Septentrion. Jaargang 17
(1988)– [tijdschrift] Septentrion–
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Chris Vandenbroeke: regard sur le passé et l'avenir du peuple flamandPeu avant que Fernand Braudel n'entame la publication de son impressionnant chant du cygne, l'Identité de la France, parut un ouvrage comparable d'un jeune historien flamand, né en 1944, Chris Vandenbroeke, sur l'identité du peuple flamand. Il s'agit également d'une trilogie: Sociale geschiedenis van het Vlaamse volk (Histoire sociale du peuple flamand), Vlaamse koopkracht (Pouvoir d'achat en Flandre) et De toekomst van het Vlaamse volk (L'avenir du peuple flamand). La parution, presqu'au même moment, de ces deux ouvrages n'est pas pour surprendre. Tous les peuples européens traversent à nouveau une crise d'identité. On le remarque aussi bien en Pologne, en Estonie, Lettonie, en Lithuanie, qu'en Cataloge, au Pays Basque, en France, ou en Flandre. Or, c'est précisément une des tâches de l'historien d'aujourd'hui que de rechercher les racines des problèmes qui agitent la société à laquelle il appartient. On ne sera pas surpris non plus du parallélisme de structure et de contenu entre ces deux ouvrages. Il y a toujours eu un intense courant d'échanges entre l'histoire qui s'écrivait en Flandre et celle qui se pratiquait en France. Les fondateurs des Annales et les initiateurs de l'‘histoire nouvelle’ et de l'‘histoire totale’, Marc Bloch et Lucien Febvre, subissaient fortement l'influence d'Henri Pirenne, professeur à l'Université d'Etat de Gand. La jeune génération des historiens flamands vint souvent à Paris pour se perfectionner dans les nouvelles techniques de la recherche historique, développées par le groupe des Annales. Ainsi Chris Vandenbroeke qui enseigne à la même université qu'Henri Pirenne. Si Pirenne a écrit et professé en français, Vandenbroeke écrit et professe en néerlandais. Ceci mérite d'être souligné. La néerlandisation de l'université de Gand, en 1930, représente, en fait, le symbole le plus important de l'émancipation sociale et politique du peuple flamand - ce qui n'empêche pas, par ailleurs, de voir régulièrement certains historiens publier en françaisGa naar eind(1). Tout comme Braudel, Vandenbroeke étudie l'histoire démographique, économique et sociale sur une très longue période, du xive siècle à nos jours. Mais il franchit une étape de plus que Braudel: sur la base des structures et tendances fondamentales qu'il met à jour sur une aussi longue période, il se livre également à des prévisions pour l'avenir. Dans son analyse,![]()
Chris Vandenbroeke (o1944) (photo Archives Wij).
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il attribue au xixe siècle une place centrale, en tant que dramatique période de transition. Ce fut une époque de pauvreté générale en Flandre. Cette pauvreté, tant matérielle que spirituelle, était comparable à celle de l'Irlande à la même époque et à celle des pays en voie de développement aujourd'hui. Dans l'histoire millénaire de la Flandre, le ‘xixe siècle de misère’ constitue cependant une exception. Avant comme après, la Flandre a fait partie des régions les plus riches du monde. Selon l'auteur, qui rejoint en cela le cercle de Braudel, la démographie est à l'origine de ce changement social. Trois éléments sautent immédiatement aux yeux. D'abord, la grande stabilité qui se manifeste jusqu'au début du xviiie siècle. Aux environs de 1700, la population était pratiquement aussi nombreuse qu'autour de 1450. Les maladies contagieuses et la force des armes pouvaient brusquement décimer la population, mais les pertes étaient rapidement compensées![]()
Adriaen van Ostade, ‘Intérieur d'une maison de tisserand’, XVIIe siècle, Musée Royal des beaux-arts, Bruxelles (photo ACL).
par une augmentation du nombre des naissances. Les gens des campagnes avaient développé, à cet effet, une stratégie efficace: quand la population baissait fortement, ils se mariaient plus tôt et mettaient plus d'enfants au monde; à partir du moment où cette augmentation devenait trop importante, où les terres disponibles, les possibilités de travail et de gagne-pain diminuaient, ils se mariaient plus tard. Le deuxième élément remarquable est la hausse continue de la population depuis le xviiie siècle. Ce fait a déterminé, surtout dans les campagnes, une forte croissance économique. Les activités agricoles s'en sont trouvées diversifiées. La parcellisation des superficies fut compensée par une productivité accrue et une hausse des prix agricoles. Les familles vivant sur des exploitations trop petites pour pouvoir vendre leur excédent sur le marché, purent trouver un appoint dans l'industrie textile. Le xviiie siècle fut une époque de prospérité pour l'industrie des campagnes, dont les produits | |
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trouvaient aisément un débouché sur les marchés intérieur et extérieur. La Flandre était devenue riche et très peuplée, apparaissant comme le jardin florissant de l'Europe, ce dont témoignent les récits émerveillés des voyageurs. Vandenbroeke surnomme le xviiie siècle, un ‘siècle d'or de la Flandre’. Les hommes étaient bien nourris, bien habillés, bien logés, et la proportion de ceux qui savaient lire et écrire augmentait régulièrement. Le pays semblait se trouver dans une position de départ idéale pour faire le grand saut de la révolution industrielle et y jouer un rôle dominant. L'augmentation du produit des fermages aurait pu donner lieu à des investissements dans des entreprises industrielles modernes, au moment où, par ailleurs, s'offrait une masse importante de tisserands qualifiés et un public doté d'un grand pouvoir d'achat. Or cet essor prévisible n'a pas eu lieu. Et c'est là, en même temps, le troisième phénomène remarquable. Ce qui déterminait la richesse du xviiie siècle et aurait pu constituer![]()
Emiel Claus, ‘Sarcleuses de lin’, 1887, Musée Royal des beaux-arts, Anvers (photo ACL).
