Rétrospection
Anvers 1921. Que valent les souvenirs personnels quand l'âge des événements dépasse le demi-siècle? La distance dans le temps ne se contente pas de les teinter de bleu, comme fait l'espace pour les montagnes; aidée par une menteuse et mythifiante imagination, elle les déforme aussi, elle les amplifie, elle tend à rehausser certains détails de couleurs vives. Je serai donc circonspect avec moi-même, et bref, me maintenant aux grandes lignes de la mémoire des faits, évitant toute excursion anecdotique.
Certaines choses, pourtant, ont la netteté de l'évidence. Ce qui, par exemple, ne saurait être contredit, c'est qu'Anvers, en ces années, présentait un climat intellectuel très particulier. Un vif courant de flamingantisme revendicateur avait fait son entrée, immédiatement après l'armistice de 1918. Pendant plusieurs années la ville a été le théâtre de manifestations criantes et chantantes de la jeunesse flamande qui réclamait des droits linguistiques et, notamment, une université.
Je participais à ces sorties lyriques, avec ou sans drapeaux, et qui, souvent, dans leurs slogans, prenaient un ton nationaliste et antibelge. Dans l'une d'elles, tristement célèbre, mon jeune ami Herman van den Reeck fut tué d'une balle de revolver par un agent de police, à deux pas de moi, au beau milieu de la Grand' Place. J'étais moi-même blessé de deux coups de sabre au sommet du crâne - devenu presque inconscient dans le feu de la mêlée - et le sang coulait sur ma cravate.
C'est un an plus tard, en juin 1921- j'avais tout juste vingt ans - que je fondai, avec Geert Pijnenburg, la revue que voici rééditée.
Le titre, volontairement banal (la Revue, le Panorama), couvrait une ardente ambition de combat culturel et politique. D'ailleurs, nous n'en étions, ni l'un ni l'autre, à nos premières armes en matière de revues flamingantes à fort accent social. Pijnenburg, particulièrement, de cinq ans mon aîné, avait été coéditeur de la revue Staatsgevaarlijk (dangereux pour l'Etat), dont la couverture représentait, en noir sur jaune, un éclat de bombe.
Nous n'avions guère d'argent. j'avais vendu ma bibliothèque pour faire face aux premiers frais d'impression (un acte valait plus, à mes yeux, que toute la littérature du monde), et, en guise de bombe, nous allions très paisiblement vendre nos numéros à la sortie des réunions flamingantes qui, à l'époque, étaient presque quotidiennes.
Anvers faisait figure de ville intellectuellement brillante. Peut-être la vie active dont rêve un jeune homme bourré d'idées généreuses est-elle celle de Paris, de Londres ou de Berlin, mais Anvers, dans les années vingt, était réellement un faubourg de ces grandes villes. L'estuaire semblait l'aspirer au large. Les idées et des formes nouvelles y trouvaient un accueil favorable et les revues littéraires d'avant-garde foisonnaient; Ruimte, Lumière, Ça ira!; d'autres, de moindre importance, rivalisaient avec Het Overzicht.
Pijnenburg était nourri de Tolstoï et de Romain Rolland, comme je l'étais de Nietzsche et de Walt Whitman. Tous les deux, nous allions vers les idées qui remettent tout en question; j'étais peut-être plus encore que lui attiré vers les solutions radicales. Aussi, la conférence de Théo van Doesburg, porte-parole du Stijl hollandais, fut-elle pour moi un choc, un réel chambardement intellectuel. J'étais immédiatement aimanté vers ces formes plastiques nouvelles, rigoureuses, très pures, et dont je n'avais auparavant soupçonné l'existence que vaguement. Nous en étions alors à notre huitième numéro. La conférence n'avait guère attiré de monde. Mais il y avait le conférencier, tout de noir habillé, et les projections lumineuses. Je me trouvais subitement en pré-