Oeuvres complètes. Tome XXII. Supplément à la correspondance. Varia. Biographie. Catalogue de vente
(1950)–Christiaan Huygens[p. 411] | |
§ 5. L'étude de droit à Breda.De mars 1647 jusqu'en août 1649 Christiaan fut étudiant à Breda, cette fois en compagnie non pas de Constantyn mais de Lodewijk qui y était déjà avant lui. Tous deux logeaient chez le professeur de droit J.H. Dauber. Notre T.I.contient plusieurs lettres au père Constantyn mentionnant ses fils, tant de Dauber que de A. Rivet, le théologien français, calviniste connu, qui avait été professeur à l'Université de Leiden et ensuite instructeur du prince d'Orange1). Comme Constantyn, Rivet - qui, lui, séjournait à Breda - était curateur de la nouvelle Académie. Lodewijk dont on a pu constater l'humeur bouillante dans quelques lettres de Bruno2) s'y battit en duel avec un camarade quoique les ‘Statuta’ disent expressément: VII ‘A Monomachiis abstinento’. Il était sans doute moins bien doué que ses deux frères aînés: L.G. van Renesse écrit au père Constantyn3) qu'il ne pourrait pas suivre avec fruit le cours de grec de J. Brosterhuysen4), et d'après Christiaan il ne ‘sçut jamais rien [en mathématiques] n'ayant point d'inclination pour cela5)’. Mais son application à l'étude du droit était suffisante. Il suivait aussi le cours de H. Bornius, professeur d'éthique et de logique, puisque Rivet écrit au père Constantyn6), qu' ‘il sera le premier qui ouvrira la dispute publique de Philosophie, comme m'a dit M. Bornius’. Nous ne savons d'ailleurs ce qu'il faut penser de l'opinion de van Renesse. Lodewijk entendait certainement le grec puisque Dauber, dans une lettre postérieure à celle de van Renesse7) lui recommande e.a. la lecture de ‘la paraphrase Grecque de Theophile’. Quant à Christiaan, Dauber ‘le regarde comme un nouvel Orient qui ne tardera pas à envoyer ses lumieres par tout8)’. Bientôt après son arrivée nous le voyons soutenir des thèses ‘sur le second livre du digeste’ et ‘de matrimonio’8). Autrement qu'à Leiden il est ‘presque toujours des acteurs’. Le 1 août 1647 Rivet écrit au père que ses deux fils ont bien disputé9). Le lendemain Dauber écrit la même chose: il s'agissait d'une dispute publique10). En mars 1648 Christiaan parle dans | |
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une lettre au frère Constantyn11) de son ‘Disput [imprimé et défendu oralement] de Tutelis’; cette feuille n'a pas été conservée12). En juillet 1648 Rivet loue de nouveau les deux frères, Christiaan surtout13). En avril 1648 Dauber avait écrit: ‘Je confesse qu'il [Christiaan] est aetate juvenis sed virtute senex et que je n'ay pas encor veu tant de sagesse et de sçavoir, un esprit si vif, un jugement si exquis, une diligence si extraordinaire, une conversation si honneste et modeste et tant d'autres belles qualitez rassemblées en qui que ce soit en un aage si tendre, unde ad magna natum conjicio14)’.
Nous avons l'impression que Christiaan, vu le sérieux de son caractère, n'eut ni à Breda ni à Leiden des amis fort intimes parmi les jeunes gens de son âge. Quoique le père Constantyn eût recommandé à ses fils la ‘sodalium amicitia..quantum..fieri poterit semper se meliorum ac doctiorum15)’, il semble possible - bien que sans doute d'autres étudiants possédassent des connaissances plus étendues, p.e. en botanique, science à laquelle Christiaan, pour autant que nous voyons, ne s'intéressait pas16) - qu'il eût difficilement pu trouver des camarades à la fois ‘meliores et doctiores’. Le début de la lettre du jeune lord anglais W. Brereton de 1652 est ainsi conçu: ‘Consuetudo nostra Bredana, licet tam frequens non fuit, ut familiaritas dici debeat, tuas tamen egregias animi dotes mihi ita notas fecit, ut (earum causa) iuste, tuam amicitiam permagni facere, & possim, & debeam17)’.
