Septentrion. Jaargang 17
(1988)– [tijdschrift] Septentrion–
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Chronique
◼ j'ai lu ces derniers temps quelques romans d'écrivains néerlandais avec une attention toute particulière. Il s'agit d'un livre de J. Bernlef intitulé Hersenschimmen, de deux romans de Hugo Claus, une peinture fauve de société Het verdriet van België et une fable immatérielle et inhumaine Honte, de quatre narrations de Cees Nooteboom Rituelen, In Nederland, Mokusei et Een lied van schijn en wezen. Le dernier roman lu hier, une comédie cocasse et triste de F. Springer s'appelle Bougainville. Je me suis plu à relire ces livres deux fois, page par page, pour la simple raison que je disposais d'un exemplaire de chaque roman en néerlandais et en traduction française. Une excellente leçon de bilinguisme, me direz-vous? Eh bien! non, plutôt un désir de reconnaître l'authenticité littéraire de l'écriture d'hommes de lettres néerlandais. De Bernlef, j'ai donc lu Chimères (Editions Calmann-Lévy), de Hugo Claus, Le Chagrin des Belges (Julliard) et Honte (Actes Sud), de Nooteboom Rituels et Dans les montagnes des Pays-Bas (Calmann-Lévy), Mokusei! et Le chant de l'être et du paraître (Actes Sud). Quant à Springer, je n'avais que la seule traduction de Bougainville aux Editions du Seuil. Je me propose de poursuivre la lecture des ‘deux à la fois’, mais je ne dispose pas toujours des originaux et de leur version française en même temps. J'y veillerai et ce sera d'autant plus facile que nombre de bons romans néerlandais sont parus depuis quelques années en diverses langues
étrangères, dont le français. A quoi attribuer cette attention, pour ne pas parler encore d'un engouement? Les romans néerlandais seraient-ils meilleurs qu'auparavant, comme certains crus sont bonifiés par un nouveau procédé de vinification? Je n'en crois rien. Entre 1954 et
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lettres néerlandaises de Vincent van Gogh écrites à son ami le peintre A.G.A. van Rappard. Le roman Les Voyageurs fut publié en 1949 sous le titre De kellner en de levenden. A l'heure où j'écris ma Chronique, le 17 octobre, Vestdijk aurait eu 90 ans. Mort en 1971, il laissa une oeuvre considérable, 21 recueils de poésie, 31 essais ou recueils d'essais, des dizaines de livres de nouvelles et 40 romans. ![]() Romancière des tropiques, Maria Dermoût eut les ‘honneurs’ de la traduction française en 1959. Dans un jardin d'épices, les yeux fixés sur la mer étincelante des Moluques en Indonésie, l'héroïne de ce roman raconte dans Les dix mille choses (chez Laffont) tout un monde coloré, inquiétant, menaçant, ‘une vie à laquelle il ne faudrait pas en demander trop’. Et pourtant... Tylia Caren, qui a publié la première version française du Journal d'Anne Frank en 1950, chez Calmann-Lévy, et Denise van Moppès ont su rendre l'atmosphère coloniale dans laquelle baigne l'oeuvre de l'auteur qui a vécu vingt-sept ans à Java, à Célèbes et aux Moluques, dans cette Indonésie qui ne semble être composée que d'un catalogue de rêves aromatiques. Je me souviens avoir lu un récit romancé de Marcellus Emants, écrivain naturaliste du siècle dernier, appelé Een nagelaten bekentenis, excellemment traduit en français par Mme S. Margueron sous le titre Une confession posthume. La collection dans laquelle a paru cet ouvrage aux Editions Universitaires fut publiée sous les auspices de la Fondation pour la diffusion de la littérature néerlandaise à l'étranger. D'autres oeuvres de valeur y figuraient comme Célibat, de Gérard Walschap, traduit par Guido Eeckels, et Télémaque au village, de Marnix Gijsen, vraisemblablement traduit par l'auteur lui-même mais aucune référence n'y est faite. En 1970, Gallimard édita