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Histoire de la littérature flamande (1849)

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Histoire de la littérature flamande

(1849)–F.A. Snellaert–rechtenstatus Auteursrechtvrij

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Quatrième époque.

L'histoire eut rarement à inscrire dans ses fastes une révolution plus noble dans ses principes, plus glorieuse dans ses actes, plus belle dans ses résultats que l'insurrection des Pays-Bas contre la domination de l'Espagne. Jamais révolution n'avait affecté aussi profondément l'esprit du peuple, jamais bouleversement politique n'avait été dirigé dans un tel sens d'unité nationale par tous ceux dont l'intelligence s'élevait au-dessus du vulgaire. Mais hélas! les passions humaines, plus encore que le génie militaire de l'ennemi commun, firent qu'une partie seulement du pays recueillit les fruits de ces efforts gigantesques. Les forces morales changèrent de

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point d'appui, et les provinces qui les premières avaient expulsé le peuple tyran, retombèrent successivement sous le joug, perdant à la fois, avec la liberté, leurs plus illustres enfants et le bienfaisant exemple du génie.

Plus le seizième siècle avançait, plus dans les provinces flamandes l'émigration prenait un aspect effrayant. Avant l'arrivée du duc d'Albe, elle était peu considérable eu égard à la grande population du pays: à l'arrivée de ce gouverneur sanguinaire ce fut une proscription, une fuite générale continuée pendant plusieurs années, et entraînant d'abord les hommes de capacité et de talent. Les ordonnances du prince de Parme contribuèrent à dépeupler nos provinces; chaque fois qu'une ville tombait en son pouvoir, il accordait à ceux qui restaient attachés au culte réformé, un délai de deux années pour quitter le pays. La cour de Madrid préférait faire un désert de notre belle patrie, plutôt que d'accorder la liberté de conscience. Aussi l'aspect du pays était-il désolant: dans la métropole de la Flandre, les chevaux paissaient l'herbe dans les rues naguère les plus commerçantes, et les loups étaient littéralement maîtres du plat pays autour des villes. Six mille familles gantoises reçurent leurs passe-ports. Richesses et talents, tout s'était retiré devant l'ennemi pour

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aller vivre en paix et sans entraves au delà de l'Escaut et de la Meuse. A la fin du siècle, les Provinces-Unies s'étaient enrichies d'un nombre considérable de prédicateurs, de théologiens, d'instituteurs, d'imprimeurs, de peintres, de graveurs, de mathématiciens, de médecins, d'avocats, de diplomates, d'amiraux, d'officiers supérieurs, d'historiens, de poëtes, tous Flamands ou Brabançons. La seule université de Leyde accueillit successivement dix-sept professeurs, appartenant par la naissance aux provinces méridionales. La noble famille de Damman, de Gand, compta parmi ses membres sept prédicateurs, dont la plupart émigrèrent en Hollande. Marnix, de Menin, Aertsens étaient comptés au nombre des plus habiles diplomates; ils furent employés dans différentes ambassades. Les nobles familles des Van der Aa, des d'Andelot, des Boisot, des Van Dorp, des de Fiennes, des de Loen, des de Mérode, des Van Zuylen et tant d'autres, comptèrent dans leur sein des hommes qui jusqu'au dernier soupir combattirent sur terre et sur mer pour l'indépendance de tous les Pays-Bas.

Cette foule d'hommes de tout rang et de toute condition contribuèrent beaucoup au progrès de la civilisation concentrée dans un seul foyer, à cet élan de nationalité qui mit bientôt les Provinces-Unies au premier rang des peuples modernes et

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qui rendit en même temps leur littérature digne d'une nation si remarquable. Aussi les villes rivalisèrent-elles avec les États-Généraux pour y acclimater ces milliers de nouveaux citoyens. Beaucoup d'entre eux avaient été membres de chambres de rhétorique: les villes de Hollande en instituèrent chez elles de nouvelles, distinguées des corporations indigènes par le nom de chambres flamandes ou brabançonnes. On en compta à Amsterdam, à Haerlem, à Leyde et à Gouda. Sous le rapport de l'art, ces chambres restèrent dans l'ornière tracée par Casteleyn, dont les ouvrages, ainsi que ceux de plusieurs autres poëtes de l'époque précédente, furent réimprimés à différentes reprises à Rotterdam; elles s'occupèrent plus spécialement de l'éclat des concours et des fêtes publiques que de l'étude approfondie de la langue et de l'essence de l'art poétique et oratoire. Toutefois si leur progrès était peu sensible sous le rapport de la forme - et en ceci les chambres hollandaises étaient aussi peu avancées que celles des émigrés - elles possédaient à un haut degré le sens national. La chambre brabançonne d'Amsterdam wt levender jonste (la générosité l'anime) rivalisait dans l'art dramatique avec les plus illustres institutions indigènes, et ce fut elle qui encouragea les premiers essais de Vondel, le prince des poëtes néerlandais,

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originaire d'Anvers, mais né accidentellement à Cologne, où ses parents s'étaient d'abord réfugiés. Outre Karel Van Mander, que j'ai fait connaître dans l'époque précédente, les plus connus parmi les poëtes rhétoriciens émigrés de ce temps, sont: Zacharie Heyns, Jean Colm et Abraham de Koningh.

Zacharie Heyns, né à Anvers en 1570, était fils de Pierre Heyns, qui lui légua l'amour de l'archéologie et de la géographie. Il était de sa profession imprimeur et graveur. Ayant passé en Hollande, il s'établit d'abord à Amsterdam, puis à Zwolle, où il mourut en 1640. Il composa divers recueils de poésie didactique, dans lesquels on rencontre un heureux mélange d'érudition, de saine philosophie et de poésie simple. Il déploya en outre une rare activité pour le théâtre: il écrivit plusieurs drames et spelen van sinne qui furent pour la plupart représentés par la chambre brabançonne d'Amsterdam et par la chambre flamande de Haerlem.

Avec la renaissance de notre littérature, il se fit un changement notable dans la forme des jeux scéniques. L'action des personnages allégoriques était une vive allusion aux vices du siècle: dans le nouveau drame ce rôle fut insensiblement abandonné à des gens du peuple et débité dans leur jargon ordinaire, ce qui rendit le contraste frappant et jeta sur le tableau une piquante variété de

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couleurs. Le drame d'alors était une représentation parfaite de la société; on y contemplait l'homme dans les différentes phases de sa civilisation; le grand momentanément dépouillé de son masque de convention, le peuple montrant à travers ses moeurs grossières les sentiments les plus nobles.

A cet effet on s'appropria le choeur grec, comme le firent alors les Anglais, qui ne tardèrent pas à l'abandonner. Toutefois le choeur servit moins à traduire à l'auditoire les sentiments intimes des principaux personnages, qu'à tirer de leurs actions des maximes de morale. C'est ce dernier but que l'on eut surtout en vue dans le dernier choeur, nommé par Vondel la moralisation du jeu.

Les principaux poëtes entrés dans la nouvelle voie dramatique furent Hooft, Coster et Bredero. Le premier, dont la renommée est plus générale comme historien, et sur lequel il nous faut revenir, fit paraître son Gerard Van Velsen en 1613, la même année où Coster publia son Tijsken van der Schilden. Coster est le véritable créateur du théâtre d'Amsterdam. De son temps les pièces y furent représentées par les deux chambres brabançonne et flamande et par l'ancienne chambre indigène. Coster qui, de concert avec Bredero, avait prêté son concours à cette dernière, érigea à ses frais une nouvelle chambre, nommé l'Académie de Coster:

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elle fut installée en 1617; mais des dissensions graves étant survenues entre l'ancienne et la nouvelle chambre, le magistrat crut devoir intervenir. En 1632 les deux institutions furent réunies; on leur bâtit un nouveau théâtre, qui fut inauguré en 1638 par la représentation du Gisbert Van Amstel de Vondel.

