| |
| |
| |
La place de Cobra dans le mouvement expressionniste international après 1945
Dès la libération, en 1944-1945, des artistes originaires de nombreux pays, assoiffés de nouveauté et désireux de confronter leurs propres idées avec celles d'autres créateurs, se rendirent à Paris. A l'époque, Paris était le point de convergence de tous les regards. C'est là que l'on pouvait se mettre au courant des toutes dernières tendances! Au cours de ces années d'après-guerre, des artistes danois, belges et néerlandais s'y rencontrèrent donc de manière fortuite, puis découvrirent de nombreuses similitudes dans leurs aspirations. En fait, le groupe Cobra qu'ils fondèrent à Paris au cours de l'automne 1948 voulait s'opposer à la forme d'art alors à la mode dans la capitale: la froide abstraction géométrique. Il rompait en outre tout particulièrement avec le Surréalisme français érigé sur des bases théoriques et littéraires. Cobra devint un puissant lien émotionnel entre ces artistes qui ne désiraient s'embarrasser ni d'esthétique, ni de théorie mais voulaient faire table rase de toute règle et convention afin d'ouvrir la voie à une expression humaine, spontanée et directe.
Le mouvement Cobra, qui ne dura que de novembre 1948 à novembre 1951, rassembla des artistes venus d'horizons très divers - peintres, sculpteurs, écrivains, cinéastes - et se manifesta donc sous des formes très variées. Il demeure toutefois évident que son apport majeur se situe sur le plan pictural. Cet apport fut fourni essentiellement par les peintres danois - entre autres Asger Jorn, Carl-Henning Pedersen, Egill Jacobsen - et néerlandais - notamment Karel Appel, Constant, Corneille. Le jeune Belge Pierre Alechinsky ne devint l'un des principaux représentants du ‘jargon Cobra’ qu'après la dissolution du groupe.
L'art pictural de Cobra nous apparaît d'abord comme un expressionnisme nordique, violent et barbare qui plonge ses racines dans l'Expressionnisme germano-scandinave du début du siècle. On ne peut d'ailleurs manquer de se souvenir à cet égard du Norvégien Edward Munch et de l'Allemand Emil Nolde. Jusque vers 1951, l'art pictural que l'on pouvait définir comme ‘typiquement Cobra’ se caractérisait par une manière de travailler un peu gauche, s'inspirant du dessin d'enfant, de l'art populaire et de l'art primitif. Une aura de bienveillance et d'innocence émane de ces êtres imaginaires qui traversent les oeuvres aux couleurs généralement intenses de cette période précoce. Après 1951, les peintres les plus influents du mouvement se vouèrent au travail de la matière avec une ardeur toujours croissante. Les zones colorées et les lignes encore dissociées au cours de la période précédente, se fondirent alors en un maelström de peinture. Les êtres fabuleux et innocents se muèrent en terrifiants démons. C'est particulièrement à cette évolution tardive que l'on associa le nom de ‘Cobra’.
Les membres de Cobra ne furent pas seuls à pratiquer un style pictural extrêmement libre par le biais duquel ils cherchaient à s'exprimer de manière spontanée, comme guidés par des impulsions sensorielles immédiates. Déjà pendant la guerre, puis, peu après 1945, des idées très proches sur l'expression humaine et un style pictural tout à fait comparable avaient germé puis s'étaient développés dans de nombreux pays européens ainsi qu'aux Etats-Unis. Au cours des années cinquante, ce nouveau style d'expression devait se révéler au public et se propager, tel qu'une épidémie, dans le monde entier. L'expression ‘Art Informel’, généralement utilisée pour qualifier ce raz de marée de violence qui submergea alors les biennales et les salons internationaux, exprime imparfaitement l'intense exaltation qui habitait cette nouvelle
| |
| |
Carl-Henning Pedersen, ‘Dyr og mennesker i lanskap’ (Animaux et figures dans un paysage) aquarelle/crayon/papier, 38 × 49,5 cm. Coll. Statens Museum for Kunst Copenhague. Signé et daté à droite: ‘chp 1939’.