De avonden (Les Soirs) de G.K. van het Reve dans une adaptation de notre talentueuse amie Maddy Buysse, membre du Comité de conseil de Septentrion. Trentedeux ans auparavant, Gallimard avait publié un roman de Jef Last appelé Zuiderzee (Zuyderzee). Si André Gide n'avait pas préfacé ce maître-livre, il aurait passé dans les oubliettes des éditeurs comme tant d'autres depuis. Il est de fait qu'un sponsor littéraire bénévole![]() ![]() ne manque pas d'influencer le choix du public. Je me rappelle un roman d'Antoon Coolen Le bon assassin publié par Grasset en 1936 sur l'insistance d'Henry Poulaille. Poulaille, qui n'était pas encore en bisbille avec Jean Giono, lui avait demandé une préface pour ce livre qu'il admirait. Giono pondit d'emblée trente et une pages commençant par ces mots: ‘Je ne connais pas Antoon Coolen. C'est actuellement le seul homme que je voudrais connaître.’ Et il terminait à l'endroit de la traductrice: ‘Je remercie ![]() | |
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Marcelle Schlomer d'avoir créé cette traduction où tout est beau: le souci, la tendresse et le résultat.’ Belfond dans sa collection ‘Littératures étrangères’ a présenté un roman réaliste de Jan Wolkers Turks Fruit (Les délices de Turquie) ainsi qu'un beau texte de Diet Verschoor Schorrebloem (La danse de l'arlequin), ce dernier dans une traduction de Marie-Noëlle Fontenat. Chez Fayard, Maddy Buysse a publié (en 1971) la traduction d'un livre de Jef Geeraerts Je ne suis qu'un nègre, comprenant deux récits, le premier Ik ben maar een neger qui donne son titre au livre, le second Het verhaal van Matsombo (L'histoire de Matsombo) et (en 1970) celle d'un roman de Wim Hornman, préfacé par Yves Courrière, De rebel (Le rebelle).![]() Maurice Nadeau fit paraître chez Julliard dans sa collection des Lettres nouvelles un beau et douloureux roman De grote zaal (La grande salle) de Jacoba van Velde, la soeur douée des non moins talentueux peintres Geer et Bram van Velde. Maddy Buysse avait écrit sa traduction en 1956, ‘en hollandais’ lisait-on à la page de titre, tout comme Nelly Weinstein celle du roman d'Albert van der Hoogte Het laatste uur (La dernière heure) publiée en 1959 chez Calmann-Lévy. En vérité, l'une et l'autre avaient écrit ‘en néerlandais’, les mots hollandais et flamands n'étant plus guère utilisés en littérature dans les bas pays de la néerlandicité. C'est ainsi qu'en 1965 parut chez Seghers une douzaine de nouvelles néerlandaises des Flandres et des Pays-Bas. Le poète et essayiste Victor van Vriesland préfaçant les merveilleux textes de Louis-Paul Boon, Claus, Elsschot, Helman, Debrot, Mulisch, Slauerhoff, Hermans, Vestdijk écrivit: ‘Ce livre veut aider à rappeler la présence de la littérature moderne neerlandaise. Il reflète cette modération si humaine, cette tolérance, ce génie de l'intimité, cet amour de la réalité et du détail saillant qui, de tout temps, ont été dans le caractère neerlandais, sans pour cela éliminer l'élément imaginatif, voire visionnaire, de sa vie intérieure.’ Cet extrait de la préface de Van Vriesland indique que les procédés de ‘vinification’ n'ont rien à voir dans l'affaire. On croit quelquefois que les Pays-Bas et la Flandre sont surtout terres des Beaux-Arts. Mais non, ils ont aussi une littérature riche et robuste, nourricière et ardente bien qu'elle se présente comme une ‘literature of people whose language restricts wide recognition’ selon le thème traité au congrès du PEN-club à Dublin en juin 1953. Certes, le néerlandais n'est pas une langue de grande circulation, mais elle appartient à deux peuples qui représentent ensemble vingt millions d'habitants. Sa répercussion se fait par la vue, l'oreille, la parole, par l'intermédiaire de