Du temps de Colm et de de Koningh, la chambre brabançonne lutta dignement avec la chambre ancienne et avec l'académie de Coster. Sous le rapport de l'art, le premier de ces deux auteurs dramatiques mérite à peine une mention: sa versification est roide et son style obscur. Contrairement à la généralité de ses contemporains il préféra au choeur les personnages allégoriques. De même que Hooft, il dédaigna d'introduire dans la tragédie des personnages satiriques. Cette nouveauté fut essayée par de Koningh et mise en principe par Bredero.

En réalité il semble plus conforme à la nature humaine d'envisager parfois d'un oeil riant celles de nos actions qui mènent aux plus tristes résultats. Il est d'une heureuse organisation de pouvoir quelquefois se moquer de bon coeur du sort, et le rire sardonique du malheur - la situation la plus tragique peut-être où l'âme puisse arriver - n'est pas éloigné du regard profond qu'on plonge dans le coeur humain et dans la marche du destin. C'est par

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cette voie que l'Angleterre acquit son Shakespeare, le génie tragique par excellence, au moins parmi les modernes.

Dans les Pays-Bas, Bredero porta ce genre à son plus haut période. Cet écrivain sut représenter si fidèlement l'action de la vie, puiser si adroitement le tragique dans les événements du domaine journalier, jeter partout tant de jovialité cordiale, tant de bonne humeur, que nous regrettons franchement de ne pas voir sa manière, dans un sens général, se soutenir au théâtre. Un défaut capital de notre caractère national en fait de goût, c'est d'osciller entre les différents systèmes de l'étranger, c'est de se laisser dominer par un esprit étroit qui juge ses propres génies d'après le goût dominant chez d'autres peuples. C'est ainsi que tomba Bredero, c'est ainsi que tomba Vondel même, et plus tard tous ceux dont les écrits ne s'accommodaient pas au joug de Boileau. Peut-être la tragédie de Bredero a-t-elle péri dans l'accusation qu'on éleva contre ses comédies et ses farces. Celles-ci représentaient les moeurs du jour avec une licence tout-à-fait en opposition avec les idées d'aujourd'hui, mais qui alors était moins choquante. Il est vrai, on fulmina contre le poëte du haut de la chaire; mais Bredero allégua pour sa défense l'exemple des anciens, qu'on offrait partout à la jeunesse comme les modèles en

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fait d'art et de goût. La guerre contre les auteurs dramatiques était d'ailleurs plus générale: le théâtre et la chaire alors étaient deux camps ennemis, se renvoyant l'un à l'autre un feu meurtrier. Cette guerre prit un caractère d'aigreur extrême lorsque en 1630 Coster fit remettre en scène sa tragédie d'Iphigénie, dirigée contre le clergé d'Amsterdam. De même Vondel eut à soutenir une lutte terrible, non-seulement pour son Palamède, mise en scène déguisée de la mort d'Oldenbarneveld; mais la tragédie de Lucifer fut éloignée du théâtre par l'influence du clergé dominant, bien que dans la lutte la régence de la ville se déclarât en faveur des poëtes. Vondel au moins n'aurait pas dû rencontrer d'obstacle; d'un côté, il porta sur la scène l'art classique pour autant que celui-ci pouvait se concilier avec les idées chrétiennes, d'une autre part ses pièces découlaient d'un principe, qui était aussi celui de la réforme; elles étaient tirées pour la plupart de l'histoire de la Bible. Les babitants d'Amsterdam, ayant tout gagné au nouvel ordre de choses, se complaisaient dans le reflet de la jeunesse exubérante de cette métropole devenue subitement si forte; mais Vondel était l'enfant du malheur, né sur le sol étranger et proscrit de la ville de ses pères. La Bible était la grande consolatian des réfugiés, et Vondel prévint les

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besoins de ses compagnons d'infortune en puisant de préférence les sujets de ses tragédies dans les livres saints.

Sous ce rapport Abraham de Koningh peut être envisagé comme le précurseur de Vondel. S'étant soustrait de bonne heure aux poursuites du duc d'Albe, lui aussi trouva sa plus douce consolation en traitant pour le théâtre des sujets bibliques. Ses trois tragédies: Achab, Jephté et Samson, dont la première fut jouée en 1612, ne méritent pas le complet oubli où elles sont tombées. Néanmoins ce n'est que par le choix des sujets que les pièces de de Koningh ont quelque rapport avec celles de Vondel. A l'exception de Colm et de deux ou trois autres poëtes dramatiques, on employait généralement le choeur; mais Vondel s'est rapproché le plus des tragiques grecs, pour la belle poésie dont il a relevé l'action, pour l'élan sublime qu'il a imprimé aux choeurs. Il avait strictement accepté les régles d'Aristote, sauf l'unité de lieu. Les autres poëtes dramatiques ne tinrent aucun compte de ces règles, les uns par ignorance, les autres par mépris de ce qu'ils appelaient pédantisme, mais surtout, il me semble, parce qu'on comprenait autrement le plaisir qui doit résulter du développement d'une action. Les maîtres grecs se pénétraient d'abord des infortunes d'un héros pour

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les combiner dans une action poétique, la lutte de ce personnage écrasé finalement sous l'arrêt du destin; ils développaient ainsi deux sentiments des plus tragiques, la crainte et la compassion. Vondel arriva au même résultat quoiqu'il n'eût pas le Destin à sa disposition. Il eut recours à la providence divine, aussi bienfaisante que la conception païenne est cruelle; mais dans la lutte cette providence laisse à l'homme moins de liberté, et pour cette raison même la situation du héros affecte moins les sentiments élevés du spectateur. Il est peut-être à déplorer qu'un génie aussi sublime que Vondel ait cru la tragédie grecque la seule rationnelle, et n'ait pas tenté d'autres voies pour arriver au même but. De tous les pays de l'Europe c'est certes aux Pays-Bas que la tragédie grecque est le moins applicable: nulle part le peuple ne sent moins qu'il y a une distance réelle entre lui et le trône. Avec une telle disposition la tragédie grecque est impossible. Aussi ses plus grands partisans en apparence n'en conservèrent pour ainsi dire que les choeurs. Tels furent Guillaume Van Nieuwelandt, d'Anvers, et Jean de Valckgrave, médecin à Courtrai, les seuls qui dans les provinces espagnoles se soient rapprochés de la manière grecque. Tous deux rejetèrent l'unité de temps et de lieu: Van Nieuwelandt finit même sa carrière dramatique comme il l'avait commencée

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- il s'éloigna le plus possible de la conception grecque du drame. Il appela à son secours des personnages allégoriques, et rendit à l'amour une couleur tout-à-fait chevaleresque.

Dans les premières années du dix-septième siècle surtout, de grands efforts furent faits pour donner à la langue des formes plus libres, plus élégantes, pour lui rendre cette fixité dont elle avait été dépouillée sous la maison de Bourgogne. Un travail sous ce rapport, intéressant au plus haut degré, est la traduction de la Bible en langue vulgaire. C'est par la traduction des livres saints que Luther fixa le haut allemand; c'est à un travail analogue que notre langue doit en grande partie sa forme actuelle. Après beaucoup d'essais infructueux, tentés à la fois par des savants isolés et par des autorités ecclésiastiques, le synode général de Dordrecht décida en 1618 qu'une traduction serait faite sur les textes originaux hébreu et grec, comme Marnix l'avait commencée; mais celui-ci avait dû laisser son travail inachevé à cause de son grand âge et fonctions importantes auxquelles il fut appelé. Les nouveaux traducteurs, suppléants et réviseurs appartenaient pour la plupart aux émigrés flamands et brabançons: c'étaient Baudaert, de Deynze; Thys, d'Anvers; Faukeel, de Bruges; Walaeus, de Gand; Van Kerckhoven, surnommé Polyander,

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de Gand; Plancius, de Dranoutre, près d'Ypres; Sebastiain Damman, de Gand, et Gommarus, de Bruges, le chef de ce parti célèbre qui fit admettre ses dogmes comme religion d'État. La traduction fut achevée par deux Flamands: Baudaert et Walaeus, et deux Hollandais: Bogerman et Hommius. Ainsi était écartée toute idée de faire prédominer l'un des dialectes sur l'autre. Tous ces hommes, dévoués à l'oeuvre fondamentale de notre nouvel édifice linguistique, étaient également attachés au haut enseignement ou jouissaient, comme littérateurs et savants, d'une grande considération. Baudaert était connu entre autres par une histoire générale écrite d'un style clair et précis, Thys par plusieurs ouvrages de controverse et d'histoire. Plancius, le premier professeur de navigation à Amsterdam et le fondateur de la marine hollandaise, mérite d'être cité dans les sciences mathématiques et physiques, comme digne émule de Simon Stevin, cet illustre savant qui vengea si noblement sa langue maternelle, et auquel la ville de Bruges, sa patrie, après deux siècles d'oubli, vient enfin d'ériger un monument.