Asger Jorn, ‘Tunesisk dröm’ (Rêve tunisien). Huile sur toile, 45 × 60 cm. Signé et daté en haut à droite: ‘Jorn 48’. Coll. Einar Madsen, Silkeborg Danemark.
manière picturale. Il vaudrait mieux utiliser le terme ‘Expressionnisme abstrait’, réservé actuellement, à tort me semble-t-il, à l'art des peintres réunis autour de Jackson Pollock et Willem de Kooning, qui constituaient une fraction extrêmement importante de ce courant mondial. On peut considérer le mouvement européen Cobra comme le pendant de cette ‘Ecole de New York’. Parallèlement, avec Georges Matthieu et Wols, un mouvement très proche, l'‘Abstraction Lyrique’ se développait à Paris. Plus tard, on appliqua le qualificatif de ‘Peinture-matière’ aux créations d'autres artistes appartenant à la même vague d'expression.
Egill Jacobsen, ‘Fugle-men-neske’ (L'homme oiseau), huile sur toile, 130 × 90 cm. Signé au verso. Daté 1943. Coll. Einar Madsen, Silkeborg Danemark.
Le Français Jean Dubuffet en fait partie. Cet artiste, représentatif de l'aspect plus ou moins figuratif de l'‘Art Informel’, très proche de Cobra dans son expression, constitue par son oeuvre et ses théories, un mouvement en soi. L'oeuvre de ces créateurs s'inscrit dans le courant expressionniste quasi mondial apparu dans l'art d'après guerre. On peut le considérer comme une réaction émotionnelle consécutive à la guerre, comme une exclamation passionnée, comme un appel exprimant l'aspiration à une existence humaine et le désir d'échapper à l'évolution oppressante et implacable du monde occidental. En fait, dans ces années
| |
| |
Karel Appel, ‘Jongetje op speelgoedpaard’ (Enfant sur cheval de bois). Huile sur toile, 73 × 65 cm. Signé et daté à gauche ‘CK Appel 49’. Coll. Stedelijk Museum Amsterdam.
Constant, ‘A nous la liberté’. Huile sur toile, 140 × 106 cm. Signé et daté au milieu ‘Constant 49’. Coll. Otto van de Loo, Munich.
d'après-guerre, on a amplifié le cri lancé par Jean-Jacques Rousseau vers le milieu du 18 e siècle: ‘Retour à la nature’. Cette aspiration si caractéristique du Romantisme, resurgira au 19 e siècle dans divers mouvements et chez des artistes isolés. Gauguin, par exemple, a essayé désespérément de se détacher de la culture occidentale et de revenir à la nature-mère, en s'établissant à Tahiti, parmi les ‘primitifs’.
On retrouve ce même désir dans le courant expressionniste qui inaugure, en France comme en Allemagne, l'art du 20e siècle. Les Expressionnistes allemands du groupe ‘Die Brücke’, fondé à Dresde en 1905, voulaient revenir à une manière de vivre proche de la nature, à une société ou l'artiste aurait encore une fonction: artisan ou magicien. Pour ces derniers et en particulier pour leur chef de file, Ernst Ludwig Kirchner, l'art primitif et les objets ethnographiques ne représentaient pas uniquement des sources d'inspiration de formes nouvelles, comme ce fut précisément le cas pour les Fauves, pour Picasso et les Cubistes. En fait, ces Expressionnistes allemands désiraient s'identifier aux créateurs de ces objets! Les membres du Blaue Reiter, créé à Munich vers 1910, cherchèrent à entrer en contact avec la nature d'une manière différente. Entre 1910 et 1914, le peintre russe Wassily Kandinsky, principal animateur de ce groupe, tenta d'exprimer dans ses orchestrations colorées abstraites, qui exercèrent une profonde influence sur les Expressionnistes postérieurs à 1945, les forces indéfinissables de la nature. Le peintre suisse, Paul Klee puisa son inspiration dans le monde irrationnel de son inconscient. Ses fantaisies poétiques devaient faire école auprès de cette même génération. Comme Klee membre du Blaue Reiter, Franz Marc, prit pour modèle l'animal qui, à la différence de l'homme, vit en union parfaite avec la nature. Ce même idéal semble avoir été revendiqué par Cobra. L'animal joue un rôle prépondérant dans le monde imaginaire de Cobra. Ces créatures hybrides mi-humaines, mi-animales, si souvent
représentées dans cet univers pourraient traduire le désir d'être à nouveau intégré dans la nature.
