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Bicyclettes, livres, gens
Vendredi 27 janvier 2006. Il est juste midi. Le thermomètre descend presque sous zéro, le ciel est bleu pâle avec un florin d'argent en guise de soleil. Je me trouve au café du Dôme, au coin des boulevards Montparnasse et Raspail, donc à la frontière du vie et du xive arrondissement, l'un élégant, l'autre populaire. En face, le visage devenu verdâtre de Balzac se cache derrière une affiche, elle-même soustraite à la vue par un bus de la ligne 68 qui affiche la destination Métro. Métro? Eh bien oui, pour lire la destination d'un autobus sur son front, il faut patienter quelques instants, car le texte se déroule comme un journal lumineux, et la destination Métro est complétée maintenant par Châtillon-Montrouge. Le bus suivant, le 58, affiche d'abord Châtelet et ensuite par Hôtel de Ville. Ce n'est pas possible, car il vient précisément de la direction Hôtel de Ville et Châtelet. Je me promets de ne plus regarder les bus, à moins qu'ils ne gênent les cyclistes.
Je vais compter les bicyclettes. Les cyclistes. J'occupe un point d'observation idéal, à l'intersection de deux boulevards très fréquentés. Depuis peu, le boulevard Montparnasse possède une double voie centrale pour les bus, voie que peuvent emprunter également, outre les taxis, les bicyclettes. Les taxis roulent donc à la même vitesse que les bus, car il est presque impossible de dépasser. Et les bicyclettes? Sans doute, il m'est arrivé, tandis que je me tenais à l'avant d'un bus, de le voir rouler, sur toute la longueur d'une rue étroite, derrière une bicyclette zigzagante, mais comment cela se passerait-il ici?
J'ai lu ce matin dans le journal que le maire de Paris, socialiste sans ambitions présidentielles manifestes, homosexuel dans un pays où les homosexuels ne peuvent pas vraiment se marier ni avoir d'enfants, inventeur d'une plage estivale le long de la Seine et d'une patinoire hivernale devant l'hôtel de ville et au premier étage de la tour Eiffel, a conçu cette fois un projet cycliste révolutionnaire que le journal présente sans le moindre commentaire.
Le maire a l'intention d'installer à proximité de chaque station de métro une collection de bicyclettes sans serrures. Celui qui sort du métro, prend une de ces bicyclettes, pédale jusqu'à sa destination et y laisse la bicyclette. Une heure plus tard, quelqu'un d'autre veut prendre le métro, il enfourche cette bicyclette abandonnée et pédale jusqu'à la station. Quel projet magnifique!
Je ne crois pas que le maire, il y un demi-siècle, était abonné à un hebdomadaire estudiantin amstellodamois, Propria Cvres, mots latins qui signifient ‘prends soin de toi-même’. J'y avais
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écrit un article consacré au même projet, à cette différence près que les bicyclettes publiques devaient servir à vous rendre de chez vous en un point quelconque de la ville, donc sans trajet intermédiaire en métro. En 1956, Amsterdam n'avait pas encore de métro, et personne ne se doutait qu'on en creuserait un.
Qu'en est-il de la bicyclette à Paris? Mon immeuble, qui compte quarante habitants, possède un petit hangar à bicyclettes à côté du cagibi aux poubelles (on y trouve un bac pour le papier, un pour les ordures ménagères, et un pour les autres formes d'immondices. Chaque jour, à l'aube, le mari de la concierge portugaise sort les trois bacs, après quoi, à sept heures du matin, le camion du service de voirie mélange énergiquement leur contenu si bien trié). Le petit hangar abrite trois bicyclettes, que je n'ai jamais vues sortir.
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Aucune ‘Hollandaise’
En ce point stratégique je vais compter combien de cyclistes passent dans les quatre directions sur les deux boulevards. Au feu rouge, les cyclistes peuvent toujours se faufiler jusqu'au premier rang, ce qui me donne l'occasion de noter avec précision leur nombre, leur aspect, le type de bicyclette qu'ils ont, s'ils tendent le bras pour indiquer qu'ils prennent à gauche ou à droite, s'ils transportent quelqu'un sur leur porte-bagage et s'ils portent un casque comme le veut le règlement dans certaines villes américaines.