traducteurs. Etant membre du jury du prix de traduction Halpérine-Kaminski, attribué par la Société des gens de lettres de France, je vois défiler sur ma table de travail des centaines de romans étrangers, traduits du grec au japonais, du turc au yiddish en français. Mes collègues et moi nous ne connaissons pas bien sûr vingt-cinq langues différentes ensemble et certains d'entre nous n'en connaissent qu'une ou à la rigueur deux ou trois. Et pourtant la traduction fait revivre l'accent local d'un ouvrage, la culture vernaculaire d'un écrivain, à tel point que le jury du Prix en question sent, ressent, éprouve et même vérifie la teneur originale d'un roman. J'ai proposé il y a quelques années Le pays d'origine de Du Perron et Le chagrin des Belges de Hugo Claus au jugement de mes confrères et j'ai apprécié leur perspicacité lorsqu'ils ont fait le compte rendu critique de la traduction de Philippe Noble pour le premier roman et d'Alain van Crugten pour le second, alors que j'étais le seul juré connaissant le néerlandais. Cees Nooteboom écrit dans Le chant de l'être et du paraître: ‘Les écrivains, pensait l'écrivain, inventent une réalité où ils n'ont pas à vivre eux-mêmes, mais sur laquelle ils exercent un pouvoir’. Voilà aussi la spécificité du savoir et de la sensibilité des écrivains qui traduisent en resserrant les valeurs propres de l'identité d'origine.
◼ pendant que j'écrivais une note à paraître dans ce même numéro de Septentrion sur une exposition organisée à La Haye relative au quatrième centenaire des rapports diplomatiques franconéerlandais, je pensais irrésistiblement à un article que j'avais lu récemment dans la revue mensuelle française L'Histoire intitulé ‘Du bon et du mauvais usage des anniversaires’. L'excellent spécialiste de l'histoire des universités du moyen âge, Jacques Verger, y explique pourquoi l'Université de Bologne a célébré en 1988 le neuvième centenaire de son existence. | |
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Parce que l'institution existe depuis 1088? Il n'en est rien. Seulement, il y a un siècle, on avait pris la décision, pour des raisons politiques, de commémorer à grand éclat le huitième anniversaire de cette université en proclamant ‘on a enseigné à Bologne sans interruption depuis plus de huit cents ans’ (ce qui n'était pas inexact), puis on a éliminé un personnage très savant jugé trop critique ou trop peu patriotique du Comité d'organisation bolonais. Cette année, on a donc renoué avec la tradition prétendument séculaire en célébrant pendant neuf mois - un mois par siècle - et au prix sans doute d'un financement démesuré, l'illusoire mais prestigieux anniversaire. L'auteur de l'article de conclure: ‘L'historien (...) peut, avec amusement et sympathie, s'interroger sur la mode récurrente des commémorations et le bon ou le moins bon usage de l'histoire dans les célébrations anniversaires.’ ◼ a l'âge de quatre-vingts ans, Eugène Guillevic est certainement l'un des plus jeunes poètes de la poésie française contemporaine. Le regretté Pierre Seghers avait dit: ‘Ce Breton charge chaque mot d'une vertu incantatoire exceptionnelle, l'objet absorbe la parole, la parole est devenue le secret de l'objet.’ Il y a un an Guillevic écrivit ces mots mémorables (pour une cantatrice?): ‘Le chant a besoin / De se laisser encadrer / Comme un tableau / Pour ne pas se perdre / Aux confins du vide.’ Je pensais à ces vers de Guillevic en lisant l'ouvrage publié par l'éditeur amstellodamois Meulenhoff intitulé Spiegel internationaal (Miroir international) composé de plus de trois cents pages de poésie moderne provenant de vingt et une langues traduites en néerlandais et réunies par Maarten Asscher et Laurens ![]()
Guillevic dessiné par Picasso en 1963.
