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Douai et la Flandre dans l'oeuvre de Balzac
Madeleine Ambrière
professeur à la Sorbonne (Université de Paris IV)
Cauvigny (F)
Tout le monde connaît les liens privilégiés de Balzac avec sa Touraine natale, paradis inspirateur dont l'image ondoyante rayonne au coeur de son oeuvre romanesque. On sait peut-être moins que la Flandre occupe une place de choix dans La Comédie humaine et le lecteur peut se demander, en particulier, pourquoi le romancier a situé à Douai La Recherche de l'Absolu.
En 1834, quand il écrivit cette étude philosophique, l'une des oeuvres majeures de La Comédie humaine, Balzac ne s'était jamais, semble-t-il, promené dans les rues de Douai, et il n'avait même jamais vu cette Flandre ‘naïve et patriarcale’ qu'il évoque en véritable connaisseur, avec une admiration attendrie. Mais dans sa préface à la première édition de La Peau de chagrin, en 1831, le romancier exalte la puissance de l'homme de génie, capable, grâce à son don de ‘seconde vue’, de voyager dans le temps et dans l'espace: ‘Il traverse en esprit les espaces (...) Il a pressenti le monde, et ce pressentiment équivaut à la réalité. Son âme lui révèle tout par intuition. Ainsi, le peintre le plus chaud, le plus exact de Florence n'a jamais été à Florence’. Reconnaissons-le, il en va probablement de Douai comme de Florence et l'auteur de La Recherche de l'Absolu se fit peintre et historien de la Flandre, avec un bonheur particulier, sans doute parce qu'existaient entre lui et son sujet ce que Goethe appelle très bien des ‘affinités électives’.
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Portrait de Balzac d'après Achille Deveria, vers 1833.
Mais qu'est-ce que la Flandre pour Balzac? Une rature du manuscrit de La Recherche de l'Absolu, conservé à la Collection Spoelberch de Lovenjoul, à Chantilly, atteste qu'il avait spontanément parlé des ‘trois Flandres’, se conformant ainsi à la distribution traditionnelle des historiens entre, d'une part, en Belgique, Flandre occidentale et Flandre orientale, et, d'autre part, en France, Flandre française. Mais il effaça aussitôt ces mots et ne parla plus que de ‘la Flandre’. Comme tous les voyageurs français du XVIII e siècle et même de son temps, il confond visiblement dans une même admiration le pays de Rubens et celui de Rembrandt, les maîtres flamands et hollandais, résumant dans ce nom de ‘Flandre’ l'ensemble des anciennes provinces des Pays-Bas. Avec lui, la Flandre prend en outre une autre dimension et joue un rôle comparable à celui de l'Orient, espace homogène et clos, composé certes d'éléments hétérogènes, mais rassemblés par un puissant facteur d'unité. A l'Orient, espace de l'infini et expression de l'absolu, répond dans La Comédie humaine la Flandre, espace du fini. Variée dans sa géographie et son histoire, mais solidement unifiée, elle fut le ‘magasin général de l'Europe, jusqu'au moment où la
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découverte du tabac souda par la fumée les traits épars’ de la physionomie nationale. Cet espace, où tout est frappé au coin de la jouissance temporelle, où le caractère des habitants se définit ‘dans deux mots, patience et conscience’, et où, parmi les différents types d'existence, la vie se présente comme celle qui finit le mieux les incertitudes de l'homme, apparaît par excellence comme le lieu géométrique des forces de conservation, admirablement défini par la fameuse devise: ‘Je maintiendrai’.
