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Jan Romein
un historien entre Huizinga et Marx
Qui est Jan Romein? Une brève notice biographique pourrait être conçue ainsi: ‘Jan Marius Romein (1893-1962), historien néerlandais, marxiste, membre du Communistische Partij van Nederland (CPN - Parti communiste néerlandais (1920-1927), rédacteur de De Tribune (La tribune) et De Communistische Gids (Le guide communiste) (1922-1925), deux journaux d'opinion; resta fidèle, même après sa rupture avec le Parti communiste néerlandais, aux idéaux de la révolution bolchevique; écrivit comme journaliste free-lance sur la politique mondiale, dans un esprit marxiste. Romein fut professeur ordinaire d'“histoire nationale” (1939-1959) et professeur extraordinaire de “théorie de l'histoire” (1959-1962) à l'université d'Amsterdam. Sous l'influence de Johan Huizinga, il devint historien de la culture et théoricien de l'histoire. A l'origine, il s'occupa surtout d'histoire néerlandaise, mais après 1945, c'est à des problèmes d'histoire théorique et universelle qu'il se consacra.’
Après ces détails biographiques, on pourrait imaginer le développement suivant: Romein a décrit, dans diverses publications, l'histoire européenne comme s'écartant du ‘modèle culturel universel’ et perdant son caractère progressiste au fur et à mesure que le monde non occidental s'émancipait et rattrapait son retard. Il a milité pour une ‘théorie de l'histoire’ qui devait fournir l'instrument théorique grâce auquel les historiens pourraient d'un commun accord donner une image significative - et par là (!) objective - de la société. Cet universalisme, qui allait de pair avec une confiance inébranlable dans les intentions antiimpérialistes du communisme soviétique, ainsi que ses critiques à l'égard de l'histoire traditionnelle, ont fait de lui une figure très controversée. Des contemporains comme Pieter Geyl, lui
Jan Romein à l'âge de 6 ans.
reprochèrent de sacrifier à un mondialisme utopique et politiquement suspect, la vitalité d'une histoire européanocentrique. A faire passer pour scientifiques des spéculations de philosophe de l'histoire, il risquait, entre autres selon Geyl, de mettre en danger la transmission de valeurs culturelles irremplaçables. Son plaidoyer en faveur d'une ‘théorie de l'histoire’, qui devait rendre possible la création d'une image du passé recevable par tous, fut considéré comme une méconnaissance de l'histoire en tant que ‘discussion sans fin’ (Geyl). Pour beaucoup, et pas seulement pour des extrémistes de gauche, Romein était un guide, qui traçait à partir d'une vision progressiste du passé
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Jan Romein en 1918.
des perspectives d'avenir. Il disait lui-même, faisant allusion à ses commentaires politiques, qu'il voulait apprendre aux hommes à lire le journal. Et en effet, l'intelligentsia indonésienne d'avantguerre le considéra comme un gourou, pour son journalisme anticolonialiste. Le pasteur réformé et chef de file socialiste Banning appelait Romein ‘un pasteur en habit d'homme de science’. Ardent partisan du mouvement pacifiste De Derde Weg (La troisième voie, 1952), qui contestait l'idée selon laquelle il n'y avait d'autre choix qu'entre les Etats-Unis et l'Union soviétique, Romein était en même temps rédacteur du périodique qui diffusait cette vision des choses, Nieuwe Stem (Nouvelle voix). Voilà donc la notice biographique que nous aurions pu lire dans un ouvrage de référence imaginaire. Rien d'un portrait vivant. Mais on peut essayer de le retoucher.
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Romein, l'outsider
Tout d'abord, malgré sa réputation, Jan Romein était un outsider. Sa jeunesse y a indubitablement contribué. Sa mère étant morte de bonne heure, il fut élevé dans la maison de sa grand-mère; son père était neurasthénique, et lui-même, à cause d'une affection tuberculeuse de la colonne vertébrale, fut privé d'une scolarité secondaire normale. Il doit à tout cela une énorme lecture et une grande précocité. Une fois obtenu son baccalauréat, Romein alla étudier la théologie à Leyde. Il y apparaît en 1914; vêtu de façon miteuse, mais disposant, grâce à une bourse, d'une certaine liberté financière, il était âgé de 21 ans, petit de taille, le dos légèrement voûté, sommé d'une tête en forme d'oeuf, démesurément grande mais rayonnante d'esprit et d'intelligence.
