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Chronique
sadi de Gorter Paris
◼ dans ma chronique (septentrion 1/88), j'ai consacré un écho au quatrième centenaire de la naissance du poète néerlandais Vondel. J'y citais treize vers français extraits d'un chant de la naissance du monde. Impossible, disais-je, de retrouver l'original néerlandais du poème consacré par Vondel à la vie magique de l'Eden terrestre. Je me demandais si je ne l'avais pas purement et simplement inventé, il y a un demi-siècle, pour l'édification de lecteurs qui de toute manière n'avaient sans doute jamais entendu parler de Joost van den Vondel.
Or, un de mes lecteurs, Luc Delafortrie, a identifié ce passage tiré de l'acte II scène I de la tragédie Adam in ballingschap (Adam en exil) datant de 1664. L'archange Gabriel y annonce à ses collègues Raphaël et Michel les fêtes nuptiales en l'honneur d'Adam et Eve dans la munificence du paradis. J'aurais dû reconnaître d'emblée cette citation car un de mes compatriotes, le poète Jean Stals, avait traduit la tragédie en français sous le titre d' Adam exilé. Mea culpa. Il est
Le Guerchin, ‘Dieu le Père et l'archange Gabriel’, dessin, s.d. Fondation Custodia (coll. F. Lugt, Paris).
vrai que dans les vers en question seules huit syllabes sont identiques dans les deux versions françaises, les autres différant de façon sensible comme on va s'en apercevoir. Stals:
Le sol est un tapis de fleurs. Nul habitant
Du ciel ne brode ainsi des couleurs chatoyantes!
Combien d'oiseaux vêtus de plumes ravissantes!
Vers cités dans ma Chronique:
Le sol est un tapis de fleurs. Aucune main étrangère
Ne peut broder tant de nuances dans un tissu
Que d'oiseaux sont cousus dans un plumage d'or!
Ou encore, Stals:
L'héliotrope ici face au soleil éclot
Le coeur tout enflammé de rayons magnifiques
Septentrion:
Voici l'hélianthe à l'image du soleil
Il embrase le coeur de ses rayons de vie
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Sans aucun doute il y a ‘quelque chose’ qui ressemble au portrait robot tracé il y a un demisiècle pour mes lecteurs, mais gare à l'erreur judiciaire.
Stals avait à juste raison découvert que ‘la licorne là-bas se mire dans les flots’ alors qu'ici c'est un écureuil qui se mire dans la source.
Honte à celui qui a traduit par mammifère rongeur un animal mythique! J'ai été sans doute ce coupable, car vif comme un écureuil j'ai dû lire dans ma jeunesse eekhoorn, c'est-à-dire écureuil, au lieu de eenhoorn, c'est-à-dire licorne.
◼ j'avais pris l'habitude de marcher le long du cimetière du Montparnasse avec Jules, mon terrier écossais. Les chiens ne pouvant y entrer, au grand dam de mon compagnon qui devait estimer injuste qu'on lui censurât les espaces verts de ‘son’ quartier, je n'étais jamais allé intra-muros. Au demeurant, notre réverbère, haut de 210 mètres, faisait l'affaire. Depuis quelques années, je parcours seul les allées boisées et fleuries de ce jardin que Paul Guth a nommé ‘le cimetière intellectuel de Paris’. Que d'amis perdus et retrouvés habitent ces tombes! Voici le père du dadaïsme Tristan Tsara, le père de la critique littéraire Sainte-Beuve, le père de l'école parnassienne Leconte de Lille, le père de la scola cantorum Vincent d'Indy, le père de l'improvisation musicale ecclésiale Saint-Saëns, le père du socialisme Proudhon, le père du naturalisme chrétien Joris Karl Huysmans, le père de l'école de sculpture romantique François Rude, le père de la lexicographie française moderne Emile Littré et le père du dictionnaire concurrent Pierre Larousse.
Mais que de fils aussi: Charles Baudelaire fils du romantisme,
Jules.
Dumont d'Urville fils des nombreux navigateurs célèbres qui firent le tour du monde, Jean-Paul Sartre fils de l'existentialisme. Bien sûr des filles sont présentes: l'actrice playmate centenaire Cécile Sorel, dont on a dit, vu sa longévité, ‘et rose elle a vécu ce que vivent les roses, quand elles sont en fer forgé’, l'auteur du ‘deuxième sexe’ Simone de Beauvoir, soeur Rosalie, celle des barricades de 1848, l'aviatrice Maryse Bastié, morte au cours d'un meeting aérien, la Dame aux Camélias Marie Dorval.
