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Charlotte Mutsaers (o1942) (Photo Gerrit Serné).
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Charlotte Mutsaers, un double talent
La Néerlandaise Charlotte Mutsaers (o1942) possède un double talent puisqu'elle est l'auteur d'une oeuvre tout à la fois plastique et littéraire de haute qualité. Charlotte Mutsaers se démarque cependant d'un certain nombre d'artistes néerlandais qui se sont vu reconnaître ce double talent car, en ce qui la concerne, c'est plutôt une succession qu'une cohabitation de ces deux formes artistiques que l'on a pu observer. Elle a commencé sa carrière dans les années 70 comme artiste plasticienne; au cours des années 80, son oeuvre plastique a progressivement cédé la place à l'oeuvre littéraire; à présent, au milieu des années 90, Charlotte Mutsaers est avant tout femme de lettres. Il convient de noter par ailleurs que ce glissement vers une forme artistique différente ne se fonde pas sur un glissement dans ses conceptions artistiques; il faut plutôt en chercher la cause dans le simple fait que son oeuvre romanesque accapare toute son énergie créatrice et qu'entre deux romans elle préfère, plutôt qu'aux arts plastiques, se consacrer à des essais qui sont, entre autres, l'occasion pour elle de définir sa position à l'égard d'autres artistes.
Dans ces assais la littérature et les arts plastiques se retrouvent maintes fois face à face, confrontation qui, dans son récent recueil d'essais Paardejam (Confiture de cheval, 1994), se conclut le plus souvent par la victoire de la littérature, sauf quand par exemple Pierre Bonnard prend son pinceau pour peindre sa femme, son chien et son âtre. Alors l'artiste s'y entend à exprimer ce que Mutsaers attend de toute forme d'art et de la vie: atteindre les profondeurs de l'intimité.
L'aspect intéressant de cette période de transition qu'ont représentée pour elle les années 80 réside dans le fait qu'elle a produit à cette époque plusieurs ouvrages où se trouvent associés texte et image, respectivement le recueil d'emblèmes Het circus van de geest (Le cirque de l'esprit, 1983), le recueil d'essais illustrés Hazepeper (Civet de lièvre, 1985) et la série de BD Mijnheer Donselaer zoekt een vrouw (Monsieur Donselaer cherche femme, 1986). La publication de ces emblèmes - des dessins au pinceau surmontant un distique -, qui a marqué le début de sa carrière littéraire, la situe dans une tradition qui remonte aux célèbres poètes néerlandais du xviie siècle que furent Jacob Cats (1577-1660) et Jan Luyken (1649-1712), lesquels, par ce truchement du texte et de l'image combinés, spécifiaient aux lecteurs quelle ligne de conduite adopter pour se conformer aux principes moraux.
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Charlotte Mutsaers, emblème paru dans ‘Het circus van de geest’ (Le cirque de l'esprit), 1983, avec légende en impression spéculaire.
Il n'aura certainement pas échappé à Charlotte Mutsaers que l'art emblématique se range sous la bannière de la morale. On se permettra d'autant plus facilement de voir dans ses propres emblèmes l'expression d'une morale à rebours ou antimorale. La quintessence s'en trouve dans deux vers - en impression spéculaire - qui figurent sous un dessin représentant une charrette, ainsi qu'un voiturier et un cheval de trait ayant interverti leurs positions: ‘De tout ce qu'on t'apprit jamais / le contraire n'est pas moins vrai.’ Une vérité sérieuse qui, au moyen d'une dualité solidement homogène, mais également par l'utilisation de l'écriture spéculaire, se voit traduite sans la moindre affectation en mots et en images.
