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Patrie, quand tu nous tiens:
les années parisiennes de
Willem Frederik Hermans
En novembre 1973, l'écrivain néerlandais Willem Frederik Hermans s'installait à Paris. Né le 1er septembre 1921, il avait déjà 52 ans lorsqu'il se décida à franchir le pas. Comment en était-il arrivé là? Quelle fut sa vie dans ce nouveau domicile parisien et quelles traces cela a-t-il laissées dans son oeuvre littéraire?
Au moment de son émigration, Hermans passait déjà pour l'un des auteurs néerlandophones les plus importants de l'après-guerre. Il avait à son actif une oeuvre comprenant de la poésie, des nouvelles, des romans, des pièces de théâtre, des essais et de la critique. La vision du monde qui s'exprime dans cette oeuvre est totalement originale. L'auteur y démontre avec une remarquable obstination tempérée par beaucoup de diversité et d'humour que l'homme est invariablement déçu dans ses attentes. Il est inapte à comprendre sa réalité, lui-même et ses semblables compris. Le monde, selon Hermans, est inconnaissable, aussi ses personnages échouent-ils continuellement, victimes de mystifications, de malentendus ou de leurs propres chimères. Cette vision nihiliste de la réalité s'est concrétisée dans des romans comme Nooit meer slapen (Ne plus jamais dormir, 1966) et dans De donkere kamer van Damokles (La Chambre noire de Damoclès, 1958) dont une traduction parue en 1962 aux Éditions du Seuil à Paris fut jugée mauvaise par Hermans, et dans des recueils de nouvelles aux titres caractéristiques, tels que Moedwil en misverstand (Malveillance et malentendu, 1948) et Paranoia (1953).
Mais cette vision du monde désabusée que Hermans suggère à ses lecteurs ne le vouait pas pour autant au stoïcisme. Bien au contraire, il se forgea une réputation de critique venimeux et de polémiste implacable. Sa carrière littéraire débutée en mai 1945, après la libération des Pays-Bas, fut en 1973 jalonnée de conflits. Selon Hermans, la tâche de l'écrivain n'était pas de flatter le lecteur mais de lui mettre sous les yeux des vérités déplaisantes. Cette disposition, entretenue par un caractère rigide, l'entraîna dans des controverses sans nombre avec des confrères écrivains, des éditeurs, des savants et des hommes politiques, pour ne nommer que certaines catégories de ses adversaires.
Même l'année où Hermans déménagea à Paris ne fut pas exempte de querelles. En janvier 1973, il refusa le prix P.C. Hooft, la plus haute distinction littéraire qui existe aux Pays-Bas. La lettre ministérielle l'informant que cette distinction lui était attribuée en fut l'occasion. Une somme de fl. 18.000 (€ 9 000) y était mentionnée par erreur, au lieu de fl. 8 000 (€ 4 000) comme il l'aurait fallu. Vexé, l'écrivain fit savoir qu'il jugeait sans intérêt un prix décerné par un ministre ‘dont la signature voyait du jour au lendemain sa valeur baisser de fl. 10 000 (€ 5 000).’
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Photo prise par Willem Frederik Hermans et parue dans ‘Koningin Eenoog’ (Reine borgne), De Bezige Bij, Amsterdam, 1986.
Et l'on n'était encore qu'en janvier! Un conflit couvait pendant ce temps entre Hermans et son employeur, l'université de Groningue, capitale de la province du même nom aux Pays-Bas, à laquelle il était attaché depuis les années 1950 en qualité de géophysicien. Il aurait négligé son travail scientifique, une affaire au sujet de laquelle on alla jusqu'à poser des questions au Parlement néerlandais. Plus tard, une enquête judiciaire le lava de cette accusation. Agacé par ce qu'il ressentait comme des tracasseries auxquelles n'était sans doute pas étrangère la jalousie causée par ses succès d'écrivain - qui lui permettaient de rouler en voiture de sport et d'habiter une villa - il donna sa démission. Jetant un regard sur le passé, il déclarait dans une interview de 1978: ‘Si j'étais resté aux Pays-Bas, (...) je crois que j'aurais fini par étouffer d'exaspération.’