Très Rive Gauche, c'est ici que reposent le romancier Guy de Maupassant, le poète Robert Desnos, le sculpteur Bartholdi, célèbre pour la Statue de la Liberté, le peintre lithuanien Soutine, le piéton de Paris Léon-Paul Fargue, et,
Montparnasse, à l'ombre de la Tour.
parmi tant de médecins de renom, le grandissime Alfred Velpeau.
Drôle de bande...
Depuis peu, on a déterré mon éminent ami René Cassin, à qui j'avais demandé en 1956 de nous faire la faveur de devenir membre du comité de patronage de l'Institut Néerlandais de Paris qui allait être créé. René Cassin accepta avec plaisir. Nous eûmes l'honneur de l'accueillir, une dizaine d'années plus tard, en qualité de Prix Nobel de la Paix. Je garde le fervent souvenir de cet homme affectueux dont la République Française a récemment décidé la translation des cendres au Panthéon. René Cassin y repose parmi les Grands Hommes dans ce ‘Saint-Denis républicain et laïque’ comme Victor Hugo, Sadi Carnot, Louis Braille, Jean Jaurès, dans ce décor austère et nu qui contraste avec la joyeuse floraison du clair jardin des morts montparnassiens.
◼ n'ayant jamais voté de ma vie ni pour des élections législatives, ni pour des scrutins municipaux, provinciaux, régionaux, européens, et ce dans aucun des pays où j'ai vécu, je suis mal à l'aise pour discuter de politique tant avec mes compatriotes qu'avec des étrangers. En somme, je suis un immigré politique. Et pourtant j'ai tellement envie de voter avec les Français pour élire leur président de la République, avec les Néerlandais pour choisir un candidat parmi les vingt, trente ou quarante partis qui réclament les suffrages des électeurs, avec les Américains pour vanter les mérites d'un ticket de qualité, avec les Belges pour choisir un bourgmestre franco-flamand ou flamandowallon que je trouverai bien un jour le moyen de me procurer une carte d'électeur adéquate. Déjà au lieu de la très officielle carte d'identité française des étrangers appelés privilégiés, - document
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impressionnant se déroulant en accordéon - je possède une carte de séjour C.E.E. toute neuve, genre format carte de visite plastifiée, de validité territoriale totale, n'expirant qu'un an et demi avant l'an deux mille. Elle permet, y liton, d'exercer ‘toutes activités professionnelles dans le cadre de la législation en vigueur’. En attendant que ces activités permettent le droit de vote dans mon quartier, je me suis contenté de noter de quelle façon les Français ont voté aux Pays-Bas pour les élections présidentielles. Leur nombre fut minime, 1006 électeurs au total, mais le choix de ce corps électoral restreint ne valaitil pas un sondage bidon réalisé auprès d'un échantillon représentatif de 1006 personnes âgées de dix-huit ans et plus? De fait, les Français ont voté à une forte majorité pour François Mitterrand (59,5%), c'est-à-dire plus que la majorité nationale, Jacques Chirac obtenant 40,5%. Au premier tour du scrutin, les résultats ont prouvé que les ressortissants français aux Pays-Bas se sont montrés aussi sages par nature que les Néerlandais, car, contrairement à leurs concitoyens en métropole, ils ont peu voté pour le parti d'extrême-droite de Jean-Marie Le Pen: 3,9% (contre 14,4%). Problème de ‘détail’, dirions-nous. Quant à l'extrême-gauche, son pourcentage était insignifiant. Cela me fait penser à un article de Martin van Amerongen paru dans un quotidien néerlandais du soir. On y lit ce dialogue:
- Qu'est-ce qu'un communiste?
- C'est quelqu'un qui a lu tous les livres de Marx.
- Et qu'est-ce qu'un anticommuniste?
C'est celui qui les a compris.
◼ les pays-bas détiennent la plus forte densité muséale du monde: un musée par quarante kilomètres carrés!
◼ désirant acheter un microsillon de Paolo Conte chez mon disquaire de quartier, je trouvai un avis sur la porte d'entrée annonçant que le magasin était fermé pour cause de mariage. Paolo Conte a sans doute chanté pour la circonstance dans Blue Haway: ‘Je cherchais une femme, j'ai trouvé une comédie’ (cercavo una donna, e ho trovato una commedia.)