A la différence de ce qu'on aurait pu attendre de quelqu'un de son milieu, il n'adhéra pas à l'association des étudiants Minerva, mais grâce à son ami H.A. Kramers de Leyde, plus tard physicien célèbre, il fut admis dans le cercle des brillants physiciens réunis autour du professeur radical de gauche, Ehrenfest. C'est là que Romein, dès avant la révolution d'octobre, se convertit au marxisme. Il eut beau, cependant, devenir athée par la suite, ses origines anabaptistes ne se démentirent pas: un radicalisme moral assorti de traits eschatologiques, et un esprit de tolérance érasmienne constituèrent toujours la trame de sa conception du monde et de la vie. Le théologien se tourna vers les Lettres, c'est-à-dire la langue et la littérature néerlandaises, et vers l'histoire. Ni l'historien de la littérature G. Kalff, ni l'historien P.J. Blok ne surent retenir son attention. Blok enseignait l'‘histoire nationale’ dans l'esprit de la fin du xixe siècle, avec comme sommet réthorique les fins tragiques de Guillaume le Taciturne, Oldenbarnevelt et Jan de Witt.
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Romein et Huizinga
Jan Romein ne serait peut-être jamais devenu historien si Johan Huizinga n'était pas
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venu en 1915 enseigner à Leyde ‘l'histoire générale’. Celui-ci, professeur à Groningue, avait déjà attiré l'attention avec un discours inaugural sur Het aesthetisch bestanddeel van geschiedkundige voorstellingen (La composante esthétique des représentations historiques, 1905). Au tournant du siècle, de violents débats avaient porté sur la nature et la fonction de la connaissance historique. A bien le considérer, ce débat était une nouvelle confrontation entre la tradition et la modernité, entre la conception du monde et de la vie issue de l'humanisme chrétien, d'une part, et les Lumières, d'autre part. La plupart des spécialistes démontraient que les personnages historiques, les événements et les évolutions avaient une qualité unique qui ne pouvait être que décrite et comprise mais jamais expliquée selon une conformité à des lois. La fonction de l'histoire serait de rendre les hommes plus sages, et non pas de leur fournir une connaissance utile et pratique. Les modernes, il est vrai, fascinés par les possibilités d'application de la connaissance scientifique, réclamaient que la science de l'histoire donne des éclaircissements sur la conformité aux lois du développement historique. On pourrait ainsi définir les possibilités d'intervention politique et indiquer les instruments avec lesquels on pourrait profiter de ces possibilités. Les traditionalistes mettent l'accent sur la valeur du devenir historique, les modernistes mettent l'accent sur le développement vers l'avenir, sur le progrès.
Dans son discours inaugural de Groningue, Huizinga a proposé une version originale du point de vue traditionnel. Penseur non systématique, bien qu'ayant adopté explicitement un point de vue d'épistémologie néo-kantienne, Huizinga faisait preuve d'un sens artistique de plasticien. Son intelligence était également une combinaison subtile de perspicacité et de force imaginative disciplinée par les exigences de la
Jan Romein en 1932.
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Jan et Annie Romein en 1937.
recherche historique. Il soutenait que l'historien donne une image du passé, dans laquelle l'élément esthétique est essentiel. Sa souveraine maîtrise de l'histoire culturelle de l'Europe, l'inventivité avec laquelle il établissait des rapports et ouvrait des perspectives, la forme dans laquelle il transmettait sa culture, firent forte impression sur Romein. Huizinga était sa conscience scientifique. Il n'était nullement question, cependant, d'une véritable relation de maître à élève. En réalité, il n'y avait pas entre eux de véritables affinités. Huizinga était conservateur et élitiste. Romein était progressiste et démocrate. Huizinga était pessimiste quant à l'avenir de la culture, Romein était un vrai moderne, le regard fixé sur l'avenir de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Huizinga, apolitique, demeurait dans sa tour d'ivoire. Romein, au contraire, était possédé par la politique et voulait être un guide. En outre, la fierté et le snobisme intellectuels de Huizinga tenaient les étudiants à distance.