Si Douai fait, en 1834, son entrée dans la géographie de La Comédie humaine, Balzac n'avait pas attendu cette date pour évoquer la Flandre, pour lui demander des personnages, des évènements, des paysages. On peut citer d'abord, installé à Tours, Maître Cornélius qui venait de Gand. Après avoir été l'un des plus riches commerçants de sa ville natale, il alla vivre auprès de Louis XI qui le chargea des transactions financières que sa politique astucieuse l'obligeait à faire hors du royaume. Fantastique héros du conte philosophique qui porte son nom, l'avare torçonnier, jadis peint par Titien dans son costume de Président du Tribunal des Parchons, n'est plus, à la fin de sa vie, qu'un corps sans âme et ne sait plus s'il se trouve à Tours ou à Gand.
On connaît moins Laurent Claës, l'ancêtre du chimiste douaisien de La Recherche de l'Absolu, qui apparaissait dans une ébauche de 1828 intitulée Le Roi des Merciers. Si Balzac précisait dès les premières lignes que l'insurrection des Gantois sous Charles-Quint ne représentait pas le sujet essentiel de l'oeuvre future, c'est sur un étonnant tableau de Gand, dans un clairobscur digne de Rembrandt, que commençait Le Roi des Merciers. Peintre de talent, le romancier manifestait là son intérêt pour l'histoire de la Flandre. On sait avec certitude qu'il lut, dans la traduction de 1827, l'Histoire du Soulèvement des Pays-Bas de Schiller, ainsi que divers ouvrages, empruntés à la Bibliothèque Royale, notamment les Mémoires sur la ville de Gand du chevalier Diericx et surtout les Mémoires de Jean d'Hollander, dans lesquels il découvrit le nom de Laurent Claës, commis tisserand, homme qui avait ‘moyennement du bien’. Ainsi naquit dans l'imaginaire balzacien le glorieux
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ancêtre des Claës de Douai, syndic des tisserands de Gand, martyr des libertés gantoises.
‘J'ai fait mieux que l'historien, je suis plus libre’, affirme Balzac dans l'Avant-propos de La Comédie humaine. Il prit en effet beaucoup de libertés avec l'histoire et même avec la géographie pour peindre, dans Jésus-Christ en Flandre, en 1831, la Flandre du Moyen-Age, et il rapporte une chronique qui, reconnaît-il, ‘ferait le désespoir des commentateurs, des éplucheurs de mots, de faits et de dates’. Située ‘à une époque indéterminée de l'histoire brabançonne’, sur un lointain rivage de Flandre, cette chronique raconte la dernière et miraculeuse visite du Christ à la terre. Certes Balzac confond l'île de Cadzant et celle de Walcheren mais un charme infini émane de ces paysages aux mouvantes frontières, où la terre, le ciel et la mer se confondent dans une brume crépusculaire. Par les lignes, les couleurs, la composition, le romancier se révèle un admirable portraitiste flamand, dont les personnages rappellent irrésistiblement ceux de Jordaens ou de Van Dyck, et un remarquable paysagiste, tout proche de Ruysdael.
À la poétesse douaisienne Marceline Desbordes-Valmore Balzac dédia, en 1845, cette ‘naïve tradition’ de la Flandre, cette Flandre dont il avait découvert les premières images en Touraine pendant son enfance. Il avait admiré le château du Plessis, les abbayes et les maisons bâties au temps de Louis XI, qui n'oublia jamais sa jeunesse flamande, par des architectes venus de ce pays. Il manifesta en outre très tôt sa prédilection pour la peinture flamande et hollandaise, celle qui lui donnait la plus complète impression de vérité dans les moeurs. Comme le héros de La Peau de chagrin, sans doute, au Musée du Louvre, il s'enivra de bière en contemplant les tableaux de Teniers et grelotta devant une retombée de neige de Miéris. C'est là encore que naquit son enthousiasme pour Rembrandt, le peintre le plus souvent cité de La Comédie humaine. Comme Barnave, ce héros de Jules Janin, il pouvait dire: ‘Je voyais la Flandre à force d'avoir vu des tableaux flamands’.
