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De Stijl
Hans L.C. Jaffé
Né en 1915 à Francfort-sur-le-Main. Etudes d'histoire de l'art, d'archéologie et d'histoire. Docteur ès lettres en 1956. Actuellement professeur d'histoire de l'art moderne et contemporain à l'université d'Amsterdam. A consacré des publications au groupe De Stijl, à Piet Mondriaan, à Pablo Picasso et à Vordemberge-Gildewart.
Adresse:
Nieuwe Prinsengracht 17, 1018 EE Amsterdam
(Pays-Bas).
Malgré la brève existence du groupe De Stijl, son oeuvre collective peut être considérée comme la contribution la plus importante apportée par les Pays-Bas au développement de l'art contemporain. D'autant plus que cette oeuvre se présente avec des qualités où nous verrons, avec Huizinga, l'expression ‘de l'esprit néerlandais’.
L'endroit où et la date à laquelle ce groupe se constitue peuvent être situés très exactement: la fin de l'été 1917 à Leyde, où Theo van Doesburg avait son domicile à cette époque. Mais il n'est possible de décrire la manière dont le groupe prit forme qu'en recourant à la comparaison avec une réaction chimique, puisque, de quatre éléments différents mis en contact soudain, et en raison des circonstances spéciales de ce contact, s'est formé un nouvel organisme: ‘De Stijl’.
Quel était donc le trait caractéristique du groupe ‘De Stijl’? Ou plutôt, autour de quelle donnée essentielle des artistes aussi divers que les peintres Mondriaan, Van der Leck et Huszar, le sculpteur Vantongerloo, les architectes Oud, Van 't Hoff et Wils s'assemblèrent-ils, pour former un groupe dont Theo van Doesburg fut l'organisateur et l'animateur et auquel adhérèrent au cours des années suivantes des peintres comme Domela, Vordemberge et Lissitzky, les architectes Rietveld, Van Eesteren et Kiesler, et les poètes Hugo Ball et Jean Arp?
Le credo, que les membres de ce groupe avaient fait leur, tient en quelques mots: abstraction totale, c'est-à-dire, proscription complète de tout le domaine de la perception directe; restriction des moyens de la langue plastique à la ligne droite et à l'angle droit, donc à l'horizontale et à la verticale, et aux trois couleurs primaires (rouge, jaune et bleu) ainsi qu'aux trois valeurs de base (noir, gris et blanc).
Avec cet arsenal de moyens d'expression
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Piet Mondriaan: ‘Etude d'un arbre’ (1913).
réduit au strict minimum, le groupe a promu à partir de 1917, année de sa fondation, une nouvelle forme d'art: le néoplasticisme, dont l'influence s'étendit plus tard bien au-delà des frontières néerlandaises, influence qui marqua une importante contribution de la Hollande au développement de l'art du XXe siècle.
Les quatre éléments constitutifs de ce mouvement rénovateur furent les personnalités de quatre artistes: Van Doesburg, Huszar, Van der Leck et Mondriaan. Ce dernier, le plus âgé, né en 1872, avait débuté à la fin du 19e siècle avec des tableaux traditionnels; à partir de 1900, il fit preuve d'une sobriété croissante: passant par une période de simplification de la couleur, et ensuite de la forme, il s'orienta vers 1912 vers le cubisme français, arrivant ainsi à une transformation des sujets représentés en valeurs de composition. Menant par ses oeuvres le cubisme au-delà de ses limites, il arriva en 1917 à des compositions presque abstraites, monochromes et centripètes. Van der Leck, son cadet de quatre ans, avait commencé dans un style semblable à celui des débuts de Mondriaan, mais il se joignit aux efforts des peintres monumentaux, cherchant le renouveau de l'art mural. Dès 1912, ses tableaux renoncent à l'illusion spatiale; en 1916, il arrive avec La tempête à un traitement de grands blocs de couleur primaire, délimités de façon presque géométrique. La contribution de Van Doesburg, né en 1883, fut une connaissance approfondie de l'art abstrait de Kandinsky et la transmission de l'exemple de Cézanne. Enfin Huszar (1884) avait préludé aux efforts par la simplification des surfaces dont il témoigne dans ses vitraux.
