Septentrion. Jaargang 20
(1991)– [tijdschrift] Septentrion–
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Un poète néerlandais chez le Roi-Soleil: la mission diplomatique de Constantin Huygens à ParisCe n'est pas ici le lieu de détailler par quel de jeu de mariages et de successions la lointaine principauté d'Orange échut, au xvie siècle, à la famille de Nassau, laquelle allait d'autre part si fortement s'implanter aux Pays-Bas qu'elle y règne encore aujourd'hui, sous le nom d'Orange-NassauGa naar eind(1). Guillaume II, stathouder et prince d'Orange, décède prématurément le 6 novembre 1650. Huit jours après, sa jeune veuve, Marie Stuart, met au monde un fils, le futur Guillaume III. Les années qui suivent sont marquées, à Orange, par toutes sortes de troubles et de violences. Débordée, Marie finit par faire appel à Louis XIV, puis se ravise. Trop tard: le 21 mars 1660, les troupes françaises font leur entrée dans Orange, où le roi entend se maintenir jusqu'à la majorité du prince. Marie meurt à l'improviste le 3 janvier 1661. La tutelle de l'enfant sera assumée par sa grandmère paternelle, la princesse douairière Amélie de Solms, assistée de ses deux oncles, Charles Il d'Angleterre et l'Électeur de Brandebourg Frédéric-Guillaume. Un des premiers soucis des tuteurs est d'obtenir l'évacuation, le plus tôt possible, de la principauté. Il va falloir négocier avec le Roi-Soleil, et cette tâche délicate est confiée à Constantin Huygens (1596-1687). Depuis l'article d'André van SeggelenGa naar eind(2), Huygens n'est plus un inconnu pour les lecteurs de Septentrion. Â;gé maintenant de 65 ans, il a une longue expérience des affaires publiques. Il a toujours servi les Nassau, et son dévouement est sans bornes. Enfin, bien qu'il n'ait jamais mis le pied en France, il possède, comme dit Amélie, ‘une naturelle connoissance (...) de la langue et des habitudes de la nation françoise’. On ne pouvait faire choix ‘d'une personne plus propre et plus agréable’Ga naar eind(3). Voyons-le donc à l'oeuvreGa naar eind(4). Huygens arrive à Paris le 21 octobre 1661, accompagné de son fils Louis (Celui-ci sera remplacé à partir de fin mars 1663 par son frère Christian, le physicien, qui restera jusqu'à l'été 1664). La première impression est très bonne. ‘Nous avons esté fort edifiez, note Christian le 8 février, de venir comment mon Père est traité honorablement dans cette cour là. Il n'aura pas de petites choses à raconter à son retour’Ga naar eind(5). Dès le 4 novembre il a été reçu par le roi. Celui-ci s'est montré fort civil. Il a écouté avec une ‘attention très soutenue’. Mais il a simplement répondu qu'il allait faire examiner l'affaire et communiquerait sa décision. Depuis, Huygens s'est attaché à nouer des contacts avec le plus de monde possible. Malheureusement les gens sont ‘des anguilles’. Et puis, si grands et moins grands le couvrent de ‘caresses’, il y en a bien peu qui aient voix au chapitre auprès de ce monarque ‘qui s'acquitte de sa tâche avec une incroyable assiduité et ne se laisse gouverner par personne’Ga naar eind(6). En fait, bien des difficultés vont surgir, qui ne feront que s'accroître avec le temps. A Orange, une foule d'individus profitent de la situation pour pêcher en eau trouble, pour ‘avancer leurs pions’. Ainsi le procureurgénéral Sylvius, ainsi surtout le trop fameux trésorier Beauregard. Ne voit-on pas le Parlement lui-même hésiter à enregistrer les instructions venues de La Haye? Mais qu'on le sache bien: les ‘mutins’, les ‘mauvaises têtes’ ne perdent rien pour attendre: ipsi viderint!Ga naar eind(7). Cependant, c'est bien sûr à Paris que tout se décide. Les deux personnages les plus proches du trône sont Colbert et le secrétaire d'État Le Tellier. Huygens associera souvent leurs noms. Mais ce sont eux, justement, qui ‘font à deux le vent et la marée contre lesquels nous avons à travailler’. Huygens a appris à se défier de ‘tout ce | |
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Nicolaas Witsen, ‘Portret van Constantijn Huygens’, ‘Rijksmuseum’, Amsterdam.