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Romein et la Russie
Après la Révolution russe, Romein se tourna vers la Russie. Il choisit le russe comme matière secondaire, et se dépensa sans compter pour la cause de la révolution, tout en poursuivant ses études; puis il se maria avec Annie Verschoor (1920) et soutint une thèse de doctorat sur Dostoïevski avec le slavisant N. Van Wijk (1924). Il subit ensuite le même sort que tant d'autres intellectuels marxistes de l'époque: sa présence critique au sein du mouvement ne fut plus tellement appréciée. De son côté, pourtant, la vision que Romein gardait de la
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Russie restait celle d'un pays où l'histoire du monde avait bien tourné. Plus tard, il se prononça de façon très critique sur les simulacres de procès d'avant- et d'après-guerre, mais il estima compréhensibles les interventions de Moscou à Prague (1948) et Budapest (1956), dans la mesure où elles constituaient une riposte à des menaces contre-révolutionnaires.
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Historien et professeur
En 1926, Romein mit sur pied un cours de préparation à l'enseignement de l'histoire. L'histoire devenait, après le journalisme, son gagne-pain. L'éditeur Querido lui demanda d'écrire une histoire des Pays-Bas. L'internationalisme d'après-guerre ayant perdu de sa force, on se remettait à réfléchir aux valeurs nationales. En 1934 parurent De Lage Landen bij de Zee. Geïllustreerde geschiedenis van het Nederlandsche volk van Duinkerken tot Delfzijl. (Les Pays-Bas près de la mer. Histoire illustrée du peuple néerlandais de Dunkerque à Delfzijl). Annie Romein écrivit à ce propos: ‘Nous avons voulu montrer que deux “compagnons sans patrie” pouvaient écrire une histoire nationale “positive” sans chauvinisme et dans un esprit marxiste.’ Positif, ce livre l'est incontestablement. Il fait même preuve d'un certain chauvinisme moral: Romein attribuait à la nation les vertus qui lui étaient chères: indépendance, sens des réalités, esprit d'entreprise, tolérance. La nation, c'était ici les Pays-Bas du nord, car bien que Rob van Roosbroeck et Herman Vos aient écrit des chapitres sur la Flandre et le Brabant aux xviie et xviiie siècles, ainsi que sur le mouvement flamand, ceci n'exprimait pas un choix résolu pour la conception Grandnéerlandaise de l'histoire. En 1949, les chapitres sur le sud disparurent du livre et avec eux le sous-titre élargi. Cela ne veut pas dire que Romein n'éprouvait aucun intérêt pour la parenté historique entre le nord et le sud. Preuve en est, au contraire, la parution cette même année de la première partie de l'Algemene Geschiedenis der
Nederlanden (Histoire générale des Pays-Bas), dans laquelle, en tant que membre du Comité de rédaction belgonéerlandais, Romein écrivit l'introduction générale.
Le livre sur ‘Les Pays-Bas’ était-il réellement une histoire marxiste? L'intérêt de Romein ne se portait pas vers l'histoire économique. C'est pour cela qu'il avait engagé P.J. Bouman. Et bien qu'il ait cherché, avec les années ± 1100, ± 1400, ± 1500, ± 1600, 1747 et 1848 - années qui marquaient l'apparition puis le déclin de ‘classes sociales’ telles que la noblesse féodale, la classe des Régents et la bourgeoisie - à définir des périodes dans un esprit marxiste, son livre est avant tout une histoire socio-culturelle. Histoire culturelle et biographie: on a là les domaines de prédilection de Jan et Annie Romein. En 1938-1940, ils publièrent, les quatre tomes de Erflaters van onze beschaving. Nederlandse gestalten uit zes eeuwen (Testateurs de notre civilisation. Six siècles de grands hommes néerlandais). Ce livre, lui aussi, visait à démontrer la supériorité d'une histoire marxiste: il est essentiellement destiné à rendre justice aux ‘personnages de la comédie du monde’, parce qu'il cherche à déceler les ‘rapports internes’ et qu'il place l'homme dans la ‘matrice culturelle’ (sic) de son temps. Tel est le contenu de la préface.