L'Académie de Breda n'a subsisté que durant une vingtaine d'années18). En dé- | |
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cembre 1646 elle n'avait encore qu'une soixantaine d'élèves19). Dans le prologue des ‘Statuta’ il est question des ‘exercitia quae Nobiles imprimis decent’. Le professeur de mathématiques, John Pell, que Christiaan fréquenta20), mais dont il n'entendit que deux ou trois leçons21), connaissait Descartes, mais nous ne voyons pas qu'il faille l'appeler cartésien; il avait fait ses études à Cambridge22). Il n'avait presque pas d'auditeurs23). Nous ne dirons pas avec H.L. Brugmans24) qu'à Breda Christiaan ‘se replongeait dans l'étude de la doctrine de Descartes [nous n'en avons aucune preuve] dont l'ombre planait sur la jeune institution’. En 1693 Christiaan écrit25): ‘[A. Baillet] veut derechef [p. 298 de sa “Vie de Descartes”] que Mr. Pollot [erreur de Clerselier, et de Baillet, pour Pell] ait été professeur à Breda, et qu'il ait rendu cette université26) Cartésienne; ce qui est faux27)’. Il semble bien que cette dénégation catégorique ne s'applique pas uniquement à l'erreur Pollot-Pell. Nous observons cependant 1. que Pell, quoique réformé28), n'était pas calvi- | |
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niste29), 2. que dans une lettre à Mersenne de janvier 164030) il écrit: ‘Inter alia praeclara ejus [c.à.d. linguae gallicae] Monumenta, Cartesianis potissimum delectatus, ea maximam partem in vernaculam linguam transtuli’. D'après l'article XVII des ‘Statuta’: ‘Professor Matheseos, auctoribus veteribus recentiores, antiquarum veritatum demonstrationi, novarum investigationem..adjungito’. Dans son ‘Oratio inauguralis’ Pell mentionne, outre lui-même, un seul auteur moderne, savoir Viète: ‘de quo potiùs quam magno illo Viro Francisco Vieta [loquamur?]’; mais apparemment il ne lui était pas défendu de parler aussi de Descartes. Christiaan connaissait également Bornius (comme sans doute tous les autres professeurs, d'ailleurs peu nombreux): voyez la p. 81 du T. I où dans une lettre au frère Constantyn exceptionnellement écrite en néerlandais, il donne les noms de toutes les personnes, en grande partie jeunes31), qui furent invités un jour par le bourgmestre van Aerssen. Nous supposons qu'il suivait les cours du philosophe, de même que son frère32). En 1658 et 165933) il lui enverra son ‘Horologium’, et son ‘Systema Saturnium’, sans lui avoir fait parvenir ses ouvrages mathématiques antérieurs: Bornius n'était pas mathématicien, mais dans son ‘Oratio inauguralis’ il dit que le philosophe considère la terre, le soleil et la lune ainsi que les ‘varias stellarum magnitudines, intervalla, cursus atque recursus’. Il importe d'examiner si Bornius est (tant soit peu) cartésien. Il dit ne pas vouloir traiter de ‘tot vanae ac inutiles subtilitates’ discutées dans les ‘vulgaria..philosophorum commenta’. En ceci du moins il se montre d'accord avec Descartes. Suivant lui la philosophie est ‘ars illa directrix intellectus nostri, cujus auxilio atque ductu res bene percipimus, perceptas perpendimus, perpensas dijudicamus, dijudicatas denique ritè disponimus atque ordinamus’. Il considère comme ‘Philosophiae scopum ac finem’ ineffabilem quandam hominum ἀποϑέωσιν, atque, ut sapienter Hierocles34), | |
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ϑεὸν ποιεῖν ἐξ ἀνϑρώπου ϰατὰ δυνατόν’. Ceci est donc une pensée ancienne35). Il appelle Dieu ‘nullis neque temporis, neque loci limitibus circumscriptum, infinitè beatum, omnipotentem, omniscium, rerum omnium creatorem juxta atque gubernatorem, ac inexhaustum denique omnis boni fontem36)’. Descartes ajoutait: ‘fontem omnis veritatis36)’. Suivant Hiérocles le νοῦς et le ὀρϑὸς λόγος forment un lien entre nous et la divinité. Nous possédons le ὀρϑὸν λόγον comme un Dieu qui habite en nous, ὥσπερ τινὰ ἔνοιϰον ϑεόν, de sorte qu'obéir à la raison et obéir à Dieu est une et même chose: λόγῳ δὲ ὀρϑῷ πείϑεσϑαι ϰαὶ ϑεῷ ταὐτόν ἐστιν. Mais on peut aussi considérer le divin comme extérieur à nous; dans la traduction latine de Curterius37): ‘Est vero idem rationi parere atque Deo. Natura enim quae rationis est particeps (τὸ λογιϰὸν γένος), cum splendorem suum suamque lucem sortita est, ea ipsa amplectitur quae divina lex statuit; nec discrepat à Dei sententia animus qui secundum Deum se habeat; sed divinitati atque splendori intentus ea facit quae facit’. Un point de