Que fait-on quand on trouve inopinément un magasin fermé? On regarde les vitrines et j'y vis des instruments de musique les plus sophistiqués. Certains me parurent peu compatibles avec l'usage qu'on pouvait en attendre. Les prix étaient indiqués, mais ni les noms ni l'usage de plusieurs de ces étranges machins. Fort heureusement divers manuels étaient également exposés, dont voici quelques titres: ‘Cent vingt-huit sons originaux à programmer’; ‘Guitare: initiation aux blues, boogie, ragtime, new orleans, swing, be bop, funki, rock, antilles, bossa, etc.’; ‘Etude de funk pour basse électrique’; ‘Batterie électronique programmable’. D'autres ouvrages étaient en vente; avaient-ils la musique pour sujet, comme: ‘Emploi rationnel des circuits intégrés numériques et linéaires’; ‘Programmation en langage assembleur’; ‘Anatomie d'un supermicroprocesseur’? Je le pense, car au milieu des livres et cahiers de musique, je déchiffrai un titre qui embaumait les airs d'autrefois: ‘Traité élémentaire destiné aux sonneurs de biniou’.
◼ dans la presse occidentale on ne parle que ‘glasnost’ et ‘perestroïka’ comme s'il s'agissait de personnages de romans de Dostoïevski, à l'instar des frères Dmitri, Ivan, Aliocha et Smerdiakov de la famille Karamazov.
A force de lire ‘glasnost’ et ‘perestroïka’ je ne sais plus ce que cachent ces termes russes. Perestroïka, mensurations de Miss Moscou, toute première reine de beauté komsomol dont on voit la photo dans les journaux?
Entre l'arbre et l'écorce il ne faut pas mettre le doigt. Donc, vive la démocratie. Démocratie, le concours de charmes qui permet de désigner de la façon la plus bourgeoise la finaliste d'une compétition quasi sportive? Certes, Maria Kalinina, jolie brunette aux yeux pers, mérite l'hommage dû à ses formes comme à son sourire gracieux et intellectuel, mais la défense des droits de l'homme passe-t-elle nécessairement par le galbe de jambes pour la sauvegarde des droits de la femme? J'ai hâte de vous faire lire la notice qui va suivre, mais je m'interroge auparavant sur la question de savoir si la démocratie à la mode occidentale doit authentifier le comportement de Mademoiselle
Joost Swarte, ‘L'avenir de Piet Mondriaan’, dessin pour l'hebdomadaire Humo, Bruxelles, 1984. L'Institut Néerlandais a exposé cette année plus de deux cents dessins de Joost Swarte. Paul Hefting a préfacé le catalogue de cette exposition nommée ‘Exposition universelle’ de l'artiste. (Futuropolis, 1988, Paris).
L'avenir de Mondrian: Miss Moscou ou la Cicciolina?
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Ilona Staller au parlement italien. De par ma formation professionnelle j'adore les résolutions, les questions écrites ou orales, les amendements que nous proposent les parlementaires - et même leurs formulations - mais quand glasnost - la transparence - est analysée et commentée par l'honorable député Ilona Staller - mieux connue sous le nom de la Cicciolina - je me demande si on ne confond pas la libéralisation des moeurs (qu'au demeurant je respecte, apprécie et déguste) avec la plus merveilleuse prodigalité qu'est la liberté de conscience?
◼ il y a de quoi être déconcerté. Ou faut-il dire désormais débranché? J'ai vécu toute ma vie sous le signe de la défaite d'un idéal révolutionnaire, celui d'octobre 17. Dans mon enfance, j'étais croyant, croyant de la foi en l'homme, habité par l'ardeur de transformer l'ordre social et moral, de modifier le comportement politique, les préceptes ontologiques de la communauté humaine. Finie l'exploitation de l'homme par l'homme, à moi les combats d'opinions, la joute des idéals, la multiplication des sommations du décalogue!