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A la recherche de vieilles machines à écrire
Hermans déménagea à Paris pour quitter un pays qu'il trouvait injuste à son égard. ‘Au fond, je suis chassé par tout le monde’, disait-il dans le même entretien. Mais pourquoi choisir précisément cette ville-là? Hermans avait toujours eu de la sympathie pour la France, pour la culture française et, bien sûr, aussi pour Paris. Cela apparaît par exemple dans Koningin Eenoog (Reine borgne, 1986), un catalogue pour une exposition de ses propres photographies au Musée municipal d'Amsterdam. Hermans a été toute sa vie un photographe passionné qui s'intéressait non seulement aux aspects techniques de la photographie mais aussi à des pionniers français comme Atget et Nadar. Un grand nombre des photos figurant au catalogue ont été prises à
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l'occasion de voyages à Paris en 1957, 1958 et 1967. Dans les photos de Hermans, l'effet repose souvent sur un contraste comique, par exemple dans celle où un invalide allongé au premier plan est en train de lire un livre tandis qu'à l'arrière-plan la tour Eiffel s'élance vers le ciel.
Surtout dans les premières années de sa carrière d'écrivain, Hermans fut fasciné par le surréalisme, qu'il considérait comme une invention française, issue d'un trait de caractère français. Dans un essai de 1977, intégré au recueil d'essais Door gevaarlijke gekken omringd (Entouré de fous dangereux, 1988), il formule cette idée comme suit: ‘Ce que j'admire tant chez les Français, c'est leur tendance à garder “de la suite dans les idées”, comme ils disent. Leurs idées s'enchaînent les unes aux autres. Le Français est conséquent. Quand il ne l'est pas, ça lui arrive aussi, il s'en tire d'une façon si suggestive que cela produit du surréalisme’. Le surréalisme en peinture et en littérature fascinait Hermans. Il fabriqua des collages, écrivit des poèmes, des nouvelles et des romans empreints d'un surréalisme souvent cauchemardesque. Tout comme les surréalistes, il s'est inspiré des idées de Freud sur l'inconscient. Toutefois il ne partageait pas leur sympathie pour le communisme révolutionnaire.
Hermans appréciait beaucoup la littérature française. Dans un essai de 1977 paru dans le recueil Houten leeuwen en leeuwen van goud (Lions de bois et lions d'or, 1979), il affirme: ‘Celui qui connaît le français et aime lire est particulièrement privilégié, je dois quand même insister làdessus, car il a accès à la richesse presque inépuisable de la littérature produite jadis par les Français.’ L'oeuvre de Louis-Ferdinand Céline, un auteur qu'il admirait profondément et dont il avait lu dès 1940 Voyage au bout de la nuit, faisait pour lui indubitablement partie de cette richesse. Malgré les difficultés idiomatiques liées à l'usage de l'argot chez Céline, le roman produisit ‘une impression éblouissante’ sur le lycéen de dix-huit ans. ‘Voyage au bout de la nuit m'a fasciné comme un film’, rappelait-il en 1977. Il considérait Mort à crédit, qu'il lut juste trois ans plus tard, ‘comme un plus grand chef-d'oeuvre encore, si c'est possible, écrit dans une langue encore plus vigoureuse que la langue parlée la plus chargée d'émotion’ (Ik draag geen helm met vederbos - Je ne porte pas de casque empanaché, 1979). L'antisémitisme irraisonné de Céline, Hermans ne l'excuse pas, il le rapproche de la haine que l'écrivain français suscitait d'emblée - et peut-être, tacitement, de l'aversion qu'il provoquait lui-même.
A Paris, Hermans loua un appartement au 18, rue Théodule Ribot de 1973 à 1981. L'appartement où il s'installa ensuite au 86, avenue Niel est situé dans le même quartier tranquille. Hermans se promenait souvent dans le parc Monceau voisin quand il ne flânait pas aux Puces, à la recherche de vieilles machines à écrire dont il avait déjà une belle collection.
Le nouveau Parisien fut très satisfait au début, comme il apparaît dans les articles hebdomadaires qu'il commença fin 1973 à envoyer au journal Het Parool. ‘Plus mon séjour se prolonge, moins j'arrive à comprendre pourquoi tout le monde en Hollande n'a pas filé ici depuis longtemps’, écrit-il le 6 avril 1974. Il se félicitait de pouvoir habiter une belle ville d'une grande richesse culturelle. Lorsque le Centre Pompidou ouvrit ses portes en 1977, Hermans fut enthousiasmé par l'architecture extraordinaire de ce musée, ce qui ne surprend pas étant donné son goût pour les constructions singulières qui se manifeste également dans son oeuvre: ‘Le centre Pompidou me fait battre le coeur d'enthousiasme. C'est une chance
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Willem Frederik Hermans (1921-1995) © 2003 - H. Selleslags / SOFAM - Belgique.
considérable d'habiter dans une ville où l'on peut créer de telles merveilles’ ( Ik draag geen helm met vederbos).