Vancrevel. Avec regret, je vois que Guillevic n'apparaît pas dans les traductions de la section française où seules figurent des pages de Jean Arp (1886-1966), Benjamin Péret (1889-1959) et René Char (1907-1988). Inutile de préciser que cette anthologie est fatalement incomplète. Elle est même hypercomplète car Jean Arp y figure également dans la section allemande sous le nom de Hans Arp. Croyez cependant que ce florilège (bloemlezing) mérite l'hommage que je vais lui porter car il est constitué d'un choix de morceaux choisis empruntés aux livres, recueils et plaquettes de poésie que Meulenhoff a publiés depuis une vingtaine d'années. Bravissimo! Que les éditeurs imitent ou complètent l'exemple. Et donnent du travail ou de la place dans leurs projets aux traducteurs de langue néerlandaise qui ont adapté des oeuvres aussi ambitieuses qu'hermétiques, aussi elliptiques qu'obsolètes, aussi égocentriques qu'altruistes que celles des Anglais Thomas Kinsella et Seamus Heaney, des Français Michaud, Artaud et Char, du Hongrois János Pilinszky, du Coréen Cho Byung Hwa et du Turc Orhan Veli Kanik. Parfois, le traducteur se laisse aller à une méritoire mais futile prédilection comme H.C. ten Berge pour les japonaiseries de l'Espagnol José Juan Tablada: ‘insomnie; Sur son tableau noir / il additionne des chiffres sulfureux’. Fin du poème, le reste à l'avenant. Heureusement que Dolf Verspoor fait figurer dans les 250 poèmes de l'anthologie sa belle traduction de quelques sublimes romances de Federico Garcia Lorca et Clasine Heering nous présente d'exaltants vers de René Char. | |
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◼ ci-dessous une pub empruntée à mon quotidien néerlandais favori, qui, au demeurant est l'un des plus sérieux des Pays-Bas: La
![]() Fédération contre le blasphème précise sur l'annonce: Les jurons, ça s'apprend! Ne soyez pas un perroquet!
◼ le soir dans mon lit je ressasse des phrases retenues au hasard de mes lectures. En voici trois. De Nick Joaquin: ‘L'Européen authentique est celui qui a précédé l'introduction de la pomme de terre.’ De Colette: ‘Une vieille fille est une femme qui connaît toutes les réponses mais plus personne ne lui pose des questions’. De François Jacob, dans son livre La statue intérieure: ‘Rien ne cause autant de destruction, de misère et de mort que l'obsession d'une vérité considérée comme absolue.’
◼ tôt le lendemain matin réfléchissant toujours dans mon lit sur le contenu de la Chronique que je dois écrire au plus tard dans une semaine - celle par conséquent que vous êtes en train de lire -, j'ai compris (il est vrai depuis longtemps) que les lecteurs exigent de moi des échos diversifiés, des notes modulées, blanches ou noires, comme dans une partition, ou, pour être plus précis, des images à la Chaplin, tantôt badines, tantôt graves, les unes ayant simultanément une complicité souriante, les autres une connotation modulée. Si les notes de musique laissent des traces audiovisuelles dans la mémoire, c'est à la manière, dont parle l'écrivain sibérien Touri Iouri S. Ritheu, du directeur d'école de sa jeunesse qui ‘pouvait tirer les sons les plus mélodieux d'un monstre infernal pourvu de défenses d'otarie blanches et noires appelé piano.’ Ne croyez donc pas, amis lecteurs, que ma réflexion me détourne de mes occupations favorites, celles consistant à me poser des problèmes sur tout et sur rien. D'ailleurs, Claude Lévi-Strauss préconise qu'il faut le faire et je me félicite de l'avoir suivi dans cette direction, encore que ce savant interpolateur ait ajouté ‘(...) on se gardera de croire que, du fait qu'on les pose, ils comportent nécessairement une solution.’ J'en étais là de mon zapping littéraire lorsque je me suis souvenu que je voulais lire les Rencontres![]()
Ronald Reagan, Diana Lynn et Bonzo, ‘Bedtime for Bonzo’, 1951.