Il me fallait déchanter. Ma défaite était la victoire de Staline. J'étais antistalinien par vocation, car Staline avait jeté le discrédit sur mes bolchevismes, mes communismes, mes fraternités rituelles. Les grands procès de Moscou furent dans les années trente pour mes camarades et moi, outre la flétrissure de l'ère stalinienne, la hantise de la guerre: ‘La guerre qui vient / dans le coeur des foules / les journaux, les discours, les photos, les légendes / la guerre qui vient / aux horizons des yeux / sur les routes où le mystère taille des arbres dans la chair / des peuples / où les croix / de pierre de miracle d'enfer / s'inscrivent dans la chair / des peuples / où les régiments / bleus verts saouls morts mendient / l'espérance / des peuples / la guerre qui vient / train électrique / à l'âge de la pierre / a + b de nos vies / La guerre passée / adieu le saint / O guerre perdue / dès la fin de l'autre monde’ (Exil volontaire, poème que j'ai publié en 1936). Les communistes russes apprirent à leurs dépens que leurs dirigeants tant estimés n'étaient que ‘des traîtres à la solde de la Gestapo’ qu'il fallait fusiller comme des chiens enragés ainsi que le proclamait hautement les Izvestia. En même temps, le militant et écrivain Victor Serge, sauvé des geôles de Sibérie par une exaltante collaboration internationale, disait de Zinoviev, Kamenev et d'autres victimes des grandes purges des vieux révolutionnaires et compagnons de Lénine: ‘J'ai connu d'assez près plusieurs des fusillés de Moscou. Leur supplice sera quelque jour mesuré et les hommes s'étonneront qu'on ait pu aller si loin, descendre si bas dans la peur et la
haine d'adversaires politiques qui étaient des camarades de la veille’. Victor Serge écrivait ces lignes le 29 août 1936 au lendemain de la condamnation à mort par l'appareil stalinien de Zinoviev, l'ancien collaborateur inséparable de Lénine depuis 1907 et de Kamenev, l'ancien dirigeant du groupe parlementaire bolchevik à la Douma, envoyé en Sibérie par le pouvoir tsariste, et qui devint par la suite légataire universel de Lénine, ce que Staline ne put lui pardonner.
En 1988, cinquante-deux ans plus tard, la réhabilitation des fusillés de Moscou est un fait accompli, comme Victor Serge l'avait prévu. Traîtres, les vieux soldats de la révolution, terroristes les anciens membres du Politburo, traîtres et complices des terroristes les fidèles compagnons de Lénine? Jusqu'à sa mort fin 1947 dans un taxi à Mexico, Serge
Victor Serge, dessiné par son fils Vladi lors de leur déportation à Orenbourg en 1935.
n'avait cessé de dénoncer l'ignominieuse dictature stalinienne. Sous Gorbatchev l'URSS se voudrait-elle bucolique?
Victor Serge était né à Bruxelles de parents russes émigrés. Anarchiste, révolutionnaire, internationaliste, écrivain, il mena en Russie même une lutte opiniâtre contre l'autocratie hystérique de Staline. De février 1919 au lendemain de cinq années de prison durant la première guerre mondiale, il a passé 17 ans en Union soviétique. Qu'il ait échappé aux purges des ‘déviationnistes’ de tous bords tient du miracle. Dès 1924 à la mort de Lénine, la politique suivie par ses successeurs le préoccupe et il exprime son inquiétude. Exclu du parti communiste en 1927, emprisonné, relâché parce que gravement malade, on lui interdit d'exercer son métier d'écrivain. D'écrivain de langue française. Il tente de s'installer en France pour y faire soigner sa femme rendue folle par la persécution, mais un refus formel lui est opposé, ce qui allait le conduire inéluctablement à la déportation à Orenbourg, sans autre forme de procès, mais avec la certitude de n'en revenir
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jamais. Il en est revenu pourtant grâce à l'extraordinaire dévouement de ses amis et de ses admirateurs à l'étranger, dont une femme de lettres, Magdeleine Paz, qui parvint à mettre en branle le monde littéraire occidental tout entier. A son retour de l'U.R.S.S. nous l'accueillîmes à Bruxelles, lieu de sa naissance, heureux d'avoir pu vérifier cette évidence décrite par Magdeleine Paz: ‘Il faut être autre chose qu'une victime, il faut apporter autre chose que des plaies, fussent-elles saignantes. Victor Serge apporte autre chose et il est autre chose. Il apporte sa vie: volonté, courage, dignité. Il apporte son caractère: noblesse, fermeté. Il apporte son oeuvre: altitude, largesse, chaleur, sincérité’. De cette époque, jusqu'à son départ pour le Mexique en 1941, je n'ai pas quitté Victor Serge de Bruxelles à Paris et à Marseille. J'admirais ses romans (Les hommes dans la prison, Naissance de notre force, Ville conquise, Mer Blanche, S'il est minuit dans le siècle), ses nouvelles, ses poèmes, ses articles. J'admirais sa perception aigüe de la liberté. Je me souviens d'un de ses personnages de roman, dans Les derniers temps, où l'homme contemplait la reproduction d'un tableau de Van Gogh, La nuit étoilée, dans cette bonne ville de Saint-Rémy qu'il était sur le point de quitter. ‘Cette vision - écrivait Serge - dépassant la raison et la folie, atteignait à une lucidité lyrique.’ Cette lucidité quasi lyrique, Victor Serge en avait fait preuve il y a quarante ans à présent lorsqu'il entrevoyait la ‘libéralisation’ en URSS. Mais les autorités soviétiques n'ont
pas besoin de réhabiliter notre ami. Elles n'étaient jamais parvenues à l'incarcérer véritablement.