Hermans et sa femme menèrent une vie paisible à Paris. Il se consacra à son oeuvre littéraire et collabora à quelques périodiques néerlandais. De temps à autre, il recevait la visite de quelques amis fidèles de Belgique ou des Pays-Bas. Les jeunes admirateurs venus en pèlerinage à son domicile n'osaient généralement pas sonner chez lui. Comme Hermans entretenait peu de contacts avec les Français, sa vie sociale à Paris était limitée, ainsi qu'il l'expliquait en 1993 dans une interview accordée à l'hebdomadaire Elsevier. ‘Je n'éprouve guère le besoin de me distraire en société, d'autant que les Français mettent un certain temps à introduire un étranger dans leur intimité. C'est avec le voisin du dessus que j'avais le plus de relations, un général à la retraite qui
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avait servi en Afrique; je m'attendais à des récits mouvementés, mais, là-bas, il s'était contenté de rester assis derrière son bureau à regarder les autres galoper sur des chameaux dans le désert’.
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Un écrivain peut-il entamer une liaison avec son héroïne?
Peut-être ce général a-t-il servi de modèle au vieux général de Au pair (1989). Le général n'est qu'un personnage secondaire. Le personnage principal, c'est Pauline, une jeune fille d'un mètre quatre-vingt-douze, âgée de dix-neuf ans, originaire de Flessingue, ville de la province de Zélande. Elle est présentée comme une enfant candide, totalement ignorante de la perversité qui hante les grandes villes. Elle va loger au pair afin de faire ses études à Paris, qu'elle a choisi de préférence à Amsterdam. Pauline a présent à l'esprit l'exemple épouvantable de sa cousine qui cohabite avec le linguiste et batteur, Bart Bram, dans un squat à Amsterdam. L'équipement sanitaire y est rudimentaire et les autres squatters sont cause d'une gêne considérable. Pauline décide de chercher son salut à Paris. Hélas, elle se retrouve embarquée dans la situation qui lui a fait fuir son pays. Logée au dernier étage, dans la chambre de bonne d'un ménage d'avocats, elle est dérangée par les autres locataires, Africains et Arabes, qui déversent sur elle des torrents de musique à quatre sous. Il n'y a même pas de WC convenable et on lui pille ses bagages. La musique arabe qui l'empêche de dormir la lance dans des considérations linguistiques. Une conclusion s'impose: il ne faut pas fuir le pays d'origine.
Son séjour rue Verniquet, chez le couple d'avocats, est de courte durée. Monsieur et Madame se comportent comme des sauvages (le maître de maison est même comparé à un néandertalien), si bien que Pauline décampe. Ce sont les grossières tentatives d'approche du fils de la maison, un gamin précoce pour son âge, qui lui fournissent le prétexte pour partir. Madame prend le parti de son chouchou non sans évoquer la moralité douteuse qui règne aux Pays-Bas ‘où les filles de joie sont nues derrière les fenêtres le long des canaux! Et pas seulement celles qui font ce métier! Je n'y suis jamais allée, mais je lis les journaux. Je ne sais vraiment pas ce que sont devenues les idées sur l'éducation depuis l'apparition des provos. Des idées dépravées, pour mettre les points sur les i.’
Le cauchemar de Pauline a l'air de se changer en conte de fées quand elle se rend à sa deuxième adresse à Paris, au service d'un général décrépit qui habite avec sa famille un immeuble luxueux, rue Guynemer, près du Luxembourg. Elle est choyée comme dans un rêve.
Dans Au pair, Pauline incarne le thème dominant de l'oeuvre de Hermans: la réalité échappe à la connaissance. Comme le dit le narrateur dans le roman: ‘La réalité se tait. Elle ne montre que ce que nous voyons et elle n'exprime rien. Elle n'apporte à nos questions que les réponses que nous formulons nous-mêmes, celles-ci étant pour une grande part en désaccord avec la vérité’.
Le destin de Pauline dans Au pair illustre cette vision du monde. Poussée par le désir de rendre le bien qu'on lui a fait, elle apporte clandestinement une valise pleine de billets à une banque du Luxembourg. Cet argent provient de la fortune d'un voisin juif disparu pendant la guerre, dont le général a assuré la gestion. Le capital considérablement accru par de bons placements revient de droit à un SS. Le général choisit néanmoins une destination humanitaire mais illégale. Pauline promet son concours.
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Photo prise par Willem Frederik Hermans et parue dans ‘Koningin Eenoog’ (Reine borgne), De Bezige Bij, Amsterdam, 1986.