En 1917, à la fondation du groupe, les quatre personnalités se fondirent dans une oeuvre presque collective: leur tableaux furent abstraits, colorés et centrifuges. Cette fusion s'opéra sous l'influence du philosophe Schoenmaekers, qui fit fonction de catalyseur en leur indiquant la possibilité de connaître la construction et le sens de l'univers à partir de sa structure mathématique. Parallèlement aux théories de Schoenmaekers, cette fusion s'effectua aussi sous l'influence d'un facteur sur lequel les maîtres du ‘Stijl’ ont toujours beaucoup insisté: celui qu'aujourd'hui nous avons l'habitude de désigner par ‘l'esprit du temps’ et que dans les publications du ‘Stijl’, on appelle ‘la conscience collective du temps’. Dès leur premier manifeste, cette ‘conscience collective du temps’ sert de plate-forme à leurs méditations: ‘Il y a une conscience du temps ancienne et une nouvelle. L'ancienne se concentre sur l'individuel. La nouvelle sur l'universel. La lutte de l'individuel contre l'universel se révèle aussi bien sur le théâtre du monde que dans l'art de notre temps. La guerre détruit le monde ancien et avec son programme: la domination dans chaque domaine. Le nouvel art a mis en avant ce que contient
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B. van der Leck: ‘La tempête’ (1916).
la nouvelle conscience du temps: la relation équilibrée de l'universel et de l'individuel’.
Les maîtres du ‘Stijl’ voient donc dans la conscience de leur temps une tendance vers le collectif, vers une dépersonnalisation, vers une exactitude mathématique, vers la précision d'une formule. Ils trouvent les symptômes de cette transformation de l'image du monde dans une foule de faits de la vie quotidienne qu'ils observent avec un intérêt passionné. Ils voient la technique comme la manifestation la plus claire d'un temps nouveau, comme une préface à l'avenir: ils discernent dans le travail de la machine une perfection, une uniformité dont la main humaine n'est pas capable. En outre ils croient pouvoir discerner une tendance analogue dans nombre d'autres phénomènes de la vie moderne: dans l'organisation des masses, des partis politiques, des syndicats. Le hasard de l'activité individuelle doit partout faire place à la normalisation, à la formule. Ils voient surtout dans les processus du travail contemporain un exemple vivant de cette nouvelle forme de vie abstraite: le ‘bleu’ d'architecte en devient le symbole. Car de notre temps, en matière de construction, l'exécution effective du travail n'a plus l'importance d'autrefois: le bâtiment, en fait, existe déjà sur le plan, comme, sur la partition, une symphonie existe déjà comme oeuvre d'art avant même d'avoir été jouée. Les maîtres du ‘Stijl’ transfèrent ces idées dans leur travail de peintres; pour eux donc, c'est moins l'exécution et la trouvaille individuelles qui importent que la conception générale et universelle. Ils se sentent fortifiés dans cette idée par un fait important qui a bouleversé le processus de nos émotions visuelles: l'invention et le perfectionnement de la photographie. Depuis lors, ce ne
peut presque plus être la tâche du peintre de saisir et de fixer l'apparence des choses visibles. Son rôle sera désormais de rendre sensibles les lois mêmes de la nature, qui sont recouvertes et défigurées par les phénomènes. Et il convient d'autant plus de s'y appliquer que dans la vie quotidienne, ces lois se manifestent partout: dans les formules scientifiques, dans la production mécanique, dans la vie rythmée de la grand-ville. Toutes ces innovations d'une époque de progrès deviennent pour le ‘Stijl’ des sources d'inspiration, et ses membres attachent justement à ces aspects inédits une grande importance. Cet enthousiasme pour le renouvellement qui se produit dans la vie quotidienne et dans l'art s'accroît vers le milieu de la première guerre mondiale, lorsque les aspirations des consciences s'orientent vers l'établissement de normes nouvelles et générales dégagées des ruines de l'époque antérieure, en vue d'un proche et meilleur avenir. Cet idéalisme - de caractère parfois utopique - était solidement ancré aux Pays-Bas, pays neutre, resté en dehors des opérations de guerre et qui subissait la crise de ces années - là surtout comme une crise de conscience, les normes s'effondraient, d'autres s'édifiaient: raison de plus pour tenter de découvrir aux forces créatrices stagnantes une issue vers des renouvellements hardis et largement étendus.
