Lucebert, ‘Opstanding’ (Révolte), gravure, 29,5 × 23,5 cm, 1962, collection Groenendijk, Amsterdam.
de vaincre les oppresseurs, les despotes et les tartufes. Son art ne pèche jamais par abstraction, n'érige aucune beauté en principe, mais revendique tous les moyens d'expression. Ceux qu'il privilégie sont l'humour noir, le cynisme et l'acharnement.
Lucebert est convaincu que la beauté n'est pas une arme: il prend comme point de départ ce qui lui inspire de la répulsion et fait d'une tache sale l'oeuvre de sa vie, parce qu' ‘elle pourrait très bien se métamorphoser en un visage immaculé’. L'oeuvre de Lucebert recèle cette dualité: il est rarement permis de déterminer avec certitude si son côté facétieux l'emporte sur son aspect effrayant ou si c'est l'inverse qui se produit.
Au sujet d'un talent aussi exceptionnel que le sien, il ne m'est pas possible, en quelques pages, d'offrir aux lecteurs davantage que ces impressions générales non étayées par des arguments. Ce phénomène littéraire revêt un aspect qui intrigue: Lucebert est amstellodamois mais, comme tout artiste qui veut être vu et entendu, il a formé le projet de déplacer ses frontières. Il a surtout réussi dans cette entreprise en Espagne et en Allemagne, où sa poésie et ses dessins se vendent en éditions de poche. Les Français ne connaissent pas Lucebert qui, contrairement à ses complices Appel, Constant et Corneille, n'a jamais vécu à Paris. Ses expositions n'ont eu aucun succès dans la Ville Lumière. Le caractère français tout autant que celui de Lucebert lui-même l'expliquent. L'art français n'est expressionniste que très exceptionnellement: les Français ont l'esthétique méridionale dans le sang. Opposée à celle-ci, l'oeuvre de Lucebert évoque un mythe personnel qui n'entretient aucun rapport avec la religion et l'éthique existantes. C'est un monde de cannibales rongeants, d'hommes à l'apparence de forêts, de supermen rugissants et d'impuissants vindicatifs. ‘Vous croiriez voir un tourbillon de mouches ou de moustiques qui se querellent, guerroient, se tendent des pièges, pillent, jouent, s'ébattent, naissent, tombent et périssent’, dit un jour Lucebert lui-même à propos de ses créations.
Mais qu'est-ce qui rend cette oeuvre si fascinante, sauf aux yeux des Français, à l'exception de quelques Parisiens? C'est la surprise et la reconnaissance. Ses poèmes et davantage encore ses
Lucebert, ‘Poetes Theotokas’, 33,3 × 21,2 cm, 1951, collection Groenendijk, Amsterdam.
dessins sont tellement ludiques et pleins de fantaisie qu'ils exercent un attrait irrésistible sur le public et que celui-ci est interpellé par la révolte dont il est témoin. Lucebert montre les pulsions positives et surtout négatives de l'homme; son art est un avertissement lancé à l'injustice. En utilisant sans cesse d'autres moyens d'expression, il dépeint un monde saturé d'humour corrosif et de perfidie grotesque. Son avertissement n'est pas une accusation qu'il porte sans engagement personnel, mais il a un effet cathartique et ne reconnaît la beauté que lorsque celle-ci se confond avec la vérité. L'art de Lucebert est une confrontation et représente aussi bien pour le peintre-poète lui-même que pour le lecteur-spectateur une forme sans cesse renouvelée d'autocritique émotionnelle. Le public est amené à jouer un rôle actif dans un univers où l'opulence engendre le chaos et où Lucebert ne néglige rien pour sauver les aveugles en fracassant le masque du mensonge.
L'occasion nous a été donnée en ce début d'année à Amsterdam de voir comment cela se produit selon un mode toujours différent, après que le Stedelijk Museum eut complété sa collection de quelque sept cents toiles et dessins cédés par un fervent collectionneur des oeuvres de Lucebert. Le patrimoine complet du Stedelijk Museum d'Amsterdam a été ensuite l'objet d'un livre, de sorte que tout un chacun peut désormais se laisser convaincre en permanence de l'importance particulière de l'art de Lucebert, qui existe par la grâce de la faculté d'autocritique de son créateur.
Erik Slagter
(Tr. P. Grilli)