A ce même synode de Dordrecht, les états des Provinces-Unies nommèrent pour leur secrétaire, un autre Flamand célèbre, Daniel Heinsius, né à Gand en 1580. Spécialement connu dans la

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république des lettres comme philologue et auteur d'ouvrages latins, il ne mérite pas moins d'éloges pour ses écrits flamands, surtout pour le grand pas qu'il fit faire à la versification. Dès la fin du seizième siècle, le besoin d'un rhythme noble et énergique s'était fait sentir. Le refrain avec sa mesure inégale ayant trop peu de gravité pour cette époque de lutte gigantesque, et l'ancien vers héroïque étant oublié, on adopta l'alexandrin. Le premier qui paraît l'avoir employé, est Jean Van der Noot, de la noble famille brabançonne de ce nom, mort à Anvers en 1590. Cette nouvelle versification passa bientôt en Hollande, où le sire Jacques Duym, né à Louvain et résidant à Leyde, fut un des premiers à l'adopter. Mais Duym était meilleur patriote que versificateur, et il fallut l'oreille musicale et le génie poétique associés à l'esprit philologique de Daniel Heinsius, pour rendre au lourd alexandrin l'harmonie propre à le faire goûter des oreilles néerlandaises. Quoique Heinsius se vouât particulièrement à la littérature classique, sa poésie nationale fit époque non-seulement pour la versification, mais aussi sous le rapport de la pensée et de l'expression. Il eut même la gloire de voir les Allemands du nord se prendre d'enthousiasme pour sa douce poésie et former sous la conduite d'Opitz l'école silésienne, qui compta

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plusieurs hommes remarquables. Ce n'est pas que l'exemple de Heinsius fut tout-à-fait favorable à la littérature nationale; je l'envisage, au contraire, comme ayant exercé une influence fâcheuse, en ce sens que ce grand homme, imbu d'idées grecques et romaines, habilla en jolis vers flamands, des pensées éminemment classiques. Il négligea, ou plutôt par une conséquence de son éducation, il ignora le véritable génie national, et comme il était un des oracles du monde savant, son exemple fut contagieux. Depuis lors la littérature ne cessa d'être dominée par un esprit essentiellement classique, qui nous dota de maint excellent ouvrage soit en prose soit en vers, mais dont les hommes les plus judicieux, parmi les imitateurs de l'antiquité, ne cessent de déplorer le règne si longtemps exclusif.

Heinsius fut au nombre des poëtes qui cultivèrent l'amitié des deux soeurs Marie-Tesselschade et Anna Visscher, les filles de ce Roemer Visscher, que nous avons déjà classé parmi les restaurateurs de la littérature. C'étaient deux jeunes personnes, joignant aux qualités les plus aimables, au plus noble caractère, les talents les plus variés. Possédant à fond plusieurs langues, cultivant avec succès la poésie nationale, excellentes musiciennes et douées d'un talent particulier d'écrire et de peindre sur verre, sur elles planait quelque chose d'idéal

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qui leur attirait l'amour et l'admiration. C'étaient Heinsius et Cats, c'était Hooft, c'était Vondel, c'étaient Van Baerle, Huygens, l'élite du Parnasse néerlandais, qui briguaient la compagnie artistique de ces deux jeunes filles restées simples et modestes au milieu des exagérations de l'enthousiasme. Longtemps elles furent l'ornement des nombreuses fêtes littéraires que Hooft donna en son château de Muiden, près d'Amsterdam.

Ce château était un véritable temple érigé à l'urbanité et au bon goût. Ces deux vertus auxquelles, pendant son séjour en Italie, Hooft avait voué un culte spécial, trouvèrent de nobles et dignes prêtresses dans les deux femmes que le poëte avait successivement épousées, et qui unissaient toutes les qualités du coeur et de l'esprit aux formes les plus splendides des filles du Nord. C'étaient deux Anversoises, Christine Van Erp et Eléonore Hellemans. Cette dernière surtout fut l'objet constant des éloges des nombreux poëtes commensaux du château de Muiden; ces éloges l'accompagnèrent après la mort de son époux; ils suivirent jusqu'à son tombeau la compagne du plus aimable de nos poëtes érotiques. La destinée de ces époux offre un contraste heureux avec celle de Laure et de Pétrarque.

Hooft forma avec Vondel et Cats le triumvirat

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Une Fête chez Hooft.


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qui domine l'âge d'or de la littérature néerlandaise. C'était sous le stathoudérat du prince Frédéric-Henri (1625-1647). Toute la littérature du dix-septième et du dix-huitième siècle se rattache à ces trois génies, chefs de trois écoles. Généralement moins apprécié en Belgique que ses deux rivaux, Hooft cependant réclame à plus d'un titre une étude approfondie. Sa poésie gracieuse et suave, pleine de douceur et d'harmonie quand il s'inspire aux attraits de la beauté ou aux charmes de la vie champêtre, s'élève dans la tragédie au sublime de la pensée, et se rehausse par la hardiesse et la vigueur de l'expression. Mais dans cette phalange brillante, Hooft se distingua moins par son auréole poétique que par son génie d'historien. Sa versification se ressent par trop de ce premier temps de la renaissance, alors que l'expression, incertaine encore, flottait entre deux systèmes. D'ailleurs il n'est pas tout-à-fait à l'abri du reproche d'avoir imité les Italiens jusque dans le clinquant de leur poétique. Pour apprécier le châtelain de Muiden dans toute sa grandeur, il faut le connaître par ses ouvrages en prose, surtout par ses travaux historiques: La vie de Henri IV, Les calamités nées de l'élévation des Médicis, et en particulier l'Histoire des Pays-Bas. Avant lui la noble lutte contre l'Espagne avait occupé plus d'une plume

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remarquable, celle entre autres du célèbre Anversois Van Meteren; mais aucun historien national ne possédait un style sur lequel il pût convenablement se modeler. Hooft, historien, étudia les anciens, comme, poëte, il s'était enivré aux accents italiens. Il prit Tacite pour modèle; après l'avoir lu et relu plus de cinquante fois, il traduisit d'abord cet historien énergique et concis. On adresse à l'historien néerlandais le reproche d'être souvent obscur comme son modèle, à force de vouloir se montrer concis; mais que ne gagne-t-il pas d'un autre côté en expression! Sous ce rapport Hooft n'a pas encore été égalé, et les autres nations possèdent très-peu d'historiens à lui opposer pour l'énergie et la vivacité. Plein de dignité, de philosophie, Hooft reste partout à la hauteur de son sujet; admirable dans ses tableaux, il a le mérite d'être judicieux dans l'appréciation des causes et des effets; et quoiqu'il ne soit pas appelé à jouir jamais de la popularité, ses écrits sont destinés à vivre aussi longtemps que la langue dont il s'est servi.