Son don de double vue lui permettait d'autant mieux de la voir qu'il s'était lié dès 1831 avec Samuel-Henry Berthoud, ce littérateur cambrésien devenu parisien mais à jamais nostalgique de
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sa Flandre natale. Des Chroniques et traditions surnaturelles de la Flandre à Mater dolorosa, roman publié quelques mois avant La Recherche de l'Absolu, sans oublier Asraël et Nephta, une histoire de l'époque médiévale, Berthoud ne cessait de dépeindre la Flandre et de se livrer ‘à la peinture des moeurs intimes de la vie de province’, des fêtes locales et des coutumes folkloriques, regrettant que ‘la civilisation défigure chaque jour la physionomie originale de la Flandre’. Ce simple aperçu thématique permet assurément de prendre conscience de l'importance, dans la création balzacienne, du rôle de Berthoud, qui avait recréé un intérieur tout flamand dans son domicile parisien, où vinrent Balzac et Gavarni.
Mais sans doute est-ce Marceline Desbordes-Valmore qui fit cristalliser dans le choix de Douai les tentations flamandes de l'auteur de La Comédie humaine. Leur amitié était alors à son zénith et, avant d'aller rejoindre son mari à Lyon, au printemps 1834, la poétesse douaisienne avait maintes fois confié au romancier son ‘mal du pays’, évoqué ‘la Vallée de la Scarpe’, la ‘Ruelle de Flandre’, et cet
‘Air natal imprégné des souffles de nos champs,
Qui fuit les coeurs pareils et pareils les penchants’.
Est-ce elle ou son cousin le sculpteur Théophile Bra, autre Douaisien, fort lié avec Balzac à cette époque, qui lui conseilla d'écrire à leur ami Duthilloeul, le fondateur du Mémorial de la Scarpe, dont l'adresse figure dans les papiers de Balzac conservés à la Collection Spoelberch de Lovenjoul? Il semble en tout cas que le romancier n'en fit rien, si l'on en juge par le compte rendu de La Recherche de l'Absolu qui parut le 11 octobre 1834 dans le Mémorial de la Scarpe, journal en général très favorable aux romans balzaciens:
‘M. de Balzac vient de publier un roman ayant pour titre l'Absolu; le lieu de la scène est à Douai. En lisant l'ouvrage on éprouve le regret de voir que l'auteur ait été aussi étranger à la localité, et qu'il n'ait pas consulté des personnes propres à lui fournir les renseignements sur les lieux qui pouvaient lui manquer’.
C'est à Douai en effet que Balzac a installé la famille de Claës, qui, lors de la révolte de Gand contre Charles-Quint, ‘envoya
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Gand: Quai aux Herbes.
secrètement, sous la protection de la France, sa femme, ses enfants et ses richesses’. Dans la maison typiquement flamande, qui fut bâtie dans la seconde moitié du XVI e siècle, vivait donc, dans les premières années du XIX e siècle, Balthazar Claës, digne héritier de la fortune patrimoniale, homme fort respectueux des traditions ancestrales. Mais, en 1809, saisi par le démon de la chimie, qu'il avait étudiée, pendant sa jeunesse, dans le laboratoire du grand Lavoisier, Claës, en quelques années, dissipe en expériences les immenses richesses patiemment accumulées par six générations. Totalement absorbé par la recherche de l'Absolu, il n'est plus ni père ni époux ni citoyen de Douai, et sa femme meurt de chagrin. Deux fois ruiné, vaincu par la Science, Claës, en 1832, meurt désespéré, tandis que sa fille aînée, Marguerite, devenue l'âme de la maison à la mort de sa mère, rend à la maison Claës ‘une splendeur moderne qui devait écarter toute idée de décadence’. Quelle place occupent, dans cette tragique histoire, les réalités douaisiennes? On ne peut nier assurément l'authenticité des noms de lieux; la Scarpe est là, ainsi que la promenade Saint-Jacques et la rue de Paris, assez proche de l'église Saint-Pierre où se rend Mme Claës pour assister à la messe ou aux vêpres,