Ces Pays-Bas-là sont le pays d'origine du ‘Stijl’, et il ne me paraît pas excessif
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B. van der Leck: ‘Composition’ (1917).
d'affirmer que cet art du ‘Stijl’ n'aurait pu prendre forme en aucun autre pays. On a parfois recherché l'origine de cette conception artistique dans l'aspect que présentent les paysages hollandais des polders, vus du haut d'un clocher. Cette explication un peu trop simpliste ne me semble guère vraisemblable, et je ne crois pas que les maîtres du ‘Stijl’, étant donné le développement qui a été le leur jusqu'en 1917, se seraient montrés capables d'un naturalisme ainsi camouflé. La Hollande est assurément un pays où l'horizon n'est pas une ligne imaginaire mais un fait optique auquel l'oeil du peintre ne peut que difficilement se soustraire. Mais à mon avis, il faut pousser l'explication en question encore plus loin: si ce n'est pas le paysage hollandais qui a inspiré le ‘Stijl’, du moins me paraît-il légitime de considérer que le paysage hollandais a été formé d'après les mêmes principes que ceux qui ont fourni leurs bases aux oeuvres du ‘Stijl’. Le paysage hollandais est le travail de l'homme - car la Nature au sens abstrait du mot, nous ne la connaissons pour ainsi dire pas. Il a été façonné d'après les principes humains d'économie et de logique, en un mot: selon la géométrie euclidienne. Les lignes droites et les angles droits en sont les modèles que des siècles de travaux humains ont imprimés sur un sol qui existait à peine. Une génération de Hollandais après l'autre a construit ce pays avec toujours la même précision, la même vigilance, avec ce souci de perfection caractéristique du peuple hollandais. Précision
et perfection nécessaires pour protéger le pays contre l'ennemi toujours à l'affût: l'eau. Pour cette raison, la ligne et l'angle droits sont devenus les signes caractéristiques de notre pays, car ils sont la marque distinctive du travail humain, en opposition avec la ligne courbe et sinueuse qui est l'effet de la création naturelle et organique. Pour cette même raison, la ligne et l'angle droits régissent l'art du ‘Stijl’ - c'est l'esprit humain, la logique humaine invariable, qui triomphent, là aussi, des accidents et de l'instabilité de la nature. Cette perfection humaine qui se dresse contre la nature est un des traits du caractère néerlandais traditionnel et représente l'une des ‘marques de l'esprit néerlandais’.
En poursuivant à travers l'histoire la recherche de l'origine de ce goût du Néerlandais pour la perfection absolue et de cette exigence, si supérieure chez lui, on finit par tomber sur une base religieuse: le puritanisme. Car en Hollande, le puritanisme n'est pas une question de confession, mais de caractère ethnique. Avec sa sévère orthodoxie, le calvinisme, au demeurant, n'est pas étranger au mouvement du ‘Stijl’: tous les fondateurs de ce groupe étaient d'origine sévèrement calviniste et je ne songe nullement à nier qu'il existe un lien entre l'orthodoxie religieuse et la rigueur de leurs principes. Le premier acte du jeune calvinisme aux Pays-Bas fut la fureur iconoclaste, et l'on pourrait considérer les maîtres du ‘Stijl’ comme les descendants légitimes des iconoclastes. Leur mobile était le même: pour les destructeurs d'images, chaque représentation d'un saint était une atteinte à la sainteté absolue du Créateur. Pour
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Theo van Doesburg: ‘Composition IX, opus 18. Les joueurs de cartes’ (1917).
les maîtres du ‘Stijl’, chaque représentation d'une partie de la création est une corruption, une altération de la pureté divine des lois de la nature. Voilà donc un principe absolu et puritain, en fait très hollandais. Puritain et néerlandais: cette identité est éloquemment illustrée par le double sens du mot hollandais schoon, qui veut dire aussi bien ‘pur’ que ‘beau’. Et de même aussi dans l'oeuvre collective du ‘Stijl’, où beauté et pureté se sont interpénétrées, où la beauté, justement, réside dans la pureté...