L'oeuvre de Charlotte Mutsaers fourmille de renversements, de permutations de lettres, de jeux avec les images-clichés, etc. Cependant, il s'agit toujours d'un jeu qui ne vise pas seulement à relativiser le sérieux mais, dans le même temps, à le souligner; son désir d'un renversement imaginatif des rapports hiérarchiques lui tient lieu de sérieux. A cette fin, elle ne recule devant rien. Le renversement du Bien et du Mal est au centre de son dernier roman, Rachels rokje (La petite jupe de Rachel, 1994); sous la forme d'une histoire d'amour intense qui marche sur les traces de Madame Bovary, le roman étudie la relativité de ces concepts. C'est ainsi qu'elle écrit dans le chapitre introductif: ‘L'être humain est indescriptiblement indescriptible. Tout comme l'animal. Tout comme le personnage de roman. Tout comme l'existence nue. Mais heureusement il porte une petite jupe. Comment la texture de cette petite jupe, dont il est lui-même le point central, retombe autour de lui en plis vivants, tournoie, voltige, ondule, s'embrase, volette, se hisse, rayonne, se ride, susurre, danse, ondoie, respire, frémit, ruisselle, pivote, palpite, virevolte, cligne de l'oeil, se cabre ou tombe, comment tous ces plis ne cessent de se ramifier, de se déplacer ou de se fondre et comment l'on entrevoit de loin en loin ce qui se produit isolément et à la dérobée au milieu de tout cela, voire par-dessous, voilà la seule chose qui compte. Et donc pas, par exemple, que ces plis tombent BIEN ou MAL, c'est l'affaire du pressing. Et pour le degré d'authenticité itou: contentez-vous d'écouter le froufrou.’
En d'autres termes: ce que l'artiste exprime au moyen de mots est le décor de l'existence, la nuance sensoriellement perceptible; le bien et le mal ne sont pas des noyaux
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Charlotte Mutsaers, ‘La Belle et la Bête I’, 1982, paru dans ‘Schilderijen’ (Peintures), 1985.
nus auxquels tout se laisse ramener, non, ils n'ont d'existence que dans un monde où la moindre nuance sensorielle a son rôle à jouer. C'est là la conception qu'elle a précédemment déjà mise en avant dans son sublime recueil d'essais Kersebloed (Sang de cerise, 1990). Pour ce faire, elle défend l'idée que ‘le caniche n'est en rien l'enveloppe bouclée du noyau-caniche, pas plus que l'arbre n'est une fioriture de la forêt ou la feuille un ornement de l'arbre’; qui plus est, elle bat en brèche l'idée selon laquelle il y aurait davantage de profondeur dans la sobriété des abstractions de Mondrian que dans les ornementations d'autres artistes: ‘La plénitude, l'ornementation, l'épanouissement, la diversité et la luxuriance ne sont pas moins vrais ou essentiels que l'aridité, le dépouillement, la sécheresse, la pâleur et l'atonie, ni dans la nature ni dans l'art. [...] C'est se fourvoyer que d'associer sans autre forme de procès le sérieux et la profondeur à la sobriété et à l'humilité et de les renier devant l'exubérance et la prodigalité. Tantôt ce sera le crève-la-faim qui mettra le monde sens dessus dessous, tantôt l'arbre de Noël richement décoré.’
Tant dans son oeuvre plastique que littéraire, le monde se pare de représentations connues - de préférence au moyen de dualités unies par une relation intense - et de renversements ludiques dans la langue comme dans l'image. Ces représentations connues, dont elle fait un usage récurrent dans son oeuvre plastique, proviennent en partie des images publicitaires de sa jeunesse, telles que le chien internationalement connu de His Master's Voice, qui accompagne de ses aboiements le gramophone de son maître, le fox-hound du dentifrice Medinos, le petit bonhomme bronchitique avec son écharpe, qui vante les mérites des pastilles pectorales Ademin. A l'inverse des autres adeptes du pop'art, elle considère cela non point tant comme les inévitables images-clichés des médias d'aujourd'hui que comme les images folkloriques dont son enfance s'est nourrie au miilieu du xxe siècle; des images du passé, donc. A l'inverse également du pop'art, Charlotte Mutsaers se refuse à approuver et à confirmer ce monde par son art; au contraire, elle tente de voir à nouveau les chiens transformés en objet utilitaire et les personnes comme autant d'êtres vivants. Sur un des dessins au pinceau qui figurent dans Het circus van de geest, on peut en effet voir le foxhound de Medinos tenant un emballage de dentifrice dans la gueule, tout comme sur les
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publicités de l'époque. Le distique que l'on peut lire en dessous nous assure cependant que ce n'est pas par souci de réalisme que Charlotte Mutsaers l'a représenté; le commentaire dit en effet: ‘Même tenant en bouche une publicité / un véritable fox n'est rien qu'absurdité’.