ressemblance - un autre point de ressemblance, pourrait-on dire - entre Descartes et Bornius, c'est qu'ils soutiennent l'un et l'autre que pour pouvoir comprendre la nature des choses, il faut se défaire du sentiment d'admiration. Dans sa Biographie de Descartes38) Ch. Adam dit à bon droit: ‘Les Météores étaient peut-être les phénomènes qui frappaient le plus l'imagination populaire, soit pour l'émerveiller, soit pour l'épouvanter. On leur attribuait volontiers des causes surnaturelles39). Quelle tentation pour un savant, de montrer que là aussi tout s'explique naturellement; et s'il y réussissait, quel triomphe pour la science! Il y avait deux choses dont notre philosophe voulait délivrer, et si l'on ose dire, exorciser l'esprit humain: l'étonnement, toujours mauvais, et nuisible à la science, en ce qu'il arrête toute recherche, et immobilise l'esprit dans un ébahissement stupide devant un fait réputé merveilleux ou miraculeux; puis ce sentiment, dont l'étonnement n'est d'ailleurs | |
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qu'un excès, et dont le savant doit aussi se garder, l'admiration, qui l'incite à croire qu'un fait est plus difficile à comprendre qu'il ne l'est, et passe la portée de notre connaissance’. De même Bornius: ‘quoquo se verterit [philosophus], sive perlustret aetheream illam & coelestem mundi partem, sive elementarem regionem, in aëre volantes aves, in aqua natantes pisces, in terra herbas & gradientes animantes, in intimis ejus visceribus metalla & lapides, haec, inquam, omnia intellectui suo, veluti rerum naturae dominatori, videat subjecta, ac ita suavissima illa fruatur animi voluptate ut nihil admiretur’. Mais ici aussi il cite des auteurs anciens, non pas Descartes, puisqu'il continue: ‘quam [voluptatem] tanti inclytus olim fecit Pythagoras, ut summam humanae felicitatis in ea collocarit: ex illius enim sententia Poëtarum venustissimus ad amicum cecinit. Nil admirari prope res est una, Numici,
Solaque quae possit facere et servare beatum’.
Ce sont les premiers vers de la lettre VI, livre I, d'Horace. Nous observons qu'ils sont immédiatement suivis par ceux que Huygens, en 1694 ou 1695, mettra en tête de son Cosmotheoros: ‘Hunc solem et stellas et decedentia certis...etc’. Suivant C. de Waard, dans sa biographie de Bornius40), le philosophe aurait peutêtre eu, déjà en ce temps (1646), une certaine préférence pour Gassendi, partant aussi pour Epicure41), ce que toutefois son ‘Oratio’ ne fait pas voir. En effet, Gassendi ne vante point la ‘voluptas’ consistant à ‘nihil admirari’: nous avons déjà cité ailleurs42) ses paroles: ‘me vel minimum quodvis animalculum, minima plantula, minimus lapillus, dum seriò contemplor, attonitum facit...de re seu veritate ipsa Deus Maximus viderit, qui praeter rerum corticem, quantum mea capit imbecillitas, nihil cognoscendum mortalibus dedit.’ Sous ce rapport Bornius ne se montre certainement pas gassendiste. Nous ajoutons qu'une dizaine d'années plus tard, lorsqu'il était à Leiden, Abr. Heidanus pouvait, non sans animosité, l'appeler anti-cartésien43), ce qui - vu qu'il ne s'agit ici que de son influence sur Huygens - nous intéresse médiocrement. | |
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De 1659 ou 1660 à 1666 Bornius fut gouverneur du futur stadhouder et roi d'Angleterre Willem III. En janvier 1667 Huygens écrit de Paris à son frère Lodewijk en réponse à une lettre que nous ne possédons pas: ‘Ie me suis estonnè de veoir que Bornius tache a vous rendre des bons services, car il me souuient qu'il n'avoit pas cette bonne volontè pour nous’. Ceci semble indiquer que Christiaan n'avait pas été un élève favori du philosophe; mais c'est là un détail qui a peu d'importance et dont la portée nous échappe. Une hypothèse: Christiaan n'avait pas au fond le goût du droit, en outre les préceptes de la logique de Bornius peuvent l'avoir ennuyé. En 165644) il écrira à son père vouloir ‘employer le temps à des choses plus dignes [que les affaires juridiques]’, le frère Louis étant ‘assez capable [pour dresser des actes etc.], et bien aise d'avoir de l'occupation et des assaires’.
Le ‘Memorie’ déjà plusieurs fois cité, après nous avoir appris qu'à Leiden Christiaan eut la réputation d'être le plus savant des jeunes mathématiciens, ajoute qu'à Breda il défendit ses thèses formelles de droit avec beaucoup de succès45). |
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