A l'appui de cette manière de voir néerlandaise et puritaine, on peut facilement aller chercher des témoignages dans la peinture du passé: les intérieurs d'église clairs et blancs de Saenredam. la sérénité des intérieurs de Vermeer ou la sobriété de ceux de Pieter de Hooch. Mais le représentant le plus frappant de cette attitude d'esprit reste toutefois Spinoza, dont l'oeuvre célèbre porte le titre Ethica more geometrica demonstrata. Je n'hésiterais pas à employer aussi ce titre pour l'oeuvre collective du ‘Stijl’, étant donné les implications éthiques de ses créations. Spinoza a choisi la méthode géométrique pour son exposé, afin de le soustraire à l'arbitraire des jugements individuels et pour lui permettre de résister au contingent. Les maîtres du ‘Stijl’ ont, eux aussi, recherché la même généralisation, la même perfection absolue et c'est pourquoi ils ont renoncé à toute rhétorique et réduit l'arsenal de leurs moyens d'expression aux éléments, aux données originales constantes et inaltérables. Cette recherche de l'absolu, cette inflexibilité dans la poursuite d'un chemin choisi, sont aussi des caractères essentiels de ‘l'esprit néerlandais’.
Ce mouvement en fait si puritain et si néerlandais avait comme but principal la purification des arts. ‘Purification’ ici, signifie surtout autonomie, l'autonomie de celui qui se rend indépendant en tous domaines et ne suit que ses propres lois. Cette indépendance a deux significations: d'un côté, rupture du lien avec la perception, avec tout objet visible, de l'autre, affranchissement des caprices du tempérament propre à chaque artiste. Les membres du ‘Stijl’ étaient aussi vivement opposés à l'une qu'à l'autre détermination. C'est pourquoi ils ont exilé de leur art tout objet sensible et se sont limités à l'emploi de moyens d'expression assez restreints pour que toute tendance subjective et toute fantaisie individuelle s'en trouvent exclues.
Cette purification des arts, ce retour vers leur pure essence et leurs constituants fondamentaux, étaient pour les peintres du ‘Stijl’ une exigence et un pas sur la route de l'évolution historique. La peinture cessant d'être la ‘servante’ d'une branche quelconque de l'activité humaine, elle devenait un art de relations pures, une voie d'accès à la connaissance de la vérité absolue. Car cet art, qui se veut strictement ‘non figuratif’, n'en est pas moins la représentation presque mathématique
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V. Huszar: ‘Vitrail’ (± 1919).
d'un contenu. Et ces tableaux, d'où tout objet est soigneusement exclu, veulent néanmoins rendre sensible un contenu aussi objectif que possible, ce contenu qui constitue pour les maîtres du ‘Stijl’ l'essentiel de l'art de tous les siècles: l'harmonie universelle et absolue. Car cet art abstrait n'est nullement dépourvu de contenu et ce contenu est justement le centre, le point cardinal de leurs recherches et de leurs aspirations collectives.
L'harmonie universelle, l'harmonie qui régente l'univers dans toutes ses parties, c'est le contenu même de l'art du ‘Stijl’, c'est la donnée que tous ses membres essaient de représenter, qu'ils veulent rendre visible et perceptible. Par là s'ouvre un horizon infini, un horizon de lointaines perspectives philosophiques et éthiques. Nous avons affaire à une ‘Idée’ au sens véritable du mot, apparenté à celui que Platon lui donnait et qui, d'ailleurs, récuse à peine son origine et les prolongements théologiques qu'elle entraîne.
Les maîtres du ‘Stijl’ voulaient manifester par le langage des images leur vision profonde de la réalité et de ses lois. Leur dessein s'étendait donc au-delà d'une vision fragmentaire du monde, qui serait restée bornée à la reproduction d'une partie de la création ou à une approche individuelle et contingente de celle-ci. Seule leur importait la vision de la totalité dans laquelle chaque valeur ou propriété ne compte que par sa relation avec d'autres valeurs et propriétés: un art de rapports purs, ou pour le dire avec les mots de Mondriaan, une véritable vision de la réalité.