C'est la raison pour laquelle son oeuvre - en dépit du fait qu'elle y fait le plus souvent usage de représentations concrètes et malgré une aversion prononcée pour les artistes se réclamant de Mondrian - n'est pas en premier lieu réaliste. La qualifier de la sorte équivaudrait à la réduire abusivement à l'aspect extériorisé de ses représentations, alors que Charlotte Mutsaers, par le biais d'une extériorisation haute en couleur, vise une face interne émotionnelle où s'expriment affection, émoi, protestation, jalousie.
La chose devient encore plus claire lorsqu'elle n'emprunte pas ses images-clichés à la publicité mais à des situations davantage liées au sentiment: on trouve dans son oeuvre maintes représentations portant des titres tels que Leda en de zwaan (Léda et le cygne), La Belle et la Bête, Piëta. Toutes représentations de dualités, ‘rochers de deux êtres ancrés contre le monde’ pour reprendre les termes de Charlotte Mutsaers. Nul homme ne saurait vivre sans ces rochers protecteurs. Ce sont semblables rochers que ne cessent de rechercher les protagonistes féminins des romans de Charlotte Mutsaers: un ventre où enfouir le corps ou, à la rigueur, seulement la tête. L'iconographie nous montre les fils trouvant ce ventre chez leur mère; la relation entre filles et mères, cependant, est toujours négative chez Charlotte Mutsaers, tout comme dans Poil de carotte de Jules Renard. D'où la plainte qu'on peut lire sous une de ses pietà: ‘Les aveugles, les Américains, les fox-terriers. / les cordonniers, Napoléon, James Ensor, / les tortionnaires d'animaux, les droguistes sans cheveux, / les collaborateurs scientifiques, le pape, / qui donc ne demanderait à mourir / dans l'étreinte de sa propre mère? // Telle un rocher, telle une grotte où un grand / fils peut se cacher, ainsi surgit la pietà devant nous. / Où trouver, nous autres filles, pareil refuge?’
Charlotte Mutsaers brode en outre sur la fusion de la peine et de l'amour dans une pietà en ne figurant pas seulement Marie avec le corps de Jésus mais également (dans Hazepeper) Marie portant un poisson sur son ventre. Cette dernière représentation s'accompagne du texte suivant: ‘Étoile de la Mer [un des noms de Marie], liquide les pêcheurs’. Un nouveau renversement ludique: il s'agit pour elle, sous couvert de représenter protection et sécurité, de donner libre cours à des pensées vengeresses à l'encontre de ceux qui sont affligés d'une mentalité hiérarchisante, de ceux qui voient dans l'animal un être inférieur; sur son dessin, autour de la pietà planant sur les eaux, des pêcheurs se noient et un navire est en train de couler.
Les couleurs vives de ses peintures trahissent la prédilection de Charlotte Mutsaers pour des peintres tels que Pierre Bonnard et Henri Matisse. Il est indéniable qu'elle partage avec ce dernier un penchant pour la confrontation de grands aplats lumineux. D'autre part son oeuvre plastique correspond tout autant à la tradition de l'expressionnisme allemand. On n'a pas manqué de la comparer à celle du peintre Gabriele Münter, qui affectionne particulièrement les représentations et les techniques de l'art populaire. Chez Charlotte
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Charlotte Mutsaers, ‘Piëta 2’, 1984, paru dans ‘Schilderijen’ (Peintures), 1985.
Mutsaers, aussi bien les images publicitaires que les pietà et les représentations d'une femme avec un chien ayant pour titre La Belle et la Bête en sont l'expression directe.
De même son oeuvre littéraire laisse-t-elle entrevoir des affinités avec l'art populaire, ne serait-ce que par l'utilisation de la rime, y compris dans des textes en prose, et par la préférence qu'elle accorde aux énumérations et aux associations plutôt qu'aux raisonnements. Ainsi Charlotte Mutsaers écrivit-elle dans une étude consacrée à l'écrivain russe Daniil Charms, à l'endroit de qui elle nourrit une réelle admiration: ‘Ce style, grave et associatif, dont la cohérence ne coule jamais de source, voilà ce dont je me sens proche’. Et c'est également en multipliant les allusions aux chants populaires, aux chansons et aux livres de sa jeunesse, que son oeuvre évolue en direction de l'art populaire.
