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Godfried Bomans (1913-1971).
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Godfried Bomans: rêve et réalité
D'AVOIR été, pendant la période d'après guerre, sans doute l'auteur national le plus lu des Pays-Bas, et certainement parmi la jeunesse qui l'idolâtra, Godfried Bomans (1913-1971) le dut probablement autant à ses prestations médiatiques et à certaines de ses manifestations (para-)folkloriques qu'a ses talents d'écrivain, et quelque incontestables que ces derniers aient bien pu d'emblée paraître. L'auteur qui à la fin de sa carrière pouvait aligner une grosse cinquantaine de titres de sa plume, avait oeuvré comme journaliste, et s'était fait un nom comme conteur humoristique ou poétique, comme moraliste caustique à la vaste culture, comme essayiste et critique littéraire ou généralement artistique, comme polémiste d'ailleurs redoutable, et enfin comme traducteur. Notons qu'à ses heures l'homme de lettres était aussi musicien, et qu'il alla jusqu'à nous laisser des compositions. Bomans collabora avec des chansonniers tels Wim Sonneveld (1917-1974), et réalisa enfin quelques disques de littérature lue ou improvisée, témoignages d'un grand art autrement plus volatil que la parole écrite.
La stature protéiforme d'homme de société, que Bomans commença à se découvrir dès ses années de collège pour l'amplifier ensuite dans le monde des associations estudiantines des universités d'Amsterdam et de Nimègue, l'écrivain se la confirma définitivement grâce à ses nombreuses et très populaires collaborations radiophoniques ou télévisées. Une personnalité originale s'y affirmait par le biais du personnage public désormais connu de tous, application, au niveau de la consécration d'une carrière littéraire par les mass media, d'un procédé plus général et de longue date coutumier à l'auteur: s'approprier, pour en jouer ensuite en virtuose, des rôles empruntés.
La manifestation la plus aiguë de cette tendance fut sans doute une curieuse prédilection à s'affubler du rôle folklorique de saint Nicolas. A l'âge de sept ans le futur écrivain fut, nous dit-on, fort impressionné lors d'une fête où un proche collaborateur de son père avait joué le rôle du saint homme. Pendant toute sa vie, Bomans ne manquera pas une occasion de s'approprier le personnage: identification passagère, mais récurrente et primordiale, où le bouffe se mêle inextricablement au sérieux. Au nostalgique aussi... Car, en dépit de tout succès (Bomans fut le premier écrivain néerlandais à avoir, dès 1960, son club de fans), notre auteur demeura jusqu'au bout l'homme d'un doute et d'un incontestable déchirement. Une même ligne de force dominait dans leur diversité les exubérantes manifestations de cet artiste entre tous symbolique: celle d'un effort créateur s'affirmant dans la transposition - au sens double de refus et de tentative jamais consommée d'intégration -, d'un donné biographique à l'ancrage sociologique et historique d'ailleurs surdéterminé.
Ami de l'auteur, l'écrivain Harry Mulisch (o1927) lança un jour la boutade que Godfried n'aurait jamais dépassé l'âge psychologique de quatre ans. Dans son livre consacré à Bomans, Ed Popeliers insiste sur l'empreinte indélébile que laissèrent sur la sensibilité de l'écrivain ses primes années d'enfance. Quatrième enfant d'une famille nombreuse grande-bourgeoise, Godfried eut comme père Jean Bernard (Johannes Bernardus) Bomans, politicien catholique aux vues antisocialistes, qui fit une belle carrière. Personnage bien campé, doué d'une éloquence et faisant preuve à l'occasion d'une avarice tout aussi remarquable, le grand homme, pour qui la cause politique avait, aux dires de son fils, pris le pas sur toute spiritualité personnelle, dut, d'après le même Godfried, être un père
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inaccessible, indifférent en plus aux goûts littéraires naissants de son fils, et cela bien que luimême auteur d'un gigantesque cycle romanesque d'ailleurs médiocre et dont la publication ne dépassa jamais le cap du premier tome. Dans son livre de souvenirs consacrés à Godfried, le frère de ce dernier, Jan Arnold Bomans, contestera le bien-fondé de certaines accusations que l'écrivain avait également adressées à ses frères et soeurs au sujet de leur exaltation religieuse juvénile.