de Bram van Velde, un texte de Charles Juliet paru aux éditions Fata Morgana, et que Jeanne Champagne a mis en scène au théâtre. Curieuse situation, car Bram van Velde était réputé être un peintre qui n'avait pas besoin de mots pour s'exprimer, à tel point qu'il se taisait pendant des heures. J'en ai fait la taciturne expérience une nuit entière. (Voir Septentrion, 11e année, no1/82 ‘Les Van Velde ou l'itinéraire des pourquoi’). Faire parler un personnage muet est un exaltant exercice scénique. Va pour le texte sur les rencontres avec Bram, mais je n'arrive pas à mettre la main dessus. Alors je zappai une nouvelle fois, constatant que le zapping était plus précis mentalement qu'à l'aide d'une télévision pour passer d'un sujet à un autre, et je me mis à penser au départ de Ronald Reagan de la Maison Blanche. Ah! l'astucieuse coïncidence. Je m'étais promis d'aller l'après-midi à l'exposition sur les années cinquante au Centre Pompidou. C'est au cours de ces années-là que Reagan interprétait un film aussi sensible que naïf appelé Bedtime for Bonzo, que je | |
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n'ai jamais vu, mais que j'aurais voulu voir pour me rendre compte si le président des U.S.A. était meilleur en personnage imaginaire qu'en très authentique chef d'Etat. De toute façon quel que fut le rôle qu'il ait joué et joue encore, il est manifeste qu'il a un vrai talent médiatique, comme Madame Tatcher, comme Monsieur Gorbatchev, comme Monsieur Mitterrand. Mais seraientils aussi bons au cinéma? Zappons. Je n'ai au pied du lit qu'un petit livre néerlandais du journaliste Jan Kuitenbrouwer déjà tiré à 250 000 exemplaires: Turbo-taal, van socio-babble tot yuppie-speak (Ed. Aramith, Amsterdam, 1987). Il s'agit d'une satire sur la manière dont le Néerlandais d'aujourd'hui, grand et petit - surtout petit -, déforme et manipule ma belle langue natale, que je ne reconnaîtrais pas si j'étais né adulte. De toute évidence, le parler populaire subit l'influence de l'anglais, de l'allemand, du français; il jargonise, utilise des abréviations, emprunte des formules d'ordinateur, règle la circulation dans des formules semblables à des recommandations comme celle équivalente en français ‘serrer à droite’, et manipule une sorte de franglais à la néerlandaise évidemment. Une langue-turbo de la bureautique, de marketing, de l'ingénierie pédagogique!, ou - à la française - de l'exagération: super, formi, sensas, fabuleux jusqu'à la déprime. ‘Celui qui veut apprendre à s'exprimer correctement en français doit essayer de le faire comme s'il exagérait fortement et dès lors c'est vraiment parfait, disait toujours mon prof’, écrit notre auteur. Est-ce toujours d'actualité? J'ai essayé de traduire la phrase suivante empruntée dans un quotidien parisien: ‘Le directeur de la Logistique d'un des leaders de la grande distribution articule le dispositif opérationnel de ses flux de marchandises autour de plusieurs jeunes ingénieurs opérationnels (...) chargés de l'organisation et de l'optimisation de tous les mouvements physiques de centres d'exploitation: du concept à la réalisation.’ Je n'y suis pas arrivé, sans doute parce que je suis incapable de gérer les interfaces des espaces appros. Les Français utilisent-ils aussi la langue-turbo dont parle mon compatriote? Il est vrai qu'ils écrivaient et écrivent toujours une langue universelle en matière de gastronomie tout en ‘spécificitant’ (sic) d'étranges cuisines post-bourgeoises: fast-food, pizzeria, croissanterie, T bone steak, cola (traduisez coke), précuit (à l'instar de précolombien), et autres saladeries. Aux Pays-Bas, les gens ‘bon ton’ continuent à se distinguer en utilisant en français des formules convenues: merci, reçu, au fond, du moment, faux pas, à propos, et des interjections comme bon, ah la la, voilà, d'accord. Ils n'emprunteront pas le raccourci d'ac qui devrait être prononcé dak, c'est-à-dire ‘toit’. Au revoir Kuitenbrouwer, ma langue a soif comme un turbo. Comme un machin à zapper. Ça s'appelle encore comment cet appareil à couper les images? ‘Voyons, papi, me dit mon petitfils de trois ans: une télécommande!’ Lui, il en connaît un rayon.