Hooft naquit à Amsterdam, en 1581, et mourut en 1647, peu de temps après le prince Frédéric-Henri, à qui il avait dédié son histoire des Pays-Bas, et quelques mois avant le traité de Munster, qui consolida l'existence de la république des Provinces-Unies. Vondel vit le jour en 1587. Il n'eut

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pas, comme son émule, le bonheur de recevoir une éducation soignée: mais la nature l'avait doué d'une âme de feu, d'une imagination impressionnable; les circonstances dans lesquelles il passa sa jeunesse exaltèrent cette imagination au point de le rendre le plus sublime poëte des Pays-Bas. Vondel débuta sur le théâtre brabançon d'Amsterdam par des pièces assez faibles, qui furent bientôt oubliées pour des chefs-d'oeuvre de premier ordre. Dans ses conceptions il s'inspira avec habileté des graves événements de l'époque. Il était l'homme d'action de son temps; tantôt, par sa tragédie de Palamède, il faisait une sanglante satire de l'exécution de Barneveld, tantôt il lançait les foudres de son indignation sous le nom de harpon (Harpoen), ou sous celui d'Étrille (Roskam) et de Rommelpot, il mettait au pilori les vices et les ridicules du jour; d'autres fois il chantait les héroïques exploits du prince d'Orange, de Ruyter et de Tromp. Il cultiva différents genres avec un égal bonheur. D'une naïve simplicité devant le berceau d'un enfant, il s'élevait comme l'aigle altier devant un beau fait d'armes. Nous avons déjà eu occasion de parler de ses tragédies; nous ajouterons que parmi les choeurs on rencontre des odes sublimes, comparables aux plus beaux morceaux des temps anciens et modernes; tels sont le choeur des anges dans

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Lucifer, pièce remarquable par la simplicité du plan et la hardiesse de l'exécution, et le choeur des Clarisses dans Gysbert d'Amstel. Dans ses tragédies Vondel sut donner au vers alexandrin cette variété de texture qui seule le rend digne du sujet, et sous ce rapport, aussi bien que pour l'expression, il n'eut pas d'égal parmi ses contemporains. Comme poëte, Vondel n'est pas sans défauts, et ses oeuvres ont rencontré d'impitoyables critiques. Mais en dépit des attaques systématiques et malgré l'espèce de conspiration pour rabaisser le prince des poëtes au siècle d'or de la littérature néerlandaise, Vondel conserve encore son sceptre, et l'étude comparée des littératures ne fera que sanctionner un jour le jugement rendu par tous les amis du beau.

De tous les émigrés ou descendants d'émigrés, établis en Hollande, Vondel était peut-être le plus tolérant pour les dogmes catholiques. Ce n'était pas à cette époque un mérite que de se montrer religieux, tout le monde l'était réellement; ce motif ne peut donc avoir porté Vondel, parvenu à un âge avancé, à se convertir au catholicisme. Quoi qu'il en soit, ce ne furent ni les honneurs, ni les emplois, ni la flatterie qui influencèrent sa décision: ce fut plutôt le courant de son génie poétique qui l'y porta. Déjà depuis longtemps il avait publié les

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Mystères de l'Autel (Altaergeheimenissen), poëme didactique en trois livres, tout-à-fait en faveur du catholicisme. Après cet acte qui fit tant de bruit et qui lui aliéna plusieurs de ses amis, il composa le Saint Jean le précurseur (Johannes de boetgezant), poëme historique en six livres. Il acheva aussi quelques chants d'une vaste épopée, la Constantiniade, dont le sujet était la conversion au christianisme de Constantin le Grand; ce fragment est perdu. Dans ces poëmes et autres du même genre on voit le génie poétique de Vondel se développer dans toute sa splendeur, étonnant surtout par sa facilité à répandre les plus brillantes couleurs sur les sujets les plus arides.

Vondel avait quatre-vingt-onze ans quand il s'éteignit doucement le 5 février 1679. Cats vécut jusqu'à l'âge de quatre-vingt-trois ans. Il était né en 1577. Les qualités par lesquelles se recommandent les écrits de ce poëte sont d'une toute autre nature que celles de ses deux rivaux. Ici point de force, rien de cette énergie herculéenne, rien de ces tableaux qui inspirent la terreur, qui vous entraînent à travers le sang et les larmes, rien de ces métaphores conçues dans l'exaltation du sentiment. Chez Cats tout est calme: sa poésie ressemble au ruisseau limpide qui coule sans bruit sur le sol uni de Zorgvliet. C'est le poëme

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didactique dans sa plus simple et sa plus naïve expression. Moins prodigue d'exaltation poétique, Cats s'acquit bien plus de popularité que ses deux rivaux. Depuis deux siècles les oeuvres de ce poëte, appelées si naïvement par le peuple ‘le livre de Cats’ se trouvent aussi bien dans la cabane du pêcheur et dans la chaumière de l'homme des champs que dans la bibliothèque du savant et du riche: on est allé jusqu'à les appeler la Bible des ménages, éloge en certains points digne de ces productions émanées d'un coeur aimant, d'une pensée profonde et sage. Quel est le Flamand, quel est le Batave, dont Cats n'ait soutenu les pas dans la voie pénible de la vie? Quelle est la femme dont Cats n'ait consolé les chagrins?

Qu'on ne se représente pas le poëte de Zorgvliet comme un anachorète, élaborant au fond de sa retraite ses sombres préceptes. Par goût et par position, Cats était un des hommes les plus sociables de la république. Sorti d'une famille distinguée de la Zélande, il s'éleva par degrés à la première dignité de l'État, celle de pensionnaire de Hollande, titre équivalent à celui de premier ministre, et qu'il conserva pendant quinze ans, jusqu'au jour où, sur sa demande, il reçut sa démission honorable, pour se voir remplacer par le célèbre Jean De Wit. Cats était un des avocats les plus habiles et un des

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hommes les plus érudits de son temps. Promu hors de son pays (à Orléans) au grade de docteur en droit, employé dans différentes ambassades, en relation avec des gens de toute condition comme grand propriétaire, comme avocat et comme homme public, il acquit une immense connaissance des hommes et des choses.

Voilà l'homme qui, sans éclipser personne, acquit une popularité sans exemple dans les littératures modernes. Écrivant avec une rare facilité et préoccupé jusqu'à son lit de mort de la civilisation morale de ses semblables, Cats publia un grand nombre d'ouvrages, parmi lesquels l'Anneau nuptial (Trou-ring), et le Mariage (Houwelyck) sont les principales. L'Anneau nuptial est une suite d'aventures amoureuses et conjugales, pleines d'intérêt et d'instruction; le Mariage dépeint les différentes phases de la vie de la femme en six tableaux portant les titres de: Vierge, Amante, Fiancée, Épouse, Mère et Veuve. Ces deux poëmes sont entremêlés de prose, ce qui leur donne une physionomie toute particulière. Par cet artifice, la monotomie des récits, qui s'étendent parfois au delà des bornes et à laquelle se prête singulièrement la versification toute particulière de Cats, est habilement rompue pour faire place à une agréable variété. Près de descendre dans la tombe,

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ce même Cats, cet homme à l'âme candide qui, recevant sa démission de grand pensonnaire, se jeta à genoux en plein conseil des États-Généraux pour remercier le Tout-Puissant, de ce qu'il daignait lui accorder le repos, Cats, disons-nous, rédigea ses Confessions, empreintes d'une aimable naïveté et remplies de leçons de vie pratique, dernier legs de cet homme dévoué à la patrie et à l'humanité, dernier acte d'une existence consacrée tout entière à mettre en harmonie les jouissances de la vie avec les devoirs envers la société. Cats est par excellence le poëte de l'homme de bien.