◼ dans une revue financière néerlandaise portant le nom anglais ambivalent de Save, un
Donatello, ‘David’, statue en bronze commandée par Cosme de Médicis pour son palais de la via Larga, Musée du Bargello, Florence.
article intitulé Overdose a retenu mon attention. Une overdose en matière d'épargne ne me semble pas un mal profond. On peut guérir d'avoir trop d'argent à économiser. Mais la teneur de l'information indiquait comme vous allez vous en apercevoir que le mot overdose était employé ici au sens de dose excessive de bonheur, de béatitude, d'euphorie, raisons pour lesquelles les drogués se droguent. Je traduis compendieusement. Il est acquis que les touristes qui visitent Florence y déambulent en un temps record. Ils font bien entendu les Uffizi et le Pitti, arpentent nombre d'édifices civils et religieux de la Renaissance à toute pompe, entrent au pas de course au Palazzo della signoria après avoir regardé avec délice mais en coup de vent le David de Michel Ange - qui est d'ailleurs une copie -, puis ils s'activent vers la via Tornabuoni avec l'intention d'y déguster une tranche napolitaine. Comme le temps presse, ils se hâtent vers Rome ou Milan. L'article (que je résume au galop) précise que dans l'hôpital de Santa Maria Nuova on traite les overdoses dues à l'art. Il paraît que les psychiatres appellent ce trop plein le ‘syndrome de Stendhal’.
◼ il est de plus en plus fréquent qu'une éminente (ou fragile) personnalité fasse écrire ses
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mémoires par un rédacteur interposé. Chez mon libraire parisien, je découvre au jour le jour des ouvrages généralement épais relatant la vie, le génie, les prouesses d'hommes et de femmes du monde politique, littéraire et sportif d'aujourd'hui. Leur ‘portrait’ - déjà tiré abondamment par les médias -s'étale sur la couverture. Il saute aux yeux que leur popularité n'a rien à voir avec le talent propre de l'employé aux écritures (rien à voir non plus avec un folliculaire!) qui relate leurs exploits, contrairement aux dons d'écrivain des auteurs de romans historiques, de biographies romancées ou d'études empreintes d'éclectisme. Rares sont les promus de l'actualité qui ont beaucoup à dire par eux-mêmes ou sur eux-mêmes. N'est pas Churchill qui veut. D'innombrables romanciers de renom ‘récrivent’ leur propre vie sous forme autobiographique et le lecteur compatit à leur morosité, leur mélancolie, leur désarroi. Triste sort, car s'ils soulignent ‘l'insoutenable légèreté de l'être’, c'est que leurs héros, leurs Moi, ont eu un destin aussi insolite que pitoyable. Heureusement dans un roman ultérieur, ils se présentent ravis têtebêche pour la plus grande satisfaction d'un même lecteur.
Chez mon libraire haguenois, je feuillette pareillement les mémoires ou pseudo-annales de mes compatriotes. Comme d'autres à Paris ou New York, ils font écrire eux aussi leurs mémoires d'outre-tombe ou leurs antimémoires. Ils sont de l'histoire, mais ils ne sont pas l'Histoire.