On peut considérer l'‘Art Informel’, qui a acquis une dimension mondiale dans les années
| |
| |
Appel, Constant et Corneille peignirent collectivement au mois de novembre 1949 les murs de la maison du céramiste et éleveur de truites Erik Nyholm à Funder près de Silkeborg (Danemark). Le mur représenté est peint à gauche par Appel, à droite par Corneille. Une partie du mur opposé, peint par Constant, se reflète dans la glace.
cinquante, comme la seconde vague expressionniste du 20 e siècle. L'Expressionnisme s'était sans doute prolongé sous divers aspects notamment dans l'oeuvre d'un artiste allemand comme Max Beckmann. Pourtant, dans les années 1920-1930, l'Expressionnisme devint avant tout une manière émotionnelle de peindre la réalité quotidienne. L'aspiration romantique à fuir une réalité insoutenable s'exprima une nouvelle fois à travers la vague expressionniste postérieure à 1945.
Le Surréalisme se trouvait de manière presque omniprésente à la base de l'oeuvre des différents artistes qui devaient rejoindre ce courant. Le Surréalisme qui se répandit dans le monde entier au cours des années trente avait choisi comme champ d'investigation l'inconscient que les artistes explorèrent sous l'influence de Freud. Après 1945, les Expressionnistes n'étudièrent plus ce domaine, ils s'y jetèrent à corps perdu. Ils laissèrent monter le chaos et s'échapper les images oniriques qui leur apparaissaient. D'une manière générale, ils ne s'intéressaient plus aux théories de Freud mais se passionnaient plutôt pour celles de Jung. Ce dernier avait évoqué un inconscient collectif, inhérent à l'humanité entière d'où surgissent spontanément les ‘archétypes’ qui, dans chaque civilisation, se manifestent dans les mythes et les contes, dans l'art des enfants et dans celui des malades mentaux. Pour les Surréalistes, disciples de Freud, le désir sexuel était à l'origine de toute action humaine. Au contraire, après 1945, pour les Expressionnistes, la source de la vie résidait beaucoup plus dans cette vitalité qui puise des images spontanées dans un inconscient collectif, selon l'expression de Jung. Les idées de ce psychologue permirent à ces Expressionnistes de se sentir beaucoup plus proches des primitifs, des enfants, ou même des malades mentaux, que leurs prédécesseurs n'avaient pu l'être vers 1905.
| |
| |
Asger Jorn, ‘La grande victoire, Kujafski, Lods’. Huile sur toile, 127 × 104,5 cm. Signé et daté: 1955/56. Coll. Silkeborg Museum Danemark.
L'automatisme utilisé par les Surréalistes, de façon encore peu systématique (à l'exception de Miró et de Masson), devint la méthode par excellence de la nouvelle génération. En l'occurence, il faut remplacer le terme ‘automatisme’ par le terme ‘spontanéité’.
Cobra est une illustration de cette évolution. Son origine relève d'un processus au cours duquel un mode de création nettement expressionniste s'est détaché d'un arrière-plan surréaliste. Déjà en 1934, au Danemark, le groupe surréaliste Linien connut un conflit similaire à celui qui fut à l'origine de la création de Cobra. Quelques Danois s'éloignèrent du ‘Surréalisme orthodoxe’ et adoptèrent l'expression spontanée. Ce n'est qu'à partir de 1939 qu'ils osèrent s'y livrer réellement. Aussi pendant la guerre, ils détermineront en grande partie ce que sera Cobra.
Une particularité, déjà observée au Danemark, caractérise Cobra: la création en commun. Le fait de peindre collectivement sur des murs ou des maisons, de s'exprimer ensemble sur une toile ou sur du papier marqua peut-être la concrétisation la plus claire de ce à quoi visait Cobra: la libération de la poussée de créativité inhérente à chaque homme, dont le résultat, en principe, était considéré comme sans intérêt. Le jeu de société surréaliste, appelé ‘Cadavre Exquis’, consistant à compléter un dessin ou une phrase et pouvant aboutir à des résultats tout à fait inattendus, relève d'un processus totalement différent.