Ici, je termine cette rapide esquisse sur les trois grands types qui se formulèrent, au commencement du dix-septième siècle, dans la littérature néerlandaise: Hooft, Vondel et Cats. Ces trois génies eurent chacun leur école, d'où sortirent des écrits remarquables pour le style et la pensée. Le plus célèbre historien nourri à l'école de Hooft est Gérard Brandt, l'auteur de l'Histoire de la réforme et de La vie de De Ruyter; cet écrivain donna à la patrie trois fils dignes émules de leur père. Parmi les nombreux imitateurs de Vondel, celui qui le suivit de plus de près fut Antonides, auteur d'un poëme qu'on pourrait appeler épique, en l'honneur de la ville d'Amsterdam et de son commerce, intitulé De Ystroom (la rivière de l'Y). Dans ce

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poëme on admire la hardiesse de conception et l'énergie du style; mais il est parfois surchargé de fleurs mythologiques, défaut imputable à l'époque plutôt qu'au poëte en particulier. Cats compte parmi les hommes les plus remarquables de la Hollande et des Pays-Bas espagnols, un grand nombre d'imitateurs; on peut même dire qu'il fut longtemps le modèle presque exclusif en Flandre et en Brabant sous les régimes espagnol et autrichien. Mais avant de suivre cette école sur le sol belge, il faut nous occuper un moment encore de ceux qui abandonnèrent les bords de la Lys et de l'Escaut pour aller respirer et chanter librement sur le sol débarrassé de l'ennemi commun.

Il est digne de remarque que les trois grands hommes dont nous venons de parler, touchent de si près au Brabant et en particulier à la ville d'Anvers. Vondel, né à Cologne, comme Rubens, de parents anversois, essaya son génie tragique sur le théâtre brabançon d'Amsterdam, et l'on voit par son beau traité en prose, sous le titre de Introduction à la poésie nationale, quel intérêt il a dû porter au dialecte de la ville qui devait être son berceau. Cats, comme Hooft, prit pour femme une jeune Anversoise; et qui plus est, ce fut un Brabançon qui lui apprit l'art des vers. Mais où nous conduirait notre plume, si nous

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voulions parler de l'influence heureuse qu'exercèrent sur la littérature en Hollande les personnes émigrées qui par elles-mêmes n'appartenaient pas à la littérature? Qui ne songe à ce Jeremias De Decker, digne d'être placé à côté de Vondel, et, comme le prince des poëtes néerlandais, issu d'un père anversois, auquel il dut toute son éducation littéraire! Van Baerle, le célèbre poëte latin, mais dont les poésies flamandes, bien qu'en petit nombre, survivront aux latines, était né à Anvers. Cette reine de l'Escaut avait perdu un grand nombre de ses enfants lors de sa soumission aux armes de Farnèse; elle reçut un dernier coup lors de la trêve de douze ans, qui lui ferma l'Escaut et lui enleva des milliers de familles appartenant pour la plupart à la classe aisée et industrielle.

Parmi ceux qui émigrèrent dans ces jours d'humiliation, la Belgique perdit son plus noble génie poétique, Jacques Van Zevecote, nommé à juste titre le prince des poëtes de la Flandre. Van Zevecote vit le jour à Gand le 16 janvier 1596. Eperdument amoureux d'une jeune fille, sa compatriote, qu'il chanta sous le nom de Thaumantis, il eut la douleur de voir l'objet de ses chants préférer aux feux follets du poëte le flambeau plus vif de l'hyménée. D'un caractère irritable et emporté, se précipitant de l'excès de

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la joie dans l'abîme de la douleur, le poëte, profondément blessé, s'enferma dans un cloître: il prit l'habit des Augustins, dans sa ville natale. Mais l'étreinte du froc ne put comprimer le tumulte de son coeur: cette âme de feu se révoltait dans la solitude de la cellule; le sol de Gand tremblait et mugissait comme une lave ardente sous les pieds du poëte courroucé. Zevecote sortit du cloître, à peine âgé de dix-huit ans, et muni du bâton de pèlerin il entreprit le voyage de Rome, pour tâcher d'oublier son amour malheureux. Avant de quitter sa ville natale il adressa un dernier souvenir à son amante infidèle; puis se dirigeant à travers la Lorraine et la Suisse au delà des Alpes, il visita la ville aux sept collines et retourna par la France dans sa patrie. C'est là la première époque de sa vie poétique. Les vers érotiques de Zevecote ne sont pas en grand nombre; mais en compensation il y règne un naturel admirable et une ravissante fraîcheur de coloris. La manière de Zevecote se ressent de l'étude qu'il fit des poésies de son cousin Daniel Heinsius, auquel il dédia quelques vers à l'âge de seize ans. Heinsius lui-même, comme nous l'avons vu, s'était surtout modelé sur les anciens, et Zevecote, manifestant le même goût que son cousin, se faisait une belle réputation dans la poésie latine. Pendant la trêve de douze ans, Heinsius était

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venu revoir sa ville natale; et Zevecote, dont les idées ne s'étaient pas encore tournées vers le cloître, rempli d'enthousiasme pour le célèbre professeur de Leyde, voulut le suivre en qualité d'élève; son père s'y opposa. Après son retour de Rome, guéri peut-être de son amour, Zevecote ne retrouva cependant pas le bonheur à Gand, qu'il traita de ville ingrate envers ses enfants, ni même dans toute la Belgique, livrée sans défense aux exactions du gouvernement espagnol. Il enseigna dans les colléges de son ordre à Gand et à Bruxelles, jusqu'en 1623; il partit alors pour Leyde, dans l'intention d'y visiter son cousin, ou plutôt de se fixer en Hollande. C'est ce qu'il fit, et bientôt il professa publiquement le culte réformé. En 1626 il fut appelé à la chaire d'histoire et d'éloquence, à l'université d'Harderwyk où il mourut le 17 mars 1642, à l'âge de quarante-six ans. Cette seconde période de sa vie de poëte, Zevecote la consacra spécialement au genre didactique et aux tableaux dramatiques. On lui doit un recueil d'emblèmes, charmants petits poëmes, déroulant sous les plus vives couleurs les préceptes d'une saine philosophie. Son talent dramatique, il le consacra exclusivement au siége de Leyde; il composa sur ce sujet une tragédie, le Siége (Het belech van Leyden) et une tragi-comédie: la Levée du siége (ontset van Leyden, blyeindich spel), deux pièces

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qui probablement n'étaient pas destinées au théâtre. Ce sont plutôt des poëmes dramatiques que des tragédies; ils consistent en monologues et en choeurs se succédant avec une certaine régularité. Mais le style en est si énergique, si riche de poésie, que sous ce rapport Zevecote ne le cède à aucun de ses contemporains. Seulement ses invectives contre la nation espagnole dénotent trop la haine implacable qu'il portait aux tyrans de sa patrie.

C'était le dernier mais aussi le plus énergique anathème contre ceux qui avaient détruit la nationalité flamande. Mais ce cri ne retentit point jusque sur le sol où avait fleuri la première jeunesse du poëte. Un cordon sanitaire entourait les Provinces-Unies et interdisait aux livres flamands l'accès de la terre flamande. La langue nationale, qui s'était pour ainsi dire identifiée avec les idées des novateurs, porta ombrage aux chefs étrangers, et l'archiduc Albert lui-même, appelé à gouverner en souverain tous les Pays-Bas, partageait cette aversion pour notre idiome: la limite extrême de la condescendance était de répondre en haut allemand aux Flamands qui ne comprenaient que leur propre langue. Il ne paraît pas d'ailleurs que ce prince traitât plus poliment ses sujets wallons: à en croire les historiens il ne répondit jamais qu'en latin, en allemand ou en espagnol. Au dedans, l'esprit public était dompté,

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maîtrisé; mais aux frontières veillait une infatigable armée d'émigrés, épiant l'occasion d'arracher aux mains de l'étranger le sol paternel et d'y ressusciter les idées d'indépendance et de liberté. Le lion n'était pas encore habitué à l'esclavage; il fallait resserrer les liens qui le retenaient enchaîné. Les imprimeurs et libraires promettaient sous serment de ne point mettre en circulation des livres réputés contraires à la foi catholique; la censure laissait passer un livre immoral et mettait à l'index un ouvrage où se révélait un penseur profond.