Payant son écot à la vague d'autocritique qui tourmentait à l'époque le catholicisme, Bomans n'épargna point une pratique religieuse où le formalisme s'associait à ses yeux trop souvent à une éthique aux étouffants interdits. Notons ici que deux des enfants Bomans entrèrent dans les ordres. Godfried lui-même se crut pendant quelque temps une vocation de moine. L'écrivain continua d'être fasciné - tout à tour attiré et repoussé -, par la vie monastique. Il consacra vers la fin de sa vie un livre, d'après certains son meilleur, à l'abbaye de Zundert où s'était retiré son frère. D'autres symptômes aussi indiquent qu'au rejet virulent du passé succéda, et même à propos du père, une attitude plus sereine de l'écrivain mûr qui ne sut oublier la rijke roomse leven de son enfance, n'abjura pas la foi catholique qu'il voulut réinterpréter toutefois au-delà du cloisonnement prudhommesque où l'avait confinée son éducation. L'auteur garda de même la nostalgie d'une harmonie de l'individu et de la société, dont il continua de projeter l'idéal dans les formes, qu'il ressentait cependant lui-même comme irrémédiablement surannées, de la vie monastique. L'homme qui critiqua la superficialité des contacts entre les membres de la famille nombreuse dans laquelle il avait grandi, se maria (il se fiança en 1941, l'année même où mourut son père), fut père d'un enfant (Eva, o1960). Le solitaire, qui jusqu'au bout se sentit incompris, fut un homme aux innombrables relations, hantant clubs et associations de toute sorte. Retenons enfin du passé familial ce trait capital qui
voulut que toute recherche de la vérité personnelle se fît chez Bomans au travers d'affabulations dont la teneur véridique ne sut pas toujours se départir clairement de mythes, souvent incriminatoires, la masquant autant qu'ils contribuaient à la définir.
Si dire peut être faire, l'image que Godfried reçut de son père fut incontestablement celle d'un homme d'action parfaitement rompu aux rouages d'une machine sociale où abondaient les commissions, les représentations, les responsabilités symboliques et les grandes et/ou prudentes déclarations de principes. Les bons mots du grand homme défrayaient la presse locale, et son éloquence incisive lui valait, dans le contexte familial aussi bien que dans la grande société, un poids et une considération que l'élève, puis l'étudiant médiocre devait inévitablement penser ne pas lui être réservés. L'absolu paternel ne tarda guère cependant à se révéler porteur des prémisses de sa propre contestation. La fascination grandissante du jeune Bomans pour les lettres, de même que son aversion pour le droit qu'il alla étudier pendant quelques années à Amsterdam (1933-1939), avant de s'inscrire à Nimègue (1939-1942) pour un doctorat du reste jamais obtenu en philosophie, n'était qu'une transposition assez transparente par quoi le jeune homme allait affirmer un talent qui fut le contrepoids du menaçant prestige paternel. Au centre de cette parade se trouvaient les mots au dangereux pouvoir d'occultation et de démonstration. Ambivalence remarquable toutefois de cette émulation: en niant le père, le jeune homme n'allait tout d'abord pas tarder à découvrir sa propre solitude et l'obsession de mort qui constitue une référence majeure dans son oeuvre; mais en optant pour les mots, Godfried découvrit aussi leur vertu, à la fois fallacieuse et essentielle, dispensatrice de mythes, de vérité et d'intégration.