qui rime en lier comme chancelier et Tellier et en bert comme (Colbert)’Ga naar eind(8). Celui-ci, en particulier, protège très efficacement le sieur de Gaut, commandant à Orange: leur rapport est celui du soleil à la lune. Huygens n'a guère d'occasion de voir le contrôleur des finances, par contre Le Tellier est l'intermédiaire incontournable. Or ses propos ne tendent-ils pas parfois à faire croire que ‘S.M. voudrait régler sa justice à son pouvoir’Ga naar eind(9)? Quoi qu'il en soit, son attitude est au moins ambiguë. Heureusement il y a d'autres personnages influents à qui Huygens peut s'ouvrir sans détours et se confier sans crainte. Ce sont d'abord le jeune comte Loménie de Brienne, un véritable ami, puis, après la disgrâce de Brienne à l'automne 1662, Hugues de Lionne, celui qui sera mêlé de si près au dénouement. Sur quels appuis Huygens va-t-il pouvoir compter à l'extérieur? Les États-Généraux et l'Électeur de Brandebourg feront en général leur possible. Mais quant à l'autre co-tuteur, le roi d'Angleterre, on ne verra que trop combien son soutien est fluctuant et incertain. ‘Deux mots de vous, écrit Huygens en 1661 à l'ambassadeur anglais, seroyent des coups de pistolet qui pourroyent me soulager beaucoup en ceste escarmouche’, et si le roi d'Angleterre voulait bien envoyer une lettre personnelle à Louis XIV, celleci ferait l'effet d'un ‘gros canon’Ga naar eind(10). Hélas, toute cette poudre était singulièrement mouillée... Et Amélie elle-même? Dirons-nous avec C. van Aerssen qu'elle ‘ce conduit toujours avec tant de variations et de hésitation’ qu'on ne sait si ‘on le doit attribuer a malice ou a timidité’?Ga naar eind(11). Il est exact que l'humeur de la douairière change vite selon les vicissitudes de la négociation. Mais elle ne perd jamais de vue ni ses responsabilités ni son autorité. Huygens expose, propose, mais c'est elle qui dispose. Ceci dit, elle l'écoute, l'encourage, le défend au besoin. Huygens a la conviction de s'avancer sur un terrain solide. Le jeune Guillaume doit retrouver son bien parce que (a) ses droits sur la principauté ne sont ni contestés ni contestables; (b) c'est un ‘pauvre orphelin’, et de surcroît parent du roiGa naar eind(12); (c) celui-ci, en s'obstinant, se ferait le plus grand tort dans toute la Chrétienté. Tels sont les arguments, de force et de portée inégales, dont Huygens ne cessera de faire état. Cependant les choses traînent. Le 6 mars 1662, Huygens croit enfin toucher au but. ‘Le roi n'attend que de sçavoir à tout'heure que la place soit en estat de pouvoir estre rendue’Ga naar eind(13). Qu'est-ce à dire? Le roi avait exigé que les vieilles murailles de la ville d'Orange fussent préalablement rasées. Or, quelques jours après l'entrevue, c'est chose faite, on a même déjà semé de l'avoine sur l'emplacement des bastions. Le 25, Huygens en avise le roi, par un mémoire remis à Brienne. Silence du roi. Le 14 avril, Huygens relance Brienne, le 17 il se tourne vers Le Tellier. Aucune réaction, alors que, comme Huygens l'écrit le 22 à un correspondant d'Orange, la décision du roi était nette, et confirmée de sa propre main dans une lettre à la princesse douairière et en termes exprèsGa naar eind(14). Le 26 avril, coup de théâtre. ‘Je ne sçauroy | |
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me ravoir de l'étonnement (= me remettre de la stupéfaction) où vous m'avez mis, écrit-il à Brienne, quand je vous ai veu soupçonner que le Roy desireroit que nous n'eussions à mettre un gouverneur à Orange qui ne fust catholique’. Nouvelle exigence, donc. A peine réglée l'humiliante affaire des fortifications, voilà qu'on voudrait ‘prescrire au prince de quels gens il doit se servir dans sa maison’! Et d'ailleurs, pour qui s'inquiéterait-on? Les princes d'Orange n'ontils pas toujours traité leurs sujets des deux confessions sur un pied de parfaite égalité?Ga naar eind(15). Là-dessus, le roi demande à voir le testament du prince Frédéric-Guillaume (1554-1618). Catholique, celui-ci n'aurait-il pas recommandé à ses successeurs de choisir leurs gouverneurs