Il fut ainsi interdit à la Belgique de participer aux progrès littéraires, dont la Hollande se glorifiait à si juste titre. Certaines chambres de rhétorique, il est vrai, répondirent encore par-ci par-là à des questions de concours, et quelques hommes rares conservèrent assez d'indépendance pour nouer des relations avec les illustres écrivains du nord. Mais ces relations isolées, ces rapports passagers, n'exerçaient aucune influence sur la civilisation; le peuple voyait sa langue négligée par ceux-là même qui s'étaient imposé la tâche de lui ménager une lecture autre que celle de livres ascétiques. Les chambres de rhétorique, dont les anciens priviléges furent restitués pendant la trêve de douze ans, se sentirent paralysées dans leurs efforts pour marcher dans la voie du progrès. Pour qu'elles eussent pu

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contribuer à rendre de la dignité à la langue et à la littérature, il leur aurait fallu subir une grande métamorphose. Il leur manquait les encouragements venus de haut. Jadis on avait vu le souverain lui-même décerner des récompenses, et aujourd'hui le plus mince courtisan aurait craint de compromettre sa dignité en protégeant une institution tombée en discrédit.

La littérature nationale n'était pas restée absolument stationnaire dans les provinces reconquises. Elle avait reçu de l'impulsion en Flandre et en Brabant, et malgré les faveurs ostensibles accordées à la littérature belge-latine, le génie national se débattait encore noblement dans sa détresse. Il n'est pas donné à la tyrannie de comprimer subitement une tendance généreuse, et un peuple ne passe pas immédiatement de la liberté sous un joug honteux, pas plus qu'on ne transforme en un clin d'oeil des esclaves en un peuple libre. Le travail progressif de la civilisation se manifestait partout, dans les beaux-arts, dans les sciences et jusque dans ces productions hybrides, tristes échos des chants de Rome, entonnés en l'honneur d'autres hommes, d'autres croyances. Au milieu de cet élan général, le point de départ du mouvement, la littérature nationale, ne pouvait rester frappée d'immobilité. Aucune force humaine n'est capable de produire de tels résultats.

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Malgré la séparation forcée d'avec la Hollande, malgré le peu de communication des provinces conquises entre elles, malgré le défaut de centre littéraire, la nouvelle modification dans les formes grammaticales et prosodiques se manifesta simultanément partout. Daniel Heinsius marchant sur les traces de Van der Noot, avait rendu au vers alexandrin une allure plus conforme au génie de notre langue. Vers le même temps des tentatives analologues furent faites par un Yprois, Jacques Ymmeloot, seigneur de Steenbrugge. En 1614, cet auteur publia un poëme sur les avantages de la paix, avec une préface dans laquelle il parle de l'harmonie du vers ïambique. Plus tard il développa plus amplement ses idées sur le mètre dans un ouvrage dont le titre français est: La France et la Flandre réformées, ou traité enseignant la vraye méthode d'une nouvelle poésie française et thyoise, harmonieuse et délectable. Ypres 1626. Au point où en est aujourd'hui la versification néerlandaise, la théorie d'Ymmeloot est très-défectueuse; mais il n'en est pas moins vrai que ses vers sont harmonieux et énergiques. Selon lui, si tant de poëtes préferaient la langue latine à la flamande, c'est que cette dernière n'avait pas de rhythme. Les uns, par crainte, les autres, par adulation, alléguaient ce prétexte pour masquer leur défection à la cause

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nationale. La langue n'est pas un cadavre, sur lequel le galvanisme du génie soit impuissant; c'est une matière ductile et malléable pour toute nation qui a le sentiment de sa dignité.

Cependant l'exemple et le succès d'Ymmeloot eurent de grands résultats pour Ypres. Cette ville fut un moment le centre du mouvement littéraire en Flandre, comme l'avait été jadis Audenarde sous Casteleyn. Ymmeloot prétend que son exemple fit éclore, dans sa ville natale seule, autant de poëtes flamands qu'il s'en montra dans toutes les autres parties des Pays-Bas espagnols. Cette exagération prouverait moins un progrès réel en littérature, qu'une manie généralement répandue alors de traiter tout en vers. Quoi qu'il en soit, l'exemple du noble innovateur porta ses fruits pour cette partie de la Flandre dont la ville d'Ypres était le point central. C'était une rivalité sérieuse pour Ymmeloot que celle du seigneur de Terdeghem, près de Cassel, de Jean Bellet, de Claude De Clerck. Ce dernier surtout se serait dignement élevé au-dessus de la foule des poëtes dans un cercle moins restreint que la banlieue d'Ypres; car l'administration ombrageuse du gouvernement espagnol avait provoqué l'isolement des différents centres de la civilisation nationale. Il avait la verve facile, pleine de saillies. Les chroniqueurs assurent que Cats l'avait en grande

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considération, que du fond de la Hollande ce grand homme vint à Ypres passer trois jours avec l'homme du peuple, qu'il le régala dignement, et que ces trois jours furent une lutte continuelle d'improvisations poétiques. Cette anecdote repose principalement sur la popularité de Cats, le poëte modèle pour les Pays-Bas espagnols, celui qui surpassait Vondel, dans les idées accréditées à cette époque parmi les Beiges. ‘Vous égalerez un jour Cats,’ écrivait dans sa simplicité religieuse l'archevêque de Malines au prince de nos poëtes, qui venait de lui dédier Les secrets de l'autel: et alors Vondel était à l'apogée de sa gloire, il avait publié Lucifer, Palamède, Jephté, parmi une foule d'autres chefs-d'oeuvre. Mais par une fausse interprétation du but moral en littérature, on ne voulait reconnaître de mérite qu'au poëme didactique, présentant dans la versification et la diction des formes faciles, même un peu triviales. Le vers de Vondel, nerveux et serré, exigeait plus de réflexion de la part du lecteur, et la réflexion alors était suspecte comme entachée d'hérésie et conduisant à la révolte. Aucun poëte donc n'était plus propre à être offert en modèle que l'aimable chantre de Zorgvliet, et ceux qui donnaient à leur poésie un essor plus vigoureux se virent négligés, tout en suivant le cours général des idées. Il est juste aussi d'en convenir: dans les

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Pays-Bas espagnols la culture de la langue était déjà trop négligée pour que l'on accueillît avec faveur un style concis, serré, énergique. Le poëte était inhabile à bien faire, et le peuple incapable de bien comprendre. Nous eu trouvons un exemple frappant dans Guillaume Caudron d'Alost (né en 1607, mort en 1692). On l'appela le poëte lauréat, à cause des palmes qu'il remporta dans plusieurs concours littéraires en Flandre et en Hollande. Ennemi des mots barbares, il tortura sa langue et voulut marcher sur les traces d'hommes plus versés dans le mécanisme de l'idiome national. Son étude des autres poëtes était dénuée de critique, car dans ses poésies, auxquelles on ne peut refuser quelque mérite, il a moins de Vondel que de Jean Vos. Ce Jean Vos était un vitrier d'Amsterdam; à de hautes qualités poétiques il joignait une exagération outrée; d'un caractère présomptueux, il se montra envieux de Vondel, dont il exagéra les défauts sans atteindre aux sublimes beautés de ce grand maître. Ceux qui visèrent au grandiose étudièrent indistinctement ces deux poëtes: ainsi fit Caudron; il traduisit la Rosamunda, tragédie latine de Zevecote, et composa un poëme original, intitulé: la Vie de sainte Catherine d'Alexandrie, patronne de la société de rhétorique d'Alost, dont il était probablement le poëte. Mais tout lauréat

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qu'il était, et malgré la gloire qui l'entourait, Caudron n'appela point son pays à jouir de ses oeuvres: elles restèrent inédites jusqu'aux jours où s'opéra un revirement dans le sentiment national, c'est-à-dire vers le milieu du dix-huitième siècle.

