis - à un certain moment - à sourire et à dire qu'il ne savait pas,... mais,... qu'il avait l'impression,... d'avoir fait là,... un très-bon couple... (ou ‘très-heureux’, ou peut-être bien ‘très-assorti’, j'ai oublié.) C'était grand! - Après, nous nous sommes faits photographier - oh! je voyulais la blague jusqu'à fin! - nous avons fait faire de vraies photos de photographe (je vous ai dit combien je les aine ...) et avec les témoins! Les témoins, du reste, ornent beaucoup cette photo. Il y en a qui a l'air rêveur, l'air de se dire: ‘Oui, moi aussi, çà m'est arrivé jadis ...’ L'autre a l'air de se dire plutôt: ‘Mon-Dieu, que voulez-vous? ce sont des choses qui arrivent.’ (Think about it; the meaning is different - comme vous dites.) - Oh! je sais que vous vous cambrez, que vous me trouvez stupide et que vous êtes convaincue que le Mariage est bien, n'en déplaise à ce mariage! C'est seulement dommage que moi, je l'ai fait ainsi. J'ai été trois fois sur le point de me marier - avant cette fois-ci; et quand je l'ai fait, c'était absolument comme si je faisais autre chose. ‘J'avais à le faire’; je vous l'ai dit; m'étant pénétré de cette ‘vérité’, je me suis executé. Il n'y avait - le soir de ce jour-là - rien de changé pour moi, et peut-être tant de choses changées pour ma femme (heureusement elle n'en a rien montré). - Après cela, dear, il m'est difficile de m'imaginer comment nous ferions pour nous marier: un jour ou l'autre... Si je vous aimais comme vous le voudriez, il est évident ce jour-là vous ne changeriez pas pour moi - et pourtant, la simple idée que vous étiez devenue - VOUS, dear - ce jour-là, de Miss Eveline Blackett, Mrs. Eveline du Perron, me remplirait de pitié. Dieux! comme les gens sont arrivés à rendre la vie bête! (par besoin d'administration ...) Et pourtant - comme vs dites - il y des bons mariages. Il y en a même des excellents. Je pense à Malraux et sa femme - une femme remarquable, qui a partagé toutes ses aventures et dont je vous parlerai; une femme très femme et très frère-d'armes et très intelligente à la fois - mais enfin, Malraux c'est Malraux, et moi c'est moi. - ‘I wish - we could have married.’ Et vous m'avez jamais vu (ma chère enfant); et vous êtes peut-être une des rare femmes avec qui on aimerait se marier. Je parle de tout ceci assez tranquillement - n'est-ce pas? - et pourtant, je vous aime beaucoup, dear; il ne vous faudra que ressembler légèrement à votre propre image, pour que je vous aime sans phrase. - Seulement, je me gondolerais (autre belle expression bien française!), si, après avoir découvert cela, je devais découvrir que vous, love, you won't love me at all. - Que voulez-vous que je fasse alors, sinon retrouver ‘old Malraux’ - qui rêve de révolutions à côté de sa femme - pour lui raconter toute l'histoire, pour retrouver ainsi l'équilibre - moral d'abord, physique ensuite: à Napoli, con una carina ragazza qui ne sentira pas trop mauvais? - Vous voyez, je continue mes rêves... Tout cela si je vous aime (et que vous m'aimez-pas). Mais le plus terrible serait peut-être si vous ne ressembliez pas à votre image. Non point pour ce qui concerne notre amour - mais pour le VIDE. Je vous ai trouvée, dear, les Dieux ne savent pas comment. Mais si vous, vous n'étiez pas VOUS: - que chercher, où recommencer, qu'attendre?... Je me pose la question froidement. Comprenez-vous ce que je veux dire quand je vous dis que ce qu'il m'importe de savoir, c'est moins ce que vous serez pour moi, que sur quel plan vous serez quelque chose pour moi? (Think of it; the meaning is different.) Bonsoir, chère. En attendant, JE VOUS AIME; permettez-le moi. *J'ai vu qu'il n'est pas Broad Street, mais High Street ou Carfax. *Il ne s'agit pas d'un curé mais d'un échevin. P.S.- Mais si nous ne ns marions pas, dear, et que vou êtes tout de même VOUS, et que moi je reste moi... permettez-moi de venir mourir près de vous, quand nous serons vieux (comme Tourguéniev à Bougival) - voulez-vous? Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, [oktober 1929] Gistoux, vendredi. Ma chère Eveline, Ce matin votre autre lettre, celle avec les réponses. Elle est bien plus explicite que le simple feuillet d'hier; et pourtant j'ai beaucoup moins à vous dire. Hier j'avais besoin de toute mon intelligence pour vous répondre sans rue laisser aller moi-même - ce qui n'aurait pas ‘amélioré’ les choses*, - aujourd'hui je me rends compte que vous et moi, nous sommes tout à fait d'accord sur notre ‘situation’. Je vous avais comprise hier, avant l'explication d'aujourd'hui. And I told you in my way that you were falling in love with my letters. Eveline, j'ai beaucoup de défauts, mais certes pas celui d'être - même un peu - comédien. Il se peut que, dans mes lettres, je me sois parfois trompé, mais jamais en le voulant bien. J'ai ri en lisant ce que vous craigniez pour moi (ou de moi??) au point de vue ‘vices’. Quand je vous disais que le point de vue ‘sain’ ne m'intéressait pas toujours, c'était parce que je pensais à M. André Gide p. ex., qui pour moi est l'homme le plus intéressant de sa génération**. Je connais aussi à fond! - la littérature érotique française. Et je me suis parfois exercé à mettre en pratique certains jeux. Mais c'est tout, absolument tout. Je ne suis ni masturbateur - comme le pauvre homme qui s'est confessé auprès de vous, - ni homo-sexuel, ni sadiste, ni masochiste! Là; êtes-vous tranquillisée, dear? Je ne suis que marié. C'est peut-être le pire n'est-ce pas? Maintenant écoutez bien. Je viendrai en Angleterre vers le 24 novembre, puisque tel est votre désir. Nous irons à Durham; nous rentrerons à Oxford; nous rentrerons peut-être ensemble en Belgique? Lead and I folow! - Pendant ce temps je me conduirai absolument comme vous le voudrez. Le petit gros monsieur a du moins la qualité de savoir se dominer entièrement, s'il le faut. Du moment que nous cesserons d'être vrais - car si nous nous aimions en silence, et en martyrs: ‘you never will know it’, ce serait assez çà - je jouerai n'importe quel jeu, dear, que vous m'imposerez. Et très bien; et même sans oublier que je n'en reste pas moins votre ami. (Je vous trouverais un peu moins délicieusement jeune et spontanée, c'est tout. Mais vous arriveriez à me faire admirer vos véritables qualités brittaniques, peut-être ...) Je vous quitte ici, parce que - comme avec le littérateur hollandais d'hier soir - ma plume s'arrête. - Le reste de votre lettre, j'y répondrai un autre jour. Merci de tous les renseignements. Je vais tout à l'heure à Bruxelles et m'informerai dans un bureau de voyages et y prendrai quelques prospectus. Le 24 novembre is - a - very - long - way - off ...*** Merci aussi de vouloir être là quand je ‘lutterai avec la mort’. Si Dieu ne m'envoie pas un Mensonge, mais vous envoie, vous, je suis sûr de ne pas perdre au change. ‘I kiss your lovely hand, madame’. (And dream of - vous connaissez la chanson?) Votre Ed. * Supposé qu'elles ne soient pas bien ainsi! ** En France. *** But perhaps it's better so. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 1-4 november 1929 Vendredi i. xi. xxix. - 17.h. My dear Edward, - A final word before you come, ‘Le héros et l'héroîne...’ ‘Here, Sirs, find music’ will fit in with the general philosophy of your suggested ending - for ‘Here, sirs, find music’ will be according to life. - The other - where the hero or the heroine die - will be merely a consolation - the fantasy which much experiences & reality demand. - I am wondering if you will accept me as a good friend - whether your education will not tend to make you regard me always as a woman - as, for you others, a woman exists to be loved - with the stress laid essentially on the physical side of the question. - For instance, the Rotrou ‘vers’, - ‘Je ne vous y retrouve pas’... & then you quote Phèdre - & I see that it is still the ‘microbes fragiles’... All this fits in with what you said quite a long time ago love - that you would hate to marry the woman you love. - I see your point of view - understand it perfectly - but, it damnably sad for - love. The result of all that is that I am not going to alter my life or anything when you come. I shall not think out modes of dressing & so forth - to answer the ‘woman only for “amour”’ instinct in you. I shall wear ‘pullovers’ & tweed costumes - & show you England as it is. In spite of what you say, you would all the same appreciate coquettishness in me. Well, I won't be coquettish - & if you don't like that, tant pis pour - nous, - for you will miss the one thing that matters in life - & which we have so much shard in our letters - the quality of being ‘vraie’. - Let me be the worker too. Let me shoot & wear ‘pullovers’ even if I smell of tobacco at times & don't look essentially feminine. (Your heart will have sunk at this point, I know.) - I'll smoke - so that my vanity won't let me kiss you - for - you see I am feminine in so much as l'amour physique would have to have all possible beauty - including the scent of perfume & not of tobacco. - I don't want to appeal to you physically. We've got to be good friends only, my dear, seeing things are as they are, so I'll do my best to keep things at that - & see what good friendship can do to making you happier. - I wasn't going to smoke much or wear ‘pullovers’ (except when I thought you would appreciate the change of attire) - but it's no good, you would treat me like the others you have ‘loved’ - that is I should be ‘la même complice, qui aide à tuer l'amour’. - And you matter too much to me for me to appreciate that point of view. - In fact what you say makes me want to flee far from anything that resembles sexual love - for I might lose you that way - just as the seven fiancés lost me because they could give me very little more than that. - - You will say why not - everything - good sympathy & ‘amour’? You are not British, dear, & you are - married. I have never been any one's ‘maîtresse’ - & I never shall - not that I believe it's wrong - only my education has led me to certain conceptions of ‘le franc jeu’. - Yours are different. - When I read your letter - I could have broken my heart - because I suddenly realized that you & I were not seeing ‘love’ in the same way - that, probably, my conception of it was more ‘vraie’ - & that yours was only so far idealistic. - I know, my love, that au fond you want what I want - but man - & woman - is very weak - & traditions & education interfere with nature. - If you love me, you will probably love me not quite as I shall love you. - Oxford has been more than usual artificial this week. - This ‘ambiance’ inclines me more than ever to ‘vrai’-ness. I want only the solid things of life - & the rest - no matter. If you don't love me as I would have you, I shall not break my heart (even if I love you) - for I am very old in my head in spite of my twenty-two years - & shall merely - go on - for though I have not your love, I shall have been near to something very fine & great & noble in life - & God knows I have never expected the ‘bonheur absolu’. I shall poke my fire, & light a cigarette, & smile somewhat sadly (for we Britishers only permit ourselves that: our sense of control, you know) - & seek for the few solid things I have - & learn to be happy that way. - That's all. - You could probably find without much difficulty - as I could - people to love you selon l'amour - but as for ‘love’... It must be either friendship (which it certainly will be - for I esteem you & like you) - or love - & our love must go according to the rules of ‘franc jeu’ - & that we can't stereotype. Vendredi - 5.30 p.m. Edward (dit sur un ton très sérieux) je ne sais si je devrais rire - ou me montrer horriblement froissée! All my dreams have gone quite smash - because you haven't understood a lot of things I've said. - (I thank the gods - damned be their lovely eyes - for my British sense of humour - which, however, tends to increase one's desire to weep buckets of tears. All this said between tears & laughter.) - I think the big mistake I have made in my letters is the omission of explanatory notes on the ‘ton’. - You must think perfectly awful things about me. I don't think you have realized just quite what a serious significance my ‘fantasy’ has had. - But let's not talk about the disappointments. - Un ‘tummy’ c'est un ventre, - je dois être une sadiste - parce que j'aime mordre certains gens. - What really hurt was the way you quite misunderstand what I said about unmarried women going to have babies. Good heavens, of course I should despise a man who left a woman ‘in that state’. These awful mal-entendus. - If you think I thought he should - whatever must be your opinion towards me? - I'll get really scared stiff in a minute. - Then, Mrs Sutton. I have discovered that it would be quite impossible for you to stay here - les ‘convenances’, of course. - Oh Edward (I'm really hurt) if you mock my jolly old ideals I shall - pummel you - which means that I should bang you hard with my fists. - And then again, the - dirty lover’. Oh damn damn damn! You haven't at all understood. What I meant was having my body made happy by being caressed. When one loves, the mere contact of the person loved is sufficient to inspire the most magnificent passion - but, in lower moods, (for variety is the spice of life) one - No, damn. If one is in love, one doesn't need the man one loves to caress one's breasts or anything of that sort. One would just - explode - with - I don't know - too much passion, I suppose. - You're mocking me again about the kiss on the eyes. - You never shall even kiss my eyes - because even if I love you - I'll know you don't love me. You couldn't ever love. There! (That with teeth clenched & a huge breath taken in.) - Edward, you have hurt me. I don't know quite why. I think it's because my fantasy has really been a very wonderful sort of thing - & you haven't understood. - O damn everything. I'm going to read the Landor - which looks topping. - I shall bang you hard with my fists when I see you, you horrible old wretched Edward. - I've thought a minute & this is my conclusion. This is very important. You continentals don't realise that a British woman can be very free in her ways - & all British people perfectly understand. For instance, if I had a happy little ‘flirtation’ (damn the word!) with a Frenchman everybody would imagine one either engaged to marry him - or a HARLOT. Heavens, I'm getting really furious! Here nothing of the kind. But remember ‘flirtation’ for us is something essentially childish - & may not even include a single - even - brotherly kiss. - No, of course, you don't understand. - I give it up. - At the moment I hate you (that happened before if I remember rightly). - A word about being together. Don't for a moment imagine that the student's life here is as at Paris. I am in the unfortunate position of having accepted ‘licensed’ lodgings - which means that I must return at night by 11.15 at latest - & that I can't receive men friends after 7.30 pm. - It would be perfectly all right for me to be with you in your sitting-room at the ‘Mitre’ any time until dinner-time (7pm.) - but afterwards, if we want to talk, I don't quite know what we could do unless I borrow a friend's room. Justin would lend me his sitting-room but it's an awful mess. I could take some flowers to add a little beauty. (Here I laugh. I wish you understood the tone without my having to say it). I'll ask him: he'll oblige. We're good friends now. This again you won't understand. We are not at all in love - even after the kiss of the other night - & I at least have no desire to repeat it. Oh, I wish you understood. - I shall have to get some work done sometime every day, of course - for going to Durham - & Rotrou. Rotrou is a good honest inspiring soul. - I've got pains in my tummy again - the end of the ‘phénomène mensuel’. I'm not awfully sure what happens inside of one at these periods. I'll look it up. - There again, I am British. We can be absolutely & totally uninterested in these things. I wish I weren't partly Celtish. - There's the harm. - I've got awful tummy pains. It's with smoking. I'm going to smoke like a trooper - & then will go on being frères d'armes for ever - (I have explained this curiosity - how the idea that I smell faintly of tobacco keeps me out of mischief.) - To Landor. Edward I shall tear out your hair in great lumps. You'll see. - 5 minutes plus tard. Edward, forgive me. I think praps that I too have not always understood the tone of your letters. Let's shake hands. I swear not to tear out your hair. - 22h. Horrid nasty Edward (to continue from where I left off), j'ai relu votre dernière lettre - et cette fois j'ai ri. Je viens juste de dîner - et sans doute que j'avais faim quand je me suis fâchée. Que cela soit un lien malheureux, Par raison de l'harmonie universelle, tâchez de comprendre - ou autrement. - je ne pourrai m'empêcher de vous faire subir des punitions corporelles. (Une bonne idée ça. Si je vous donne des coups de poing, vous ne tomberez pas amoureux de moi: les microbes fragiles n'aimeront pas ça .. [ici je ris -. !] - Bon! Etant donné que nous ne pouvons pas éter - ni - ser notre amour (la faute est à vous, cher monsieur: c'est vous qui a commencé à prendre les choses au léger: moi j'ai été tout le temps très très sérieux [ici c'est un mélange de larmes morales et de sourires tangibles mais un peu trémuleux)]- cela me fait penser à éterniser. J'ai fait beaucoup de mauvais calembours dernièrement - si nous ne pouvons éterniser notre amour, mieux vaut - l'éteindre. Allons un peu de volonté: à nous d' être l'héroîne cornélienne (car toi tu ne ferais jamais un héros à la Corneille). - Bon! - Beaucoups de temps s'écoule. - Un siècle a passé au dessus de nos têtes, (n'est-ce pas? un peu d'imagination, mon petit: il faut que tu imagines que tu lises le livret d'une pièce de théâtre. Einstein d'ailleurs nous suggère que le temps est quelque chose de purement relatif.) - Je ne vous aime plus (c'est toujours le livret - et non pas la vr* - enfin -). - Très bien. Tu vois combien c'est facile? - Etant une femme essentiellement raisonnable (?) j'arrange l'avenir (immédiat) pour cadrer avec l'amour de Edward - 2. un coeur brisé 3. deux coeurs brisés. 4. une excellente amitié. Peut-être que je devrais ajouter l'indifférence - mais c'est presque un coeur brisé. (L'indifférence fait briser le coeur aux jeunes poètes - comme moi.) - Bon. 1. L'amour - c'est à dire, moi j'aime Edward. Ca - enfin - je passe sur ce point. 2. Un coeur brisé (le mien, bien entendu.) J'aurai mon travail - et mes camarades femelles et hommes. - Qui me consolera le plus? Moi-même... Et George comprendrait. Il comprend toujours. Il m'aime - et bien qu'il soit belge, c'est le ‘love’ britannique. Il y a longtemps j'ai promis de l'épouser un jour - pas avant que j'aie trente ans car j'aurai énormément de choses à faire seule d'abord: j'aime mieux ça. Et puis je suis devenue ‘sauvage’ - mais nous sommes restés de grands amis - et il attend - et peut-être qu'un jour - Oh mais non, je ne veux pas. Sais-tu une chose un peu bizarre? C'est que bien que cela ne déplaît pas de tâcher d'aimer les gens - je n'aimerais absolument pas me marier. J'aurais une peur bleue de perdre ma liberté. Je ne crois pas que je la perdrais en entier - mais la moindre atteinte - et je deviendrais sauvage - et mon mari aurait à son tour une peur bleue de moi. - Pourtant, ce serait magnifique d'avoir près de soi quelqu'un qui comprendrait toujours les choses. - Et les bébés. Un jour, ayant blasphémé contre le Créateur, je me suis juré de n'avoir jamais d'enfants - de ne jamais créer d'autres êtres qui souffriraient pareillement. - Au plus, une conversation avec George a renforcé mes opinions sur ce sujet. Nous parlions de la possibilité de notre mariage. (J'aime penser à ces choses-là - mais la réalité - ne me dit pas trop - pas encore.) ‘Nous aurons des bébés,’ dis-je. ‘Oui,’ répond George. ‘Et j'aurai mon travail à moi ’ - ‘Mais, chère, tu n'auras pas le temps avec les bébés.’ Ahurissement total d'Eveline. ‘Mais - - GEORGE. Est-ce que tu penses vraiment que je consacrerais (déjà le conditionnel...) ma vie à des bébés? Pourquoi pas TOI? - ‘Mais, mon petit, comme bonne d'enfants je ne serais pas fameux.’ - ‘Bonne d'enfants! Nom d'un chien! George, penses - tu que moi je serais fameux dans cet emploi?’- ‘Oui dear.’ - ‘O - o - oh!!! I hate you, George Adam. Nous n'aurons pas d'enfants. Non, mais non, mais absolument non! Et: en plus considère notre mariage comme terminé. - Eclipse de George. Eveline passe cinq minutes à méditer. Retour de George. “Dear, ce serait absolument comme tu voudrais.” - O mon cher amour, nous aurons des bébés!’ - Voilà. C'est bien britannique tout cela. Il y a une chance que je me marie un jour avec George - car il comprend toujours les choses... Je le connais si bien aussi. Nous sommes à peu près du même âge - et lui fait ses études d'ingnieur à Liège. - Oh, mais non, je ne pourrais pas - car je ne l'aime pas. - Ne parlons plus de mon mariage: je n'aime pas trop l'idée - car jusqu'ici je n'ai pas voulu me marier avec personne - pas pendant une longue période, bien entendu. (Je me permets des rêves). - Mais je viens d'avoir une idée magnifique. Si je me marie, j'aurai des bébés à moi - et vous serez le ‘god-father’ du plus beau! - pour que vous oubliez que vous tes gros. (Je me demande si vous êtes vraiment stout.) Vous n'avez pas d'enfants, non? Pourquoi? Vous n'en voulez pas, non? - Les microbes fragiles - J'ai l'impression que vous ratez beaucoups de belles choses, cher monsieur du Perron. - L'amour, l'amour, l'amour - - vous ne savez pas ce que c'est! - Peut-être qu'un jour je penserai comme vous (car déjá...). J'aurai toujours - comme vous également - quelques rêves - mais d'un autre genre. - C'est monstrueux d'écrire comme cela - mais cela me fait un grand plaisir - et c'est déjà beaucoup. - Je m'en vais lire. - C'est drôle - mais je ne pense plus à m'endormir dans vos bras. Depuis que vous m'avez dit que vous êtes marié, je me suis détachée petit à petit de cette idée-là. Peut-être que l'amour de fantaisie est - fini. - Reste à savoir si un amour de réalité va commencer. - Esprons que non. - Il y a énormément de fleurs dans ma chambre - et elles exhalent un parfum doux et pur - vraiment pur et non pas comme ce poids sur les yeux où il s'y trouvait mêlé du cynisme. - Des vers me reviennent - je ne sais plus les premiers quatrains - mais voici la fin: - ‘Sur le feuillet déjà jauni Mes vers n'en étaient qu'au dixième Que mon amour était - fini.’ - Je les ai appris à la fin de mon année en France - année des plus intéressantes mais dont le souvenir surgit tout noir et effrayant. - Je les ai mis en musique - et je les chantais en fredonnant les cordes de mon cher ukulele. - Il m'est souvent arrivé d'avoir à repondre à des gens qui m'ont demandé si je suis française. J'explique que jadis il y avait une Française dans la famille. - au 18e siècle. - Landor est fort intéressant. Je vais le terminer maintenant - Que pensez-vous de Monsieur Teste de Valéry? Il me plaît énormément - - The ‘old Malraux’ a l'air d'être rudement intéressant, je devine, je veux dire. Il faut que je retrouve la lettre où vous m'avez parlé de lui. - Que je vais être bien avec mes chers livres! Ici dans ma chamber. Avec mes fleurs et Landor, étendue sur mon divan devant un beau feu, je constate que le bonheur est pour moi quelque chose de bien calme - et de bien égoïste. Ma propre compagnie - et peut-être des livres - ou un chien - des fleurs - un bon feu - un divan - et ça y est. J'oublie tout ce qui me tracasse dans le monde extérieur! J'oublie jusqu'à Edward - car déjà le côté poignant de mon amour pour lui s'est adouci - et je suis calme. Edward fait partie de l'harmonie universelle: il a été d'abord quelque chose qui m'a fait souffrir - l'évocation de luttes interminables entre moi-même - mais l'esprit va devenir de plus en plus sage - c'est maintenant une sympathie qui peut devenir une à forces des plus belles dans ma vie. Je te vois là, déjà vieux, désillusionné, pessimiste - vivant d'une autre vie, entouré d'autres gens - et surgi de l'inconnu par le fait d'un après-midi de lectures. Lui et Eveline ont parlé de beaucoup de choses: et lui, cherchant parmi ses désillusions des fleurs que le hasard aurait pu y faire germes, a trouvé une espèce de jeune artiste qui n'est ni des fleurs ni des désillusions. Mais le jeune artiste ne goûte pas énormément cet état d'être ni des fleurs ni des rochers. L'habitude l'a fait lutter contre les vents et les pluies et les grêles - mais ce n'est que l'habitude. Il poussera jusqu'à ce qu'il sera un grand et bel arbre - par force de l'habitude qui a fait des sentiments de la lutte comme une seconde nature - puis il mourrait - et ce sera selon l'harmonie universelle. Pendant une longue période, il voulait l'être* des fleurs - et des rochers - mais maintenant il accepte son destin - car il prévoit la fin qui arrive inévitablement. - Un beau jour, Edward, je ferai ce que jusqu'ici je n'ai jamais pu faire: c'est-à-dire je me ferai subir une éclipse volontaire: les règles du franc jeu ne permettent pas jusqu'ici - mais depuis toujours - cela est devenu une idée fixe vers quinze ans et continue - j'ai voulu en avoir fini avec les tracasseries éternelles provenant de maux extérieurs et moraux. Vous verrez un jour - et pas si lointain que vous ne le pensez - car dans deux ou trois années les choses s'arrangeront .... Vous savez, j'ai assez peu parlé de moi, après tout. - Samedi - 20h1/2 Je me demande si vous êtes au ‘Mitre’ - ou en Angleterre - ou toujours en Belgique. - J'ai une envie cruelle d'être pès de vous. Je pense que c'est de l'amour français. Je l'explique par le fait que le phénomène mensuel m'a quitté hier. Il paraît que tout de suite après son départ on aime (à la française) le mieux. - Il faut me pardonner - mais je n'ai pas beaucoup d'âme ce soir. C'est que de tels moments que je voudrai que mon - mari - soit de l'espèce ‘duty’ - c'est-à-dire que je ne voudrais éprouver que les sensations physiques de l'amour. Quand on ‘love’ - cela fait presque mal: - on a envie de pleurer - et je ne veux pas ça ce soir. - Cela devrait me sembler un peu triste - mais pas du tout. Si tu étais là - si j'étais dans tes bras - je ne pourrais m'empêcher de pousser des cris, tellement mon corps serait heureux. - Quand vous viendrez, je serai oblige de ne pas parler comme cela. Mais non: voici ce qu'on va faire. Tous les jours après que nous nous sommes quittés, nous serons absolument vrais (car j'ai l'impression que je ris de vous désirer - même si je ne vous aime pas - et il ne faut pas, à cause de votre femme) - nous écrivons toutes les choses que nous aurions beaucoup aimé à dire. - O viens vite, mon amour! I want you so much. - Sais-tu ce que j'aimerai faire tout de suite? Partir avec toi aux pays de soleil près de la mer - pour être bien tranquille. Ce serait toujours la même chose: je m'obligerais à feindre mon amour - ou mon désir - dans la réalité - à cause de votre femme. - C'est drôle. Mais peut-être que moi je me marierai comme ça - sans amour - mais ressentant beaucoup de bonne amitié envers mon mari. - J'ai une imagination sans bride. Mais comme j'ai souvent dit, cela me fait un très grand plaisir de vous causer - de vous dire tout - même les choses qu'on devrait taire. Pour nous autres que ne creusent toujours les méninges, il n'y a que la fantaisie pour nous égayer. Dans la vie réelle, je ne peux aimer comme j'aime dans ma vie intéieure - car les fiancés manquent toujours quelque chose - et je deviens sauvage. - J'ai lu le Landor qui ma beaucoup plu. - Je vais lire maintenant ‘Les Conquérants’. - 23h. - Je viens de faire une chose peu raisonnable. Il y a dix minutes, j'ai quitté mon travail et je me suis mis à regarder tous vos lettres - et les photos que j'avais mis dans un tiroir pour que je vous oublie mieux - c'est-à-dire le vous que j'aime. Vous me disiez il y a longtemps que mes lettres cadrent bien avec ma photo. C'est drôle - mais je ne vous retrouve point toujours le vous des photos - dans vos lettres. Vous êtes un mélange de vertus et de vices comme tout le monde - mais le jeune homme de 22 ans a l'air vraiment énergique et noble et fier. - tandis qu'il est arrivé que le - ‘pacha’ de quelques parties de vos lettres - m'a fait - peur. Oui, vraiment, cela devient de plus en plus intéressant. Je me demande comment vous êtes vraiment - je veux dire moralement, bien entendu - car je renonce à résoudre le problème épineux de votre - ‘fatness’. - Le désir purement physique fait place à - l'amour (britannique.) J'ai mal - partout - parce que je t'aime tant. J'ai horriblement besoin de toi - de ta sympathie et de ta présence corporelle, de - ton amour. Oui, c'est stupide - mais c'est vrai - et le cerveau amoureux a parlé tout mon être - et - mon Dieu, cela me fait mal - mal. - Non, vous ne comprenez pas du tout - ni moi non plus. C'est idiot, je sais. Nous ne nous connaissons pas. Mais une chose est certaine, je n'ai jamais aimé quelqu'un comme j'aime le vous que je me figure - qui peut ne pas être vous. - Cela a été fort beau de vous aimer. - Oh, j'éprouve une angoisse horrible parce que tout mon être voudrait être près de toi - et tu n'es pas là. - Je suis très ‘passive’ maintenant: si vous étiez là je me laisserais faire: vous feriez ce que vous voudriez avec moi. La chose la plus vraie et la plus naturelle du monde serait de m'endormir très paisiblement dans tes bras. - Oh, j'ai besoin de toi. Oui, c'est la fantaisie peut-être - mais après tout j'aime votre cerveau - et l'homme des photos - et c'est déjà beaucoup. - Oh, my darling, why can't I be your wife? I should be so unhappy if I loved you otherwise: in fact - it's impossible. And, if I let myself love you, you might give me - babies (here I am almost on the verge of sobs - & almost on the verge of smiles too) - & then, what on earth would I do with them? They would be stout and strong, bless them! It's funny, darling, but you probably have quite a wrong conception of my moods. First, I'm a virgin. (This may seem unnecessary - but there, I tell you.) But I've slept with certain of my men friends. You won't understand how anything didn't happen - but I assure you nothing did. They - the men - went all queer - & I remember the first time I was awfully astonished when the first one started to tremble horribly - & then I was a trifle afraid - & then I thought he had got cold or something like that - & then when I realised what was the matter, I wanted to gather him into my arms & calm him as one calms something very young & tender. - Now that I've started to ‘confess’ I'm going to go on. (You'll understand me more after all this.) One night I wanted to be with some one I love very dearly d'amitié. We know each other very well and are good comrades. Well, he got in a horrible state - &, being older, I knew this time what was wrong - & was in despair. I was so hurt because he seemed to be suffering horrible sensations (he groaned, gasped & bit his hand & chewed the pillow-case - & I was all hot & tense) that I felt all maternal love & not any passion (I had before it began.) In the end, I couldn't stand it any more - So - I decided to try & put things right - o, Edward, this is the most awfully ‘vrai’ thing I've said ! - by - o, you know, my dear. The tragedy was I didn't know - I tried to think out how the movement ought to go. - I even asked George to tell me. He is the goodest man I know - in the loveliest way possible. He loves me. So when I said, ‘Tell me, dear, what to do,’ he nearly died with horror (his pure young Eveline) - but in the end, I gathered how to do it. (This is - dreadful - but you'll understand me more). I got very tired - & when it was nearly finished, I remeber George moaning, ‘Oh, mais c'est sale!’ - but it wasn't - & then ‘Tu vas te salir!’ - When it was over, I remember George's horror as he saw me hold up my hand all wet with a look of slow astonishment on my face. I was awfully tired - & wanted to sleep - & went away to the opposite corner of the bed. George thought I was shocked - & was nearly in tears that my ideals had crashed down - & then he said, ‘Ne me laisse pas seul’ - & I took him in my arms & put him to sleep. - All that was very lovely & good, really-- Lundi - ou plutôt mardi - 2h. Je ne parlerai pas de votre dernière lettre. - - Il faut vous dire mes impressions de ce soir - vous dire si je vous aime ou pas, n'est-ce pas? - Remontons à avant le rencontre. Suzette avait joué désesépérément du piano - et moi, avant de vous voir, la quatrième prélude de Chopin que nous appellerions ci-après la Prélude d'Edward... Vous avez sonné - et j'aurai tout donné pour ne pas être à Oxford.. Vous étiez tout à fait comme je m'étais figuré. Et alors nous avons causé - c'est-à-dire vous n'avez cessé de parler - parce que moi je ne pouvais absolument pas. Je me suis sentie tellement gauche - c'est bien le mot; quoique cela ne m'amuse pas de l'avouer - que je suis parvenue à donner quelque chose d'‘impossible’ à ma gaucherie - malgré moi - qui a fini par vous irriter. Cela aurait été très bien d'être timide et d'une timidité un peu voulue (oui, malgré tout ce que vous dites vous l'auriez préféré) - mais, mon Dieu, j'étais intimidée d'une façon trop réelle pour jouer des rôles (quoique je fasse cela assez facilement sans quitter mon ‘vrai-ness’.) - Une chose qui m'a fait une drôle de sensation: c'est que vous aviez un peu le visage d'une tante qui est morte (et à qui je ressemble beaucoup, parait-il) - un calme - non ce n'est pas le mot - un je ne sais quoi que je ressentais dans un philosophe égyptien que j'ai connu - et des mains un peu comme celles d'un homme que j'ai pens aimer (que j'ai espéré aimer). - Tout cela avait un effet assez curieux sur moi, comme vous pouvez vous imaginer: un trio de ressemblances physiques, tout à fait disparates et déconfortantes. - et mal à l'aise en l'image que vous me présentiez. - Je ne voudrais pas être votre femme. Ce qui est curieux, c'est que pour la première fois de ma vie, je ne peux m'expliquer d'une façon nette mes sentiments à votre égard. J'avais presque peur de vous, de votre contact physique - mais vous m'avez pris dans les bras, et j'avais absolument confiance en vous - en éprouvant une sorte de calme comme on éprouve chez une mère ou un père - et alors vous m'avez embrassé* sur les yeux (ce qui est très pur, n'est-ce pas, Edward? ...) et moi je voulais vos lèvres - mais en ce moment j'étais toujours Britannique - et enfin je ne savais plus. - Vous m'avez demandé si je vous aurais voulu comme huitième fiancé - et j'ai dit oui. Vous voyez là une contradiction - mais à vrai dire, il n'y en a pas. Les fiançailles sont bien - mais le mariage, c'est autre chose. J'ai l'impression fort nette que je ne me marierai jamais. J'aurais du être une Française*... Je crois toujours que le mariage peut être quelque chose de magnifique - mais Malraux est Malraux - vous êtes vous - et moi, mon Dieu: je suis moi. Demain, Edward, prenez-moi dans vos bras et embrassez-moi sur les lèvres. Je ne sais pas ce qui arrivera. De toute façon, cela devrait nous rapprocher davantage - et même si je ne vous voudrais pas comme mari, on peut créer un autre état. Je ne serai pas votre maîtresse (préjugés britanniques principalement, je pense, et aussi une part d'affection filiale trop grande: cela me semblerait de l'inceste!): c'est-à-dire je ne vous permettrai pas à me ‘prendre’ comme vous dites (il se peut que vous soyez toujours un peu un inconnu pour moi aussi) - mais voici. J'ai l'impression que nous pourrions faire de belles choses ensemble - au point de vue littéraire - et je vous vois en plus comme une sorte de - père (oui, c'est ça - bien que cela doive vous paraître assez bizarre) qui me comprendrait si bien qu'il pourrait même à la rigueur me servir de - amoureux - (Ne disons pas ‘amant’ parce que ce ne sera jamais cela.) (Est-ce que je suis toujours profondément Britannique - et que, quand je me donnerais ce sera à mon mari? Pourtant, il y a quelques semaines, je disais à quelqu'un que je ne voyais pas la différence entre un baiser et l'acte sexuel - que si on aimait quelqu'un suffisamment pour l'embrasser sur la bouche, on pourrait bien se donner totalement. Je ne sais plus.) Car, les évènements* de ce soir font que je me demande encore une fois si je crois à l'amour (britannique) - c'est-à-dire le Grand Amour - ‘love’ sans phrase. J'ai l'impression que non - mais sans doute que cela dépend des gens. - Mais n'analysons plus. Tout ce que je sais c'est que votre cerveau m'intresse, que je prends très facilement l'attitude d'un enfant près de vous (bien que ce ne soit pas a demain ...) et que je ne suis pas seule à ‘allumer’ les gens ‘ Tout simplement, soyons simples et vrais - et tâchons de comprendre et de créer une nouvelle amitié fort satisfaisante (et dans ce cas-là il ne faut pas rire à mes préjugés britanniques... - qui sont bons pour la société, je pense) - qui ne sera ni Love ni l'amour (entendans la passion poussié à dernière limité) ni amitié, ni affection familial. - J'ai l'impression que cela pourrait produire de belles choses... Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 4 november 1929 Lundi - 10h. Dear. - Je suis contente que vous soyez là ce soir. - Vous me trouverez à 21 Warnborough Road partir de 20 heures. Nous irons tout de suite chez une amie qui me prêtera bien son ‘sitting-room’ (il n'y aura personne à la maison) et nous pourrons causer et nous regarder jusqu'à 11 heures où je dois rentrer à Warnborough Road. - Dînez avant de me voir - car autrement vous serez comme a bear with a sore head. - Three cheers! Je suis as happy as FOUR LORDS. - L'harmonie universelle... Eveline. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Oxford, 5 november 1929 Ma chère Eveline, Voulez-vous descendre un moment? J'ai à vous parler sérieusement. Ed. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Oxford, 5 november 1929 Dear, Je viens de recevoir votre lettre - et le monsieur fatigué, le ‘M. Teste’, etc. a encore l'IDEAL de croire que vous viendrez le voir aujourd'hui. Si vous ne voulez pas tant pis - mais alors, à quoi bon continuer quoi que ce soit? Si vous ne venez pas, j'aurai mieux ‘compris’ que jamais, et mon amitié vous fournira encore quelques documents pour votre ROMAN. (La lettre d'hier soir et peut-être encore une autre). Comme ça nous aurons été - au point de vue littéraire du moins - aussi ‘complets’ que possible. Mais à vous, dear, je fais un dernier appel - le même en somme que celui de ce matin. Je serai à l'hôtel jusqu'à 5 h. probablement. Mieux vaut venir tout de suite. E. En même temps qu'à vous j'écris à Mlle Suzette. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Oxford, 5 november 1929 Ne vous trouvez-vs pas que c'est un peu ‘faiblard’, dear, de me quitter comme çà? - Il est entendu que je repartirai demain, mais venez m'apporter en personne le Somerset Maugham et prendre ici le volume de Racine que je vs ai apporté. Vous pouvez bien me tenir un peu compagnie, cette dernière soirée que je passe à Oxford; un ‘M. Teste’ est si bon père et si bon-enfant. Allons, venez, c.à.d. soyez bien! Votre Ed. Je vs attendrai jusqu'à 8h.30 dans le fameux sitting- room. Ou écrivez-moi que vs ne venez pas. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Oxford, 6 november 1929 Mercredi matin. Dear - Vous m'avez fait passer une soirée affreuse; je vous ai écrit une assez longue lettre, que je n'enverrai pas: d'abord, parce que ce n'est pas cela ce que j'ai à vous dire, et ensuite parce que c'est trop bête de s'écrire encore quand on peut se parler. Pourquoi tout ceci? Ai-je donc été si faux ou m'avez-vous si peu compris? - Comprenez du moins que ce n'est pas bien de me laisser partir sans me revoir, que ce n'est même pas ‘franc jeu’, si vous tenez tant à cela. Laissez-moi m'expliquer; votre examen ne sera pas compris par cette dernière rencontre! - et je vous aurai vu trois fois. Est-ce trop? Vous avez été toute différente la 1ere et la 2de fois, laissez-moi vous dire ce que j'ai encore à vous dire - ayez confiance en moi; ce sera mieux pour nous deux, et vous me devez cela, ne fût-ce que par simple amitié. Je partirai toute à l'heure, cet après-midi, ce soir, peu importe. J'ai renoncé à ma chambre et ma valise est en bas. A Dover je trouverai bien, ce soir, un ‘bateau de nuit’. (Je ne sais pas encore où j'irai.) - Vous ne pensez pas de moi que je voudrais vous ‘poursuivre’, n'est-ce pas, dear? Laissez-moi seulement vous voir, et vous parler une dernière fois. C'est si simple, voyons! Je pense que, cette fois-ci, vous comprenderez facilement. I need you. Come Votre E. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Oxford, 6 november 1929 Mercredi. Eveline, Le mot de Mlle Molina m'a rendu la ‘sagesse’ que vous me souhaitez. Il ne me reste qu'à vous remercier de la ‘leçon britannique’. Ne m'écrivez plus; Mlle Molino - en qui j'ai beaucoup de confiance! - vous expliquera facilement qu'avec des hommes sans idéal il faut - à un certain moment - savoir complètement renoncer. Je vous ai dit que je ne voulais pas être le ‘prochain’ J'aurais pu être l'ami, mais sans les petits jeux britanniques par-dessus le marché. Il me sera impossible de vous écrire comme avant de vous avoir vue . Et à côté de cela une nouvelle correspondance me paraîtrait bien pauvre. Je me résigne à votre incompréhension partielle - c.à.d. pire que totale. (Le plus simple serait peut-être de vous persuader que je n'ai été qu'un mauvais mari, un peu désoeuvré, qui a voulu un petit divertissement sexuel, qui s'y est mal pris et qui maintenant rage parce que ‘ça n'a pas marché.’) - Peu m'importe à présent comment et si vous me jugez. J'ai déchiré même la lettre d'hier soir et ne vous écrirai plus d'autre que celle-ci. Mieux vaut ainsi, je vous l'assure. Je vous souhaite bonne chance avec vos études, vos cigarettes, vos amis et tous les autres stimulants et somnifères. Je regrette sincèrement ce qu'il y a de bien en vous. (Mais cela doit vous être égal.) Voilà: merci. E. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 9 november 1929 Mardi 9 novembre 1929. 9.30 pm. Dear. - Il y a dix minutes je suis rentrée. Les dieux ont bien arrangé les choses pour que je ne me trouve pas chez vous ce soir. Un de ces jours je vous serrerai encore une fois la main. J'espèrerai que tout se sera bien arrangé et que les semaines ou les mois ou les années n'auront fait qu'ajouter à votre sagesse. Pauvre cher jeune homme d'avant ‘24! Il semble avoir eu pas mal d'idéals, une certaine noblesse d'âme très belle. Ils sont disparus à peu près tous, ces idéals, n'est-ce pas, cher homme - ce n'est pas impossible qu'ils reviennent. - Pour moi, il n'y a que le travail - c'est-à-dire un effort continuel pour comprendre - tout - pour qu'à la fin je saurai que j'ai fait ce que j'ai pu pour dénicher le bonheur absolu. Sans cet effort continuel j'aurai peut-être - en ce moment-là l'impression d'avoir manqué faute d'assez de rechercher. - Tout va bien jusque là. Je suis philosophe - et il faut que je sois assez raisonnable. Les liens, vous savez... Cet après-midi, j'ai voulu me ressaisir - et les circonstances sont concourru à cela. Des nouvelles du Fellowship: avec un peu de chance je l'aurai. Je vous dirai comment cela marchera. - Je vais faire du vieux français. Suzette lit Claudel - et toute à l'heure elle a pleuré. Ne me demande si sa jeune enthousiasme à elle va se métamorphoser en une crise de foi ... Dieux, elle - aussi? - J'ai besoin d'être - pratique. Partez - et écrivez-moi. Je vous remercie d'avoir compris d'une façon si magnifique. J'ai besoin de vous - et j'ai l'impression que peut-être moi je pourrais vous faire quelque bien. - Lorsque l'épreuve de novembre sera bien passée. - Ne disparaissez pas. Eveline. Envoyez-moi une addresse - pour que je fasse suivre le Maugham. - Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum Evelyn Blackett aan E. du Perron Oxford, 9 november 1929 Mardi - 15 h. Dear. - Vous m'avez rendue raisonnable - à force de me rendre peu raisonnable. - Si je vous revois, il se peut que - enfin, je ne serai pas en forme pour l'examen du ‘Fellowship’ - et le franc jeu exige que je fasse tout effort pour l'avoir - même si je n'en veux pas à ce moment. Je peux changer d'avis - et d'ailleurs, je pourrais toujours refuser l'argent (car en l'acceptant je serais obligée de passer encore trois ans à vivre cette vie restreinte), ce qui n'empêcherait pas que je sois ‘Fellow of the University of Durham’. - Voilà. - Allez chercher Malraux - et après les ‘casina ragazza’ (au pluriel: je ne sais pas l'italien) - si cela vous dit quelque chose - et puis à Noël, si vous voulez toujours me voir, je tâcherai de venir où vous voulez. (Si j'ai la bourse du ‘Fellowship’, je serai * même de faire un grand voyage à la rigueur: sans cela, je ne pourrai guère aller plus loin que la Belgique). - L'amour sans le franc jeu m'aurait rendue assez triste - et ce que je vous proposais dans ma lettre serait bien à Noël, mais pas en ce moment à Oxford - et avec la réalité du Fellowship qui s'approche. - Je ne sais pas si vous pourriez m'écrire à l'avenir comme avant notre rencontre: pour moi c'est absolument la même chose. Tâchez de comprendre - et puisse que le père et le frère d'armes et - l'être qui comprend tout - continue à me laisser pénétrer plus avant dans son caractère. - Cela me ferait une peine très réelle si vous ne me permettiez pas faire franc jeu - et si je ne voyais pas la possibilité de vous retrouver à la fin de l'épreuve de Durham. - Je vous envoie quelque chose de Somerset Maugham - ce qui pourrait être comme un symbole de ce que je rêve pour nos relations - jusqu'à Noël. - Le franc jeu - le franc jeu - qu'il soit loué - et maudit à la fois! - Eveline Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Lugano, 25 december 1929 Lugano, 25.12.29. Chère Eveline, J'ai reçu vos deux lettres, à Paris et ailleurs. Je puis facilement vos dire que tout est bien, car je suis à me demander pourquoi tout ne le serait pas. - Il y a quelques jours seulement, j'ai revu, à Ascona, Holst, qui m'a fait part de votre correspondance ratée et qui m'a donné les poèmes chinois, dont je vous remercie. ous y avez mis une bien jolie dédicace; je pense que c'est ce qu'on appelle de l'humour (britannique). Mais sérieusement: ne ‘construisons’ rien du tout, ou ne vous imaginez pas qu'il y ait entre nous quoi que ce soit à construire. Quand vous aurez cessé d'être vierge, vous verrez plus clair en beaucoup de choses et vous rierez, comme moi, de cet Idéalisme qui mène à des petits jeux plutôt sâles et tout à fait pauvres. Que vous aimiez cela - ou qu'on aime cela chez vous (en Britannie) - soit; que vous faissiez passer cela pour d'Idéalisme, c'est par trop réjouissant. Je serais resté avec plaisir votre ami, sans cette complication-là maintenant, mieux vaut renoncer, croyez-moi. Le ‘Javanais’ que je suis n'a rien à dire à la ‘Britannique’ que vous êtes, et quant aux conversations littéraires, je vous ai dit que je préférais m'en passer après l'autre correspondance. - D'ailleurs, si je vous dois un conseil (littéraire): voici. Ecrivez votre roman, ou autre chose, mais écrivez directement, - quitte à déchirer plus tard ce qui ne plus plairait pas. La correpondance, telle que vous la pratiquez - car je suppose que n'est pas pour moi seul que vous épistolez avec tant d'ardeur - c'est encore de la masturbation, - une masturbation d'auteur, cette fois-ci. Vous me supposez ‘hurt’; ce n'est pas vrai, ou peu. Je l'ai été un instant, à Oxford; parce que toute cette ‘politique’ ne m'avait prouvé qu'une seule chose: vote besoin de ‘jouer’ et votre absence totale même d'amitié. Vous croyez que c'est fort ce que vs avez fait, et vous n'avez éte que vaine et calculée. - C'était pour moi, pour l'ami aussi, une petite désillusion. - Mais lorsque le train quittait la gare, je voyais déjà tout comme une ‘aventure’ - amusante, après tout; de quoi faire un conte plutôt de faire un roman. Voyez-vous le petit côté calculateur que j'ai aussi moi? - Mais aussi: c'était clair pour moi, et ça l'est de toujours, qu'il ne fallait rien continuer. Si vous étiez moins jeune, moins ... ardente, vous penseriez comme moi. J'espère que vous le pensez à présent. Mes amitiés à Mlle Molino, ma main pour vous. E. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Brussel, 6 januari 1930 Bruxelles, 6 janvier. Ma chère Eveline, Vous devenez amusante. D'abord, votre lettre était beaucoup trop exubérante pour être réellement désespérée, et, sans me vanter, je prévoyais déjà que tout cela se bornerait à un nouvel enfantillage; - ensuite, même si je l'avais voulu, vous pensez qu'on ne trouve pas comme ça - un, deux, trois - un homme riche suffisamment idiot pour épouser une inconnue affublée de petite-amie-pour-les-vrais-moments tendres? Vous avez même pensé à Slauerhoff (qui du reste est pauvre). Quelle drôle d'idée! vous ne trouvez pas? Moi, j'ai trouvé que ‘c'était pas sérieux'. Et vous voilà embarquée avec un vieux monsieur veuf et ayant l'air d'un général. Je suis bien tranquille; pour peu que je vs connaisse, je suis sûr que vs redeviendrez à temps ‘the Elusive Lady’. Sinon, tant pis pour vous, ou pour lui, ou pour vous deux. Il sera cocu, c'est tout. Ne dites pas non. Il le sera, avec beaucoup de combats de votre côté, des pour et contre interminables, des longues lettres, examens de conscience, etc. - mais il le sera, et toutes les catastrophes morales de votre côté ne sauront que très-maigrement le consoler de la catastrophe réelle qu'aura subi son honneur (l'honneur d'un directeur de rubber ayant l'air d'un général). Et alors .... Alors, il n'en sera pas moins cocu, voilà. Vous êtes remarquablement jeune, dear, vous vous débattez dans 1001 situations que vous croyez intéressantes, parce que au fond - vs ne savez pas du tout ce que vs êtes et quelle est votre valeur (humaine). Moi non plus, du reste, je ne prétends pas le savoir. Je crois qu'il y a une chose réelle: c'est votre intelligence livresque. Pour le reste, vous êtes plutôt en arrière. Mais vous rattraperez le temps perdu, dès qu'un jour, vous aurez compris que tout ce qui vous paraît si ‘intéressant’ et si ‘extraordinaire’ aujourd'hui, n'est en vérité que ‘sornettes et vétilles’, pour parler avec vos auteurs préférés. Bon; ceci dit, ménagez ou ne ménagez pas votre veuf. Epousez-le, s'il le faut; vous n'en aurez que des choses ‘très-intéressantes’. Et vous m'écrirez, à moi ou à un autre, que décidément, ‘abnormalities cannot last long’. Seulement, il ne s'agira plus de vous et d'une jeune écolière, mais de vous et d'un vieux veuf. Excusez-moi de ne pas vous écrire davantage. Et croyez-moi bien à vous (avec ou sans ‘good-bye; good-bye for ever!’ comme le chantait si bien Mme Melba), EduP. Ah oui, - et ‘une sainte et heureuse année’ évidemment; surtout si vs vs mariez. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Amsterdam, [begin februari 1930] Amsterdam, mercredi. Mon Dieu, mon Dieu, comme vous êtes un grand analyste, ma chère Evelyn! Comme vous savez bien couper les cheveux en quatre, en huit, en douze, en seize, que sais-je? Vos lettres me font de plus en plus l'impression de cette scène entre nous dans le petit restaurant d'Oxford, lorsque vous étiez en train de m'expliquer comment vous croyiez que je vous voyais ou que je vous avais vue la nuit précédente - et lorsque, déjà, je vous priais de vous en remettre à mes analyses et de bien vouloir attendre que je vous en parle moi-même. Si cela vous amuse, ce jeu, continuez de m'écrire vos analyses: de vous-même, du monsieur de Bermuda, du monsieur qui écrit en français, de moi, du Britannique... Mais détrompez-vous si vous croyez que je comprends tout cela. Je n'en comprends rien; sinon que c'est profondément fatigant, inutile, etc. Si cela vous étonne, je vous propose de bien vous mettre ceci en tête: que je suis trop vulgaire, trop usé et trop bête pour y trouver goût, et que toutes ces subtilités me traversent comme un sac de farine, ou à peu près. Si je puis vous être utile par des conseils ‘pratiques’, je suis votre disposition. Mais si je devais étudier avec vous toutes ces intéressantes complications: états d'âmes, qualités de race et ce qui s'ensuit, cela me ferait l'effet de jouer avec vous Bouvard et Pécuchet. Vous avez donc tort de mépriser l'intellectualité du monsieur de Bermuda et de croire à ma compréhension; pour ces choses-là je suis infiniment moins ‘intellectuel’ que lui, croyez-moi. Ce qui serait terrible avec vous, c'est chaque regard, ou baiser, donné, ou à donner, doit être analysé, médité, discuté à fond. Je me déclare éperdûment trop bête. Voilà. En réponse à votre lettre je n'ai donc qu'à vous dire ceci: Tant que vous ne pratiquez la masturbation qu'à raison de 3 fois par jour, il n'y a aucun danger, il me semble, du moins physiquement. Si vous avez envie de coucher avec quelqu'un et que vous redoutez les effets possibles (pour vous ou pour vos parents) vous faites, en effet mieux de vous en abstenir. - Quant aux craintes de perdre votre personnalité, etc., cela doit être cruel et surtout très intéressant, mais je n'y comprends rien. Le monsieur de la lettre française qui éprouve une si grande difficulté à vous dire qu'il aimerait vous posséder, est, pour un homme aussi bête que moi, un pauvre sire et rien de plus. Je crois que c'est tout pour cette fois-ci. Je vous quitte en vous priant de me croire bien à vous, E. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Amsterdam, 5 februari 1930 Amsterdam, mercredi, c/o Willink, Keizersgracht 538. Chère Evelyn, J'ai bien reçu vos lettres - toute la serie, avec ce que vous savez pour la fin. (La fin?) Je me décide à vous répondre. Primo: vous ne m'avez rien appris que je ne savais pas déjà. Je suis frappé par votre sincérité, mais je me doutais de cette petite occupation. Et tranquillisez-vous: la masturbation - surtout pour la femme - est infiniment moins nuisible qu'on ne le croirait quand on vient de lire quelque petit vo1ume* nous parlant de ce petit ‘vice’. Toutefois, pour être plus ‘complèt’, peut-être, je vous conseil le vivement de vous abandonner au Bermuda lover (ou à quelqu'autre vierge masculin) et d'essayer, du moins l'amour physique à deux, et dans - comment dire? - dans toute sa force. Je ne pense pas que cela vous guérirait de l'habitude prise, mais cela pourrait vous en distraire.** Tenez-vous tant à votre virginité? Ou voulez-vous la garder simplement pour le MARIAGE? Vous pouvez appeler tout cela ‘English’ ou ‘British’ - vous n'arriverez jamais à me faire croire que la masturbation est une vertu. Mais c'est un beau domaine de rêves, je le sais; comme tous les hommes qui ont été petits garçons et pas trop gourds, même à cet âge-là. Je ne m'occuperai pas de la virginité du monsieur de Bermuda qui tout simplement me répugne (non pas le monsieur, mais sa virginité). Quant à vous, vous vous trompez en pensant que j'ai été joyeux ou heureux (glad) en apprenant que dans une certaine mesure vous étiez vierge; j'étais un peu surpris. Je vous ai dit qu'il me fallait compter avec cela; mais en disant cela, je pensais à vous; pour moi personnellement cette virginité ne constituait ni un charme, ni un repoussoir. - Maintenant que vous vous êtes confessée, c'est exactement la même chose; je vous comprends sans difficulté, puisque c'est ma compréhension que vous désirez avant tout ... Je ne vous déconseille même pas de continuer, si vous aimez cela et n'en abusez pas (pour une femme l'abus n'est atteint qu'à raison de 20 fois au moins par jour), je ne vois pas pourquoi vous abandonneriez ce jeu - assez charmant, tant qu'il se pratique seule. Quand je vous ai parlé de ‘jeux plutôt sâles’ je pensais aux jeux stériles à deux. Ce n'est pas la même chose. A deux:· c'est simplement bête, lâche et méprisable de s'en tenir à ces pratiques, quand avec un peu de bonne volonté. Bon, résumons. Je ne vous déconseille point la masturbation, mais je vous conseille à côté de cela ‘l'amour’ (avec ou sans votre ‘British love’ que je commence à avoir en horreur.) Ma compréhension vous devait ces lignes. Je suis à Amsterdam où j'ai été rappelé par ma mère que j'y ai trouvée gravement malade (le coeur). Je ne fais rien d'extraordinaire, je me porte bien et ne me sens ni heureux ni malheureux; j'apprends à connaître la Hollande. Je suis content d'apprendre que vos difficultés ont trouvé une solution. Je vous envoie une bonne poignée de main. Ed. * scientifique, dit-on! ** Pour les méthodes de pratiquer l'amour sans avoir des enfants, il y en a plusieurs, mais aucune absolument sûre. Mais le risque ajouterait peut-être au plaisir. Si vous y tenez, je vous indiquerai quelques moyens. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Amsterdam, 22 maart 1930 Amsterdam, samedi soir. Ma chère Eveline, Je viens d'avoir votre mot. Bravo! Je me sens redevenir affectueux à votre égard; le ‘père’ vous passe sa main dans les cheveux. Que l'homme qui vous a possédé si peu, vous possède encore: vous verrez que sera autre chose, vous verrez aussi que l'amour est infiniment plus simple que toutes ces théories de démi-vierge. Croyez-moi: l'amour, même pour être grand, n'a pas besoin de théories et de plans-de-campagnes: suffit que les deux êtres soient biens. C'est tout. Dites-vous bien que ce n'est pas la philosophie ou la littérature qui doivent devenir de la vie mais que c'est la vie, qu'on peut, après, traduire en philosophie ou en littérature. Je pense que le Dr. Julian, et non moi,· sera le héros de Here, sirs, find music. Mais il faut écrire ce livre plus tard (quand vous aurez plus de recul). Une liste d'hôtels ici à Amsterdam? Je vous conseille l'Hôtel Américain, Leidsche plein, qui est le plus ‘cosmopolite’. Sinon, si vous voulez qq. chose de meilleur marché, prenez la Pension de famille où je me trouve en ce moment (on y est entièrement libre et servi chez soi), la Museum-Pension, P.C. Hooftstraat 4. Cela coûte 4 ou 5 florins par jour, nourriture comprise (donc environ 8 shillings). Il ne faut jamais vous fier à des listes, mais demander aux hôteliers ou autres gens de vous recommander, dans ce pays qui est infiniment moins honnête qu'il n'en a l'air. Aimez le docteur Julian, mais ne pensez pas que vous ne m'intéressez pas* - là n'est pas la question. Je vous aurais trouvé très bien avec un peu moins de littérature et un peu plus de - comment dire? - de courage. Pour une femme intelligente, et qui ne perd pas son équilibre (mental), la vie est beaucoup moins difficile (bien entendu je ne par le pas des difficultés matérielles) que vous n'aviez l'air de le croire. Je crois qu'à présent vous êtes sur le bon chemin - pourvu que le docteur Julian, lui, ne se met pas à compliquer les choses par ce genre de fausse noblesse qui nous vient des livres. Dieux! soyez simples! Si vous n'êtes pas des bêtes ou des imbéciles, votre vie, votre amour le prouvera, sans aucun charabia emprunté à la haute littérature. Je ne serais plus ici que jusqu'au 30. Puis, deux ou trois jours de Bruxelles, puis le retour à Gistoux. Ma mère est guérie, mais fragile. Je l'aime beaucoup; il faudra que je m'occupe assez sérieusement d'elle. Il faudra aussi tâcher de vendre Gistoux et de prendre une maison plus petite (plus facile à diriger) en ville. Voilà pour cette fois-ici. Encore une fois: bravo et une bonne poignée de main de votre Ed. * parce que vs ne me parlerez plus d'amour Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Den Haag, 28 maart 1930 La Haye, vendredi Ma chère Eveline, Ce mot en toute vitesse pour vous dire de ne plus m'écrire à Amsterdam. Je serai à Bruxelles à partir d'après-demain (dimanche) - puis Gistoux (2 ou 3 jours après.) Je vous écrirai de là-bas. Merci de votre lettre. E. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, 16 april 1930 Gistoux, 16.4.30. Chère Eveline. Je suis simplement à Gistoux: c'est le calme plat qui recommence. Ma mère va mieux, à part cela tout est resté la même chose que l'année passée. J'attends des amis, je lis, je me promène quand je ne m'enferme pas, mais je m'enferme plus que je ne me promène. Voulez-vous ravoir notre correspondance? Ce serait en effet assez drôle de la publier avec la mienne - le tout un peu arrangé et surtout très abrégé. Cela ferait (avec quelques lettres imaginaires autour - ou peut-être même pas imaginaires?) un assez réjouissant roman en lettres.* Pourquoi ne pas le faire? Rien ne vaut la vie, et vous n'aurez qu'à polir le style - et ‘découper’ la matière. (Ce sera encore tout un travail). Avec la lettre du monsieur qui fait tous les soirs un examen de conscience**, examen qu'il néglige quelque peu depuis que l'envie lui prend de coucher avec vous, cela pourrait devenir très vrai, et pour un premier roman, etrêmement audacieux, pas? - Pourtant, faites attention de ne pas faire de votre héroine une promesse de l'héroïne du Green Hat (de Michael Arlen); ce serait attristant. Il faut rester plus ‘humain’ et ne pas trop tomber dans la déformation ‘moderne’ et ‘mondain’. Avec mes lettres d'ailleurs, il y a moyen de se tirer de là. Je crois en toute sincérité de vous en avoir écrit quelques-unes d'assez simples, et par conséquent biens. Dites-moi si vous voulez vos epîtres. Je viens de les classer en 3 enveloppes, et les dates se suivent! Je n'ai qu'à expédier ... Ce qui serait si bien dans cette correspondance c'est surtout des rapprochements comme celui-ci (que le lecteur ‘intelligent’ fera): 26th March. - I think you would be cheered to see Juljan, aged thirty-eigth, and Jon, aged twenty-three, loving each other with all their jolly old hearts and souls and brains and evering. - 13th April. - You will be pleased to know that I have fallen out of love again. There has been no ‘scene’ or tragic farewell. We get on famously together - only, I don't want to marry Juljan, because, as usual, I'm not in love. - Dommage qu'on ne pourra pas publier les lettres sur la masturbation etc. Quant aux questions que vous me posez à présent, voici: 1. How long may the s.act last. -??? Cela dépend! Très bref: 3 secondes (aucun plaisir pour la femme), ‘normal’: 5 à 6 minutes (honnête plaisir pour les deux); bien: d'un quart d'heure à une demi-heure (grand plaisir pour la femme); trop bien: une heure ou plus - alors, ça devient douleureux. Mais tout cela dépend beaucoup des combattants; il y a, dans chaque combat de cet ordre, 2 tempéraments différents, et après - surtout! - - le rapport entre ces 2 tempéraments. - 2. How often may it take place? - Cela dépend toujours des personnes, et si elles sont continuellement ensemble ou non. Un coup (long) vaut parfois 5 coups (brefs). Pour une rencontre occasionnelle - donc pour des amants ne cohabitant pas - le ‘normal se trouve entre 2 et 6 fois. Plutôt 2 que 6 tout de même: 3. 4. Mais 7 va encore, il y en a qui arrivent à 9, 10, 11! (Dans les romans de Jarry le Surmâle atteint 82!) - Bon, reprenons notre sérieux; c'est grave, ces questions-là. En somme, il ne s'agit pas tant de la force de l'homme, mais de l'émotion (souvent cérébrale) que la femme sait lui donner. L'homme est actif, mais son activité dépend beaucoup plus qu'on ne le suppose en général de sa partenaire. Tel homme qui avec tel femme - agréable pourtant - n'arrivera pas à 2, ou péniblement à 2, atteint avec telle autre comme en se jouant 4 ou 5. Vous y êtes? C'est toujours question du rapport entre les 2 êtres (tempéraments). Et de l'amour, en dehors de l'art. Je suppose que vous avez eu quelque accident avec le docteur Juljan, que vs me consultez sur cette affaire-là? - Ah! il y a encore une question. 3. What are the drawbacks of ‘c.’ - Que le contact est intercepté, amorti. Moi, personnellement, ces choses-là me dégoûtent. Ce n'est pas d'ailleurs pas si sûr que cela, parce que cela peut facilement éclater. Il y a d'autres moyens, aussi sûrs - c.à.d. aussi peu sûrs - et bien plus agréables. Quoi encore? Votre professeur à distance est à votre disposition. Je ne pense pas que j'irai à Paris de sitôt. Ma mère n'est toujours comme elle devrait être, et pour le moment je n'ai pas d'argent. On pourra se rencontrer à Bruxelles si vous y venez. Mais y viendrez-vous? Au revoir peut-être. Bien à vous, E. * Genre à renouveler ** C'était peut-être le docteur Julian? Ces ‘leçons’ me rappellent le temps de ma jeunesse - quand, à 14 ans, je devrais instruire une amie de 16 sur les ‘mystères’ de la vie. ça se passait aussi verbalement que cette correspondance. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, [20 april 1930] Gistoux, vendredi. Chère Ivelynn, Par la même poste* je vous envoie vos lettres, soigneusement réunies en 3 paquets: les 2 premiers jusqu'à mon départ d'Oxford, le 3me contenant la suite. Maintenant, voilà: Il est impossible de publier cette correspondance telle quelle. Il faut en faire un roman. Les passages concernant le phénomène mensuel et la masturbation: impossibles aussi; il faut remplacer cela par autre chose, ou du moins, le dire tout autrement. - Pour le roman, voici quelques annotations: Le personnage de vous est bien. La jeune fille d'Oxford, occupée à passer des examens, - très bien; 22 ans, très bien (cela explique tout, étant donné ‘l'intellectualité’ du personnage); il y a surtout la très belle lettre où vous me parlez de vos ‘origines’ comme explication des ‘sons discordants’, etc. Il y a un mélange de sincérité humaine, d'exagération causée par le trop d'intellectualité et de la littérature, de coquetterie et de camaraderie qui feront l'ensemble excellent. Mais .... il faut presque récrire tout cela; ou du moins barrer beaucoup de choses (digressions, répétitions). Il faut vous dire qu'en somme, un roman à lettres ressemble à une tragédie, où chaque parole, chaque réplique doit contribuer à la psychologie des personnages. - Il y a du reste un moyen excellent de conserver la fraîcheur du ton de la correspondance et d'éviter les longueurs: c'est de donner parfois des fragments de lettre. Le personnage de moi n'est pas bien. Côté ‘colonial’, 30 ans, faux-bohème, tout ça va; mais le côté littérateur, non! Ne faites jamais un personnage principal qui est écrivain. Plutôt un oisif, qui pour s'amuser, publie parfois un article critique qui vous avait particulièrement touché; quand, plus tard, je vous parle de mes poèmes, je dirai donc: ‘si j'étais poète, voilà ce que j'écrirais.’ Mais le mieux est de barrer le plus possible les histoires littéraires. - Cela fait bête, dans un roman, je vous l'assure. Maintenant, pour l'intrigue, voici ce que je vous propose: Commencez par une correspondance entre vous et un autre homme (la fin d'un amour): G. Adam, ou le Bermuda lover, ou quelqu'autre. Là, vous vous expliquez, déjà; vous campez votre personnage en Angleterre. (Vous seriez donc encore à Durham.) Ce personnage qui vous répond serait donc comme un ‘confident de tragédie’, mais plus actif. Puis, vous trouvez mon article - dire ce que c'est, car le choix de l'article doit constituer le premier lien entre vous et moi, dire aussi que vous ne l'aimiez pas intégralement, à cause d'un certain cynisme. Tout cela, vous l'expliquez à votre confident, qui pourrait vous avoir envoyé l'article (dans un numéro de revue, et sans l'avoir, lui-même, remarqué le moins du monde - c'est déjà la vérité.) Au besoin, prenez deux correspondants, par ex. G. Adam, avec son style de jeune français, et un de vos amis anglais, avec un tout autre style, plus ‘frais’ et ‘sportif’ par ex. (Ah! direz-vous que G. Adam et moi demeurons en Belgique? Je ne sais pas ce que cela ferait pour l'Angleterre, mais pour la France ce serait désastreux.) Bon; peu à peu vous arrivez à moi. Il y a donc notre correspondance. Pendant un certain temps il n'y a que cela, puis que vous négligez vos autres correspondants Mais eux, de temps à autre continuent à vous écrire. Cela fait très bien, pour la monotonie d'un dialogue trop exclusif et suivi, et aussi pour la comparaison que le lecteur fait, malgré lui, entre les lettres du personnage qui est moi et celles de vos amis précédents. - Ainsi jusqu'à mon arrivée et départ d'Oxford. Après mon départ un seconde partie. Alors là, il n'y a presque plus de lettres de moi. Il y a des lettres de vous - un grand monologue, en somme, ce qui est, même au point de vue composition, très bien. - Puis, il y a de nouveau d'autres lettres, de plus en plus: encore G. Adam, et le Bermuda lover, ou un autre, et finalement le Dr. Juljan. Peu de lettres du Dr. J., puisqu'il est là; mais vous parlez de lui à vos autres correspondants. Il faut du moins un croquis de l'homme qui sera - à la place de celui qui a failli l'être - votre amant. Bon; finalement je vous réponds à nouveau; vous me racontez que le Dr. J. est votre initiateur. Je réagis comme je l'ai fait; je deviens le ‘ministre’ de quoi? .... vous arrangerez cela comme vous voudrez. Pour la fin, on verra. Elle doit être proche, mais vous ne la ferez bien que quand vous aurez fait tout le précédent.** Pour un début littéraire ce roman peut-être remarquable. Mais il s'agit de le soigner, et non de le bâcler. Prenez une lettre par jour - à traduire, ou à refaire (arranger), et surtout, faites dactylographier tout cela. Une fois les lettres dactylographiés, elles prennent un caractère propre, elles deviennent de la copie, et vous pourrez beaucoup mieux les juger du point de vue littéraire: style et composition. Si vous voulez que je vous conseille, envoyez-moi une grande partie du commencement: par ex. une trentaine de lettres à la fois. Dans un mois par conséquent. Ne vous éparpillez pas dans diverses correspondances, mais occupez-vous de celle-ci, à raison d'une lettre par jour Songez aussi à développer certaines idées, à ramasser d'autres; - sinon, un livre devient facilement ‘bavard’, au lieu de ‘charmant’. Voilà pour aujourd'hui. Je me demande comme vous vous en tirerez, non pas parce que vous n'aurez pas de dons, mais parce que vous avez une telle tendance de vous éparpiller. - Je ne peux pas le publier 1o. parce que cela n'aurait aucune raison de le faire en hollandais; 2o. parce que je suis trop connu en Hollande et que l'on m'accuserait seulement d'avoir voulu me rendre intéressant en faisant de moi-même un personnage de roman; - 3o. parce que c'est beaucoup plus intéressant de faire de vous (c.à.d. de la jeune fille) le personnage principal, et que cela, vous pouvez le faire, par l'entourage des autres correspondants, et non moi. - Quant à traduire le tout en français: non, c'est beaucoup trop compliqué. Et le traducteur n'aurait jamais l'intérêt nécessaire d'en faire une bonne chose. - Il n'y a donc que vous qui sauriez en faire quelque chose, et, bien entendu, en anglais. - Question publication est pour plus tard. Une fois la copie prête, vous trouverez bien quelqu'un qui voudrait s'en occuper et vous donner une introduction pour un éditeur. Ce serait le diable de ne pas être imprimé en Angleterre, où les pires stupidités sont offertes au public par wagon (et avec un succès immense). A bientôt. Bien votre E. * Non, ici même. ** Peu importe du reste, parce que ce roman ne voudra pas prouver quoi que ce soit; ne voudra que donner une certaine température. Cette lettre - ci est en dehors de la correspondance pour le roman! Ici, nous sommes en pleine affaire! - Savez-vous, qu'avec un peu de talent, vous pourriez-faire une Liaisons Dangereuses anglaise de notre siècle??? Et avec une jeune fille qui serait exactement le contraire de Cécile Volanges. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Gistoux, 21 april 1930 Gistoux, samedi. Chère Eveline, J'ai tout de suite répondu à votre lettre précédente; puis, me rappelant que vous alliez partir le lendemain à St Malo, je me suis dit que ma réponse arriverait de toute façon trop tard en Angleterre et qu'elle serait très mal tombée au cas où quelque autre aurait eu la curiosité de la lire. Alors - comme j'ai des restes de galanterie - songeant à votre ‘réputation de femme’ j'ai préféré garder ma lettre ici. J'avais fermé l'enveloppe, je vous l'envoie ci-incluse sans la rouvrir, parce que sans cela je serais tenté de la déchirer, tout simplement. - Bon, l'essentiel à vous dire aujourd'hui, c'est que je suis donc very pleased to learn que vous n'avez pas cessé d'aimer votre ami. Diable! vous devez bien un peu plus d'amour à votre premier amant, qui n' est pas (mind!) votre huitième fiancée. (Je pense à moi, en parlant pour lui.) Les difficultés que vous me racontez - oui, tout cela est bien pénible, mais vous avez l'amour. C'est de loin l'essenciel. Les questions pécuniaires et autres finissent toujours par s'arranger. Et l'amour contre carré s'obstine à durer, ce qui est dans votre cas peut-être un bienfait. Pensez du reste à ma vieille théorie de Tourguénev et Pauline V. Bref, je suis loin de considérer votre contre-temps comme un véritable malheur. Ce que je fais? Rien. J'ai terminé le poème dont je vous avais parlé; mais il est devenu un peu autre. C.à.d. qu'au lieu de l'homme et de la femme, il n'y a que l'homme, et que la femme n'arrive pas, même pas vieille. Le type meurt avant, presque sans s'apercevoir. Celle qui devait venir continue à devoir venir, jusqu'à la fin. A part cela, j'ai réussi à faire ce que je voulais, je pense. Je ne vous traduira pas cela, parce que sans la rime - traduit en prose - ça risque de devenir bien larmoyant et assez plat. Je mène une vie de prisonnier: mais n'ayant pas le courage de briser quelques coeurs - dont celui, usé et vieux de ma mère - je ne m'en plaindrai pas et ne m'en prendrai qu'à moi-même. Seulement, ma vie n'est pas gai et vous me dispenserez de vous faire de grandes histoires. Je suis, plus que jamais, un campagnard plutôt aigre, qui ne voit personne. Quant à la publication de notre correspondance - je vous ai répondu dans l'autre lettre. Songez qu'il faudra abréger, au besoin arranger, et traduire toute ma partie du ms., ce qui fait un gros boulot. Mais en effet, cela pourrait se vendre. Le roman en lettres est d'ailleurs un genre qui mérite d'être renouvelé. Dites-moi s'il vous faut renvoyer votre paquet de lettres. A bientôt et bien à vous E. En écrivant votre adresse sur l'enveloppe, je pense encore qu'en somme, je préférais que vous n'épousiez pas de sitôt le docteur Julian; c'est qu'il faudrait mettre son nom sur les enveloppes. J'aime mes habitudes et ces noms-là sont par trop compliqués; je suis sûr que je ne saurais jamais le retenir. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Brussel, 21 augustus 1930 Bruxelles, jeudi Ma chère Eveline, Vous écrivez avec beaucoup d'énervement, il me semble, ou avec un rapidité effrayante, car vos ‘hiëroglyphes’ comme vous dites, commencent à devenir illisibles. J'espère que vous faites dactylographier le roman? - Sans cela, impossible de s'y retrouver. Je suis charmé d'apprendre que vous avez à peu près terminé cet ouvrage. Entre vos autres travaux, vos excursions sur l'eau, etc., c'est bien méritoire! Je suis curieux de voir. Quant au procédé, vous avez eu raison peut-être d'éviter le ‘clerking’. Ainsi nous verrons tout ‘sauf’ à la fin, même l'honneur. Je ne suis pas charmé d'apprendre que vous passez à présent votre temps à ‘haïr le docteur Julian. - A quoi bon se haïr? (si ce n'est que pour s'aimer encore.) Par contre, vos refus de vous marier me paraissent très bien. - A quoi bon se marier? (si c'est pour s'aimer ...) - Ah! vous devez avoir bien des préoccupations psychologiques et mondaines! La diminuation de correspondance aidant, vous finirez par devenir un monstre d'expérience; une Ninon de Lenclos du XXe siècle, peut-être, quoique britannique. Faites seulement attention, chère, de ne pas devenir comme les femmes de Monsieur Michael Arien. Avec ‘le monde’, on doit facilement en arriver là, quand on est, par-dessus le marché, intellectuel; que dis-je? très-intellectuel. Vous me demandez pourquoi je ne veuille pas vous prier de venir ici? Je ne m'y opposerai pas; mais vous prier de venir ‘pour moi’, serait prendre envers vous des obligations, et j'ai peur que je ne serai pas assez libre de pouvoir les remplir. Ma vie actuelle est racontée en deux mots. Ma mère et ma femme ne s'entendant pas, j'ai fini par les séparer: ma mère restant à Gistoux, ma femme et moi demeurant à présent au 104, Bouil.d Brand Whitlock, Woluwé-Bruxelles, d'où je vous écris du reste.