parmi les catholiques? Impossible de trouver le testament à Paris, on le fait venir de Hollande. Il ne contient aucune disposition de ce genre. Huygens en avise le roi. Peine perdue. Peut-être la reine d'Angleterre, qui doit prochainement voir Louis XIV, voudra-t-elle intervenir? En tout cas, S.M. fait savoir à Huygens qu'‘elle persiste absolument dans sa résolution (...), s'estonnant de ce qu'on l'importune si souvent d'une chose où il y a longtemps qu'elle s'est expliquée’Ga naar eind(16). On est en août 1662. ‘Nous voilà sur le penchant d'une rupture’, gémit Huygens. Un nouvel ambassadeur anglais est attendu à Paris. Saura-t-il faire quelque chose? Huygens, pour éviter la rupture, commence à envisager quelques ‘tempéraments ou expédients’. Le bruit court qu'il serait prochainement rappelé à La Haye. En janvier 1663, toujours rien de neuf. ‘On m'oblige, note Huigens avec une ironie désabusée, voire on me fait l'honneur de me prier d'avoir la patience d'attendre encor un peu un certain fantôme d'ambassadeur’Ga naar eind(17). Nouvelle audience chez le roi. Elle dure trois quarts d'heure, ‘ce qui ne se pratique pas d'ordinaire’. Le roi montre ‘un visage serein et débonnaire’, mais maintient son exigence, assurant ‘qu'il avoit fort souvent passé cette affaire par son esprit, sans pouvoir juger pourquoy il hésiteroit là dessus’. Et d'ajouter: ‘Pourquoi ne voulez vous donc pas y mettre aussi bien un catholique qu'un autre?’ A quoi Huygens réplique: ‘C'est, Sire que la Tutele, selon droict, n'est pas en pouvoir d'accepter une condition préjudiciable à l'autorité de son pupille’. Là-dessus, ‘le roi se teust, tout court’Ga naar eind(18). Du 2 juin au 1er octobre, Huygens, sur l'ordre d'Amélie, séjourne en AngleterreGa naar eind(19). Sans résultat notable. Charles II a, en particulier, refusé de se rallier à un ‘pr6ojet de pis-aller’ qu'en désespoir de cause Huygens venait de rédiger: six solutions plus ou moins bâtardes, qui permettraient peut-être de sortir de l'impasse. Amélie ne sait que faire. Tantôt elle incline au compromis, tantôt elle parle de tout laisser tomber. Enfin l'ambassadeur est arrivé. Le roi doit le recevoir, naturellement, mais quand? ‘Il semble’, écrit Huygens le 4 mai 1664, à l'Électeur, qu'‘ou bien ce Prince (= Louis XIV) est d'humeur à reculer plus on le presse, ou bien qu'il se laisse presser sous main par les intérests de quelque homme puissant’ que l'on connaît assezGa naar eind(20). Son exaspération est telle dans ces jours-là qu'il va jusqu'à mettre dans le même sac Lionne et Le TellierGa naar eind(21). Début mai, lord Hollis est admis à présenter ses lettres de créance. Il insiste ‘vigoureusement’ pour la restitution d'Orange. Une fois de plus, la réponse est négative. Petite lueur d'espoir. Fin mai, Huygens est de nouveau reçu par le roi, et remarque ‘la grande douceur et bienveillance’ du souverain, son ‘ton de voix tout plein de clemence’ et surtout ses dernières paroles: ‘Bien, bien, Monsieur, je verray’. Comment l'entendre? Huygens demande à divers courtisans de lui ‘dechiffrer ce passage’Ga naar eind(22). Sur ces entrefaites, Amélie l'envoie une deuxième fois à LondresGa naar eind(23). Il y court du roi aux ministres et des ministres au roi, tournant ‘dans ce cercle comme l'âne au moulin’. Charles II opine que ‘ce ne serait pas bien d'abandonner’, mais Huygens sent bien qu'on ne veut pas envenimer les relations entre les deux pays pour si peu de choseGa naar eind(24). A la mi-octobre, il est de retour à Paris. Il parle de regagner la Hollande, pour revenir en France lorsque ‘l'apparence de quelque succès’ l'y pourrait rappelerGa naar eind(25). Et puis, tout à coup, c'est le dénouement. En | |
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Château et ville d'Orange en 1641 (A. de Pontbriant, ‘Histoire de la Principauté d'Orange’). La redoutable citadelle construite par Maurice de Nassau, les anciennes murailles de la ville et le château patrimonial ont été démolis par ordre de Louis XIV, respectivement en juillet 1661, février 1662 et décembre 1673.