Par cette poussée d'expression spontanée, Cobra devint partie intégrante de cette vague d'art irrationnel, informel, dont les éléments, après la seconde guerre mondiale, souhaitaient par tous les moyens tourner le dos à la culture occidentale. Ces artistes cherchèrent les sources de la vie, de la nature, dans tous les domaines qui n'avaient pas été touchés par le monde occidental. Ils s'intéressèrent aux cultures orientales, créèrent leurs propres calligraphies, espérèrent inventer des signes magiques tels ceux des tribus primitives d'Afrique et d'Amérique. Ils essayèrent de réanimer des archétypes du mythe et du conte, ce qui leur permit de découvrir dans l'art des enfants et des malades mentaux des régions qui n'étaient pas encore contaminées par la culture occidentale.
Le matériel avec lequel ces artistes travaillaient a joué un rôle essentiel dans cette démarche. Qu'ils aient utilisé une matière pâteuse ou fluide, qu'ils aient laissé couler ou jaillir, qu'ils aient gratté ou pétri, tous se laissèrent plus ou moins guider par la matière. Au sein du mouvement Cobra, les rapports avec les matériaux étaient considérés comme un discours dialectique avec la matière, pour reprendre une terminologie marxiste. De nombreux artistes de cette génération furent de fervents partisans de la philosophie de Marx. Parallèlement, les idées du philosophe Gaston Bachelard revêtirent une signification profonde pour un certain nombre d'entre eux. Selon Bachelard, qui exerça une grande influence à la Sorbonne pendant la guerre, grâce à ses publications et à ses cours, la matière, sous ses formes extérieures - terre, eau, air et feu - constituent la source directe de l'imagination humaine. Après 1945, les Expressionnistes (ou Informels) semblent avoir mêlé, consciemment, ou parfois inconsciemment, dans leur travail ainsi que dans les
| |
| |
Pierre Alechinsky, ‘Le vert naissant’. 1960. Huile sur toile, 184 × 205 cm. Signé au centre: ‘Alechinsky’. Coll. Musée Royal d'Art Moderne Bruxelles.
quelques théories qu'ils élaborèrent, les idées de Marx et de Bachelard.
Enfin, cette génération de ‘spontanés’ a poussé à l'extrême l'élan de ‘retour à la nature’ de Jean-Jacques Rousseau. Ils s'engagèrent si profondément dans cette voie - que l'on pourrait qualifier de régression consciente - qu'ils ne se sentirent pas seulement intimement unis au primitif, à l'enfant, au malade mental et à l'animal. Ils purent même s'identifier de manière parfaitement naturelle à la matière.
willemijn stokvis
Historien d'Art.
Adresse: Jacob Marisstraat 71, NL-Amsterdam W.
Traduit du néerlandais par Véronique Cuziol.
| |
Bibliographie sélective.
Nadeau (Maurice), Histoire du Surréalisme. Ed. du Seuil, Paris, 1964 (1e Edition 1945).
Myers (Bernard S.) Die Malerei des Expressionnismus. Du Mont, Köln, 1957.
Pellegrini (Aldo) New tendencies in art. Crown Publishers, New York, 1979.
Ashton (Dore) The life and time of the New York School. Adams and Dart, New York, 1972.
Rowell (Margit) La peinture - le geste - l'action. L'Existentialisme en peinture. Ed. Klincksieck, Paris, 1972.
Catalogue de l'exposition ‘Informele Kunst 1945-1960’. Rijksmuseum Twente, Entschede, dec. 1982 - janv. 1983 / Musée de Dordrecht, janv.-mars 1983. Le catalogue contient les articles suivants: Stokvis (Willemijn) - Le lien dynamique avec la matière - L'Art Informel dans les années 1945-1960 - Le mouvement Cobra. Niermeyer (Mariette) - Abstraction Lyrique - L'Art Brut (suivi d'une importante bibliographie).
(Photos: archives Willemijn Stokvis et Stedelijk Museum d'Amsterdam.)
|
|