Devenant de jour en jour plus exclusivement didactique et même dogmatique, la littérature des provinces espagnoles tomba dans le domaine religieux. Les cloîtres surtout fournissaient une phalange de poëtes et de prosateurs, mêlant au didactique un mysticisme assez agréable à l'esprit, s'il ne se fût pas vulgarisé jusqu'à devenir le type du siècle. Le premier parmi ces poëtes qui se présente sous notre plume est Juste Harduyn, élève chéri de Juste Lipse et cousin de Zevecote. Né à Gand en 1580, Harduyn embrassa l'état ecclésiastique, et fut nommé curé du village d'Audegem, prés de Termonde. Il n'est généralement connu que par des traductions; mais son style l'emporte sur celui de la plupart de ses compatriotes qui publièrent des ouvrages originaux. Le plus connu de ses oeuvres est un recueil en prose et en vers intitulé: Goddelyke wenschen (pieux souhaits), traduit du latin du jésuite flamand Hugo. Ce sont les soupirs d'une âme ardente vers Jésus, exhalés dans un langage passionné, trahissant une affection quelque peu terrestre. Ces épanchements plaisaient beaucoup aux âmes dévotes et rêveuses

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retirées dans les cloîtres et les béguinages, fatiguées des vicissitudes de la vie dans ce temps de bouleversement politique. La chanson surtout exploita singulièrement cette tournure de l'esprit, et si le nom du fils de Dieu ne nous tirait parfois de l'erreur, on croirait lire les vers érotiques les plus brûlants.

Mais cette couleur mondaine disparut bientôt de la poésie ecclésiastique. Elle ne se retrouve ni chez Van der Elst, ni chez Gheschier. Le premier, curé à Bouchout dans les polders, publia à Anvers en 1622, un recueil de Poésies sacrées (Gheestelycke gedichten), dans lesquelles il passe en revue différents états de la société et les devoirs qui s'y rattachent, ainsi que les vices qui en troublent la paix. L'autre, curé du béguinage à Bruges, publia à Anvers en 1643, un ouvrage en vers intitulé: Des wereldts proefsteen (la pierre de touche du monde), traduction libre d'un ouvrage latin d'Antoine a Burgundia. Ces deux auteurs se recommandent par une diction pure et une versification facile. Gheschier est sans élévation, mais Van der Elst a le sens poétique, et on s'aperçoit qu'il s'inspirait de ses modèles favoris, Heinsius et Cats.

Les poëtes laïques de cette époque s'adonnèrent, pour la plupart, au genre didactique. Tels furent Olivier De Wrée, né en 1597, mort en 1652, plus

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connu comme historien, et son protégé Lambert De Vos, tous deux avocats à Bruges. Ces deux hommes, renommés pour leur érudition, se servirent de préférence du ton badin et satirique; à ce ton s'accomodait à merveille une diction plus nerveuse que celle à laquelle on s'était habitué dans nos provinces. En Brabant, le professeur de Louvain, Van der Born (Erycus Puteanus), l'élite des avocats de Bruxelles, tels que Walhorn, Van der Borcht et autres, se distinguèrent dans ce genre de composition, si bien accueilli par le peuple. Le dernier de ces poëtes avait à peine vingt ans, quand il publia un ouvrage remarquable sous le rapport de la justesse du langage et de la pensée. Le miroir de la connaissance de soi-même (De spieghel der eighen-kennisse), place le jeune auteur à la tête des poëtes de son temps. Deux ans auparavant, en 1641, il avait publié Le jardin bruxellois de Cupidon (Den brusselschen bloemhof van Cupido). A défaut de liberté de la pensée, la littérature, quand elle sortait du cadre didactique, devint nécessairement individuelle. Restait le théâtre; mais dans les Pays-Bas espagnols, celui-ci était soumis à une censure aveugle, laissant passer le vice et entravant tout examen.

Le drame classique ne convenait pas au goût du peuple belge, habitué à voir les grands de près et

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regardant comme étranger quiconque ne fraternise pas avec la classe moyenne. Le théâtre devait se faire romantique, soit par une émanation directe du théâtre du moyen âge, soit par un emprunt à d'autres peuples. Nous avons vu plus haut comment Bredero et son école conçurent leur art; d'autres mêlèrent les genres de Bredero et de Vondel, jusqu'à ce qu'on abandonnât tout-à-fait le choeur; alors la tragi-comédie régna pendant quelque temps. A Anvers où les jeux scèniques furent le plus cultivés pendant la première moitié du dix-septième siècle, on vit successivement les différents genres en honneur. De 1617 à 1628, Van Nieuwelandt fit représenter des tragédies avec des choeurs, tantôt tout-à-fait dans le genre de Vondel, tantôt offrant un mélange de classique et du romantique le plus extravagant. Vers la même époque, Ysermans y mit en vogue la pastorale et l'opéra. Vers 1635, messire De Conincq imita Lopez de Vega, tandis que Strypen, Van den Brande et Van Engelen se tinrent à un genre qui approche beaucoup de celui de Calderon.

La pastorale des Italiens est l'églogue des anciens mise en scène: un tableau de fainéantise, d'indifférence pour toute idée élevée; de la sensiblerie, de l'égoïsme, situations des mieux choisies pour un peuple qu'on veut endormir. Néanmoins les

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Pays-Bas n'ont produit que peu de pastorales, et Ysermans n'a fait imprimer que les principaux airs de ses pièces. Dans le nord, la nation avait besoin de trop de force pour la lutte, et le sentiment national y préférait des tableaux plus vigoureux. Bien que chez nous ce sentiment fût assoupi, le temps n'était pas à la pastorale, malgré les efforts tentés par quelques esprits pour la faire prédominer.

Messire Frederico De Conincq marcha sur les traces de Lopez de Vega. De même que l'auteur espagnol divisait ses pièces en trois journées, quand même l'action embrassait des années entières, de même notre poëte anversois divise ses comédies en trois parties. La dénomination de comédie est prise par lui dans le sens plus large de drame, de même que les Flamands attachent encore à ce mot l'idée de spectacle. Les comédies de De Conincq appartiennent aux pièces d'intrigue ou de cap et d'épée; elles sont bien menées et soutiennent sans interruption l'attention du spectateur. Comme la plupart des romantiques de ces jours, il étale un faux clinquant de jeux de mots, mais avec une profusion vraiment ridicule. Les personnages distingués y débitent de majestueux vers alexandrins, les subordonnés parlent en bout-rimés. Le domestique joue le rôle de bouffon, et le peuple, avec sa philosophie de carrefour, remplace la poétique action du choeur.

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Comme Vondel avait tâché de reproduire, dans toute sa pureté le théâtre grec sur la scène d'Amsterdam, de même De Conincq voulut transplanter chez nous la comédie espagnole avec toutes ses nuances, guidé apparemment par la pensée qu'il fallait une littérature homogène pour tous les pays appartenant à la couronne d'Espagne, littérature à laquelle la Castille aurait donné le ton. C'était, on peut le supposer, un habile courtisan; des premiers il revêtit son prénom d'une forme étrangère, convaincu, sans doute, que notre noblesse devait s'identifier avec la noblesse espagnole. Aussi le contraste des tableaux est-il des plus singuliers: l'action a lieu en Espagne, tout se fait à l'espagnole, visites nocturnes, enlèvements, attentats à la pudeur, coups de dague, brigandages, bravades, etc., et au milieu de tout cela l'élite de la canaille d'Anvers débite dans son patois des allusions aux événements du jour. On rencontre, il est vrai, cette particularité chez Bredero; mais chez celui-ci, comme plus tard chez Calderon, les personnages n'ont d'étranger que le nom; de cette manière il règne moins de bigarrure entre le sérieux et le comique. Ce mélange cependant peut dépasser toutes bornes, comme dans la Rosalinde de Gérard Van den Brande, où les scènes comiques sont étendues au point de former à elles seules une pièce à part.