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mais assez éloignée du faubourg d'Esquerchin, comme le remarque Lemulquinier. Une fugitive évocation de Gayant, ‘ce superstitieux bonheur de toute la ville, ce triomphe des souvenirs flamands’, fait également partie des réalités douaisiennes évoquées dans La Recherche de l'Absolu. Mais l'information de Balzac se révèle néanmoins assez sommaire. Certaines allusions à l'étroitesse de la rue de Paris par exemple, certains noms, tel celui de la place Saint-Jacques qui s'appelait depuis longtemps place des Victoires, peuvent surprendre les lecteurs qui connaissent Douai. Que penser, surtout, des silences du romancier? Pas un mot du célèbre Beffroi, dont les Douaisiens sont légitimement fiers? Pas un mot de cette florissante Université, qui accueillait des étudiants venus de toute la région et aussi des Pays-Bas, d'Allemagne ou d'Angleterre? Et pourquoi ne mange-t-on chez les Claës aucune de ces spécialités douaisiennes qui figurent dans les Recettes de la cuisinière douaisienne, ce recueil de 1767 que conserve la Bibliothèque municipale? Dans Douai, ville de La Comédie humaine, il ne faut pas plus chercher des spécialités comme les loés, ces gâteaux ronds et plats que dégustent avec tant de plaisir les enfants Aldenhof dans Les Petits Flamands de Marceline Desbordes-Valmore, que les familles douaisiennes de l'époque. Certes les noms de Pierquin, Raparlier ou même Mulquinier figurent dans les registres anciens de la ville, mais on les rencontre aussi à Bruxelles, Valenciennes, Cambrai ou Lille. Quant aux Magalhens, Courteville ou Savaron de Savarus que Pierquin le notaire rêve d'éblouir par son mariage avec
Félicie Claës, ils n'ont jamais existé à Douai. Qu'importe d'ailleurs? La consonance flamande de ces noms et la poésie de ces lieux si sobrement évoqués suffisent à donner au tableau une vraisemblance locale. Tel était bien le but d'un romancier essentiellement désireux de vérité typique.
L'image de Douai dans La Recherche de l'Absolu? Elle apparaît d'abord et surtout comme une image typique de la ville de province au XIXe siècle. Si aucune de ces minutieuses descriptions familières aux lecteurs de La Comédie humaine ne vient enraciner profondément les lieux dans le paysage douaisien, on ne perçoit pas non plus dans le roman l'écho des évènements spécifiquement
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La maison de Tristan à Tours (Extrait de Louis XI et Le Plessis-lès-Tours, par W.H. Louyrette et R. de Croy, Tours, Chevrier, 1841).
douaisiens de l'époque. L'auteur de La Recherche de l'Absolu ne fait allusion ni au transfert de la préfecture à Lille, qui suscita une vive émotion en 1804, ni à l'agitation de la ville en 1817, quand le haut prix des subsistances fit éclore d'innombrables inscriptions séditieuses dont les Archives conservent la trace. Il n'évoque pas non plus l'importante Exposition des Arts de 1823 ou, de façon plus générale, l'activité des Ecoles Académiques et des Sociétés Savantes, notamment la Société d'Agriculture, des Sciences et des Arts. En un mot, aucun des évènements consignés par Plouvain dans ses Souvenirs à l'usage des habitants de Douai n'apparaît dans le roman. Comment s'en étonner? Ce que veut peindre Balzac c'est l'histoire des Claës, une famille typiquement flamande, dans un décor typiquement flamand. Or, il évoque bien, dès les premières pages, le respect religieux que les habitants de Douai portent à cette famille, ‘qui pour eux était comme un préjugé’, une ‘superstition’. Par la suite, il ne cesse d'insister sur l'isolement de cette famille qui vit comme ‘cloîtrée’ et demeure
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‘étrangère’ au mouvement social de la ville. Douai par rapport aux Claës et à la Flandre, dans La Recherche de l'Absolu, c'est exactement comme Guérande par rapport aux du Guénic et à la Bretagne, dans Béatrix. Dans les deux cas le rapport qui s'instaure entre la ville et une vieille famille exprime le conflit général entre le Progrès et la Tradition, d'autant mieux individualisé et d'autant plus significatif que Balzac choisit deux régions, deux villes, où les coutumes ancestrales demeurent particulièrement vivantes.