◼ nous avons appris récemment que l'Arabie saoudite était en mesure d'exporter des tomates vers les pays occidentaux. Il suffisait d'y penser: installer dans l'enfer solaire du désert... des serres, comme celles qui couvrent de vastes superficies vitrées dans le Westland hollandais ou les plaines de Flandre. L'important, c'est d'y amener des combustibles, ce qui n'est vraiment pas un obstacle de taille pour cette nation pétrolière, puis d'aménager des kilomètres de serres... froides. Ainsi, l'administration de Riyâdh, fort de sa politique agraire progressiste, reposant sur la culture à ciel ouvert de dattes et obturé de tomates, aura une balance commerciale extérieure excédentaire - compte non tenu des chiffres de l'OPEC - grâce à une paysannerie qui, nous dit-on, est néerlandophone. S'il y avait des élections démocratiques sur cette terre islamique, il se pourrait fort bien qu'une fraction de la population échaudée par le dégoût de voir des fabricants de tomates étrangers installés dans le plat pays du Rub al Khâli ne vote en faveur de listes prônant ‘notre peuple d'abord’ à la manière de quelques insomniaques européens qui abhorrent le sommeil des autres.
◼ l'écrivain flamand bert decorte a écrit dans les Annales (1975-1976) de la Société de littérature néerlandaise de Leyde qu'il est frappant de constater que les auteurs néerlandais d'oeuvres d'imagination nés aux Pays-Bas - dont les nécrologies paraissent dans chaque livraison - avaient appartenu à des familles issues, sinon d'un milieu littéraire, du moins d'un monde intellectuel, dont le père était pasteur, médecin, notaire ou à la rigueur instituteur, professeur, haut fonctionnaire. Et Decorte d'ajouter que les auteurs flamands décédés nés en Belgique qu'on commémore dans ces annales, furent à quelques exceptions près des enfants de paysans, d'ouvriers, de petits bourgeois ou le premier étudiant au sein d'une famille d'humbles citoyens, voire des selfmade men. Bert Decorte analyse dans l'étude dont il s'agit la vie d'Ernest Claes (1885-1968), un des écrivains flamands le plus lu en Belgique et aux Pays-Bas, avec ses amis Stijn Streuvels et Félix Timmermans, issus aussi de la même modeste condition. Tous trois étaient des | |
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romanciers de la terre et il y avait une différence fondamentale entre la langue que je parlais enfant à Amsterdam et plus tard à Anvers et à Bruxelles lorsque mes parents s'y installèrent. Nous abusions de mots étrangers sans le savoir et je n'en veux pour preuve que l'arrivée dans ma famille d'un nouveau-né, l'automobile. J'avais treize ans et j'ai dit à un oncle: Oom, mag ik chaufferen? (Oncle, puis-je conduire la voiture?). De toute évidence, ‘chaufferen’ veut dire ‘être le chauffeur’ et ne signifie pas se chauffer, du verbe français ‘chauffer’ auquel on a ajouté le suffixe néerlandais -eren. Aujourd'hui, un gamin dirait mag ik rij'en? (puis-je conduire), ce qui veut dire la même chose, mais avec moins de précision car rij'en (c'est-à-dire rijden) ne veut pas nécessairement dire ‘prendre le volant’. Même si mon oncle m'avait donné l'autorisation, je ne serais certainement pas devenu un bon conducteur, car ‘conducteur’ en néerlandais signifiait exclusivement ‘receveur’, le préposé aux tickets, et ‘contrôleur’, l'examinateur des billets. C'était l'époque où le tram (prononcez trem en Hollande) ne connaissait pas encore le système du éénmanswagen, avec un responsable seul à bord. Ma mère lisait de l'Ernest Claes et je me souviens qu'elle a dit dans mon enfance que je devais lire, éplucher même, le roman De Witte pour apprendre à parler correctement. Ainsi m'est-il resté à l'esprit que le Flamand Andreas Ernestus Josephus Claes, dit Ernest Claes, le septième enfant d'une famille de paysans de Zichem aurait aux yeux de ma mère dû être mon professeur de néerlandais alors que je perdais mon temps à jouer dans la rue avec des mômes de mon âge et à parler avec eux un amstellodamois francisé rue des Moissons à Saint-Josse-ten-Noode lez Bruxelles. |
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