A la maison, j'ai préparé de grandes feuilles de papier sur lesquelles alternent, les uns sous les autres, les noms Raspail et Montparnasse, en regard desquels je pourrai noter, par arrêt aux feux, le nombre des bicyclettes et leurs particularités. Plus tard, j'additionnerai et je multiplierai. Je prends une chaise près de la fenêtre, un café au lait pour 4 euros 60, et je me prépare à l'action.
En face, à l'entrée de la station de métro Vavin (une des trois stations du métro parisien dont le nom ne comprend aucune des lettres du mot métro. Les deux autres sont Passy, station riche du xvie, et Picpus, station pauvre du xiie. Il y a six ans, quand j'habitais rue Vavin, j'ai fait part de ce fait remarquable à Bernardo Schiavetta, le rédacteur en chef du journal Formules, et ce matin j'ai reçu un mail où l'on posait la question: ‘Quelles sont les trois stations du métro parisien dont le nom ne contient aucune des lettres du mot métro?’. Je vois une bicyclette de femme peinte en blanc et enchaînée à l'entrée du métro. Le blanc avait été la couleur des bicyclettes publiques d'Amsterdam, encore que le noir me semblât plus pratique parce qu'en 1956 toutes les bicyclettes étaient noires. Au parc Kröller-Müller sur la Veluwe, les bicyclettes étaient également blanches. Je me propose de noter aussi les couleurs des bicyclettes, du moins si j'en ai le temps.
Les deux premiers arrêts devant les feux rouges offrent un résultat surprenant: que ce soit sur Raspail ou sur Montparnasse, aucune bicyclette ne franchit le carrefour. J'ai l'impression d'attendre une éclipse de soleil tandis que le soleil devient de plus en plus pâle. A la cinquième ligne de mon formulaire, un garçon, roulant dans la direction sud-nord, s'engage dans le boulevard Raspail, trop loin pour que je puisse le décrire avec précision. Au même moment, se servant de sa bicyclette comme d'une trottinette, une dame traverse au passage clouté en même temps que les
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Deux bus se croisent sur le boulevard Montparnasse.
piétons pour rejoindre le côté opposé du boulevard Montparnasse. Sur le trottoir, elle continue à faire de la trottinette, passant devant la Rotonde, où le chroniqueur néerlandais Simon Carmiggelt s'asseyait toujours au soleil, et devant le cinéma qui porte le même nom. Comment la recenser?
Ma statistique tombe à l'eau. Je commence à faire attention à ce que je ne vois pas. Personne n'étend le bras ou la main en prenant à gauche ou à droite. Le fait-on encore aux Pays-Bas? Pas moi, car à Amsterdam bifurquer est à chaque fois une manoeuvre acrobatique destinée à éviter les rails du tram, traverser au rouge et tenir à l'oeil les autos qui font de même. Ici, je ne vois pas deux cyclistes pédalant côte à côte en bavardant. Je ne vois pas de cycliste, le portable appuyé contre l'oreille. Je ne vois pas d'enfants assis devant ou derrière, voire devant et derrière. Je ne vois pas de bécanes bringuebalantes des années 1950, réparées à l'aide de fil de fer, aux pédales grinçantes.
Tous les cyclistes portent un couvre-chef. Parfois un casque. Presque tous ont un petit sac à dos. Une femme pédale avec ses bottillons à talons aiguilles. Beaucoup ont une écharpe devant la bouche - le froid ou les gaz d'échappement? Le nombre de cyclistes représente tout au plus le quart du nombre de motocyclistes. Ils sont aussi marginaux que les conducteurs de scooters à Amsterdam. Je vois deux scooters couverts. Une cycliste élégante possède un rétroviseur qui dépasse de loin la ligne de son guidon. Tous les hommes sont penchés en avant, les femmes se tiennent assez droit.
Les bus se comportent correctement. Seul un autocar à impériale et à toit ouvrant totalement vide de l'Open Tour oblige un cycliste à s'écarter. Je sombre dans la rêverie.