Voilà pourquoi, plus que les épisodes de la vie à Douai, l'évolution des mentalités et des moeurs intéresse le romancier, qui ne cesse d'ailleurs de souligner le caractère typique de cette évolution. Son commentaire d'historien sur la division de la société douaisienne, sous la Restauration, en deux camps ennemis, celui de la bourgeoisie, ultra-libéral, et celui de la noblesse, ultra-monarchique, le dit bien:
‘Cette séparation subite qui eut lieu dans toute la France et la partagea en deux nations ennemies, dont les irritations jalouses allèrent en croissant, fut une des principales raisons qui firent adopter la Révolution de juillet 1830 en province’.
Les salons de Douai ressemblent à ceux de Bayeux, d'Alençon ou d'Angoulême dans La Comédie humaine. Si l'on s'apitoie sur la triste fin de Mme Claës, ce sont ‘les mêmes intonations sans plus ni moins de sentiment, dans toutes les villes de France et à toute heure’. Là comme ailleurs se manifestent, entre deux parties de whist, la curiosité, la médisance, la tyrannie de l'opinion publique, car ‘A quelques usages près, les petites villes se ressemblent’, comme le dit Balzac dans La Femme abandonnée.
Les évènements qui secouent la France impériale en 1812, lors du désastre de la Bérézina, ou les conséquences de la révolution de Juillet 1830 qui ne contribuent pas ‘à rendre le peuple respectueux’, n'interviennent dans la vie douaisienne que dans la mesure où ils coexistent avec des évènements familiaux importants dans l'histoire de la famille Claës.
La Flandre dans sa vérité typique, ce n'est pas à Douai et aux Douaisiens que le romancier en demande l'expression, c'est à la Maison Claës et à ses habitants. Précisément, cette maison ne
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Page de titre du manuscrit de La Recherche de l'Absolu.
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représente-t-elle pas la plus importante des réalités douaisiennes? La description minutieuse de la façade incite naturellement le lecteur à rechercher, dans les rues de la ville, la demeure qui a pu inspirer un tel luxe de détails. Incontestablement cette maison pourrait exister à Douai: la disposition des lieux, les matériaux - la brique et la pierre -, la façade avec son pignon à redans, tout concorde avec l'architecture douaisienne de l'époque, comme en témoigne, par exemple, l'article de Paul Parent sur ‘L'architecture privée à Douai du Moyen-Age au XIXe siècle’, publié dans la Revue du Nord en 1911.
Si le Mémorial de la Scarpe, en 1834, se plaignait de l'insuffisance de l'information douaisienne de Balzac et, visiblement, ne reconnaissait dans la maison Claës aucune maison de Douai, une légende locale ne tarda cependant pas à éclore, identifiant - non sans difficulté d'ailleurs - la demeure des Claës avec une maison de la rue de Paris à laquelle le romancier aurait donné la porte d'une maison de la rue des Foulons, où demeurait, merveilleuse coïncidence, une famille Balthazar. En fait, l'hypothèse ne résiste pas à un examen attentif, mais elle atteste la vraisemblance de la description.