* Cette nouvelle vie me laisse peu de liberté. Ma femme s'est douté de quelque chose, lors de mon voyage en Angleterre; si je devais vous revoir ouvertement, cela lui causerait beaucoup de peine - et à quoi bon encore tourmenter cette enfant qui ne comprend rien aux choses-intellectuelles-et-mondaines? Vous voir en me cachant, en me mentant, etc. ne me sourie guère. Pour être libre, il faudrait s'arranger ailleurs qu'à Bruxelles - en Hollande peut-être, mais la Hollande est chère et je n'ai pas d'argent. Ici à Bruxelles je pourrais vous voir, mais peu; c'est pourquoi je ne voudrais pas vous causer la désillusion de vous faire venir pour vous traiter - à peu près de la même façon que vous me l'avez fait à Oxford. Vous croiriez à une ‘revanche’, ce qui est bien loin de mon esprit. Et puis, entendons-nous. Où, que ce soit, mieux vaut, pour vous et pour moi, éviter les complications. Soyez persuadée que nous irons très mal ensemble, en amour. Je me méfie de votre manie de mettre un peu d'amour dans toutes les relations: ce flirt anglais, avec code des choses permises et non-permises, m'horripile, tout simplement. Je me méfie quand vous dites: ‘You seem to have sworn to yourself not to kiss & be friends with her, who’ etc. Je sais bien que ce ‘kiss & be friends’, est une expression toute faite, mais les mots ne laissent pas de m'effaroucher quand même. Kiss and be friends, en effet ne me plaîrait pas du tout. Kiss and not be friends, ou: Not kiss and be friends, voilà comment j'entends les choses. Des deux l'une (depuis ma 18e année): où je kiss, et alors je couche en même temps, ou le plus vite possible après; ou je ne kiss pas, et alors je suis prêt à être les meilleurs friends du monde. On ne me fera jamais démordre de l'idée que cochonnerie consiste à kiss et re-kiss sans coucher ensemble. Donc résumons. Même pour être les meilleurs friends du monde, sans le moindre petit kiss, je n'aurai à Bruxelles que peu de loisir. Si je devais m'occuper sérieusement de vous, je préfèrerais que ce soit ailleurs; le mieux serait alors de se voir un jour en Hollande. Vous ne connaissez pas ce pays, je crois? qui est autrement bien que la Belgique. A Amsterdam, je connais quelques personnes que je vous ferais connaître et qui sont mieux, à mon avis, que ces pauvres Belges, qui la plupart du temps ne parviennent pas à ressembler aux Français. Et puis Amsterdam est bien plus agréable à parcourir que Bruxelles! Voilà. Vous voyez que je suis franc avec vous, avec toute la franchise de quelqu'un qui n'est pas tourmenté par l'amour. Peu m'importe si vous me trouvez ridicule. Venez à Bruxelles et vous me verrez peu, ou venez ailleurs et vous me verrez tout le jour. Croyez aussi que je n'ai aucune ‘mauvaise intention’, même en vous proposant de se retrouver Amsterdam - là ou à Ispahan, pour peu que vous me montrerez vos dispositions britanniques, je vous respecterai comme ma grand'mère (pour employer les comparaisons familiales que vous aimez tant: ‘father - brother - etc.’) Je ne vous porte plus la moindre rancune, je vous trouve plutôt sympathique, je suis très curieux de voir ce roman. A vous de décider maintenant ce que vous ferez. Il va sans dire que - personnellement- je vous reverrai avec plaisir. Je suis même à vos ordres (sauf pour le kiss sans coucher). Comprenez-vous Madame? Je pense que le roman et le very charming new gown doivent aller très très bien ensemble, et que vous ne serez que plus charmante à contempler avec grown haïr*. Je vous serre cordialement la main en vous conseillant de ne plus haïr le docteur J. - qui, à mon avis, vous aura toujours rendu le meilleur service de tous vos amis. Votre E. Ecrivez-mieux votre adresse la fois prochaîne! Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum * Ça durera ce que ça durera, mais c'est ainsi pour le moment. * Ces contemplations-là ne sauraient nuire à la plus chaste amitié. Au contraire, on éprouve parfois une très-légitime fierté d'être avec une jolie femme et de la respecter. On se dit alors: ‘Tout de même, tout de même, quel homme supérieur et revenu de tout, je fais quand je veux.’ Et l'animal est vain, les dieux l'ont fait ainsi. E. du Perron aan Evelyn Blackett Brussel, 11 november 1930 Bruxelles, 11 novembre. 104 Bould. Brand Whitlock. Ma chère Eveline, Je suis impardonnable sans doute (formule toute trouvée mais sincère) de ne pas vous avoir répondu plus tôt. J'ai d'ailleurs souvent pensé à le faire, mais je n'étais plus sûr de votre adresse, je pensais que vous deviez avoir quitté ces eaux douces où vous pratiquiez le jeu de la demande en mariage (et du refus). Ensuite: qu'avais-je à vous dire? Vous faisiez de ce bonds brusques, déclarant sur la première page que décidément vous ne vouliez pas vous marier, puis, sur la troisième, que si je voulais coucher avec vous, je n'avais qu'à vous épouser. Avouez que c'était un peu trop flatteur pour moi? Je me suis dit que vous n'étiez plus ‘vraie’, que vous recommenciez à vous exciter sur le papier. Je pourrais, d'ailleurs, comprendre aussi cela. Mais vous comprenez aussi facilement, je pense, que je considère cela comme un jeu qui vous regarde beaucoup plus que moi? Ma vanité ira jusq'à ne pas vous refuser de me prendre comme point de mire, si tel est votre souhait, mais pas davantage. Ce sera l'amusement de mes vieux jours que de vous voir vous exciter avecques de l'encre sur papier blanc. Alors; à présent, le point de mire où se localisent vos ardeurs s'appelle Guy, autrement dit Gabrielle? Fort bien. Moi, je n'y vois aucun inconvénient. L'amour entre femmes me paraît infiniment moins dégoûtant qu'entre hommes, je trouve seulement une femme, qui ne serait que lesbienne, un peu ‘incomplète’; mais vous - après tous les succès auprès de l'autre sexe! Allez-y, mon enfant, goûtez aux charmes de Gabrielle. Après le duo, il vous faudrait essayer le trio, en y introduisant de nouveau quelqu’ accent mâle. Un tout jeune britannique, par exemple. Il serait du reste charitable de laisser à la jeune Gabrielle ce qu'elle ne peut pas perdre qu'une fois. (Mais cele dépend de son charactère.) Moi, je me fais doucement neurasthénique. Je ne vous décrirai pas mes sensations, c'est qq. chose de très obstiné, mais très lent. J'ai eu 31 ans, il y a qq. jours. C'est jeune, pour devenir neurasthénique, ma che volete? ça vient ou ça ne vient pas. Je ne suis pas foutu de faire quoi que ce soit d'un peu bien - même pas de voyager; ce n'est pas la peine, et mes circonstances ne me le permettent pas. Peu importe aussi, mieux vaut rester er combattre, quoique, comme ‘combat’, c'est qq. chose comme de tendre les muscles de son cou tandis qu'on essaye de vous étrangler; - c'est une question de ‘muscles’ plus qu'autre chose. Comme ‘devoir des vacances’, je travaille, mais très lentement, à une vie de Saint-Just. Vous savez l'ami de Robespierre et le membre le plus jeune de la Terreur; sur la guillotine il avait 27 ans. C'est assez dur d'expliquer sa grandeur aux hollandais. Je vais lire Point counter point de votre ennemi Aldous Huxley, dont tout le monde dit le plus grand bien. On le rapprochre des Faux-Monnayeurs, ce qui ne serait pas pour me déplaire. L'avez-vous lu? et qu'en pensez-vous? Au fond, cela ne peut paraître que prodigieusement fort et intelligent à Bruxelles, qui est la platitude même. Dieux! et dire que je finirai par y crever, peut-être. Tous mes voeux pour votre mère. Vous paraissez pourtant beaucoup plus absorbée par Lesbos. ‘La vie est plus forte’, me diriez-vous ... Croyez-moi bien à vous. E. P.S. - Il faut fumer beaucoup de cigarettes avant d'embrasser Gabriëlle. Sans doute ferez-vous aussi recouper vos cheveux? - Et votre roman? Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Evelyn Blackett Brussel, 16 november 1930 Bruxelles, dimanche soir. Chère Eveline, Cette fois-ci ce ne seront que quelques remarques que je vs enverrai en attendant d'autres nouvelles. Décidément, votre correspondance actuelle me fait penser à un petit roman érotique attribué à Gustave Droz et assez célèbre en France - parce que c'est tout à fait l'érotisme que les bourgeois aiment - Un Eté à la Campagne. C'est le cas classique de la sous-maîtresse et de sa jolie élève. Ça devrait se terminer dans les draps, en France du moins; chez vous, vous vous en tirerez sans doute avec quelques baisers sur la bouche et des coeurs fort bouleversés. Vous devriez pourtant, Eveline, vous qui êtes à peine plus agée que votre jeune amie, vous faire photographier ensemble - pour vous rappeler plus tard cette période de votre vie (et de votre évolution amoureuse), et m'envoyer une photo de vous deux. C'est un geste qui exaltera votre jeune amie et qui fera du bien au coeur de l'old sinner que je suis d'après vous. Savez-vous que je suis un peu comme vous, ces derniers temps? que le contact des femmes m'horripile un peu, sans que pour cela j'éprouve le moindre plaisir au contact des hommes - physique du moins? Ce sera un effet de ma neurasthénie. Ce qui m'a encore amusé, c'est cette discipline que vous inculquez à la jeune Gabrielle en lui faisant traduire de la prose, en lui parlant des paladins tués à Roncevaux et en choisissant comme poète romantique ce bon Vigny, en insistant sur son ‘sportmanship’. Votre jeune amie, très britannique aussi, sans doute, risque aussi de le concevoir pour toute sa vie future comme un champion de base-ball, ou étant donné La mort du loup et le cor de Roncevaux pour quelque chasseur formidable. (N'oublions pas qu'il y a des lieux-communs en philosophie, qui prennent des formes naïves, mais très nettes et pour nous plutôt étonnantes, dans les têtes de 18 ans.) - Sincèrement, ne feriez-vous pas mieux de lui parler un peu des amazones? Jouer le gentleman-démoralisateur me semblerait - surtout à votre place! - beaucoup plus curieux que de remettre cette enfant sur ‘le droit chemin’. D'ailleurs: droit au courbe, qu'importe? puisque tout chemin mène à la mort?* Je crois que sur un certain plan, c.à.d. avec une certaine absence de platitude, s'amuser est mieux que s'embêter, selon les principes de quelques lâches, de quelques gens matés, secs (dans le vrai sens du mot) ou simplement imbéciles et incapables de fantaisie. La vie n'est pas drôle, mais du moment qu'on est pénétré de cette vérité-là, croyez-moi que le mieux est de ne pas trop prendre les choses au tragique. (Comme vous faites avec le Dr. Julian.)- Un homme vaut-il donc tant que cela? Quand on a terriblement souffert (par l'esprit) il faut savoir se reconsidérer, se juger avec calme. Et 9 fois sur 10 vous verrez que ce qui paraissait être une grande blessure, n'était qu'une égratignure un peu envenimée, et ce qui paraissait un drame, rien qu'une initiation (à la sagesse par. ex.) - Le dr. J. a été votre initiateur, laissez-le faire ce qu'il voudra, détestez-le même, mais soyez-lui reconnaissant pour cela; et puisque vous êtes devenue plus sage, tournez-vous vers les plaisirs possibles avec Gabrielle. Entre nous: le pire que vous sauriez lui faire, c'est la dépuceler. Or, c'est une chose qui dans les relations entre femmes, est absolument inutile. Alors? ... Encore une fois, ne vivez pas d'après des théories plus ou moins ‘nobles’, mais, puisque la noblesse compte pour vous, comptez sur une certaine noblesse en vous-même, qui ne vous trahira pas (j'en ai la pénible certitude et vivez d'après vos besoins. Autrement dit: soyez vraie. Je vous quitte ici, n'ayant rien de mieux à dire. - Comment va votre mère? (Funny child not to understand!) Etes-vous loin de Durham? Croyez-moi toujours bien à vous E P.S. - Croyez-vs sincèrement que le moyen-âge était beaucoup plus sévère que l'époque romantique? C'est curieux ... A écouter les professeurs (comme en Hollande le fameux Huizinga) on s'imaginerait que les gens du moyen-âge passaient leur temps à prier et à attendre la mort. Sans doute, parce que tout art, en ce temps-là, avait des rapports avec le cloître. Moi, je suis sûr que, le sang de ces gens étant beaucoup plus sain, primitif et fort que le nôtre, ils se fichaient pas mal de la mort, en définitive, et qu'ils étaient plutôt très gais. Villon a évidemment fait la poésie sur les neiges d'antan et cette prière pour sa mère qu'on admire si souvent avec imbécillité, mais il a aussi fait ce fameux poème sur ‘le bordeau (ou bourdeau) où tenons notre état.’ Et le poème - apocryphe, il est vrai - où il adjuge sa mie ‘au plus offrant’. C'est plutôt gai, et bien peu sacerdotal! C'est surtout sincère et fort. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum * Non, pas à Rome, Dieu merci! E. du Perron aan Julia Duboux Brussel, 16 september 1923 Bruxelles 16 Sept. 1923. Pardonnez-moi, ma chère Julia, si je ne vous ai pas écrit plus tôt, - si le murmure petit nègre a cessé si longtemps dans votre bois - mystique? ou tout simplement mystérieux? Vous ne pouvez pas savoir combien vous êtes pour moi, combien votre amitié m'est chère; je n'aime pas expliquer; je vous prierai de le croire ‘comme-ça’; - oui, croyez - et ne pardonnez pas (c'est bête de donner ou demander pardon, même par manière de dire; tiens: c'est un peu par vous que je sais cela -); croyez - et toute explication sera devenu inutile. Votre patient, en effect, se sent guéri. Pour combien de temps? voilà la question. Un poitrinaire, un maniaque, guérissent-ils jamais tout à fait? Un malade imaginaire, guérit-il? Je n'ai pas perdu mon temps (malgré la carte postale vous parlant de sentiments très-nuls, ceci n'est point une contradiction, les moments nuls étant assez salutaires); je me suis instruit; je sais - aïe! - j'ai l'impression nette de savoir certaines choses que j'ignorais - ou à peu près - il y a quelque temps; cela, il faut le croire, a suffi à me procurer l'état d'esprit du bourgeois satisfait; et puis - je travaille! je me donne l'illussion de ne pas être tout à fait une bouche inutile; ergo:....... Enfin, le travail, au fond, ça aussi, ç'est assez bourgeois. (Dire qu'il y a un mois, je me suis ‘évalué’ - un certain soir sombre - évalué au point de vue ‘pratique’; et c'était assez ‘suprême’, le moment où je devais m'avouer d'être bon (tout juste) à vendre des bouquins - rien de plus.) Depuis votre avant-dernière lettre j'ai voyagé de nouveau, vous le savez, j'ai passé quelques semaines en Hollande, adorable pays de cyclistes, j'ai.... ‘vécu’ - oh! plus en pensée que matériellement, peut-être, mais les actes pensés - si j'ose m'exprimer ainsi - sont des actes triplés; la conclusion à faire est facile. J'ai été un peu immoraliste - toujours au point de vue ‘pratique’; j'ai éprouvé que ce n'était pas si difficile que cela. Donc: je suis... content. Guéri. Mais... si le patient veut bien tranquilliser le docteur, le pêcheur ne veut guère lâcher la voisine. La voisine parle une langue panthéiste trop gentiment enchanteresse, pour que le pecheur ait envie de se séparer d'elle - davantage qu'il ne l'est déjà. Et - tout en ne lui parlant pas - car on ne ‘murmure’ pas quand on est ‘actif - le pecheur s'est très souvent souvenu de la voisine, et de son lot (comme elle dit) et le pêcheur s'est dit qu'il aimerait redevenir un peu ‘barbare’ pour pouvoir faire pour elle ce qu'il pourrait. Puis il a rejeté ces pensées. Car le pêcheur sait maintenant qu'il ne peut que... ridiculement peu et qu'il ne faut pas vouloir pouvoir; - et si l'on sait cela, on s'en flatte. Seulement, le pêcheur aimerait beaucoup avoir des nouvelles - par moments - du lot de la voisine, de sa voisine, (car il y a beaucoup de voisines dont il ne voudrait pas; c'est un droit, - stupide d'ailleurs - qu'il se réserve, votre pêcheur.) Il aimerait surtout croire (‘quiero’) que le chemin de la voisine est devenu moins tortueux, moins dangereux, moins fleuri de... cailloux, que le précipice s'est bouché par miracle, et qu'en tout cas, dans certain bois, la voisine se trouve bien à l'aise. Il aimerait supposer que l'ombre des arbres de ce bois est ‘légère’ à la voisine, tout comme l'ombre de certain saule. - Mon petit désenchantement m'a quitté; ou bien: je n'ai plus le temps de m'en occuper; par contre je me sens un peu sâle, parfois, mais cela importe peu, puisque tout chercheur d'or se sâlit - voilà mon bulletin de santé; - et vous, ma bien chère amie, comment vous portez vous? Si je n'avais pas avec lui une correspondance à part je vous demanderais des nouvelles de Claude. Mais je lui écrirai demain peut-être, très bientôt en tout cas. Je vous charge donc seulement de ‘soigner’ un peu mon nom auprès de Pouchkine. Un nom se glisse facilement dans un livre - même impénétrable. Voilà pour le moment. Dixi - moi aussi. Pourqoui alourdirai-je davantage ma prose???..... Je vous écrirai chaque fois que j'en aurai l'envie! Vous êtes avertie! Et - pour redevenir tout à fait pratique: Savez-vous que j'attends toujours - patiemment, si vous préférez - des photos, des ‘merveilles’? À bientôt, sans aucun doute. J'ai la présomption de me croire votre inébranlable pêcheur-ami Eddy Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Julia Duboux Brussel, 7 juli 1924 Bruxelles, 7 Juillet. (Après avoir mal dormi puisque la chaleur est terrible) Ma chère Julia, Vous n'avez pas idée comme je suis content, non, soyons franc, ne fût-ce que par amour du mot juste: comme je suis heureux de votre ‘revue’, - l'adjonction (?) ou la restriction (?) ‘de la quinzaine’ m'a fait faire une grimace, mais je m'habitue à ne pas toujours avoir ce que j'aime (ce que j'aime dans toute son étendue!) et par conséquent: d'aimer ce que j'ai. Je me dis que faire ainsi nous est fort salutaire. Je vous remercie beaucoup beaucoup pour ce geste énergique: une revue de la quinzaine après les 24 mots d'un triste matin, et je m'apprète à vous répondre en soignant mon français petit nègre. Pourtant je me sens peu à l'aise; faut-il que je me cite? - ‘pour moi ce serait presqu'un drame, si vous alliez me corriger!’ Jacques vous a excusé, lui, littéralement après la lettre, et le birbe généreux m'envoie, pour me compenser de votre silence et de celui de Claude, vos meilleures ‘salutations’!!! Je trouve cela tellement chiche que je ne lui écrirai plus pour une semaine. Il devait savoir pourtant mieux qu'un autre, lui, que je suis un enfant gâté. Et c'est pour cela aussi que, puisque vous ne voulez absolument pas vous plaindre, puisque vous vous obstinez dans votre sérénité pantheïste, j'ai une envie féroce, moi, de vous adresser une lamentation. Figurez-vouz, Julia, me voilà installé-ou-presque, entouré d'objets qui me sont plus ou moins sympathiques; mais déplorablement délaissé de toute créature intéressante. A défaut de pouvoir m'intéresser à un voisin j'aimerais au moins aimer quelqu'un. Ne dites pas: Aimez vos parents! - c'est trop simple. Nous, la jeunesse du 20e siècle, tout le monde le sait, nous sommes compliqués. C'est compliqué d'être acteur et spectateur à la fois; par conséquent si nous avons une qualité simple c'est notre façon de parler de nos complications. Avec Jacques cela allait à merveille. Nous avions déjà pris l'habitude de nous disséquer sans merci et le sourire aux lèvres, nous avons apprivoisé toute horreur, les monstruosités circulaient dans nos conversations comme des bourgeois paisibles dans une rue très large. Pourtant nous n'avions pas de préférence malsaine pour ces sujets-là: on les acceptait seulement quand ils venaient tout seuls; en véritables adultes nous parlions de tout; le même sourire aux lèvres nous discutions l'Angélique; chez nous blanc et noir se fondaient en gris. Et maintenant, un peu brusquement: plus rien. Je n'ai qu'une rangée de grands hommes silencieux, quelques-uns me regardent mais nous ne nous parlons pas. C'est l'entrainement du silence sans la force de l'Action! Et penser que Bonaparte selon Elie Faure (dans un bouquin ennuyeux que vous ne devez jamais lire) était le seul qui faisait de la Poésie avec l'Action même! Il m'ennuie à la fin avec son drapeau! - Vous rendez-vouz compte que je parle de portraits et que je suis en pleine lamentation? Selon Angenot ce sont des gens que j'admire. Je veux bien, quoique je n'en suis pas sûr. Vous m'avez dit un jour que vous ne sauriez mépriser ni estimer personne, comment voulez-vouz que j'admire dix birbes? Il y a là encore Victor Hugo, parce que dans le temps il avait du talent; Barbey d'Aurevilly, parce qu'il présente la grandeur d'un vieux beau; Verlaine parce qu'il m'a empêché de dire que Même au fort du déduit, parfois, vois-tu, l'amante Doit avoir l'abandon paisible de la soeur.... Anatole France, parce que son sourire sceptique annonce que lui non plus il n'EN sait rien; Rimbaud, parce que, en contraste avec France, il a vu quelquefois ce que l'homme a cru voir; d'Annunzio parce qu'il a été ‘l'Arditi di Fiume’ malgré sa trogne de cabotin; William Morris parce qu'il est aussi beau qu'un sanglier; André Gide parce que, n'en déplaise Béraud, c'est un grand romancier qui laissera quelque chose; et Alexandre Dumas père, en dandy du temps, parce que lui, en tout cas, ne m'a jamais ennuyé; - j'ai devancé tout les ‘pourquoi?’ que vous alliez me poser? Sur la cheminée se trouve encore Georges Carpentier. Ah! celui-là, évidemment, je l'admire! Je continuerais à vous décrire mon entourage tout en me lamentant mais, non seulement je perdrais ainsi le petit charme de mon clair-obscur, mais, MaDame, tout en évoquant votre image à travers la blancheur si pure de ce papier, je pense - et l'idée me fait frapper du pied! - que vous passerez ces feuilles à Monsieur votre Epoux! Aussi cela me fait changer le programme. Je ne me lamenterai plus! Les larmes d'un homme, vues par un homme, lui font honte. J'emprunte à Pouchkine son masque le plus gai et c'est en riant que je vous dis que si mon nom appelle la Tendresse, je ne sais pas donner à la Tendresse un nom; et pourtant la Tendresse serait si tendrement traitée, dut-elle s'appeler, MaDame, Clystomire! Pour Pouchkine, helas, je ne suis plus qu'un nom! Et vous, vous aimez tellement ce qui est vague, que je n'ose plus vous confier que mon ‘salon’ a un très-beau papier peint où l'on voit quantité de petites femmes nues accroupies: des petites femmes en pleurs sous des grands arbres en fleurs; les arbres mauves et les petites femmes bien roses... Vous n'aimez pas cela: c'est immobile et ne fait pas de bruits vagues. J'ai beaucoup aimé certain minuit brumeux, au bord de l'eau et au milieu du sable. Une ombre parlait de sensations toujours nouvelles, une autre les trouvait dans l'amour physique. Ce fût une nuit où je perdis ma montre. Par dévouement on l'a retrouvé et nous en fîmes le sceau d'une nouvelle amitié. Depuis, cette amitié a vieilli, puisque je possède une ‘vieille amie.’ Mais la montre, elle, parait toujours neuve comme il convient à la seule montre dans une nouvelle maison. Je demande une bonne marque pour avoir été vague... Je ne dirai plus de mal de vos ancêtres, pour vous, Julia, je trouverai les ‘boeufs’ pleins de grâce; je ne saccagerai plus et si la femme que je vais aimer ne me refait monotheïste j'embrasserai votre religion, si vous daignez prendre place dans le panthéon que je me ferai. Consolez de ma part le pauvre Claude travailleur: que bientôt ses nuits redeviennent pleines de sommeil. J'embrasse Pouchkine, le seul qui puisse être attaqué ainsi, et je distribue aux autres ‘Petits-Souveniriens’ des poigneés de main extra-cordiales. I am yours, my dears, in word and deed - Eddy Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Julia Duboux Monte Brè, 6 augustus 1924 Kurhaus Monte Brè, 6 Août Des répétitions, ma bien chère grande Mal-Aimée, des répétitions que je veux faire posément. En ce moment je m'applique à écrire. Un calme, une domination de soi voulus. Et pourtant, je n'aimerais guère, en vous écrivant, faire ‘du style’. Même pas pour mes répétitions. Même pas pour rechercher une forme nouvelle - ou seulement un habit nouveau - pour ce que j'ai appelé mon sentiment de fond. Alors, que vous dire? Que je vous aime? Me direz-vous: ‘C'est le thème; brodez, brodez.....’? Je ne crois pas. J'aimerais ne pas le croire. Surveillons-nous et soyons très simples; et (si j'ose m'exprimer ainsi!) ayons continuellement le sens des ‘valeurs’ des choses écrites. Maintenant... Je vous aime. Vous le savez; ou saviez. Le croyez vous? Je veux dire: Le croyez-vous toujours? Etes-vous consciente de ce que cela veut dire, cette phrase presque grossière, peut être: J'ai pour vous un sentiment ‘de fond’? Ce serait, à mon égard, tout savoir. J'aimerais que vous sachiez. C'est peut être mieux que d'avoir confiance, ou plutôt: c'est cela même, et davantage. Julia, Eucharys, je vous aime, voulez-vous, à ma façon, ma façon actuelle, calmement, a-sentimentalement peut-être, mais très complètement quand même, avec toute la sincérité voulue, at avec un sérieux d'homme; croyez-moi, je l'écris sans sourciller maintenant, moi qui auparavant, même à l'‘apogée’ de mes sentiments pour Clairette, me vantais volontiers de ma passion de ‘gosse’. Auriez vous vraiment préféré cette ancienne manière, ou - pour parler avec ce très-bien-aimant épistolaire des dialogues que vous prisiez si fort (pardonnez-moi d'écrire comme Ronsard, c'est l'épistolaire qui en est coupable) - cette ancienne ‘puissance’? Ah, l'ineptie du mot. Autrefois, je ne savais pas. L'amour, c'était pour moi: la souffrance, l'incertitude, la méfiance (cachée sous trop de mots tendres), l'analyse, et en fin de compte, les tracasseries. C'était aimer, ça, aimer grandement, noblement, je dirais presque: minutieusement, comme savent aimer seulement les âmes de luxe! Maintenant, en vous aimant, justement en Vous aimant, ma chère Julia trop peu à moi, il me semble que je sais ce que je.... veux. La phrase est beaucoup moins bête qu'elle ne le paraît; beaucoup moins positive. Elle ne se rapporte qu'à un état d'âme. Dieu, que les mots sont ridicules, surtout formulés et formés avec application: ‘blue-black’ sur blanc, encre de stylographe sur assez bon papier, assez commercial quand même. Maintenant j'aimerais traîter toutes ces attitudes périmées, ces brins de rôles, chipés à quelques fameux romans, - des Scènes de la Vie de Bohème jusqu'aux exigences fatales du type ‘héros’ plus moderne (Nameno par exemple) - j'aimerais les traiter avec un mépris pourtant doux et souriant, de niaiseries, embrouillements, falsifications. Et vous ne voulez pas être ‘d'accord’? Je suis sûr que oui, ma chère Julia. Vous devez avoir, quand même, ce calme intérieur; vous qui l'avez si souvent extérieurement. Ce beau calme qui, justement, ne déforme pas les sentiments. Je sais, moi, que je vous aime. Je sais que je suis prêt à faire pour vous exactement tout ce qu'un homme dans mes circonstances peut faire pour la femme qu'il aime. Cela me suffit, pour le moment. À quoi bon compliquer? Curieux que c'est moi cette fois-ci dont on doute. ‘On’? - vous? moi? plutôt Jacques! Peu importe; autrefois c'était toujours l'autre. Tellement, que j'étais bien décidé à ne jamais plus exiger une ‘fidèlité’ quelconque. Et à présent je croirais presque que l'autre y est tout entier et que c'est ma part dans le jeu qui paraît douteuse. Et pourtant, savez-vous que, malgré la compréhension des derniers soirs entre nous, à peine vous avais-je quitté (c'était dans le petit train blanc entre Domodossola et Locarno) j'étais à me demander si vraiment c'était ‘acceptable’ que vous m'aimiez tant, - Vous précisément moi! - et pour quelle raison, en somme, vous me resteriez dévouée, plus que cela: fidèle? Le même doute, sans aucun motif, tout d'un coup, que j'ai eu à Bruxelles, avant d'avoir reçu votre lettre et sur le point d'aller trouver Alice Nahon. Dernières traces de mon ‘ancienne personnalité’ probablement; commencement, pour peu que je m'y prête, des ‘tracasseries.’ Non, n'est-ce pas, Julia, non! Il y a alliance entre nous; nous verrons. On est bien ensemble contre le reste: circonstances, Sort, Monde? Vous comprenez? Je vais vous soulever tout à l'heure. Non, je vais vous aimer seulement, tout simplement. Laissez-moi faire, abandonnez-vous. Vous aurez très peu à me reprocher, après. Je m'en porte garant! Dites; vous voulez? Vous acceptez? Ma Dame? Je sais que c'est vous qui devez agir. En tous cas: commencer. Moi, je vous suis, mais je le ferai avec tant de bonne volonté. Le ‘Lead and I follow!’ des chevaliers servants de la Table Ronde, quand même. Vous allez voir. Aimez-moi, ma chère amie, avec tout ce qui est propre à votre caractère, à la femme que vous êtes et que j'aime en vous; donnez-moi votre amour intacte, sérieuse et sans ‘trucage’; et vous verrez qu'à ma façon, ma pauvre façon actuelle, calmement mais aussi sérieusement, je saurai être à vous, je saurai vous apprécier et, pour autant que possible, vous rendre. D'ailleurs, ne le fais-je pas déjà? Il faut me croire sur parole. Car les preuves - voilà justement, donnez-moi l'occasion, vous, de prouver, autrement que par lettres. C'est au fond si peu de chose tout ce papier rempli, qui tend à ‘prouver’ quoi? qu'on a bien pensé à l'autre? - J'ai souffert de votre absence, Julia, chérie, d'un vague mal, un peu comme ces amputés qui, ayant perdu un bras, s'imaginent sentir quand même une fatigue au poignet. Cette impression, continuellement démentie, de n'avoir qu'à étendre la main pour vous attirer contre moi. Maintenant c'est passé. Je sais que vous êtes loin, dans un châlet à Kandersteg, entre votre enfant et vos parents. Je sais; et je ne me révolte contre rien. J'ai confiance en vous; je sais que, le moment venu, vous me ferez signe. Et vous me trouverez prêt - calme et muni de mon sentiment ‘de fond’ - et alors, vous ne pourriez jamais être trop loin pour moi. Voilà. Voulez-vous qu'après cette profession de foi on s'embrasse? E. 9 h.1/2 du soir. Je continue. Appendice à ma lettre (que j'ai failli déchirer.) Vous ne savez pas que, sans un certain sens critique qui reste éveillé en moi, je vous aurais envoyé déjà quelques pages, écrites à Locarno dans le jardin du Terminus, où nous - = moi et beaucoup d'allemands aboyant amicalement entre eux parmi les bouchées - avons diné en plein air. Je vous ai fait des descriptions, entrecoupées de gentillesses et peut-être d'un peu d'esprit. J'ai déchiré; - d'abord tordu violemment, puis déchiré. Hier soir, à l'hotel Walter à Lugano, j'ai écrit à Jacques: deux feuilles bien couvertes, histoire de parler de vous, de nous. De lui aussi, bien entendu, en guise d'introduction! C'était hyprocrite et pédant. J'ai déchiré. En ce moment, j'ai presque envie de détruire de la même façon la lettre que je viens de vous écrire (il y a une heure). Ma fenêtre est ouverte, il y a une chaise-longue sur le balcon, un feuillage touffu au-dessous, par-dessus ce feuillage et à travers les barres de mon balcon, je peux voir, plus loin, tout Lugano, tout en lumières, une demi-lune étincelante (en poudre d'or ou de diamants, à volonté) autour de ce coin particulier du lac. Par le même chemin m'arrivent les attendrissantes scies jadis à la mode que m'envoie l'orgue mécanique d'une minuscule foire foraine, vue ce matin: non loin du funiculaire, à Cassarate. Quitter ma lettre pour retrouver cela; vous imaginez-vouz un peu? puis la relire avec dans les oreilles, comme moquerie ou comme accompagnement? une mélodie comme ‘Sur la Riviera’ ou ‘Unter dem Doppel-Adler’. Re-sentir ses cinq ans. Et relire la lettre qu'on vient d'écrire, - à Celle qu'on aime. Ma Julia chérie, c'est si triste, cela! Ne savez-vous pas que sans mentir, si je me moque moins fréquemment de moi-même que des autres (et ceci reste à voir! je le fais d'autant plus impitoyablement? Je n'y puis rien. Il n'y a qu'une personne peut-être qui échappe à cette ‘ironie’, et c'est celle justement qui en a peut-être le plus peur: Vous-même. Vous, je ne vous critique pas; je vous aime; si vous me faîtes rire ou sourire, ce n'est jamais, je vous assure, méchamment. Avec moi-même je suis souvent méchant. Ainsi ce soir, en relisant ma lettre. Quelqu'un en moi (Duco Perkens?) m'a dit: - Tu veux lui envoyer tout ça? C'est très bien, mon garçon. Elle sera très contente en te lisant. Tu as fait des fautes de français, dont elle s'apercevra, mais ça ne fait rien, ce que tu lui dis est bien gentil, en somme; peut-être ne te demande-t-elle pas plus. Du reste, elle verra que tu t'es appliqué, comme tu l'as déclaré toi-même! - Et alors quand ce quelqu'un me parle ainsi, je suis très enclin de trouver qu'il a raison. J'aurais pu vous écrire mieux. Toujours un peu mieux que cela. Un peu autrement; pas beaucoup; quand même autrement; mieux. Je vous assure que ce sont là des pensées pénibles. Ce dont je ne doute pas, c'est la sincérité de mes paroles; mais leur arrangement, leur syntaxe? Il y a dehors l'orgue qui continue toujours. C'est étonnant que ça monte si haut, et si loin, un si bête petit orgue. Et que ça peut être si massacrant. Demain, malgré tout, je vous enverrai cette lettre. Je n'aurai pas le temps d'en écrire une autre; je la mettrai en poche avant de descendre en ville pour chercher les photo's, - puis je n'aurai qu'à les glisser dans l'enveloppe et jeter le tout à la poste. On a droit sur 250 grammes en Suisse, m'a dit Jacques. Va bene, comme on dit en Italien. Votre grammaire vous a plu? Mais ceci est hors de la question, comme dirait le juge d'instruction. On parlait de... De quoi? De Vous-et-Moi évidemment. Mais que disais-je donc, de Vous-et-Moi, exactement? J'en suis là - las. Las, hélas! Non, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir, combien, au fait, je déteste écrire. C'est comme vous dites: on choisit toujours. Et le moment après, on aurait choisi tout autrement. C'est tellement autre chose que d'écrire en écrivain; alors on prend le ton voulu, indiqué, déterminé, dès le commencement; et plus c'est soutenu, mieux c'est (en général). Quand Duco Perkens écrivait la mésaventure de Nameno il était tout d'une pièce. Moi, vous écrivant mes sentiments pour vous..... On est si incomplet, chérie, c'est si désespérant, à la fin, l'attitude choisie - quand on n'est pas l'Imbécile sûr de lui-même dont j'ai parlé un soir, en présence de vous et de Claude (un soir quand vous m'avez ‘attaqué’.) Cette lettre pondérée où je fais ‘profession de foi’, est-ce moi, ça? ou seulement ce que je suis pour vous? Mais non, mais... jamais! Il y a mille-et-deux autres choses, mille-et-trois autres sentiments - ou sentimentalités! Des choses écartées d'avance, savamment, parce qu'on savait qu'elles allaient jurer avec le ‘cadre’. Un amoureux fait son choix, prend une attitude (sentie, certes, mais trop peu variée), formule ses pensées et expédie les formules. Le contre-amoureux les accueille, les remâche et se sent tout joyeux. C'est un peu notre cas, mais c'est si peu nous, avouez! - Se formuler, c'est se diminuer. Je ne l'ai peut-être jamais aussi bien senti que ce soir. Allons, ne m'en voulez-pas, Julia. Essayez de me comprendre; vous le pouvez, vous, si vous voulez. Vous qui êtes bien ce que j'ai cru que vous étiez. Vous ne vous rendez pas compte combien cette phrase est riche, cette phrase qui comme formule, justement, semble vague. Et maintenant, comme conclusion - la seule que je veux bien tirer - cette autre phrase toute faite, que j'aimerais écrire quatre pages, durant, et qui remplaçerait toutes les autres: Je vous aime. On pourrait varier un peu. Par exemple, ainsi: Je vous aime, Julia. Julia, je vous aime. - Parions que vous croyez que je plaisante? Rien n'est moins vrai. Au contraire, j'envie presque ces épistolaires galants du 18e siècle qui ne savaient que prendre le ton badin dès qu'ils devaient parler d'amour. Attitude pour attitude, celle-là vaut peut-être mieux. Peut-être. Au fond je n'en crois rien. Je suis très sérieux, ma grande Mal-Aimée, très sérieux et je me trompe fort si je ne vous aime pas bien. Je veux dire: si vous n'êtes pas la Bien-Aimée. Au fond. Et il n'y a que le fond qui compte. Les attitudes, fi donc! sont-elles variables, - comme le temps. Ne reculez pas; je vous embrasse. Longuement. (Ce que je n'ai pas fait, faites-le; déchirez.) 7 Août, le matin Je continue toujours. Vous allez rire à votre tour, isn't it? vous et l'épistolaire, s'il se trouve toujours là, de tout ce papier qui vous arrive - à travers les ‘reths’ (!) de mes ‘principes’. Mais c'est que, une fois commencée, j'aimerais que cette lettre soit terminée. Ou plus ou moins! Et pourtant je sais d'avance qu'elle ne le sera jamais; puisqu'elle est commencée ‘en longueur’. Le style ample, etc. - contraire du style direct. Le style épistolaire, dégagé! Vous voyez combien les modernes ont raison, en recherchant la synthése. Seulement, une lettre synthétique, c'est à peine une lettre. Que diriez-vous si je ne vous écrivais que cette seule phrase, sur beaucoup de blanc: JE VOUS AIME; AIMEZ-MOI; TANT QUE VOUS M'AIMEREZ, VOUS ME TROUVEREZ TOUT À VOUS, VOUS AIMANT. Détachez cela, si vous voulez; tout est là. Non? J'ai encore passé la nuit avec vous: rien de précis, rien de sexuel (n'en déplaise à Freud), mais toujours l'impression que vous étiez là - ou que j'étais près de vous, - à Kandersteg; ailleurs. Il est 10 h.1/2 du matin. Lugano semble une fresque vu à travers un stéréoscope. L'eau parait presque blanche, seul le reflet du San Salvatore est bleu-vert. Vous n'aimez pas ces détails, c'est vrai. Alors, une autre histoire. J'ai l'impression que je travaillerai. Rien ou fort peu de chose à étudier parmi mes cohabitants (presque sans exception des allemands), ils sont paisibles et quelconques et tout à fait dans le goût du monsieur chauf qui ‘illustre’ nos menus et qui, lui aussi, se trouvant à une table, se trouve encore souligné par cette légende: ‘Die Süssigkeiten tragt vorüber; Gerber-käse ist mir lieber!’ - J'ai trouvé dans une librairie (celle de M. Faist, justement) l'Inversion Sexuelle de Havelock Ellis et me suis mis à me documenter. C'est pour l'histoire de la femme en présence des cinq. Je choisis mes types et ai déjà fait des annotations; seulement, celles-ci sont claires et l'histoire doit être écrite complètement en sous-entendu. Je veux écrire encore une autre histoire qui s'intitulera ‘CLAUDIA’ et aura comme sous-titre: Histoire sans Analyse. - Peut-on travailler sérieusement sans se prendre au sérieux? Voilà la question. Peut-être adopterai-je ce système: Me laisser raconter ces histoires par M. Duco Perkens et pour ainsi dire, les ‘sténographier’ à mesure qu'il raconte. Vous les détestez d'avance? Don't, Julia, dearie. Entre vous et Duco Perkens je choisirais certainement vous, - mais j'aimerais ne pas avoir à choisir! Dites: quand serez-vous à moi? Le compagnon? à mes côtés? J'aimerais tant vous piloter à travers des choses et des ‘mondes’ inconnus. Vouz avez le regard encore tellement pur, peu usé et en même temps tranquille que ça doit être un plaisir à part de vous ‘voir voir’. Ne croyez pas que j'aimerais vous èxposer; d'ailleurs ne sera-t-on pas deux? Passer par le calme, la passion, l'étude à deux; aimeriez-vous? Et pourtant je crois que ce qui me sera le plus cher c'est de retrouver l'expression que vous aviez, une après-midi, dans la chambre de Jacques, quand je vous voyais tour à tour de face et de profil et que vous me sembliez représenter si parfaitement la Femme Aimante. Heureuse, - le mot est bête, mais parfois nous le trouverons juste. N'est-ce pas, Ma Mye? Encore une fois vos lèvres. Votre Eddy. (Motto: Déchirez; déchirez toujours!) Dernière feuille, dernière - ou première? - demande (pensez à Athos et au Duc de Beaufort!): En m'installant dans ma chambre relevé une injustice: il me manque une bonne photo de vous. J'ai celle de ma mêre et de mes ‘soeurs adoptées’, les deux petites Jordaan; ce serait injuste si vous deviez continuer à ne pas être là. Entre ma mère et mes soeurs il me faut Ma Dame. Vous êtes du même avis? et vous voulez bien ‘risquer’ cela? Faites-vous photographier au plus tôt possible, voulez-vous; de préférence à Kandersteg même, s'il n'y a pas un ‘regular’ photographe, il y aura toujours quelqu'un qui s'en occupe en amateur. Informez-vous chez le sinistre petit Allemand qui vous a fourni ma canne. Peut-être le fera-t-il bien lui même; sinon, il saura vous indiquer une adresse. À Lausanne vous ne trouverez plus le loisir; d'ailleurs j'attendrai trop longtemps. Faites ceci sans tarder, pour moi, Eucharys. Faites faire le moins de copies possible: p. ex. trois (ou même deux) et envoyez-les moi toutes. On pourrait s'étonner si vous en gardiez une; je vous la garderai - pour plus tard, quand vous serez ‘le compagnon’. L'essentiel est que moi je n'en reste pas dépourvu! Faites faire au moins grandeur carte postale (rien que la tête, ou tête et buste) et écrivez-moi ce que cela doit coûter. Si ce n'est pas idéal, tant pis! ce sera toujours quelque chose. Ce sera toujours Ma Dame dans mon atmosphère. Vous ne pouvez pas refuser celà à votre pauvre poitrinaire. Je serai bien seul ici. Faut-il signer votre petit? Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Julia Duboux Monte Brè, 8 augustus 1924 Brè, 8 Août. Ma grande petite fille, j'ai reçu votre lettre, ce matin, à la suite d'une longue.... suite de pensées; tout à coup elle était là et je n'ai reçu aucun petit choc en la voyant; quelque chose en moi disait: Tiens! - mais c'était la chose la plus naturelle du monde que cette lettre entrée en ce moment. Puis je l'ai lue. Comment expliquez-vous ce bonheur qu'on éprouve en lisant l'‘autre’ (ce n'est maintenant pas de Duco Perkens qu'il s'agit!) qu'on lise le mal de cet autre, ou le bien? Egoïsme ou philosophie? Ou contentement, acceptation simple et sans critique, de tout ce qui vient de ce côté-là? Je vous entends dire: ‘Peu importe....’ et je suis déjà de votre avis. Ma chère grande petite fille, je vous envoie aujourd'hui la vue demandée - à l'insu de Duco Perkens, peut-être; n'est-ce pas à son insu que j'ai fait une autre demande, hier? Quant à cette réponse, je ne sais pas encore quand je vous l'enverrai. Demain, après-demain peut-être; avec quelques clichés comme pauvre prétexte. Il faut être prudent!!! Aussi ne manquez pas de déchirer mon mauvais français. N'est-ce pas? Ne remuez pas vos souvenirs. Vous savez vous abstenir de cela consciemment? Je l'ai fait sans trop le savoir, je pense, les tout premiers jours, mais maintenant je les évoque avec une espèce de plaisir. Des paroles, prononcées un peu partout, le plus souvent dans l'obscurité, avec des arbres, des arbres autour, des brins d'histoire: ‘Une main humaine a fait cela!’ et d'autres, plus pénibles à entendre; des expressions de visage, avec ‘encadrement’: des cheveux défaits, une blouse rouge sombre qui se laisse décolleter; puis des constatations terribles, faites en un clin d'oeil: ‘C'est inutile d'essayer quoi que ce soit entre nous!’ - (oui, même celà.) Eucharys, je vous veux tant de bien, vous le savez. Et moi aussi je trouve tout le jour - tous le jours - que vous devriez être là. C'est charmant ici; il n'y a pas moins de sentiers qu'à Kandersteg, et à Lugano il y a des cinémas! La maison est pleine de coins vides, voluptueux et abandonnés; les quelques allemands qui qui se trouvent ici ne sont guère gênants. Il y a des coins délicieux dans le jardin, des coins ombragés et à l'écart - des touristes, des jardiniers, des humains! Il y a deux salons élegamment meublés, pleins de siegès capitonnés, il y a les balcons des chambres (vous auriez celle à côté de la mienne et j'espère que le papier peint y soit mauve), il y a un piano et un masseur qui devrait s'occuper de votre point sensible, là où le poids vous a fait mal. Il y a de la verdure partout, des murs, des toits, des tapisseries de verdure. Et il y a la vue sur Lugano, sur le San Salvatore et le pont du chemin-de-fer, voie de Milan, tout au loin, puis partout des villages, dont Caprino est le plus beau. On irait à Caprino, à Cavallino, à Gandria où l'on resterait tout un jour et d'où l'on pourrait rentrer à pied. On mangerait des glâces Piazza Alessandro Manzoni, on prendrait le thé au Café Riviera. Vous regarderiez, et moi, je vous verrais voir. Et dès que nous serions de nouveau seuls vous.... j'ose le dire? - nous nous aimons. Beaucoup plus - malgré tout - que lui et moi, malgré - ce que Jacques appelait si bien - la tendresse de.... (ici je n'ose plus) que j'éprouverais pour lui! Oh, je suis encore..... hétérosexuel! J'aime beaucoup la photo où nous sommes ensemble, sur le banc, vous y êtes très-bien; je vous aime ainsi. (Ne parlons pas de ma tête de grenouille prétentieuse, je pourrais m'y nommer le fils Béraud.) Essayez d'avoir sur la grande photo - celle que j'attendrai infatigablement - à peu près le même ‘caractère’; - mais il me faut votre regard. Refusez carrément de regarder un clou ou un bouton quelconque que le photographe vous priera de remarquer, ignorez tout ce qui n'est pas l'objectif même (et dans l'objectif tout ce qui pourrait ne pas être moi.) Votre beau regard clair, moins perçant qu'interrogateur, Julia, votre regard de femme intelligente - vous savez: de la bonne manière. Vous vous souvenez de cette partie de promenade? lorsque vous me demandiez si je vous croyais ‘intelligente’? Je pourrais écrire un chapitre à ce sujet (chapitre à la Hugo, et non pas à la Duco Perkens), mais n'ai-je pas synthetisé en vous disant que j'aimerais tant vous voir voir. Le compagnon rêvé - Vous - et après vous (je n'en suis que de plus en plus persuadé): plus de rêves de compagnon. De ‘companion-ship’. Donc, n'est-ce pas, si vous n'aimez pas me voir livré corps et âme à M. Duco Perkens, essayez, de toutes vos forces, de le devenir, de l'être: mon ‘compagnon’. On luttera beaucoup, peut-être, mais on y arrivera, avec du calme et de la volonté. D'autres y sont arrivés. Ce que ma mère a pu faire, ne le pourriez-vous pas? [bladzij ontbreekt] m'aimeriez, avec toute votre indulgence, vous me pardonneriez les méchancetés que je n'aurais pas ‘voulus’, vous me traiteriez d'‘irrésponsable’ et vous m'appelleriez (comme vous savez le faire): Mon petit. Au fond vous avez raison, peut-être beaucoup plus que vous ne le croyez vous-même: ‘je fais le mal et le bien sans le vouloir’ - ou plutôt: sans m'en apercevoir. Aussi je ne réclame jamais pour le peu de bien que je fais parfois, quelque ‘reconnaissance’. Je me trouve parfois stupéfait, et complètement sans comprendre, devant ma mère qui, étant tout à fait bonne, peut insister sur un genre de ‘paiement’ de sa bonté. Avec moi il va de soi que je ne fais jamais le bien qu'en ‘le voulant bien’ - par conséquent accepter un service de moi n'est jamais s'engager. Et au fond, quand j'y pense, je n'en ai jamais voulu à un ami qui m'aurait témoigné par ex. ce qu'on appelle: de l'ingratitude! - Mais ceci est une discussion dans le genre de celles que j'avais (pro ou contre le socialisme) avec Tin Florias! - Avec vous j'ai (pardi!) autre chose à discuter. Eucharys, je vous aime. J'ai été très heureux ce matin en recevant votre lettre; et je le suis toujours. Je suis convaincu que nous ne saurons pas nous perdre. J'en suis convaincu calmement, et non avec exaltation, comme jadis! Je pense à vous, je pense à Vous; ma foi, en doutez-vous, Ma Dame?! Je m'appuie sur ma canne (sur notre canne) avec sensibilité; ma sérieuse. Elle m'accompagne partout et M. Duco Perkens n'en est pas fâché. Ecoutez, on le mâtera bien, M. Duco Perkens. Nous sommes deux et il est seul. Et je vous aime. Et - Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Julia Duboux Monte Brè, [tussen 8 en 16 augustus 1924] Maintenant, pendant que j'écris votre profil (la photo) se tient devant moi, immobile et tendre: plein d'attente, de fidèlité. Vous êtes fidèle, ma chère Eucharys-Pensierosa chérie, je le sais, et je vous en sais gré. Je compte sur vous comme j'ai désappris de compter sur n'importe quoi. Je compte sur vous malgré moi, et presque en n'y croyant guère. Sentiment assez bizzare, mais si agréable. Et d'autre part pas si agréable que ça, parce que tranquillisant; trop peut-être. Vous avouerai-je que moi, je ne crains pas la Destinée, que je ne vois que la partie bonheur dans l'histoire de Jean et Hélène, la partie des Iles d'Or où j'aimerais situer votre silhouette, mais réelle, plus dans deux petits cadres sur une table à écrire? qu'en somme - ne m'en veuillez pas, ô ma plus tendre des nymphes! - il y a quelque chose de trop reposant, de trop assuré dans notre situation actuelle et que, parfois, j'aimerais beaucoup devoir vous reconquérir? Recommencer tout, mais dans d'autres circonstances, dans un autre décor même. Qui sait si, en vous retrouvant, je ne prendrai pas l'attitude ‘étranger’, pour me donner ce plaisir-là. Vous voyez: si vous aimez voir la vie à travers mon sourire, moi j'aimerais assumer peut-être vos yeux inquiets et pantheïstes. Ma grande amour de petite fille! tu sais: ‘on n'est jamais content.’ Mais suffit d'être heureux, peut-être, à nous deux, bien certainement: ‘un jour...’ Car n'oubliez pas: si vous êtes mienne, et si j'y compte; que je suis vôtre; et que vous pouvez - si vous voulez - y compter aussi. le soir J'ai écrit la page précédente dans le jardin, à l'heure du thé. J'étais tout seul, c.à.d. j'avais tout le loisir d'être avec vous. Je venais de voir le médecin, type assez jeune, assez ‘tâtonnant’, surtoût lorqu'il parle le français. Prescriptions: bains de soleil (deux fois par jour); exersises de respiration; trois fois par semaine des bains de ‘Heublumen’. (Je revois avec un extrême déplaisir l'espèce d'homme-fort en veston blanc qui a assisté à mon bain, hier, qui s'est précipité avec une serviette après, qui m'a vigoureusement séché le dos!) La cure commence demain - à 8 heures. En ce moment je suis dans ma chambre, après-dîner. Un orage tombe sur Lugano (et un peu sur nous), les éclairs étaient excessivement blancs et la ‘vilaine femme rousse’ qui m'a demandé dans l'ascenseur pourquoi je ne parlais pas l'allemand a fréquemment fermé les yeux, avec de tout à fait épouvantables grimaces. Par ma fenêtre je vois tomber la pluie sur ce qu'on peut appeler la ‘baie’ (l'illusion est presque parfaite), le San Salvatore n'est plus qu'une ombre - ombre chinoise grisse - mais une partie de la ville est quand même éclairée (ne faut-il pas parler ici de lumière intérieure?); les coups de tonnerre ont le bruit de formidables plongeons dans l'eau; la verdure au-dessous de mon balcon a pris des couleurs plus claires et brille; l'orage est assez gentil comme orage, pourtant on a l'impression qu'il fait trember ‘notre mont’. Un temps pour écrire des vers à sa Mye. Ou - ce qui me serait plus cher - pour se trouver blotti avec Elle, bien blotti dans quelque coin intime, luxueux et ‘cosey’ - oh my cosey corner pillow beats the moonlight, stream or billow - de préférence peut-être quelque alcôve: dans notre alcôve blottissons-nous! n'est-ce pas, Eucharys? Ici je veux absolument que vous me répondez: Oui. Ou, au moins: Peut-être.... Ah, vous avoir ici, ce soir, pendant cet orage --- Je pense aux trains que vous aimez voir passer. Et surtout à l'autre que nous avons vu ensemble. Vous veniez d'être triste et de me pardonner. Nous pensions peut-être tous les deux: ‘Ce train aurait pu nous emporter.’ - Et si ce train nous avait emportés, Julia, si, à l'heure actuelle, vous étiez ici - je me demande: seriez-vous heureuse? Et voilà encore une fois: la question. J'éprouve de nouveau du plaisir à écrire, à écrire longuement, ainsi, à parler avec vous, à n'être qu'à vous. Vous aimez cela? Trouvez-vous toujours que M. Duco Perkens a une très-mauvaise influence sur mon style épistolaire? Ah, j'espère que non! Entre nous: il s'est épuisé ce matin, M. Perkens. Il a transpiré sur le premier chapitre d'un conte qu'il veut me conter. Il dort tout à fait, en ce moment. N'est-ce pas? laissons-le dormir. Et venez tout près de moi, Julia, tout contre moi, avec la robe rouge-sombre, et faites-vous toute petite et donnez-moi vos lèvres. Ce seront d'abord de tout petits baisers, très répétés, puis..... -- Et je me répète. Je l'aime, je l'aime, je l'aime, elle ne sait vraîment pas combien je l'aime --- Combien elle est pour moi, et combien je l'aime! Votre E. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Julia Duboux Monte Brè, 16 augustus 1924 M. Brè, 16 Août. Neuf heures du soir - et j'ai mal de tête. Pendant une heure déjà j'ai essayé de dormir, rien à faire; mon esprit a pris un bain d'ombre, entre cela et plonger tout à fait, la différence est encore grande. J'ai pensé à vous; un peu - pas trop; et avec calme. Il a plu toute la journée, et toute la soirée ensuite; il pleut encore, il pleuvra probablement jusqu'à demain. C'est dommage pour les beaux athètes qui sont venus ici pour ‘nous’ réjouir pendant trois jours. Quant à moi, j'ai lu toute la journée; aujourd'hui et hier; je dévore les livres, c'est comme une maladie qui me reprend! il faut absolument me désapprendre cela. C'est que vous êtes loin de moi, vous, la seule personne qui m'intéresse vraîment; faire autre chose que lire = s'oublier un peu soi-même, c'est pour moi continuellement regretter que vous ne soyez pas là. En pensée (faut-il dire cérébralement) je me suis déjà trop accoutumé à vous, sommes-nous déjà trop les compagnons. Hier soir - parce que j'avais un peu mal de tête comme aujourd'hui - j'ai accepté l'invitation d'un beau Mexicain (qui s'est révélé Suisse Allemand et ‘Kauffmann’ à Zurich) dont j'ai fait la connaissance aux bains de soleil, pour l'accompagner, lui et quelques autres, à la ‘Grotte Helvetia’, à peu près à 3 K.M. d'ici, toujours sur la pente du Monte Brè: c'est du reste un simple restaurant où une femme allemande accoutrée d'un foulard plutôt rouge nous a chanté des choses italiennes. Les ‘quelques autres’ étaient: un troisième monsieur à qui, pour toute conversation j'ai offert une cigarette et qui vers la fin de l'escapade a voulu tout d'un coup me montrer la lune, - et trois dames, entre autres ‘la vilaine femme rousse’ - hennée plutôt - qui, elle, s'est révélée Autrichienne et collaboratrice à je ne sais trop quel journal s'intéressant à la graphologie, chiromancie et astronomie (d'après ce qu'elle m'en a pu dire). Nous étions d'abord seuls, puis, en un clin d'oeil toute la terrasse de cette ‘grotte’ était rempli d'Anglais. L'Allemande quittant ses Ciri-biri-bin (bis) Quel bel faccin! nous a fait entendre la nouveauté: It's a long way to Tipperary! C'était charmant quand même et il y avait une gondole dans un arbre. J'ai regretté que vous n'étiez pas là. Je sais bien que les femmes présentes avaient excessivement peu de charme. Mais je suis persuadé que, n'importe comment, j'aurais préféré être avec vous, - seul avec vous, - parmi tout ce monde. Sans ce qui vient de se passer entre nous à K., sans cette conviction, tranquille, complète, que j'ai eue, pendant les moments de compréhension, d'intimité spirituelle (malgé tout ce que vous pourriez me reprocher) que nous avons connus, que décidément nous serions très bien ensemble, je serais à présent peut-être tout gai de me trouver seul. Maintenant, au lieu de rechercher l'‘aventure’, je préfère lire. Mentalité de veuf, en somme. Il ne faut pas trop m'en vouloir. Pourtant, cet après-midi, j'ai de nouveau volé un livre. Que voulez-vous? il pleuvait, il pleuvait - j'étais à Lugano et j'avais un par-dessus. Glisser un livre, s'il n'est pas trop volumineux, dans la poche d'un par-dessus est la moindre des choses; d'ailleurs, on peut se préparer (en bouquinant) aussi longtemps qu'on veut et, le moment venu, on n'a besoin que de deux secondes de sang-froid. Curieux, cet après-midi j'étais plus hésitant, plus poltron que d'habitude. Etait-ce parce que je pensais à vous? Car ce livre-ci, je l'ai volé pour vous; à Lausanne déjà j'avais l'intention de vous offrir un livre que j'aurais volé pour vous; j'ai parlé de cela à Jacques qui ne l'a pas trouvé trop bête. Avouez que de moi, un livre volé vaut davantage comme cadeau, qu'un livre acheté. Ce petit moment de frousse est quand même autre chose que l'indifférence que j'éprouve en payant. Je ne sais pas trop pourquoi je m'explique tant; je suis persuadé que vous m'avez déjà compris. Et je vous avertis qu'il ne faut pas me gronder. Les Poésies de Vigny étaient volées pour moi, le petit livre que je vous enverrai demain l'est tout à fait pour vous. Je me suis senti soulagé après avoir fait cela. À Lausanne j'ai failli voler pour vous The Gardener de Rabindranath Tagore. Mais c'était trop facile, là-bas; j'étais entré dans la boutique avec quelques livres, j'y avais justement payé un autre assez cher, personne ne faisait attention à moi, le livre se trouvait dans un coin, ou plutôt un ‘corridor’ abandonné, je l'avais déjà entre mes livres-à moi, alors ça m'a dégoûté. Ici ça a été plus difficile et je n'avais rien acheté du tout. Ce n'est qu'après que le livre se trouvait dans ma poche que je me suis adressé à la vendeuse la plus proche: Mademoiselle, vous avez de la colle? - En bouteille, monsieur? - Je préfère en tube. - Cela m'a couté 50 centimes. Je vous enverrai ce livre demain. C'est le Télémaque d'Aragon, exactement la même édition que la mienne et que vous avez vue, une gentille petite édition de luxe numérotée, mon exemplaire porte le n0 242, le vôtre 206. Eucharys, Eucharys, Eucharys. Lisez cela; c'est vraîment très bien. Et le portrait d'Aragon qui est admirable. J'ajoute à cela Anicet qui m'a fatigué, qui n'est pas mal non plus, mais trop long. (‘Brevity is the soul of wit’.) Je cherche pour vous La Tentative Amoureuse d'André Gide, le conte le plus charmant, peut-être, que je connaisse. Vous l'aurez dans peu de jours. Et ne vous inquiétez pas (si, toutefois, vous vous inquiétez!), celui-là, je l'achèterai! Je crois, Julia, que plus tard, quand vous serez avec moi, je vous ferai cadeau de toute ma bibliothèque. Ou, pour le moins, je vous en ferai le gardien. Me guérir de ma bibliothèque me semble parfois très nécessaire. Quand je vous aurai près de moi, ce sera facile. J'ai un peu mal de tête en ce moment. Tout à l'heure, quand il faisait très gris dehors et très intime (mettons: limité) tout autour de moi, j'ai un peu souffert de ne pas avoir reçu une lettre. Le ‘peut-être’ a donc été négatif. N'importe, je ne vous en ai pas voulu. J'ai relu l'autre. Et je me suis aperçu que je n'ai pas répondu à deux questions. Voici les réponses: 1.Je n'avais pas embrassé Alice du tout avant la photo que vous avez, pour la simple raison que je venais d'en faire 4 autres avec mes parents - après-diner - et que ma ‘petite soeur’ était toujours là. Dommage? 