novembre, au cours d'une réception, Huygens a une conversation animée avec Lionne. Celui-ci lui rappelle que S.M. est portée à protéger les catholiques. Huygens assure une fois de plus que les catholiques d'Orange n'ont rien à craindre. Alors Lionne s'écrie: ‘Mais je ne sçai que diable que c'est que vous vous opiniastrez sur une bagatelle, et pourquoy vous refusez un grand Roy qui vous prie de faire pour l'amour de luy une chose qui ne vous importe en rien’. Huygens sursaute. ‘Je dis que je n'avoy jamais encor entendu parler de prière. Eh bien, dit-il, procurons (= admettons) que cela se propose ainsy’. Là-dessus, l'arrivée d'une dame met fin à l'entretienGa naar eind(26). Dés lors qu'il ne s'agit plus d'une exigence posée par le roi, mais d'une prière, les choses changent tout à fait d'aspect; la souveraineté du prince est sauve. Huygens saisit aussitôt la perche qui vient ainsi de lui être tendue. N'avait-il pas d'ailleurs, depuis quelque temps déjà, suggéré lui-même une formule de ce genre? Il met au point et fait approuver par Amélie un plan en deux étapes: 1) restitution absolue et sans conditions de la principauté; 2) ensuite, ‘de notre propre mouvement et sans contrainte’, désignation d'un gouverneur catholique. Point de traité, même secret: une simple convention entre le roi et la seule douairière. Toujours par l'entremise de Lionne, l'accord se fait sur cette base. ‘La porte est ouverte!’ s'écrie Amélie avec soulagement. On la comprend. On comprend aussi qu'elle ajoute: Heureusement qu'on a pu se passer du tuteur anglais, qui estime qu'‘il ne faut pas maintenant rompre la tête au roi de France’Ga naar eind(27). Huygens est reçu par Louis XIV, en audience de congé, le 23 février 1665, et le 25 mars la garnison française évacue la principauté. Huygens n'a plus qu'à partir. Une chose, cependant, reste encore à faire: remercier Lionne de toutes ses bontés. Huygens suggère à Amélie d'offrir au ministre ‘un bel attellage de six ou sept chevaux de carrosse’, valant environ 4 000 francsGa naar eind(28). Puis il se met en route pour Orange, où il doit à présent restaurer la pleine autorité du souverain légitime. Il va être accueilli en grande pompe: 400 cavaliers l'attendent, et une foule immense. Salves d'artillerie, feux d'artifice, rien ne manque. Sa tâche achevée, il fait encore un pèlerinage à la fontaine de Vaucluse sur les traces de Pétrarque, et le 18 juin il quitte Orange pour La Haye, avec la satisfaction du devoir accompliGa naar eind(29) - et sans pouvoir, heureusement, se douter que son succès serait sans lendemainGa naar eind(30). Terminons sur une remarque et sur une anecdote. La remarque tient en une formule chère à Huygens: amoenia seriis, ‘savoir joindre le plaisant au sérieux’. Le diplomate d'occasion n'a pas étouffé en lui le poète de toujours. De même que dans son jeune temps il aimait à improviser en selle ou au bivouac, de même à présent c'est dans son carrosse, cahoté sur le pavé parisien, | |
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qu'il taquine la muse, en hollandais, en français, très souvent aussi en latin: sur la famille royale, sur le portrait d'un ami, sur les travaux du Louvre. Il lui arrive aussi d'envoyer une épître latine à Brienne ou à quelque autre fin lettré. Grand admirateur de Corneille, il saisit la première occasion pour se rendre à Rouen. Il rédige même, à l'intention de l'auteur du Cid, des ‘observations’ sur la prosodie française, et sollicite à ce sujet l'avis de connaisseurs comme Chapelain, qu'il voit beaucoup. Il fréquente chez Mme de La Fayette, chez le prince de Condé. Il va au concert. On le rencontre dans le salon de Ninon de Lenclos: ‘Mon père, écrit Christian à Louis, la voit assurément pour l'amour de la musique et je n'en veux point d'autre pensée’Ga naar eind(31). La douairière, bien sûr, est au courant de cette vie mondaine que mène son envoyé. Elle n'en a cure et trouve ‘excellent’, au contraire, qu'il ‘s'amuse’Ga naar eind(32). Et voici l'anecdote. Un jour de 1662, dans l'espoir de faire impression sur la cour, Huygens demande à Christian, par la plume de Louis, ‘de lui ajuster une lanterne avec deux ou trois diverses peintures dont elle fasse la représentation’Ga naar eind(33), en somme une lanterne magique. Christian fait la moue: cette ‘futilité’ ne va-t-elle pas le rendre ridicule à Paris? Mais un fils, fût-il âgé de 34 ans, fût-il célèbre dans toute l'Europe savante, ne saurait dire non à son père. Christian en verra donc la lanterne, et le plus promptement possible. ‘Mais, écrit-il à son frère, lorsqu'elle sera arrivée si vous le trouvez a propos vous ferez aisement qu'elle ne puisse point servir’. Et il lui indique la manoeuvre à effectuerGa naar eind(34)... Comme quoi, même en famille, la diplomatie peut avoir du bon. ■
pierre brachin Adresse: 1, rue de Toul, F-75012 Paris. |
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