Dès le début, l'expédition de Pauline est marquée par des événements, des erreurs et des péripéties imprévues. Pour couronner le tout, elle apprend que, sans le savoir, elle a livré l'argent à un colonel des SS. On voit celui-ci sur le point de mourir de surexcitation, tout comme il est arrivé au général lorsque Pauline lui a parlé de cet héritier. Entre le général près du Luxembourg et le colonel à Luxembourg, Pauline n'a pas fait beaucoup de chemin.
Ce qui s'est passé exactement lors du transfert de l'argent reste obscur pour Pauline comme pour le lecteur, mais il est certain que l'on a abusé de sa candeur. Elle rompt avec la famille du général.
La prédiction de l'homme qu'elle avait rencontré en se rendant à sa deuxième adresse ne s'est donc réalisée qu'en partie. Voici comment il avait été décrit: ‘C'était un homme rasé de près, aux cheveux grisonnants peignés en arrière. Il portait des lunettes à monture d'écaille et ressemblait à quelqu'un qu'elle avait déjà vu, mais sans en être vraiment sûre. Il n'avait pas un de ces visages naturellement aimables.’ Dans cet homme, un Néerlandais, qui va plus tard suggérer qu'il lui inspire ce qu'elle pense, il est facile de reconnaître l'écrivain W.F. Hermans qui vient d'entrer dans son oeuvre. Paris prend ainsi dans le roman le statut de réalité littéraire de fiction. L'écrivain assure à sa créature: ‘A partir de maintenant, beaucoup de choses vont s'arranger. J'ai de très beaux projets pour toi.’ Mais, comme il est apparu précédemment, Hermans ne peut pas assurer le succès de ce que Pauline a entrepris.
A la fin du roman, un Néerlandais, qui rappelle irrésistiblement l'écrivain du paragraphe précédent, s'adresse à elle. Ce ‘monsieur âgé’ la voit assise au Café de la Mairie, au coin de la rue des Canettes et de la place St-Sulpice. Elle est en train pour la cinquième fois de relire Madame Bovary, qui n'est pas par hasard sa lecture favorite. Selon le Néerlandais, l'histoire d'Emma Bovary
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n'aurait pas nécessairement pris un tour aussi triste si Flaubert était entré dans son propre livre pour entamer une liaison avec son héroïne. Pauline objecte qu'Emma l'aurait peut-être éconduit. En effet l'écrivain n'a pas le pouvoir de plier sans limites sa création à sa volonté. Dans celle de Flaubert, tout était réglé pour qu'Emma soit malheureuse.
Ainsi l'écrivain perd son pouvoir sur sa propre créature, comme le créateur de Pauline va en faire l'expérience également. A la fin du roman, Pauline croise ses jambes, ce qui lui procure une sensation très forte. ‘Elle sentait la face interne de ses cuisses, qu'elle tenait serrées, glisser sans résistance l'une contre l'autre, sans rien entre elles que le mince nylon de ses bas. Elle entendit crisser le tissu électrisé. C'était comme si ses cuisses éprises l'une de l'autre se fussent promis de ne jamais se séparer, protégées par la chaleur de leur amour’. La pure et virginale Pauline est inaccessible pour son créateur. Il ne reste à celui-ci qu'à se résigner et à sortir du roman, ce qu'il fait d'ailleurs dans la dernière phrase: ‘Il poussa un soupir et, sur un signe de tête jovial, prit congé d'elle’.
De même que l'écrivain ne peut à son gré intervenir dans Au pair, de la même façon, il subsistera toujours une distance entre Hermans et Paris. ‘Je suis resté un étranger, un touriste’, déclarait-il, sans en être d'ailleurs attristé. Aussi n'est-ce pas la raison qui le fit déménager à Bruxelles fin 1991, après un séjour de dix-huit ans dans la capitale française. Il voulait habiter plus près de son fils et de son petit-fils d'autant que le loyer de son appartement était devenu peu à peu très onéreux. En outre, Hermans et sa femme avaient été attaqués en 1988 par un déséquilibré d'origine néerlandaise, et ce, chose plutôt inquiétante, vers l'époque où avait paru son recueil d'essais Door gevaarlijke gekken omringd.
Trois ans et demi plus tard, Willem Frederik Hermans mourait le 27 avril 1995 aux Pays-Bas, à l'hôpital universitaire d'Utrecht. En fin de compte, la patrie, qui n'avait jamais disparu définitivement pendant les années parisiennes, avait tout naturellement repris le dessus.
G.F.H. Raat
Attaché à la section de langue et de littérature néerlandaises de l'‘Universiteit Amsterdam’.
Adresse: Mariënstein 113, NL-1852 SJ Heiloo.
Traduit du néerlandais par Lucette Lequin. |
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