un tremplin pour la révolution industrielle fut en fait la cause d'une profonde misère: la population continua d'augmenter, les parcelles agricoles allèrent en s'amenuisant, le prix des fermages grimpa plus encore. Pour atteindre le minimum vital, les petits paysans étaient obligés de tisser toujours plus longtemps pour des salaires continuellement en baisse. Il leur fallait contraindre leurs enfants à travailler de plus en plus jeunes. En Angleterre, entre-temps, la mécanisation de l'industrie textile était largement engagée. Les toiliers flamands, pourtant, obéissant à leur vision bornée, ne jugeaient pas nécessaire d'investir dans des usines et des machines. Par une pression plus longue sur les salaires, ils pouvaient espérer rester concurrentiels un certain temps encore. Mais au xixe siècle, le système tout entier s'effondra. La spirale de la pauvreté croissante a profondément influencé la vie du peuple flamand. La bourgeoisie, soutenue par l'Eglise et l'Etat, lui imposa une nouvelle morale du travail. Sous l'Ancien Régime, on comptait environ 150 jours | |
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non ouvrables par an. Le long combat des autorités temporelles et spirituelles contre cette ‘oisiveté’ n'eut que peu de succès. Mais au xixe siècle, la population dut, par la force des choses, s'incliner devant une morale qui fut gravée en belles maximes sur les façades des lieux de travail et des écoles: ‘Dans l'oisiveté, l'esprit s'émousse’, ‘Le travail ennoblit’. Le temps de travail passa de 1500 et 2000 heures à 3000 heures et plus par an. Jamais on ne travailla aussi durement qu'au xixe siècle et jusqu'au premier quart du xxe siècle. Jamais, non plus, le peuple n'a été aussi pauvre. Il fallut attendre l'entre-deux-guerres pour que le pouvoir d'achat du travailleur moyen rattrape et dépasse ce qu'il était en Flandre au xve siècle. A l'heure actuelle, le salaire réel est trente à quarante fois plus élevé qu'au milieu du xixe siècle. Pour Vandenbroeke, l'histoire n'est pas une activité que l'on puisse pratiquer sans s'engager. Cette longue rétrospection doit rendre possible, selon lui, la formulation de ‘quelques![]()
Taudis dans la Kerkstraat à Gand, tels qu'ils sont encore habités au XXe siècle (photo Gazet van Antwerpen).
pronostics et modèles de prévision’. Sa vision de l'avenir est optimiste. La société de l'Ancien Régime se caractérisait par une grande stabilité tant de la population que des structures économiques, et des normes fondamentales de conduite face à la sexualité et à la procréation, face au travail et à l'utilisation du temps libre, ainsi qu'à la consommation. L'accroissement de la population qui s'ensuivit et le développement spectaculaire du bien-être matériel de la dernière décennie, l'auteur les tient pour un phénomène exceptionnel et unique. Après ces grands bonds en avant, il se produira, selon lui, une stabilisation à ce très haut niveau. La population pourra revenir aux modèles de conduite de l'Ancien Régime, sans troubles, et tout en jouissant d'un grand bien-être. Au sein du petit noyau familial, comprenant un ou deux enfants, les parents pourront consacrer plus d'attention l'un à l'autre, et développer une relation sexuelle restée frusteGa naar eind(2). La quantité de biens produits peut difficilement croître dans le monde occidental, mais par l'automati- | |
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Eugène Laermans, ‘Un soir de grève’, huile sur toile, 106 × 115 cm, 1893, Musée Royal des beauxarts, Bruxelles.
sation il y aura nécessairement une redistribution des possibilités de travail. L'homme travaillera encore 1 500 à 2 000 heures par an et cela pendant environ 30 ans de sa vie. Ou, si l'on veut, il aura à nouveau, comme avant 1800, 150 jours libres par an. Le travail trouvera ainsi sa juste place: non plus, désormais, un but en soi, mais un moyen pour subvenir à ses besoins. Selon Chris Vandenbroeke, le Flamand - comme l'homme occidental - est au seuil de cette libération si longtemps attendue: chacun va pouvoir, en pleine créativité, disposer de sa propre vie. WIM VERRELST Adresse: Herentalsebaan 90, B-2280 Grobbendonk.
Traduit du néerlandais par Catherine Secrétan. | |
Bibliographie:chris vandenbroeke, Sociale geschiedenis van het Vlaamse volk (Histoire sociale du peuple flamand), 1re éd., Orion, Beveren, 1981; 3e éd., Kritak, Louvain, 1985. chris vandenbroeke, Vlaamse koopkracht gisteren vandaag en morgen (Pouvoir d'achat en Flandre), Kritak, Louvain, 1984. chris vandenbroeke, De toekomst van het Vlaamse Volk. Geschiedenis en futurologie, (L'avenir du peuple flamand. Histoire et futurologie), Kritak, Louvain, 1985. |
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