Le titre de son premier roman, De markiezin (La marquise, 1988), trouve son origine dans la chanson ‘Tout va très bien, Madame la Marquise’ de Ray Ventura, tandis que Rachels rokje se termine par le texte d'un chant yiddish. De plus, la construction des deux romans se base sur un des principes de l'art populaire: elle est explicitement définie par le concept de skatchok, terme qui désigne dans la musique populaire russe le saut inattendu et capricieux de majeur en mineur - et inversement.
Ceci nous éclaire également sur les motifs pour lesquels Charlotte Mutsaers s'est finalement sentie davantage encline à la littérature qu'à l'art plastique: l'imposante construction d'un roman lui permet au plus haut niveau, au faîte du chapiteau, de se livrer au jeu de la légèreté et du sérieux, des nuances et des variations. L'ampleur de cette construction lui permet par exemple de rapprocher le passé et le présent et de faire alterner
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des histoires d'amour avec des considérations ludiques à propos des paratonnerres, de Nadja d'André Breton ou de la fin tragique de la danseuse Isidora Duncan. Ses romans - Rachels rokje davantage encore que De markiezin - sont de cette manière des récits richement garnis où se manifeste une tentative de retrouver la candeur mais surtout l'intensité des expériences de jeunesse, de faire franchir à cette intensité, avec un sérieux mêlé d'une exceptionnelle légèreté, les frontières de la puberté, de la perte de l'innocence, pour atteindre un présent qui, sans cela, se borne outrageusement à une propension au résumé, au dernier mot, à l'interprétation définitive. L'oeuvre de Charlotte Mutsaers est suffisamment vivante pour réussir chaque fois à s'y soustraire. En y multipliant les allusions à ce qui paraît familier aux lecteurs (une chanson, une image, un récit) ou à ce que des observateurs penseront connaître de son oeuvre plastique, elle permet aussi à son public de se rendre compte que de tout ce qu'on lui apprit jamais, le contraire n'est pas moins vrai. Car sitôt le public convaincu que Charlotte Mutsaers fait partie de ces nombreux artistes pour qui l'enfant et le regard de l'enfance priment purement et simplement tout le reste, il est rappelé à l'ordre par cette mise au point:
‘Je me suis toujours un peu méfiée de ces artistes qui, dans leurs Manifestes, placent l'enfant sur un piédestal. A supposer que vous soyez encore de plain-pied avec le monde de l'enfance (ce qui est essentiel pour un artiste), pourquoi de grâce vous livrer à toutes sortes de tentatives infructueuses pour faire suivre à d'autres la même voie? Qui plus est, un enfant n'est pas l'autre, et un esprit enfant médiocre ne sera pas plus à même de réaliser un exploit qu'un esprit adulte médiocre. Est-ce que sapristi cela ne ferait pas l'affaire de certains artistes qui ne savent plus sur quel pied culturel danser de s'identifier à l'enfant “pur” qu'aucune connaissance n'a encore “corrompu”? Accumulation de retards à mettre sur le compte d'un manque d'intelligence, d'une éducation modeste, d'un tempérament velléitaire, d'un environnement quelconque et en premier lieu d'une nature artistique réduite à sa portion congrue; d'un seul coup, plus rien n'a d'importance puisqu'en fin de compte vous êtes tout bonnement un enfant. Vas-y donc, gribouille, barbouille, scribouille à tort et à travers sur la feuille blanche, il en sortira toujours quelque chose.
Je sais maintenant ce qui me séduit tant dans le mouvement littéraire des Obérioutes russes (l'“Obériou”, fondé en 1928). Chez eux pas de hurlements enfantins artificiels, pas de spontanéité réfléchie mais une solide harmonie entre l'essence rayonnante de leur jeunesse d'un côté et de l'autre le raffinement et la maîtrise formelle de l'adulte.’
Ceci vaut, comme nous l'avons dit, pour son oeuvre littéraire mais tout autant pour son oeuvre plastique. On compte bien peu de doubles talents à prendre la légèreté avec un sérieux aussi raffiné que Charlotte Mutsaers.
AD ZUIDERENT
Critique littéraire - Professeur de littérature néerlandaise à la ‘Vrije Universiteit Amsterdam’.
Adresse: Zacharias Jansestraat 52 hs, NL-1097 CN Amsterdam.
Traduit du néerlandais par Christian Marcipont. |
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