Ici domine la tendance néerlandaise, aspiration à l'absolu, à une solution sans compromis, et de là vient aussi l'éloquence persuasive et presque religieuse de ces toiles: un tableau du ‘Stijl’ appelle à la contemplation, à une purification aussi de notre propre perception. Il se propose au regard du spectateur dans toute son éblouissante pureté, avec l'accent solennel et radieux des sobres mélodies anciennes de nos psaumes. Dans cette purification, non seulement de l'art mais aussi de l'image de la réalité et de la vision humaine, se trouvent donc les implications éthiques de l'oeuvre du ‘Stijl’. Tous les principes plastiques du ‘Stijl’ sont enracinés dans une conception éthique, dans un système presque théologique de normes éthiques.
Chaque oeuvre du ‘Stijl’ part de ce seul principe et reste à cause de cela en contact avec la vie même. Chaque tableau du ‘Stijl’ se dresse devant les yeux - ou l'esprit - du spectateur comme le modèle de la pureté de la vie future. Mondriaan a nettement formulé la conception éthique du ‘Stijl’, particulièrement dans son écrit De Kunst en het Leven (‘l'Art et la Vie’) qui développe la thèse suivante: La vie de l'homme d'aujourd'hui n'a pas encore pu trouver l'ordre et l'harmonie, qui sont pourtant le but final de chaque manifestation de la vie.
La subjectivité humaine, l'individualisme
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Piet Mondriaan: ‘Composition avec bleu, rouge, noir et jaune’ (1922).
effréné, ont barré la route à la réalisation de l'harmonie, troublé la pureté de la vie et détourné l'homme de son seul but essentiel. L'art, en revanche, a déjà trouvé cette harmonie et a pu la reproduire visuellement, parce qu'il a brisé, au cours de ce siècle, la barrière de l'individualisme. L'art est donc en avance sur la vie et sa mission consiste à montrer à la vie le chemin de la réalisation de l'harmonie universelle. Les maîtres du ‘Stijl’ ont toujours eu devant les yeux l'image d'un art qui guide et innove. Idée nouvelle et révolutionnaire, utopique aussi. Mais Mondriaan lui-même a toujours vécu dans cet avenir utopique. A la première page de son livre Le néoplasticisme (1920), la dédicace ‘Aux hommes futurs’ est le premier signe de ce regard visionnaire direct jeté sur le monde des hommes et des choses.
Mondriaan se rendait parfaitement compte que suivie de façon cohérente, cette idée signifierait la fin de la peinture. Il ne s'en est point inquiété; il écrivait en effet: ‘tant que l'harmonie universelle dans la vie quotidienne ne sera pas réalisée, l'art devra en tenir lieu temporairement’. Plus tard, quand l'harmonie aura pénétré dans tous les domaines de la vie, le rôle de l'art sera terminé et il deviendra superflu - et tant mieux pour lui et pour la vie. Il porte en lui une image précise de cette vie future et harmonieuse: le même ordre, le même équilibre découverts pour la première fois par la peinture, doivent régner dans tous les domaines de la vie: en politique, en architecture, en musique, au théâtre, et nulle part l'individualisme, le hasard, le subjectivisme ne doivent porter atteinte à cette harmonie. Cette grande vision utopique - un nirvana d'une pureté rayonnante et d'une éblouissante clarté -, telle est la contribution de Mondriaan à la contemplation du monde proposée par le ‘Stijl’.
Sans cette vision, le ‘Stijl’ n'aurait jamais pu développer cette autorité universelle, cette grande force de persuasion. Mais s'il n'y avait rien eu d'autre à côté, si cette idée, représentée par la personnalité ardente et ascétique de Mondriaan, était restée sans écho, le ‘Stijl’ n'aurait guère été plus qu'une utopie ou qu'un rêve, un rêve visionnaire et grandiose.