J'ai acheté les mémoires de Victorine Hefting racontés à ou par une de ses amies, Nienke Begemann, sous le titre Victorine, Victorine, tout court. Le livre vaut beaucoup mieux que le titre. Personne ne semble gêné de nos jours de passer sur le divan et de magnétophoniser sans débrider. Victorine Hefting, historienne d'art, eut une vie agitée, comme tant de femmes octogénaires d'aujourd'hui. Je la connais depuis de nombreuses années et me sens lié d'amitié avec elle et avec d'autres témoins et acteurs de sa vie. J'aime son talent de biographe et j'apprécie ses qualités professionnelles, en particulier muséales comme organisatrice d'expositions. Elle a consacré à Jongkind, précurseur de l'Impressionnisme, des travaux de qualité qui font autorité spécialement en France où s'est déroulée en grande partie la carrière de l'artiste néerlandais.
J'ai lu son récit avec un vif intérêt, regrettant qu'elle n'ait pas tenu à jour un journal personnel qui nous aurait permis d'apprécier sa propre science monographique, d'élaguer pour de futurs mémoires d'inopportunes scories. Elle habite La Haye mais passe une partie de sa liberté studieuse dans une petite folie zélandaise au sein du décor théâtral élyséen de Veere, ravissant bourg portuaire baigné par un plan d'eau long de vingt kilomètres qui fut il y a quelques années un bras de mer entre les îles de Walcheren et du Beveland septentrional, maintenant obstrué par la construction de
Hôtel de ville de Veere dans l'île de Walcheren en Zélande. La construction de ce bel édifice commença en 1470 et la tour Renaissance en 1491.
digues de protection contre la mer. Imaginez-vous une datcha à l'ombre d'un bunker ecclésiastique nommé De Grote Kerk (la grande église) datant du xive siècle. Ce pied-à-terre tout simple que j'ai eu l'occasion de visiter, le jour où l'intelligentsia néerlandaise s'y est réunie pour le quatre-vingtième anniversaire de Victorine, estce là que Platon a fait monologuer Socrate et Nienke Victorine? En vérité, le ‘divan’ était occupé chaque jeudi matin de 1983 à 1986 dans un appartement de La Haye. ‘Victorine’ y a raconté sa vie à la première personne accumulant d'intéressants renseignements sur sa famille, ses amis, son métier. Mais qu'a fait le rédacteur par lui-même, sauf dactylographier un monologue, enjoliver, ornementer le texte parlé? Au moins aurait-il pu le compléter par un index de noms cités qui aurait pu servir astucieusement pour l'histoire de l'histoire des arts néerlandais de 1940 à 1971.
◼ depuis de nombreuses années la population néerlandaise attend la mise en service d'un nouveau passeport, imperméable à la contrefaçon et depuis des années les autorités n'ont pu se mettre d'accord sur un modèle offrant toute garantie d'immutabilité. On a l'impression qu'au moment où le contrôle des frontières des Douze doit tendre à diminuer, les milieux politiques craignent la fraude et ont du mal à s'accorder sur le papier du passeport, l'encre, les caractères, la photo d'identité, l'imprimerie, le coût, la délivrance à l'échelon soit national soit régional. S'accorder? Au lieu et place de l'exceptionnelle qualité d'un passeport infalsifiable - dont on a de moins en moins besoin - la Hollande s'est offert le luxe d'un vrai scandale car, heureux pays, elle n'a rien à se mettre sous la dent, si ce n'est le processus de fabrication d'un mouton extroverti à cinq pattes.
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Armoiries des Pays-Bas dessinées par André van Lier de La Haye.
Qui est le coupable, un contrefacteur, un escroc, un extorqueur, un aigrefin? Bien sûr que non, tout au plus un ministre et un secrétaire d'Etat en exercice qui n'ont rien fait du tout et c'est précisément ce que le pays leur reproche. Leur carrière, à défaut de passeport infalsifiable, a été faussée indûment.