Zut! Une autre bicyclette est passée! Et cette bicyclette blanche près de la station Vavin a disparu! Il faut que je sois plus attentif! Et comme il chauffe, le radiateur près de cette fenêtre! Je déteste les points d'exclamation, mais ce reportage en redemande. Chaque bicyclette en est un! Voici que passe une femme qui, elle, est penchée sur son guidon et porte des pinces à pantalon. Notre haut vélo de grand-mère s'appelle ici une Hollandaise, je n'en vois aucune. Ces cyclistes-ci
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doivent vraiment aller quelque part. De façon générale, ce n'est absolument pas ce à quoi les Parisiens pensent quand il pensent à la bicyclette.
Aux Pays-Bas, les Néerlandais me demandent si les Français sont vraiment si antipathiques. Je réponds: ‘moins qu'aux Pays-Bas’ et ils croient que je plaisante. En France, on me demande ce qui, de ma patrie, me manque. ‘La bicyclette,’ dis-je. ‘Alors, vous devez aller au Bois de Boulogne, au canal d'Ourcq, et le dimanche il y a les randonnées cyclistes en groupe le long des rives de la Seine.’
Pour les Parisiens, la bicyclette est un jouet au même titre que le patin à roulettes. La trottinette, par contre, est prise au sérieux. Chaque matin, sur les trottoirs, je vois des messieurs en complet veston se rendre ainsi à leur travail. Le vendredi soir j'entends passer les patineurs. Une caravane de milliers de jeunes entre vingt et quarante ans défile dangereusement. Dans les rues latérales, les autos attendent patiemment que les guides de la meute, parmi lesquels un attaché culturel de l'ambassade néerlandaise, les laisse traverser.
Un jour, Mieke Bal, spécialiste de la science de la littérature, est venue à l'université pour parler à nos étudiants de néerlandais. Je l'attendais tout en haut de l'escalier de pierre à la sortie arrière du Grand Palais, où était établie à l'époque la faculté de langues germaniques et où l'exposition Mélancolie a récemment attiré des milliers de déprimés. Je la vis arriver. A bicyclette. ‘J'ai,’ dit-elle, ‘quelque chose au genou, alors la bicyclette c'est plus simple.’
Vingt appariteurs, dont je me suis toujours demandé ce qu'ils faisaient à l'entrée, la portèrent, elle et sa bicyclette, jusqu'en haut. En plus, il neigeait ce jour-là. Elle donna à nos étudiants en littérature un bon conseil: ‘Dans toute histoire, il y a quelque chose qui cloche, qui manque de souplesse, qui n'est pas beau, semble bizarre. Concentrez-vous sur ce passage - c'est là qu'est votre point de départ, que vous vous mettez à réfléchir’. Excellent conseil pour les lecteurs. Mais s'il tombe par hasard dans l'oreille d'un écrivain, celui-ci va penser à chaque paragraphe ce que je pense en écrivant ce paragraphe-ci: est-ce le point faible de mon histoire?
Dès qu'il neige, on ferme le parc du Luxembourg. Hier il a gelé légèrement et un millimètre de glace recouvre le bassin central, même les canards ne savent pas s'ils doivent y patiner ou y nager. Mais on a placé quatre grands écriteaux au bord du bassin avec cette inscription: ‘Danger! Ne marchez pas sur la glace.’ Le bassin a une profondeur d'un mètre et demi.
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Des librairies qui ont du chien
Oui, j'ai cessé de compter les bicyclettes et je m'achemine vers la bibliothèque pour écrire le reste de cette histoire. Chemin faisant, je vois qu'on tond les rangées d'arbres en direction de l'Observatoire. Ils doivent s'aligner parfaitement, aussi bien au sommet que sur les côtés. Au-dessus, le toilettage s'effectue à l'aide d'un élévateur à nacelle équipé d'une scie horizontale. Pour les côtés, un tracteur dont on bloque le volant longe les arbres; il possède une tige portant cinq scies circulaires. Celles-ci doivent égaliser les branches, mais les rameaux se replient évidemment vers l'arrière au passage de la scie. Voilà qui exige bien des manoeuvres de la part
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de l'homme assis sur le tracteur: il est obligé de débloquer et rebloquer constamment son volant. Un rôle spécial est réservé à un homme suspendu au-dessus de l'arbre et qui, à l'aide d'un bâton, doit faire tomber les branches sciées. Je pourrais regarder le spectacle pendant des heures, mais ma bibliothèque m'attend.