2.M. Duco Perkens a terminé mercredi, et ensuite enseveli, son conte - ou mettons - son récit: CLAUDIA. Cette première version a été faite en 4 jours, (c'est peut-être aussi long - ou court - que l'histoire de Naméno). Il n'a pas travaillé depuis. Il a lu! Mais à partir d'après-demain, je pense, il reprendra les études sexuelles de Havelock Ellis et se préparera à l'attaque du nouveau récit qui s'intitulera probablement: 1 parmi 5. (Un ou une, que faut-il dire?) J'aimerais terminer très tendrement. J'ai beaucoup d'amour en moi, pour vous, pour vous seule, ce soir. Mais les mots bleus-noirs sur blanc me font peur, vous le savez, et l'absence des gestes m'horripile. Je parlerais très peu si vous étiez ici, en ce moment. Bonne nuit, ma grande Julia chérie. Vous ne perdrez pas le livre, ni le roi de coeur? Et vous voulez bien embrasser votre voleur? et être très gentille avec lui comme on l'est avec les enfants qui ont mal de tête? vous le regarderez avec les yeux que j'aime et - surtoût - sans le moindre dégoût? Répondez-moi à ceci. Comme fin je vais vous faire une petite confession. Le tout premier soir au 2 Maupas, quand Claude a parlé d'une expression que vous aviez, une seule fois, et que depuis il n'avait plus su retrouver (ni provoquer), vous avez assez méchamment répondu - et en ricanant, Madame: - C'était quand j'avais l'air très-enamourée? - Je dis: assez méchamment, car le pauvre Claude en était gêné; il a secoué ses doigts comme un gamin qu'on attrape en flagrant délit. Eh bien, en ce moment, je me disais: - Pardi, ce serait si difficile que ça?.... - Et pendant deux secondes j'ai été très fat, Madame, et c'est pendant ces deux secondes peut-être, que s'est installé en moi le besoin d'être aimé de vous! Voilà la petite histoire qui terminera ma lettre, ce soir; ce soir où j'ai mal de tête. Bonne nuit, Ma Dame. Votre Eddy Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum E. du Perron aan Julia Duboux Monte Brè, 18-20 augustus 1924 18 Août Bonjour, Julia, come sta? Moi pas trop mal, - sans lettre toujours, mais pour le reste, ça va. J'ai lu du Ronsard à en perdre haleine; finalement il m'a bien un peu rasé ce bonhomme, avec son coeur toujours prisonnier. Je suis allé au Ceresio avec le docteur et une femme qui d'abord a beaucoup hésité à se montrer là entre deux ‘Männlichkeiten’. C'est une femme non-mariée, demoiselle par conséquent*), qui s'est inquiétée, m'a-t-elle dit, de ma paleur. - Vous devez être très malade, m-a-t-elle dit en allemand. - J'ai nié en anglais; on a eu une fausse conversation d'un balcon à l'autre, en plein soleil; elle est toute rouge déjà; moi je ne change pas de couleur; question d'épiderme. Elle m'a dit que je devais être très prudent avec mes bains de soleil, vraîment, comme toute femme à peu près épouvantable, elle doit avoir un coeur très tendre. Elle s'est d'ailleurs fait couper les cheveux, avant-hier, à Lugano. Je me suis copieusement ennuyé avec elle, hier soir, au Ceresio, et pourtant je n'en étais pas fâché puisque cela m'a rafraîchi quand même, après Ronsard. Le docteur l'a moins appréciée; il voulait me confier un secret. C'est que, depuis qu'un jour, lui et moi, nous avons couru à travers la pluie, du tram au funiculaire, du funiculaire au Kurhaus, il a beaucoup de confiance en moi, ce docteur. Il s'appelle Eberhard et il a 32 ans, - que voulez-vous? - il est depuis cinq ans marié et sa femme ne l'aime pas; étant assez intelligent il s'est mis à aimer sincèrement (je le cite) une jeune fille malade; il ne demanderait pas mieux que de voir sa femme ravie par un autre. Je me suis dit en écoutant tout cela: Diaminé, voilà un homme qui n'est pas trop mulet! - Et j'ai beaucoup de sympathie pour ce docteur. Le secret qu'il voulait me confier hier soir était celui-ci: Les deux filles ‘mariables’ de l'hôtelier se le disputent pendant leurs repas. Les servantes s'en amusent beaucoup; lui aussi, mais il ne voudrait pas s'occuper d'elles malgré qu'elles croient qu'il est célibataire, car, m'a-t-il expliqué, mon père a été officier. Alors! n'est-ce-pas? vous comprenez.... (Je cesse ce ‘gossip’ pour prendre a sun-bath.) Le soir. Eté à Lugano; recommandé les deux Aragon; recontré sur un banc au bord du lac mais plongé moins dangereusement dans Die Frauen des Morgenlands qu'il venait d'acheter et dont il paraissait savourer les plutôt ‘libres’ illustrations, mon docteur (who else?); passé l'après-midi avec lui au Huguenin; en rentrant trouvé non pas une lettre de vous, mais une autre - la seule, peut-être apte à me consoler! - de Pascal Pia himself, vivant par conséquent! Je ne sais plus pourquoi je m'attendais à lire sa mort. Il est bien vivant et plus que jamais décidé à faire ses ‘mystifications’, il a même trouvé un éditeur, mais il se trouve toujours - ou de nouveau - dans l'hôpital militaire à Laveran. J'aimerais que vous soyez amis, vous deux - et sceptiquement je me dis tout bas ‘ce serait cocasse si, alors, et Julia étant ma femme, elle aimait Pia’, mais ce sont là pensées qu'on n'avoue pas à soi-même, pourquoi donc vous les dirais-je? J'ai trouvé pour vous, Ma Méchante Silencieuse Dame, une nouvelle étude de Jacques Rivière, réjouissez-vous: une d'à peu près 90 pages sur son ami - attendez, ce n'est pas tout! - sur son ami mort, et mort en guerre, et - oh, Julia, j'ose à peine le dire! - et que lui seul, au fond, a connu. Hein? N'est-ce pas que c'est intéressant?.... Et j'ai parcouru cela et j'ai failli m'irriter. Surtout en me hasardant dans l'oeuvre de l'ami mort (Alain-Fournier) lui-même. Quand je lis des choses pareilles - remarquez qu'il y a des passages ‘exquises’ - je suis à deux pas de me demander: Franchement, suis-je donc si ignoble; ou cet homme m'est-il si supérieur? - Toutes ces questions, concernant la Vie (ah, la Vie, parleznous en! ‘c'est la Vie!’ vous dirait la moindre midinette ou dactylographe, de préférence dans l'autobus, à Paris), notre Destin, l'Amour, Dieu, et Dieu sait quoi encore - et le sérieux, la sérieuse hystérie cérébrale si j'ose m'exprimer ainsi, avec laquelle elles sont posées! J'ai envie de dire: Pauvres petits, vous en êtes encore là? venez donc prendre un sirop de gomme au Huguenin! - mais alors, n'est-ce pas, comme je n'ai plus mon positivisme d'autrefois, mon bel positivisme d'ahuri restreint, je me dis: Mais non! en somme ils ont raison peut-être, et en ne les comprenant pas, et en ne te posant pas ces questions-là, et avec cette sérieuse hystérie-là, c'est toi, mon petit, qui nous prouve que tu n'es qu'un être grossier, un pied-plat content de lui-même, sans âme, sans élévation, sans scrupules de toute première noblesse! - Et pourtant, Julia, pourtant..... Si vous saviez, comme on peut se purger longuement, complètement, délicieusement de toutes ces fadaises-là, ces exaltations ambigues de potache-paouète, en se jetant head over heels dans quelque opérette bien inepte, bien bruyante et bon marché - et comme c'est sain et salutaire, en somme! - Bah, ne nous emballons pas. Qui sait si, au fond, ce n'est pas le plus bas mépris qui me fait parler, tout simplement parce que je sais que vous aimez cette tournure d'esprit à la Rivière et Fournier et Guérin etc. et que, si vous les auriez connus, vous les auriez aimés autrement peut-être, et davantage, que moi; - qui sait? ce n'est peut-être que cela. J'aime Louis Aragon, moi. Et je ne suis pas sûr que vous ne l'aimerez pas. (N'ai-je pas un peu volé son bouquin pour que vous l'aimiez? mais c'est tricher ça) - J'aime Aragon pour sa plus grande intelligence, pour son attitude plus saine, malgré tout, et plus - dirai-je: suprème? malgré que le mot soit ridicule - et plus dédaigneuse, bien vu bien jugé, que le tourment aux yeux révulsés des tant-nobles cocos que je lui oppose. Jetons le masque et disons: lui = moi. Je me sens frère de Louis Aragon, malgré 1001 différences, frère d'armes pour le dire aussi ridiculement que possible, - il ne me déroute pas, je le comprends de A à Z, même, ou surtout, quand il est tout à fait incompréhensible, je comprends ce qui l'horripile, ce qui le dégoûte, ce qui le fait pleurer (oh, tout en cachette**), ce qui l'attire et ce qui l'amuse, intensément. Si j'aime Valery Larbaud pour tout ce qu'il y a justement de suranné, de sentimental en lui, malgré son attitude ‘moderne’, j'aime Aragon parce qu'il a l'intelligence qui a.... l'intelligence de ne pas vouloir paraître: intelligente. Même pas cela, messieurs et mesdames. Bref, c'est un type qui s'en f...t. Il se f..t de lui-même, de ses tourments, de tout, et des tourments de son ami le noble coco. Mais son ami, lui, le noble coco ne s'en f..t pas, justement. En quoi justement il a tort. C'est à prouver. Je me f..s de toi. Tu ne te f..s pas de moi. Tu es plus bête que moi. - Oui! mais! crie le bêta, je suis plus bête, c'est vrai, mais je suis plus noble, tu sais! (Et comment voulez-vous qu'on lui enlève ça?) Je vous demande pardon, Julia, je pérore comme un sacristain, sans avancer - vous vous en êtes aperçue - parce que je connais trop les deux camps, et n'arrivant qu'à prouver: ma propre préférence..... actuelle! C'est passablement triste comme résultat d'ergotage. Aussi, Bamboula a dit: N'ergotons-pas! Julia, j'allais oublier de vous dire que je vous aime. De tout mon coeur, de toutes mes forces, Julia. C'est très ridicule, ça, personne ne le sait si bien que moi, mais c'est. Et vous êtes bien méchante, Julia, de me laisser sans la lettre qui allait arriver ‘peut-etre’.... Bonsoir, ma grande chérie. Je vous copie ceci, en guise de slumber-tune - la meilleure chose peut-être trouvée aujourd'hui chez Ronsard: Les longues nuicts d'hyver, où la Lune ocieuse Tourne si lentement son char tout à l'entour, Où le Coq si tardif nous annonce le jour, Où la nuict semble un an à l'ame soucieuse: Je fusse mort d'ennuy sans ta forme douteuse, Qui vient par une feinte, alleger mon amour, En faisant, toute nue, entre mes bras sejour, Me pipe doucement d'une joye menteuse. Vraye tu es farouche, et fiere en cruauté: De toi fausse on jouyst en toute privauté. Près ton mort je m'endors, près de lui je repose: Rien ne m'est refusé. Le bon sommeil ainsi Abuse par le faux mon amoureux souci. S'abuser en amour n'est pas mauvaise chose. 19 Août, 11 heures. Décidément, elle ne viendra plus, cette lettre. C'est comme si Julia se disait: ‘Faisons attendre les enfants gâtés. Comment? parce qu'il est enfant gâté je le gâterai de lettres? Oh! Que nenni....’ Et l'enfant gâté se dit que, pour avoir repris le goût des longues correspondances; pour avoir oublié que c'était lui, justement, qui n'aimait pas les longues lettres, il n'est que puni comme il le méritait, et que dorénavant (qui est un joli mot) il ne fera plus, lui, que répondre, tant que la possibilité de répondre lui sera encore donnée. Aussi a-t-il décidé que cette lettre-ci ne partira pas, avant l'arrivée de l'autre, et qu'ainsi la suite de cette lettre-ci pourra être une réponse. Amen. 11 h. 10 Comme Guillaume Apollinaire (disiez-vous) vous aimez vous dire: ‘Et mon mal est délicieux.’ Comme Guillaume Apollinaire vous-y ajoutez aussi: ‘Oui, je veux vous aimer mais vous aimer à peine’ -? (Car c'était ce mal qui fût si delicieux!) 20 Août 9 h. 15, le matin. Trois quarts d'heure pour vous écrire, avant le bain de soleil, le bain de Heublumen, le massage, avant le déjeuner (voilà mes préoccupations et interruptions); et j'ai bien pour des heures en moi! - pour vous, chérie. Vous avez raison: ces lettres sont si peu simples! Enfin; il faut en faire son parti -et ne plus perdre du temps. (5 minutes déjà, ça va avec une vitesse!) Ecoutez: Trève de plaisanteris, méchantes (peut-être) et gentilles tour à tour; je suis très sérieux, très sincère, ma grande amie chérie. Votre lettre est venue -: vous êtes épatante! Vous êtes magnifique, Julia, délicieuse, charmante, tendre, et tellement trop bonne! Vous avez raison: je suis un méchant enfant gâté qui ne mérite pas tant de bonté. Si je savais comment réparer? En avouant: mea maxima culpa? Ou simplement, en vous attirant contre moi, tout contre moi, et en vous serrant très fort et en vous couvrant de baisers? Si un baiser n'arrange pas tout, tant de baisers feront-ils ‘l'affaire’? Car il me faudrait beaucoup de baisers, pour toutes les Julia qui m'aiment et dont il n'y a pas une seule que je n'aime pas. Julia, dites-moi, savez-vous combien je vous aime? comment je vous aime? ce que vous êtes pour moi? Je suis presque persuadé du contraire. Parce qu'alors, - si vous saviez - vous ne supposeriez (ni n'imagineriez) plus des...... bêtises; et des.... méchancetés comme celle: que je ne vous attendrais peut-être que par esprit chevaleresque. The horror of it! Je suis parfaitement incapable de tant d'altruïsme, ma chère Julia chérie, tranquillisez-vous. ‘Tout ce que vous voulez mais pas de ça.’ Amis, oui, amis -et le reste, mais pas compagnons. Or, Julia, ce que je sais, ce que j'oserais vous jurer, si jurer n'était pas une si inepte chose, c'est que, sans vous, après vous, je ne désirerais plus de compagnon. Je ne trouverais d'ailleurs plus tant de Julia que j'aime et qui m'aiment. Croyez-moi, je sais de plus en plus ce que c'est: et les femmes charmantes sont si incomplètes. C'est si vite épuisé: un seul côté: la gaîté, le charme (le rien-que-le-charme). Vous êtes autre chose pour moi - et même pas seulement pour moi, pour être franc - mais, mettons, surtout pour moi - parce que M. Duco Perkens ne doit pas tout à fait me quitter: - vous êtes épatante, vous êtes complète. Si vraiment vous croyez que nous sommes faits pour nous aimer, aimons-nous, franchement, largement, ne nous-occupons pas du reste. Il y a si peu de gens qui savent s'aimer. La compréhension? croyez-moi, elle viendra. Croyez-vous que je serais assez bête de ne pas vous ‘comprendre’, du moment que le calme sera entre nous? Pour la compréhension dont vous parlez, il faut le calme: des deux côtés. Avouez que pour le moment nous sommes encore assez éloignés de cela. Si nous arrivons à être calmes, c'est malgré - et non pas par - les circonstances. Nous ne connaîtrons le véritable calme que quand nous serons (et non pas: serions) ensemble. Que quand nous saurons, avec une conviction solide, bien campé sur ses jambes, quasi inébranlable, que nous, (au moins), nous nous aimons. Et c'est surtout alors, je pense, que le reste, - tant de choses, si vous saviez! - le veritable ‘companion-ship’ pourra commencer. Commencera. Julia, j'ai été peu gentil peut-être - pas tout à fait méchant, relisez ma lettre! - mais comprenez-moi à votre tour. Croyez-vous vraîment que je ne veuille que vous me disiez ce qui vous préoccupe? Non, n'est-ce pas? en ce cas: que resterait-il du mousquetaire? Avez-vous pensé que c'était peut-être le mousquetaire qui souffre - de l'inaction à laquelle il est condamné? Vous ne savez pas, Julia, combien cela m'ennuie de ne rien pouvoir pour vous. Cela m'ennuyait déjà à Lausanne, quand vous veniez seulement de me prendre pour ‘confident’; comment voulez-vous que je me sente à présent? Inutile; impuissant et inutile. Vous devrez faire tout; tout; moi je resterai les bras croisés. Ou tout au plus: autour de vous - mais en pensées! Et puis, je sais que dans quelque temps ce n'est que de cela que vous me parlerez, que vous devrez me parler pour me tenir au courant, me tranquilliser. Vous le savez aussi bien que moi. Et alors Julia, ne me parlez que de cela. Je vous suivrai avec ‘toute la commisération voulue’ - comme vous m'écriviez une fois - avec angoisse et avec tout mon amour. Tout mon amour pour vous, pour ma seule grande femme aimée, mon amour qui ne sera en rien diminué. Ne me contredisez pas, ne doutez même pas, car je sais. Mais je ne pourrai plus vous écrire, probablement, je devrai me taire tout à fait, alors, même envers vous; J'attendrai seulement, vous savez: le signe. J'attendrai. Comme un mousquetaire, si vous voulez. Mais comme un mousquetaire, qui adore sa Dame! Pas autrement, soyez-en sûre. Eddy Je vous quitte, il est 10 h. je continuerai ce soir. Pour ne pas vous faire attendre j'expédie quand même ceci. Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum * Soyons naïfs; cela nous ira bien. ** Et pas plus qu'une fois par an. E. du Perron aan Julia Duboux Monte Brè, 20-21 augustus 1924 Brè 20 Août le soir Ma femme aux cheveux lourds - ma femme, n'est-ce pas? et ce soir, si vous étiez assez près pour m'entendre, vous trouveriez que je prononce le mot à peine moins brutalement, moins positivement que l'autre - l'autre dont on ne veut pas parler pour le moment - puisqu'il n'y a au monde qu'Eucharys et Eddy, Eddy et Eucharys - ma chère chère femme aux cheveux lourds, j'ai trop à vous dire, ce soir, après votre seconde lettre inattendue, votre lettre qui de nouveau a fait surgir en moi ces seuls mots: magnifique, épatant! - car à l'encontre de vos craintes M. Duco Perkens n'a même pas osé exister - que ces mêmes deux stupides mots que j'applique à mon Eucharys, sans hésiter, sans réfléchir, et auxquels je sais seulement ajouter: je l'aime, je l'aime, je l'aime..... Points de suspension mais qui indiquent simplement la répétition - et l'infini. De mon amour, de tout ce que j'ai de tendresse en moi pour vous, de tendresse et de dévouement, Eucharys, très-chérie, et d'admiration, et de reconnaissance. Cela ne vous suffit pas? Vous avez raison, vous méritez davantage. Alors, voyons, que puis-je vous offrir, que pourrais-je? si vous étiez ici ou ailleurs, à Venise, - oui, - à Venise.... des baisers, des regards, des caresses, des mots doux et gentils, mais prononcés à peine - et que vous devriez saisir au vol, et malgré leur bourdonnement peut-être, que vous devriez saisir ‘avant la lettre’, comme je saurais comprendre les vôtres, et vos silences. Beaucoup de silence, n'est-ce pas? autour de nous et.... par nous; non, on n'a pas besoin de se parler. On se comprendra si bien, Julia, Eucharys, sans même se parler. Ecouter soi et écouter l'autre, surtout écouter l'autre - en plein silence. L'autre, Vous. Vous qui êtes épatante. Le mot est bête, je le sais, et presque vulgaire même, mais je saurais le prononcer avec l'accent voulu, ce soir, si vous étiez ici. Ecoutez-le un peu, vous qui aimez les mots nouveaux, ou le sens nouveau des mots, écoutez comment je le prononce. La voix en moi, en plein silence. Julia, vous êtes épatante! Julia, Eucharys, mon Eucharys, n'est-ce pas, sous ce nomlà au moins vous n'êtes qu'à moi seul, mon Eucharys chérie - chérie, vous êtes épatante! Vraîment admirable, et vraîment epatante! Si je compare vos paroles à ceux, au triste bavardage ou bien très controlé ou bien très plat dont je me suis contenté. Je suis si peu fait pour aimer le genre midinette, after all; avouez; je suis bien un peu digne d'une femme aux cheveux lourds, ne croyez-vous pas, de ma femme aux cheveux lourds que je ne donnerais pas pour toutes les autres; vous souriez? vous vous dites peut-être: ‘assez de prétention, quand même, mon petit; digne? digne? est-on jamais digne?’ et pourtant: Eucharys et Eddy, Eddy et Eucharys que faites-vous de ces heureux mortels, s'ils ne sont pas dignes l'un de l'autre? Digne en tout: sincèrité, spontanéité, ardeur - ardeur aussi, n'est-ce pas? - et tendresse, et fidèlité (mais oui, pourquoi pas? satyre de Duco Perkens, arrière!), et fidèlité, ai-je dit, et.... et... Amour. Amour qui résume tout. Avant-hier vous vouliez m'aimer tristement, vous me demandiez la permission (car j'ai été un très méchant enfant gâté - mais vous saviez bien, au fond, pourquoi) de m'aimer tristement; aujourd'hui.... Aujourd'hui vous étiez admirable. Et hier quand j'ai reçu votre lettre j'ai été très gai, et aujourd'hui ni gai ni triste, mais très simple. Très heureux, très conscient du complet et de l'incomplet de ce bonheur, très-vous-aimant, et très simple. Vraîment, il n'y avait aucun Duco Perkens. Savez-vous que je leu en ai sérieusement voulu, hier - et aujourd'hui encore - quand j'ai apppris qu'à cause de lui vous aviez déchiré vos trois feuilles ‘tendres’? Promettez-moi, Julia, que vous ne le ferez jamais plus. Envoyez-moi tout, ayez encore cette confiance. Petit à petit, etc.... Vous verrez: finalement... Quel radotage! Soyez sincère et dit