◼ dans ma boite aux lettres je trouve à intervalles réguliers un journal consacré exclusivement aux ‘Petites annonces efficaces’, ainsi que le sous-titre de Paris Services me le fait observer. Cet hebdomadaire distribué à titre gratuit à 305 000 foyers de la Rive Gauche, je le consulte pour la rubrique ‘Pharmacies de garde le dimanche’. En outre, la rédaction donne d'excellents conseils: ‘Passez une petite annonce en pyjama’ ou ‘Marie-Thérèse a le pouvoir de vous aider à résoudre vos problèmes’. Marie-Thérèse est donc une rédactrice dévouée? Eh bien non. La dame qui a don de double vue s'annonce ellemême: astrologue, voyante, médium, parapsychologue, magnétiseur-conseil, graphologue, spécialiste de tarots, de lignes de la main, de la boule de cristal, du marc de café, de la tache d'encre, elle se déplace dans le monde entier, prédit les événements les plus importants, vérifiables et authentiques, et elle apportera la chance, le bonheur et la réussite (envoi d'un talisman, 200 francs français). Vous pouvez poser des questions par correspondance (dix questions 400 francs français). Ce pouvoir médiumnique, ces dons de médiumnité sont très rares, lit-on. La grande dame clairvoyante possède encore d'extraordinaires possibilités d'influence à distance. Tout cela est offert à prix réduit et dénote un commerce de gros. A la dernière page des ‘petites annonces efficaces’, on fait plutôt dans le détail pour monnayer la fin de votre solitude, la clé de votre bonheur, et c'est bien en fin de compte de cela qu'il s'agit: ‘Femme, la belle quarantaine,
grande, aux yeux noisette, l'élégance et la distinction naturelles, souhaite rencontrer compagnon de couleur, sérieux, libre, travaillant, pour partager choses de la vie’. On croirait du César Birotteau. Oui, Balzac partageait les choses de la vie avec ses héros haut en couleur, mais il n'a jamais fait de la pub pour de l'anti-roman à la poésie hasardeuse.
Cet hebdomadaire de prospection me fait penser à l'histoire (évidemment vraie) du sociologue ou du psychologue qui entendait consacrer ses heures de recherche scientifique à l'étude de sa relation avec sa petite amie.
◼ henk breuker est né à amsterdam en 1918 d'une famille ouvrière. Enfant des rues et des canaux, il sillonne la capitale qui, à l'inverse de Venise, dispose de quais - les fameux grachten - plantés d'arbres. L'été la verdure bouche le ciel: ‘L'eau croupit en paix, cloîtrée sous un épais feuillage’. L'hiver: ‘un fouillis de branches retient le firmament dans son filet’. Voilà que je commence à parler de Henk Breuker avec des phrases de son roman paru il y a quelques semaines aux éditions parisiennes L'Harmattan sous le titre de M. Dril ou les nuits d'Amsterdam. C'est que Henk Breuker est un personnage de roman. Je l'ai rencontré dans un village du Gâtinais où il séjournait à l'improviste. Entre Hollandais on a vite fait de se tutoyer. D'autant plus que nous étions tous deux d'Amsterdam. Comme moi il vivait en France en permanence depuis le début des années quarante, lui à Montpellier, moi à Paris. Nous étions faits pour nous rencontrer et pourtant nos chemins ne s'étaient pas croisés. Henk, évadé d'un camp de travail allemand, se fixa dans le Midi de la France comme charpentier. Le romancier néerlandais Jef Last, l'auteur du mémorable Zuiderzee, avait découvert mon compatriote dont il appréciait le talent d'écrivain néerlandais: le roman Kinderen spelen toneel, le récit 14 juillet et le recueil de poèmes Rekeldichten. C'est à Jef Last, mort en 1972, que Henk Breuker dédie aujourd'hui son Monsieur Dril. Dans les années cinquante, Breuker créa une revue de langue française, les
Cahiers de La Licorne au sommaire desquels on trouve des noms comme Jean Joubert, Frédéric-Jacques Temple, Peter Handke, Christian Dedet. Il publie pour la première fois en France
Couverture de la plaquette de poésie de Gerrit Achterberg traduite en français (‘Matière’, Ed. La Licorne, 1952, Montpellier).
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des poèmes de Gerrit Achterberg en une jolie plaquette, Matière (Stof), traduits par lui-même, Cariès et Temple. Ce dernier présente Achterberg au lecteur de langue française en 1952, dix ans avant la mort du poète: ‘Achterberg est rongé par une idée fixe: l'être disparu. Chacun des poèmes de Matière est dominé par la présence de la mort, exprimée en formes diverses et surprenantes. Une pensée? mieux, une obsession, fouille la pierre, la couleur, le végétal, le métal; les ronge comme la mort elle-même ronge la chair jusqu'à l'os, pour toucher la réalité de l'absence; comme pour rendre évidente ‘l'incursion dans le néant’. Il est facile de comprendre que le bilingue Henk Breuker a dû faire d'abord la traduction globale, le mot à mot, de Matière avant de la soumettre à ses amis poètes français, mais auparavant il avait ausculté scrupuleusement l'âme tourmentée d'Achterberg - son labyrinthe mental, dit Temple - pour une exploration détaillée des coins les plus obscurs de son comportement poétique. Or, dans le roman de Henk Breuker on lit sous la plume de son alter ego l'écrivain imaginaire Martin Grootveldt (lui-même l'alter ego jeune du scout Bertus Tweeman), que son oeuvre n'est qu'un ‘curetage de l'âme patient et minutieux’. On ne peut pas ne pas penser à Achterberg en déroulant l'histoire agitée, immorale, mordante, insolente de ce roman déroutant. Hermétiques parfois ces pages vivaces sont d'exaltante poésie! Je ne connais pas les nouvelles écrites par Breuker directement en français, comme Le naufrage du bock
panaché, Olaf ou La peste grise mais je m'imagine que l'auteur, comme il le dit par personnage interposé, est un être que le sordide a toujours attiré: ‘petit garçon, fouillant les terrains vagues, je me plaisais déjà à décoller des
Henk Breuker, à droite.