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Dans les comédies de De Conincq, l'intrigue prédomine au détriment du sentiment; c'est le contraire dans les drames de ses compatriotes, Van den Brande, Strype et Van Engelen; malheureusement ces trois écrivains ne se sont fait connaître que par une seule pièce chacun. A cette époque un auteur dramatique rencontrait plus d'obstacles que d'encouragements: les plaintes unanimes contre les zoïles et le désistement général après un premier ou tout au plus après un second essai, rendent assez vraisemblable la supposition, qu'au moins la force d'inertie entravait le développement d'une littérature civilisatrice.

Les drames religieux, si multipliés depuis, se ressentent visiblement de l'esprit d'intolérance de l'époque. Cet esprit se manifesta plus vivement encore en Hollande, où toutes les passions se montraient plus énergiques; on peut s'en convaincre facilement par la lecture des tragédies d'Oudaen. Cette influence contribua plutôt à abrutir les moeurs qu'à les ennoblir. Mais on n'y regarda pas de si prés: les moeurs grossières n'étaient pas encore reléguées dans les classes inférieures, ni les oreilles délicates fermées à des propos qui blesseraient aujourd'hui toute personne prétendant au titre d'homme poli.

Ogier alla plus loin: il installa sur la scène le

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carrefour et la ruelle, et ce qui chez Bredero n'était qu'une scène de commérage entre gens du commun, il en fit toute une action. Pour sa défense, le poëte d'Amsterdam allégua la nécessité de faire parler chacun selon son état, et il en appela aux anciens. Le poëte d'Anvers arriva au même résultat par des motifs tout opposés. ‘Il faut mettre le vice en scène, dit-il, comme jadis les Romains, à certains jours, enivraient leurs esclaves, et les montraient à leurs enfants afin que ceux-ci eussent de bonne heure un dégoût pour le déréglement de la vie.’ - Et, afin que sa Comédie de la Paillardise ne produisit pas un mauvais effet, le poëte a soin de représenter ce qu'il y a dans ce vice ‘de plus dangereux et de plus misérable.’ Il espère que les dames et les demoiselles ne s'effaroucheront point de voir châtier le libertinage, même sous le manteau de la vertu, puisque cela ne sert qu'à faire briller la chasteté à côté du vice, comme le diamant à côté du verre. En finissant son prologue il prie le public de prendre son oeuvre pour un miroir. Ogier comprenait que le théâtre doit être une école de moeurs, moins pour y entendre recommander la vertu, que pour y apprendre à aimer la beauté morale au moyen de réflexions sur la laideur du vice. C'est en cela que réside la différence entre le théâtre et la chaire. ‘Ce n'est pas un mal,

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continue-t-il, d'envisager le vice dans toute son action; au contraire c'est le moyen d'en détourner l'homme.’ Sans doute cette proposition peut être vraie pour l'homme civilisé; mais il faut pour cela un plus haut degré de sentiment moral que n'en possèdent les masses, qui ordinairement, en enfant grossier, accueillent avec enthousiasme les faits les plus répréhensibles.

Au fond, il y a beaucoup de vrai dans la manière de voir du dramaturge anversois, et l'application qu'il en a faite, milite fortement en sa faveur. La scène exige de l'action, de la vivacité; et la plus sublime morale, mise en scène sous forme de démonstration, laisse le spectateur froid et indifférent. Au contraire, plus la vertu aura de souffrances à supporter, et plus le spectateur enthousiasmé applaudira à son triomphe. Celui-là même que domine le vice représenté sur la scène, se sentira remué, touché, ému; et sans même se corriger, il se surprendra à désavouer ce vice et de coeur et de bouche. Mais ce qu'on ne peut demander au théâtre, c'est une école de moeurs où la vertu serait dogmatiquement enseignée. La mission du théâtre est réellement celle indiquée par notre auteur.

A quelque point de vue qu'on envisage les oeuvres d'Ogier, elles sont au nombre des plus remarquables et des plus méritoires de l'époque. Comme drames,

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elles se distinguent par la vivacité, par un intérêt continu; par leur fidélité à reproduire la vie du peuple, sans exagération comme sans réticence. D'un autre côté, la critique des travers du moment vient partout si à propos, que cet auteur peut, à juste titre, être nommé le censeur du peuple.

La liberté qu'il prit de diviser ses pièces en un nombre indéterminé de scènes, au lieu de les découper en trois ou cinq actes, leur imprime une allure facile qui n'est pas sans agrément. L'intrigue est faible, et roule d'ordinaire sur un malentendu: ici encore on reconnaît le maître, qui comprit si bien les hommes de son siècle. Ce serait une erreur que d'attendre d'Ogier une intrigue artistement ourdie: ce n'était pas pour des courtisans qu'il dessinait ses tableaux, mais pour de bons bourgeois flamands, pour ceux-là qui encourageaient Teniers et Ostade. Et ce qui dénote en outre l'excellence de son goût au milieu d'apparentes irrégularités, c'est le soin qu'il met à éviter ce jeu puéril de mots et de tons, que l'on préconisait autour de lui en guise de poésie.

Né à Anvers en 1619, Ogier avait dix-sept ans lorsqu'il composa sa première pièce la Gourmandise. A tour de rôle il étala sur la scène les diverses lèpres sociales, et publia vers la fin de ses jours un recueil, dont le titre piquant: Les sept péchés

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capitaux (De seven hooft-sonden) désigne assez les sujets. Dans ses premières pièces il s'était servi, à l'exemple de Bredero, d'un mètre inégal; mais la Paresse et l'Avarice, écrites plusieurs années après la Gourmandise, sont en vers alexandrins. Voilà un changement digne de remarque, il me semble, et nullement favorable à l'originalité dans la comédie. Dès qu'un valet, un paysan ou une marchande oommencèrent à s'exprimer dans un rhythme fixe et grave, il fallait s'attendre à voir se perdre ce mode léger, qui pendant un demisiècle avait été l'âme des théâtres d'Amsterdam et d'Anvers. Le maître affecta plus de gravité, le valet imita son maître, le paysan imita le valet, et cette existence populaire, en plein air, dut se retirer devant des entretiens mesurés d'antichambre. Le théâtre français sapait lentement les bases du théâtre national.

A l'exemple de De Conincq, Ogier donna à ses pièces le nom de comédies; il prenait cette dénomination dans le sens le plus large du drame, distingué de la tragédie par la moindre élévation du sujet. En réalité, ces pièces n'ont rien de commun avec ce que l'on appelle comédie ou farce; elles représentent le vice dans toute son horreur. Mais après tout, si la justification d'un auteur se trouve dans les applaudissements du public, le juge

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le plus équitable pour l'écrivain dramatique, tout en se montrant sévère pour Ogier, on doit cependant lui accorder une sérieuse attention.

Il n'est pas rare de voir un auteur dramatique s'attirer momentanément des suffrages dont l'esprit soit en dehors du goût général de la nation. Tel ne fut pas le sort d'Ogier: non-seulement ses comédies firent pendant un demi-siècle les délices des Brabançons et des Hollandais, mais après sa mort on en rechercha avidement la lecture et la représentation dans les deux moitiés des Pays-Bas. Bien plus, une de ses pièces, la Colère, sous le titre de Matelot dévergondé (De moedwillige bootsgezel), se soutint, jusqu'à la fin du siècle dernier, sur la scène d'Amsterdam, au milieu des chefs-d'oeuvre de l'école française. Bidloo estima Ogier digne de prendre place parmi les grands poëtes de la Hollande: après un tel jugement, on ne peut plus admettre la prétendue impression défavorable que ses pièces auraient produite. Émanée de critiques recommandables, confirmée par le public, une telle justification doit être accueillie; elle vaut bien, à notre avis, la sèche dissertation d'un pédant.


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