Si l'introspectif Bomans finit par découvrir au fond de lui le même vide qu'il crut devoir reprocher à son père, une symétrique extraversion le porta à son tour à imposer au monde le mythe de son personnage, et à jouir de la puissance que peut donner le maniement d'un outil langagier bien huilé. Pour Godfried aussi, dire allait devenir un faire où le goût de la mystification, des farces énormes au demeurant pas toujours plaisantes, allait jouer un rôle
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prépondérant. Cheville ouvrière de ce jeu tragicomique était la parodie d'un langage reçu, académique, politique, technique ou doctement littéraire, langage dont le mystificateur savait comme nul autre faire sienne l'onction valorisante. En 1937, Godfried fonde avec un ami une Rijnlandse Acidemie, société aux statuts minutieusement rédigés, mais dont les deux fondateurs étaient les seuls membres. L'association au nom ronflant réussit, par une pétition, à dissuader l'administration municipale de Haarlem de réaliser un projet d'urbanisation controversé. Plusieurs années après (en 1953), Bomans lancera Robert Spoon, savant britannique imaginaire à la spécialité non précisée, auquel l'auteur consacra quelques articles, puis un livre, premiers jalons d'un énorme projet de mystification comportant la fondation d'une revue Spoon, d'une société Spoon, d'un prix annuel Spoon, de thèses de doctorat consacrés au grand homme, etc... L'aboutissement peut-être le plus significatif de ce genre d'entreprises fut une cérémonie au cours de laquelle l'écrivain célébra en 1960 l'apposition, sur la façade d'une maison bien réelle de Leyde, d'une pierre portant une inscription commémorant Son Excellence Pieter Bas, personnage fictif du premier livre de Bomans (les débuts de rédaction en remontent aux années de collège), qui y aurait vécu. Une récidive eut lieu en 1964 à Gouda... Au gré d'un jeu de langage habilement mené, la fiction, le mythe personnel prenaient ainsi leur place dans la réalité, consécration qui n'était pas sans un évident aspect de vengeance visant les titulaires officiels d'un
langage subtilisé.
Le conflit entre rêve et réalité constitue le thème majeur de l'oeuvre de Bomans. Et l'axe de cette relation ambivalente pourra être parcouru dans les deux sens. Ou bien le rêveur, armé d'une ironie oscillant de l'humour le plus fin à l'hyperbole la plus agressive, s'en ira à l'attaque de la réalité. Ce qui nous vaudra les innombrables caricatures et portraits-charges de grands personnages, réels ou fictifs, dont l'auteur s'était fait une spécialité. Ou bien ce même langage, tantôt quasi puérilement transparent, tantôt au contraire volontairement lourd, aux tournures souvent archaïsantes et au vocabulaire protocolaire ou artisanal, servira à évoquer un monde de féerie où se reproduira en abyme la dialectique entre un merveilleux attribué à l'enfance ou à l'individu livré à soi- même, et les codes propres au monde social de l'adulte. Dans ces réflexions narrativisées sur la condition humaine que sont le récit Eric of Het klein insectenboek (Eric ou Le petit livre des insectes), ou les plus brèves séquences des deux recueils de contes, nous retrouvons le même thème de l'intégration, et qu'il s'agisse de celle de l'individu au jeu social, ou de celle de l'homme confronté aux grands moments de l'existence: l'amitié, l'amour et la mort. Amplement développés et gravitant autour d'un personnage central, l'enfant Eric découvrant le monde des adultes et dont l'auteur adopte délicatement le point de vue dans ce premier chef- d'oeuvre de sa carrière, ces thèmes éclateront en une pluralité de points de vue différents dans les contes, bien que la réapparition régulière, à propos de
certains protagonistes, du prénom de Jan, ou du nom de famille Jansen, introduise discrètement l'unité d'un propos archétypique dont l'objet serait Monsieur Tout le Monde: cet animal de société portant le nom, éculé, du père de l'auteur.