choses qu'un long séjour avait soudées au sol. J'en faisais jaillir un puissant caviar de vermine.’ Il délire sans fièvre, ruminant le passé: ‘ruminer est mon occupation chronique, pas même besoin que je broute’. Ailleurs, dans la pénombre d'Amsterdam, assis sur l'arête vive de la pierre d'un quai, son personnage somnole les yeux ouverts, le regard vide: ‘J'ai dû voir les vastes incendies tragiques qui embrasent nos plats pays, le soir, quand le couchant met le feu aux polders.’ Amsterdam joue à peine un rôle dans le roman et pourtant la ville est omniprésente comme dans La Chute d'Albert Camus. Quelques lignes sur le hareng: ‘Un homme, secondé par une grande femme aux chairs resplendissantes dépeçait ses harengs à la chaîne. L'odeur marine me parvenait par effluves. Je raffole du hareng frais. Si je m'écoutais je ne me nourrirais que de ça. Hélas, la rente que je tire de mon oeuvre, viagère en quelque sorte, m'oblige à être pingre, ce qui, à vrai dire, ne m'est pas bien difficile. Toute dépense m'arrache un poil du cul. Je pris quand même rang, en surveillant la frénésie du trafic. Ni feux, ni agent de ville, pour m'aider à traverser. Avec de l'oignon, grand-père? Beaucoup d'oignons, et du cornichon doux en tranches! Plongeant sa main dans le bocal comme dans une braguette, le patron retira l'objet flasque et gluant, et l'étala sur le marbre. Je salivais déjà à la seule vue des préparatifs: tranchage de la tête, éventration, sortie de la tripaille. Pinçant la peau entre le pouce et le fil de la lame, il retira avec une admirable technique la pellicule protectrice. La
voilà nue cette belle chair, argentée et rutilante, parsemée d'une chapelure d'oignon et tronçonnée.’
Ah! il s'en passe des choses le long des canaux sur le chemin des badauds. Par exemple, sur le Rijstpelmolengracht. Breuker ne se lasse pas d'évoquer cette artère, de s'en gargariser, de tripatouiller ce nom qui ne dit rien à un habitant d'Ankara, ni même de Zélande ou du Limbourg. Il faut être d'Amsterdam pour retrouver l'odeur de vase des quais, comme ceux du Rijstpelmolengracht, l'atmosphère du vent, les trous de lumière des cieux, les murs d'ombre. Parfois on entend du Robbe Grillet, on patauge dans Céline, on lit un polar: ‘Bulthuis a déposé son âge tel un gros pardessus d'hiver.’ Ou: ‘Je regarde cette vieille main. De gros vers de sang bleuâtres et comme déjà repus, reposent sur un éventail d'os.’
Henk Breuker a écrit, ai-je besoin de le souligner, un roman dru, plein de trouvailles, nourri de noire poésie. Il nous faut faire un effort pour le lire tant les détails fourmillent, les recoupements se chevauchent. Son personnage ‘je’, qui a tué dans un moment de pulsion sexuelle, presque sans s'en rendre compte, n'en éprouve aucun remords jusqu'à son décès qu'on relève par voie notariale. Cependant, le sujet du roman importe peu tant l'atmosphère, le style, la manière, la langue rivalisent d'ingéniosité, tant l'expression est plus imagée que l'affabulation. On se trouve en présence d'un Néerlandais plus néerlandais que nature qui écrit avec une ‘beauté barbare’ un français plus français que nature. Un somptueux paradoxe que la littérature est seule à même de soutenir. |
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