On sait maintenant que Balzac, pour bâtir la maison Claës, se souvint de la maison, typiquement flamande de Tristan, sise à Tours dans l'étroite rue Briçonnet. Il avait pu observer là ces murs bâtis en briques et soutenus par des chaînes en pierre, ces fenêtres avec leur encadrement de pierre blanche et ces vitrages divisés en quatre parties inégales, cette porte à deux vantaux en chêne, ce pignon triangulaire à redans, dont il dote la demeure des Claës. Bien sûr, on ne saurait parler d'identification ni même de modèle. Au souvenir visuel s'ajoutèrent d'ailleurs les souvenirs livresques ou plastiques. Le romancier connaissait les admirables gravures de la Flandria Illustrata de Sanderus et de la Description de tous les Pays-Bas par Guicciardini. Il s'était émerveillé au Louvre devant les tableaux de Van der Heyden, les fabriques de Teniers ou le célèbre ‘Marché aux herbes d'Amsterdam’ de Metzu. Ainsi construisit-il cette Maison Claës, tellement typique qu'on pouvait croire la reconnaître à Douai, comme on a cru la reconnaître d'ailleurs à Valenciennes, Tournai, Gand ou Bruxelles. Elle offre bien, comme le dit
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Douai: la Rue Saint-Jacques, à la fin du XIXe siècle.
Balzac, ‘le type des modestes maisons que se construisit la bourgeoisie du Moyen Age’, en Flandre.
‘L'esprit de la vieille Flandre’ revit dans cette façade comme à l'intérieur, où les couleurs, les matières, les tableaux et les objets résument, dans leur présence hétérogène et toujours symbolique, l'histoire de la Flandre et de ses moeurs. Le roman, tel que le conçoit Balzac, apparaît comme le mode d'expression privilégié de l'historien, désireux - ambition romantique par excellence! -, d'exprimer la vérité ‘globale’, ‘totale’. Pour faire voir et comprendre toute la Flandre, il la résume donc dans un décor, des scènes, des personnages typiques et dans l'histoire d'une famille dont chaque génération a eu sa manie, sa passion, ‘ce trait saillant du caractère flamand’.
S'il a finalement refusé à Mme Claës le type de la beauté flamande qu'il lui avait spontanément donné, comme l'atteste une rature du manuscrit, l'auteur de La Recherche de l'Absolu n'hésite pas à la présenter comme la parfaite épouse, dont la fierté espagnole s'allie à ‘cette soumission de la Flamande qui rend le foyer domestique si attrayant’, et comme la ménagère modèle dont les habitudes flamandes savent rendre la vie
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domestique ‘grassement heureuse’. Il paraît superflu d'insister sur le type flamand de Balthazar Claës, ce blond aux yeux clairs, dont la belle tête dit ‘la loyauté flamande’ et la ‘persistance bourgmestrienne’ et dont l'hérédité se manifeste dans le tempérament comme dans l'allure physique; mais il convient de noter l'intérêt du romancier pour des personnages secondaires tels que Pierquin, ‘flamand dans l'âme’, farouche défenseur des traditions, et surtout Lemulquinier, qui boit sa bière avec flegme dans une cuisine où les chaudrons reluisent comme de l'or. ‘L'histoire de la Flandre, de son fil et de son commerce se résumait’ en lui, précise d'ailleurs Balzac, insistant sur la dimension symbolique de ce personnage.
Si la réflexion, l'ordre et le sentiment du devoir, c'est-à-dire, selon le romancier, les trois principales expressions du caractère flamand, animent la physionomie de Marguerite Claës, dans cette jeune fille, vivante image de son aïeule, une Conyncks de Bruges, on reconnaît ‘le type de la jeune flamande telle que les peintres du pays l'ont représentée’. Certes, il n'est plus besoin de démontrer l'importance de la peinture dans l'esthétique romanesque de Balzac, son rôle non seulement dans la technique mais dans l'invention balzacienne. Mais sans doute La Recherche de l'Absolu en offre-t-elle l'exemple le plus complet, le plus parfait.