L'initiation n'aboutira pas toujours. En dépit des apparences souvent tonitruantes, la parole de Bomans n'est pas une parole heureuse, cela déjà au niveau de la qualité même des contes, un peu inégale peut-être comme celle du reste de l'oeuvre. Au niveau de la thématique, l'échec sera le dénouement fréquent de ces récits, dont tel n'atteint même pas la conclusion; abandonnant sa narration avant terme, l'auteur rédigera en style pseudo-philologique, une notice finale qui en dit long: ‘Postscriptum: Le respect scrupuleux des circonstances exceptionnelles qui obligèrent ici l'auteur à poser inopinément la plume (une brique pénétra soudain par la fenêtre de son studio), l'empêcha de terminer le présent conte. En plus, le dénouement final de la narration n'était plus à même, hélas, hélas! de lui inspirer grande confiance. Quelle idée saugrenue en effet que celle d'une conversation - une vraie! - rapprochant un musicìen et un rentier...’ Si dans De Muzikant en de Rentettier (Le Musi- | |
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cien et le Rentier) on reste ainsi sur l'équivoque du quant-à-soi, nombreux sont le contes où la dualité initiale se simplifiera au gré d'un sacrifice. Dans l'univers de Bomans la toile de fond demeure en fait tragique: les deux y ont soif, et la sérénité semble n'être accessible à l'ange, protagoniste du conte du même titre, que par un renoncement menant progressivement à la mort. éthique demeurée suicidaire donc, et dont la contrepartie de révolte ne pouvait bien sûr demeurer longtemps absente: prenant pour cible, dans Vrolijke Hans of hoe het Lachkruid ontstond (Jean-qui-rit ou de l'origine de l'herbe
hilarante), le sérieux dans ses différentes variantes religieuses, administratives et commerçantes, cette révolte mènera, dans le bref et scatalogique De Koning in zijn hemd (Le roi en chemise), lequel offre une variation sur un des fameux bons mots paternels, à une démythification du roi, titulaire des codes sociaux.
La première publication des Sprookjes (Contes) dont est extrait le texte dont nous proposons ici une traduction, date de 1946. La boutade de Mulisch peut encore s'y appliquer cependant. Bomans ne sut jamais se dépétrer de l'éthique de sacrifice dont témoigne cet ouvrage de prime maturité. En 1970, les chaînes de diffusion avio et vara proposèrent à l'auteur, en vue d'un reportage-témoignage, de passer une semaine dans l'isolement le plus complet dans l'île de Rottumerplaat. Certains attribuent à ce dernier séjour l'ébranlement qui dut s'avérer fatal à une constitution qu'un excès de prestations avait mise à mal: Bomans mourut un an après (comme autrefois son père) d'une crise cardiaque, laissant inachevée une partie d'échecs - jeu où il était passé maître - au cours de laquelle il avait demandé remise sur remise.
L'oeuvre de Bomans reflète indiscutablement les complexes tribulations de l'époque et de la nation qui l'ont vu naître. Les soubresauts que connurent les Pays-Bas sur le plan social et religieux, le tournant que signifia la fin de l'empire colonial, aboutirent, après la deuxième guerre mondiale, à une crise de conscience collective où la disparition de bien des interdits, de bien des injustices et de bien des confinements n'excluait pas chez certains, dont Bomans, la nostalgie que devait laisser l'instauration à l'échelle mondiale d'une société se voulant nouvelle. L'oeuvre de l'auteur, mort à la fin des golden sixties, accuse par rapport aux impératifs nouveaux d'une ère vouée à l'homme unidimensionnel, un reste dont le sacrifice allait alimenter le nostalgique retour intermittent à l'idéologie romantique du moi, où le mythe de l'enfance a ses racines. L'amor fati qu'inspira à l'écrivain son christianisme quintessencié l'empêcha sans doute de tout à fait s'y identifier. ■
PAUL JORET
Chargé de cours au ‘Hoger Instituut voor Vertalers en Tolken van het Rijksuniversitair Centrum Antwerpen’ et au ‘Handelshogeschool Atttwerpen’.
Adresse: Hagelkruis 34, B-2390 Malle-Oost.
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Bibliographie:
jan bomans, In de stoel van Godfried, Centripress, Bussum, 1977. |
jan bomans, Godfried achteraf bekeken, Centripress, Bussum, 1978. |
ed popeliers, Godfried Bomans, Gottmer, Nijmegen, 1981. |
michel van der plas, (red.), Herinneringen aan Godfried Bomans, Elsevier, Amsterdam, 1972. |
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