Pour que ce rêve devînt une réalité, un autre type d'homme était nécessaire, quelqu'un qui n'eût pas peur de regarder en face la vie contemporaine et de la changer: Theo van Doesburg. Se représenter avec certitude le monde futur modifié d'après les principes du ‘Stijl’ ne le satisfaisait pas; il éprouvait impérieusement le besoin de changer et de renouveler cette réalité ici même et dès à présent. Voilà pourquoi ce peintre doué est devenu architecte, et pourquoi dès les premières heures du ‘Stijl’ - dont il fut le fondateur le plus actif -, il a toujours associé des architectes à ce groupe: Oud, Van 't Hoff, Wils, plus tard Rietveld, Van Eesteren et Kiesler. Il a toujours voulu réaliser et bâtir ces constructions et les voir se dresser comme autant de témoins d'un esprit nouveau devant les formes vieillies du passé. Van Doesburg était un rénovateur, un pionnier, et ses oeuvres témoignent de cette ardente activité, de ce dynamisme. Ses oeuvres, ce sont les modèles
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G. Rietveld: ‘Maquette de la Maison Schröder’ (1923-1924).
d'architecture qu'il établit en 1923 en collaboration avec Van Eesteren et Rietveld, la création, hélas détruite, de l'Aubette à Strasbourg, en 1928, et enfin sa maison à Meudon, expression authentique de l'esprit du XXème siècle. Il fit prédominer, dans le ‘Stijl’, l'esprit de l'architecture et de la construction sur la conception utopique de la peinture.
Le renouvellement de l'architecture par les principes du ‘Stijl’ s'accomplit en deux phases: dans la première, à partir de 1917, c'est surtout J.J.P. Oud qui réussit à transposer les conceptions du ‘Stijl’ en valeurs spatiales. Le premier exemple en est le projet qu'il fit pour une usine à Purmerend (1918); il continua sur une échelle plus grande à Rotterdam, avec des blocs de maisons sociales, en éliminant la subjectivité de l'architecte et en devenant ainsi le précurseur d'une construction mécanique et de perfection anonyme. Après 1923, la commande du marchand d'art L. Rosenberg à Paris pour une maison d'artiste et une maison particulière fournit à ‘de Stijl’ l'occasion d'étudier en profondeur les principes de l'espace: Van Doesburg et Van Eesteren s'en acquittèrent en travail commun. Presque au même moment, en 1924, Rietveld, le troisième membre de l'équipe, qui avait débuté avec des meubles d'une structure simple et révolutionnaire, construisit la maison Schröder à Utrecht, premier monument de l'architecture intégrale de cette phase, où l'espace extérieur et l'espace intérieur ne font qu'un. Van Eesteren, le plus jeune, introduisit les idées du ‘Stijl’ dans la construction urbaine: le plan d'extension d'Amsterdam, de 1934, de sa main, a créé une nouvelle conception de l'urbanisme, où règnent les lois d'ordre et d'harmonie exigées par le ‘Stijl’. Ces principes ont mis leur sceau sur nombre de domaines de l'activité artistique, ils ont influencé le style de vie de toute la société moderne.
Mais ce n'est pas cette influence qui constitue la gloire du ‘Stijl’. Les maîtres de ce groupe ont travaillé pendant des années dans la solitude et même dans la pauvreté, sans penser à la notoriété. Leur groupe, leur atelier était une tour d'ivoire et c'est seulement plus tard que l'on a découvert qu'en vérité c'était un phare, une lumière spirituelle sur laquelle toute une génération pouvait s'orienter. Les maîtres du ‘Stijl’ ont essayé de déterminer à nouveau le rôle de l'art dans le présent et dans l'avenir, ils ont senti la nécessité d'un langage plastique universel qu'ils ont fondé sur des lois élémentaires: les lois de l'équilibre et de l'harmonie. Ils ont établi la grammaire et la syntaxe de cette langue dans laquelle la tendance humaine vers l'ordre et la réglementation a pris forme. Dans ces mêmes années - celles qui ont suivi 1917 -, pendant lesquelles aux Pays-Bas la conquête du Zuiderzee et l'organisation harmonieuse du terrain nouvellement conquis devenaient réalité, ils ont, de leur côté, ajouté un nouveau terrain à l'ancien domaine de l'art et ils ont fourni, sur ce nouveau terrain, un témoignage nouveau du triomphe des lois humaines sur les caprices de la nature. Sur le plan de la vie humaine et sur le terrain de cette forme d'expression universelle qu'est l'art, ils ont accompli une tâche qu'ils ont formulée ainsi: ‘On sert l'humanité en l'éclairant’. |
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