Non seulement le romancier se réfère à des peintres authentiques pour décrire des personnages et des scènes d'intérieur et pour installer, au centre de la Maison Claës, une galerie de tableaux typiques, mais lui-même se fait peintre et il serait aisé d'emprunter des titres, pour ses tableaux de genre, aux toiles de Terburg, Miéris ou Teniers. Admirable peintre d'intérieur, portraitiste de talent, maître du clair-obscur qui fait chatoyer les coloris dans le parloir ou la salle à manger de la Maison Claës, il sait aussi, grâce à la vigueur de son art, résumer à la manière de Teniers l'histoire de la Flandre et des moeurs flamandes dans une étonnante nature morte, où la juxtaposition des couleurs et le contraste des éclairages expriment les vicissitudes et les splendeurs de la Flandre, tandis que la pipe et le pot de bière symbolisent, au premier plan, son unité.
Le journaliste Hippolyte Castille, dans un article sur Balzac de
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Fête communale de Douai (1839).
La Semaine, publié le 4 octobre 1846, affirmait: ‘Les Miéris et les Metzu n'ont pas fait de plus belle peinture flamande’. Samuel-Henry Berthoud, auteur de nombreuses études sur la peinture flamande et hollandaise, le pensait aussi. Dans le Musée des Familles, en octobre 1841, il écrit:
‘M. de Balzac appartient à ce que l'on pourrait appeler en littérature l'école flamande. Parfois resplendissant et fougueux comme Rubens, mystérieux et fantastique à la manière de Rembrandt, il faut pourtant le comparer surtout à Terburg. En effet, comme le célèbre peintre, il se complaît aux tableaux de chevalet, reproduit les figures dans leurs moindres détails avec une perfection et un fini qui bravent la loupe, et s'entend miraculeusement à faire jouer, sur les draperies d'une étoffe, les cassures des plis et les mignons chatoiements de reflets soyeux. Il n'oublie rien parmi les accessoires; il sait donner aux objets les plus vulgaires une valeur extrême’.
Cet art flamand de l'auteur de La Comédie humaine s'épanouit évidemment avec prédilection dans La Recherche de l'Absolu. On est dans un intérieur flamand qui réjouit l'oeil par ses ‘cou- | |
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leurs moelleuses’, au coeur de cette Flandre ‘naïve et patriarcale’, que menace le Progrès et que guette le Siècle. Le Progrès? Le Siècle? C'est-à-dire Douai, puisque dans cette ville chargée d'histoire, où siégea longtemps le Parlement de Flandre, ‘les vieilles constructions disparaissent de jour en jour, les antiques moeurs s'effacent. Le ton, les modes, les façons de Paris y dominent’.
Les idées marchent, les générations passent, le temps accélère sa course, sous le regard de Balzac historien. Mais à ce tableau de ‘l'ancienne vie flamande’ le génie du romancier et son art ‘flamand’ ont donné une éternelle actualité. Oui, entre Balzac et la Flandre, existèrent, puissantes et fécondes, des ‘affinités électives’.
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Samenvatting:
La Tourraine mag voor de inspiratie van Balzac het paradijs zijn geweest, toch neemt Vlaanderen in La Comédie humaine en in het bijzonder Dowaai in La Recherche de l'Absolu een bevoorrechte plaats in. Tussen Balzac en Vlaanderen bestaat duidelijk een affiniteit in de betekenis die Goethe aan deze term toekende. De romancier heeft echter niet gewacht tot 1834, het jaar waarin hij La Recherche de l'Absolu schreef, om aan Vlaanderen personages, feitenmateriaal en landschappen te ontlenen. De held uit Maître Cornélius, die te Gent geboren is maar door Lodewijk XI naar Tours wordt gehaald, blijft voortdurend relaties onderhouden met zijn land van herkomst en hij weet aan het eind niet meer of hij zich nu te Tours of te Gent bevindt. In een interessante schets van 1828, Le Roi des Merciers, die opent met een tafereel over het Gentse oproer tegen Keizer Karel, ontmoeten we al de authentieke Laurent Claës die in La Recherche de l'Absolu de voorvader zal worden van de chemicus Balthazar. Tenslotte, hoe kunnen we Jésus-Christ en Flandre en de poëtische landschappen waar deze oude Brabantse geschiedenis zich afspeelt, vergeten?