La Geneviève, de l'autre côté du parc, à gauche du Panthéon, possède au premier étage une de ces énormes salles de lecture d'autrefois, où l'on respire encore la présence d'Érasme. C'est la seule bibliothèque de la ville qui possède les journaux antisémites de la guerre, dans lesquels je recherche les feuilletons que Némirowsky y publia sous des pseudonymes jusqu'au jour de sa déportation.
Et la Grande Bibliothèque? Cette montagne (pour y pénétrer il faut emprunter un escalier aux marches de bois transformées en patinoire par temps de pluie et grimper aussi haut que le premier étage de la tour Eiffel) ne possède jamais ce que vous cherchez. Ou bien il y a une grève. Ou bien votre carte n'est pas valable. Ou le lecteur de microfilms est hors service. Et il apparaît maintenant qu'une ou deux centaines de milliers de livres ont reposé pendant un certain temps dans un dépôt empoisonné par l'asbeste après leur transfert depuis l'ancienne Bibliothèque nationale de la rue Vivienne.
Ma petite bibliothèque favorite est la Bibliothèque nordique au coin de la Geneviève, où je lis des revues et consulte des livres norvégiens, islandais, danois, suédois et finlandais. Il y a un livre incroyablement drôle d'un Finlandais qui est allé habiter délibérément parmi les Finlandais de langue suédoise qu'il convient, en tant que Finlandais de langue finlandaise, de haïr, mais ce Finlandais de langue finlandaise est impressionné par leur civilisation. J'ai appris à mieux connaître la bibliothécaire lorsque nous avons dû, à l'occasion d'une alerte à la bombe, attendre une heure dans une petite cour. Elle voulait absolument deviner de quel pays scandinave je venais - je parlais toutes ces langues aussi mal. Elle les parlait toutes très bien. Il faudrait qu'on ait là un petit coin pour des revues et des livres néerlandais.
Au coin de la Sorbonne, qui disparaît maintenant sous les échafaudages et les bâches, j'entre encore un instant à la librairie PUF qui, après des années de mauvaise gestion, a été d'abord reprise par Gibert mais reste en déficit et où va s'ouvrir maintenant un magasin de vêtements. Leur étalage déborde de protestations et de fureur, mais tout est de la faute du syndicat communiste et du misérable personnel. Ils bazardent leur stock - deux bouquins pour quatre euros (une traduction de Mrozek et un policier de J.-B. Pouy avec Spinoza et Hegel). Presque juste en face se trouve la seule librairie au monde qui vend uniquement de la philosophie et possède donc de nombreux livres anglais.
Je ne connais aucune ville au monde qui compte autant de magnifiques librairies indépendantes, spécialisées, que Paris. Si vous êtes entré dans deux librairies à New York ou à Londres, vous les connaissez toutes. Ici chaque librairie a son caractère propre, ses propres avantages et désavantages. Je ne cesse pas de découvrir des boutiques spécialisées dans l'un ou l'autre domaine idiot.
Gibert domine tout le bastion Saint-Michel avec tous ses magasins: de livres, de musique, de papier, de plumes, de méthodes d'apprentissage des langues. Dans le bâtiment principal à six
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étages au coin de la rue de l'École de médecine, il y a, je ne mens pas, depuis le Salon du Livre de 2003 où les Pays-Bas et la Flandre furent à l'honneur, une étroite armoire avec une centaine de livres néerlandais: plus un seul n'a été vendu ces derniers mois. Ce qui est sympathique chez Gibert, c'est qu'outre les exemplaires nouveaux, ils en ont d'occasion. J'aime aller à l'étage supérieur pour y acheter des classiques français en édition de poche pour quelques cents.
‘Est-ce qu'à Paris tu t'es fait des amis avec lesquels tu peux tout simplement parler de tout?’ C'est ce que me demandent à Amsterdam des gens qui se croient des amis qui peuvent tout simplement parler de tout avec moi, et qui ne peuvent pas imaginer comme il est agréable d'habiter une ville où personne ne part de l'idée que vous êtes à la recherche de telles personnes.
Hugo Brandt Corstius
Adresse: 11, rue d'Odessa, F-75014 Paris.
Traduit du néerlandais par Marnix Vincent. |
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