Pour les uns, la dialectique est un jeu de mots pervers, pour les autres, elle est la voie vers la vraie connaissance. Les trouvailles dialectiques de Romein - le ‘vrai esprit de l'époque’ et la ‘loi de l'avance retardatrice’ - prouvaient qu'il y avait quelque chose à répondre à ces
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deux jugements. Romein constatait que la recherche historique moderne n'avait pas conduit à plus de certitude. Au contraire, l'‘image du passé’ était à présent ‘désintégrée’. Si cela pouvait être un souci pour un esthète comme Huizinga ou un polémiste comme Geyl, Romein, le pasteur, lui, craignait que l'histoire perde, de ce fait, ses fonctions sociales et culturelles. Il neutralisait alors de la façon suivante l'opposition entre recherche et évocation du passé: il y a un ‘vrai’ et un ‘faux esprit d'époque’. On est inspiré par le vrai esprit de l'époque quand on est inspiré par les forces qui montrent l'avenir; on est inspiré par le faux esprit de l'époque quand on est prisonnier du passé. L'histoire bourgeoise est tournée vers le passé. L'histoire marxiste, en revanche, a une vision du passé qui, parce qu'elle est guidée par une image de l'avenir qui est vraie, possède ellemême cette qualité.
L'objectivité est pure subjectivité! Un tour de passe-passe dialectique! La loi de ‘l'avance retardatrice’ recueillit davantage de considération. Elle affirme qu'une avance historique mène à la stagnation et, par conséquent, se change en un retard. L'image classique est celle de l'Angleterre au xixe siècle. Quand on formule cette règle comme la loi du ‘retard stimulateur’, ce que Romein, d'ailleurs, ne fait pas lui-même, ses implications politiques apparaissent: la Russie et la Chine - comme l'avait prédit Romein - non seulement rejoindront l'Europe, mais la dépasseront.
Maintenant que l'historien actuel - comme ses collègues des Lumières - est à nouveau prêt pour ce que l'on a appelé avec une certaine ironie à l'égard de soi-même ‘grand theory’ c'est-à-dire pour la formation des théories et des perspectives d'histoire universelle - qu'on pense à Fernand Braudel -, le moment approche où il
Jan Romein en 1958.
faudra évaluer sine ira et studio l'importance de Jan Romein. Il apparaîtra alors que Romein, individu isolé dans un petit territoire linguistique, ne poursuivait pas, en réalité, autre chose que les historiens français qui gravitaient autour des fondateurs de l'historiographie moderne Lucien Febvre et Marc Bloch: une pratique de l'histoire qui se situerait entre Huizinga en Marx, une troisième voie.
C. OFFRINGA
Adresse: Karel Doormanlaan 204, NL-3572 NX Utrecht.
Traduit du néerlandais par Catherine Secrétan.
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Bibliographie:
Prof. Dr. Jan Romein. Bibliografie. Bibliographie établie par a. tijhuis et autres, Groningue, 1963. (Signale aussi les traductions de publications de Romein).
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Ouvrages sur Romein:
Numéro souvenir Jan Romein dans De Nieuwe Stem (La nouvelle voix), 1962, p. 613 et suivants.
annie romein-verschoor, Omzien in verwondering. Herinneringen (Rétrospective de l'étonnement. Souvenirs), 2 tomes, 1970, 1971.
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Ouvrages de Romein encore disponibles:
jan en annie romein, De Lage Landen bij de Zee (Les Pays-Bas près de la mer), 8e éd., 1979.
jan en annie romein, Erflaters van onze beschaving (Testateurs de notre civilisation), 13e éd., 1979.
jan romein, Op het breukvlak van twee eeuwen. De westerse wereld rond 1900 (A la césure de deux siècles. Le monde occidental vers 1900), 1re éd., 1967, posthume; 2e éd., 1976.
jan romein, Historische lijnen en patronen. Een keuze uit de essays (Courbes et modèles historiques. Essais choisis), 2e éd., 1976.
jan romein, Machten van deze tijd (Puissances de notre temps), 4e éd., 1950.
jan romein, De eeuw van Azië. Opkomst, ontwikkeling en overwinning van het modern-Aziatische nationalisme (Le siècle de l'Asie. Naissance, essor et victoire du nationalisme asiatique moderne), 1956. |
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