Balzac interesseerde zich al vanaf zijn debuut als romanschrijver voor Vlaanderen, omdat hij als kind indrukken had opgedaan van de Vlaamse architectuur die in het hart van het Oude Tours te zien was. Zeer vroeg kwam hij bovendien onder de bekoring van de schilderijen van Hollandse en Vlaamse meesters. Tenslotte was Vlaanderen de mode in de literatuur omstreeks 1830 en sloot Balzac in 1831 vriendschap met S.H. Berthoud, de meest beroemde onder de Vlaamse schrijvers. Zonder twijfel heeft de vriendschap van Marceline Desbordes-Valmore, een dichteres uit Dowaai, ervoor gezorgd dat Balzac Dowaai koos om zijn Vlaamse avontuur gestalte te geven.
Balzac situeerde de familie Claës dus te Dowaai. Wat is het aandeel van Dowaai in deze roman? De namen van de lokaties zijn zeker authentiek en de
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beroemde Gayant wordt vluchtig geëvoceerd. Al wil Balzac met het lokale de geloofwaardigheid vergroten, toch is hij meer uit op algemene waarheden. Ook functioneert Dowaai als spiegel van het leven in de Franse provincie in de negentiende eeuw. Er is geen enkele vermelding van het belfort of de universiteit, geen enkele specifieke episode over het leven te Dowaai tijdens het keizerrijk of de Restauratie, geen enkele toespeling op het intellectuele en artistieke leven of op de specialiteiten van de lokale keuken. Wat de auteur interesseert is het leven in het oude Vlaanderen waarvan het Huis Claës en zijn bewoners typische vertegenwoordigers zijn. Het is er Balzac om te doen Vlaanderen in een decor, in taferelen en personages ‘samen te vatten’. Alles is bezield van het oude Vlaanderen, zowel de buitenkant, met de zeer karakteristieke architectuur als de binnenkant waar elk object een symboolfunctie vervult. Mevrouw Claës is uiteindelijk toch niet de vertegenwoordigster van het typisch Vlaamse schoonheidsideaal geworden. Balzac heeft van haar het prototype van de Vlaamse huisvrouw en echtgenote gemaakt. Al verenigt haar echtgenoot, Balthazar, in zich alle fysieke en morele trekken die karakteristiek zijn voor de inwoners uit de Nederlanden, toch is het interessant om vast te stellen dat de romancier ook aandachtig zijn blik richt op de secundaire personages. Pierquin of Lemulquinier zijn daar voorbeelden van.
Niet alleen in zijn techniek maar ook in zijn vindingrijkheid is bij Balzac de invloed van de schilderkunst te merken. Dit is onmiskenbaar het geval bij Marguerite Claës die het type is van het Vlaamse meisje, zoals Vlaamse schilders het op hun doeken hebben voorgesteld. Om de geschiedenis en de tradities van Vlaanderen samen te vatten, leent de auteur, in een door en door romantische streven naar een globaal en totaal beeld van het leven, het penseel van de schilder; dat van Terburg, Miéris, Teniers of Rembrandt. Hij schildert met de pen portretten, landschappen, interieurs en stillevens, waar een even warm geluk in besloten ligt.
De tijdgenoten van Balzac, met name Hippolyte Castille en S. Henry Berthoud, hebben heel terecht gesproken van de Vlaamse kunst bij Balzac. Die kunst ontluikt in een superieure vorm in La Recherche de l'Absolu. Men is er in Vlaanderen. Het bewonderenswaardig fresco van het Huis Claës blijft door het talent van de schilder en het genie van de romancier eeuwig actueel.
(Uit het Frans vertaald door Werner Duthoy.)
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