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Charlotte Mutsaers, La Belle et la Bête 3, gouache sur carton, 50 x 60, 1982, collection privée.
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Cocher automne
par Charlotte Mutsaers
Traduit du néerlandais par Marnix Vincent.
Charlotte Mutsaers (o 1942) possède un talent double. Auprès du grand public, elle est connue surtout comme prosatrice et essayiste, mais elle a débuté en tant que peintre, se signalant entre autres par ses autoportraits et ses pietà.
En 2008, quatorze ans après la parution d'un roman impressionnant, Rachels rokje (La Jupe de Rachel), et neuf ans après celle de son dernier recueil de nouvelles, Zeepijn (Pin maritime), Charlotte Mutsaers a publié un nouveau roman: Koetsier Herfst (Cocher Automne). Le personnage principal est Maurice Maillot, écrivain néerlandais à succès mais paralysé par la hantise de la page blanche et dont la vie semble s'être enlisée dans l'immobilité. Il a fait l'expérience d'un mariage malheureux et son chat, l'être qu'il aime le plus au monde, vient de mourir. Il se mure dans sa maison, mais se rend compte qu'il ne peut pas continuer de la sorte. Il trouve un téléphone portable dans le Vondelpark à Amsterdam, et c'est pour lui le début d'une vie nouvelle. Laissant courir son imagination autour de la figure de la propriétaire du téléphone, il parvient à ranimer sa libido et se remet prudemment à écrire. Slava, un caniche, devient son nouvel animal domestique, et il rencontre Do, la femme du téléphone, laquelle sera l'amour de sa vie.
Do, qui voue aux animaux un amour fanatique, est membre du Lobster Liberation Front. Elle parvient à entrainer Maurice, à l'occasion de leur lune de miel, jusqu'à Ostende, station balnéaire où bon nombre de homards réclament leur libération avant de passer vivants dans l'eau bouillante. Maurice renonce à sa prédilection pour les steaks, devient végétarien et soutient Do dans son action, qualifiée de ‘terroriste’ par les amateurs de viande et de poisson.
Cocher Automne plonge le lecteur dans un feu d'artifice d'événements ludiques et insolites. Le livre est écrit dans le style narratif quasi inimitable, dynamique, d'une joie communicative, si caractéristique de la prose de Mutsaers.
Fin 2009, Mutsaers s'est vu décerner le prix P.C. Hooft, une des distinctions littéraires les plus prestigieuses des Pays-Bas. Il sera remis à la lauréate en mai 2010. Mutsaers reçoit ce prix pour sa prose narrative qui, au dire du jury, porte indiscutablement la griffe d'un talent double. Avec la méticulosité du peintre qui sonde et explore le monde matériel, sa plume détaille
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les contours d'objets concrets tels qu'une robe, une pomme de pin, un téléphone portable. Une prose aussi finement ciselée est aussi éloquente qu'une représentation plastique.
Chaque année, Charlotte Mutsaers partage son temps entre Amsterdam, Ostende et la France. Mais en France, seuls les amis et les relations connaissent son oeuvre. On peut s'étonner de ce qu'aucun éditeur francophone n'ait encore pris sur lui de publier une traduction française d'un roman ou recueil d'essais de Mutsaers. Qui va relever le gant?
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‘Eat beans, no beasts’
On était jeudi, et le jeudi, la place du Marché aux légumes faisait honneur à son nom. C'était le jour du marché. Et comme ce jour tombait cette fois la veille de Noël, les étals étaient plus richement garnis que d'habitude. Les premiers camions et camionnettes arrivaient de la campagne dès six heures du matin et l'on montait les éventaires. Cela faisait moins de bruit que des moteurs au démarrage, mais n'empêche, cela m'avait réveillé.
J'observais le remue-ménage depuis le balcon. Do et mon chien Slava continuaient à dormir paisiblement. Comme j'avais la migraine, j'ai appuyé mon front contre la vitre glacée. Il devait faire très froid dehors. À la faible lumière des lampes à pétrole je voyais vaquer de petits bonshommes Michelin aux moufles épaisses; de minuscules nuages sortaient de leur bouche. Ils ne semblaient pas incommodés par le gel. Pas eux. Ils avaient évidemment pris un petit-déjeuner composé d'oeufs et de lard.
Fruits et légumes s'entassaient haut, beaucoup plus haut que je ne l'avais jamais vu au marché à Amsterdam, le long du Lindengracht. Des montagnes d'oranges, des montagnes de mandarines, des montagnes de citrons, de pommes et de melons, des montagnes d'endives, de choux-fleurs, de poireaux et des montagnes de pommes de terre dans les teintes les plus variées. C'était un miracle qu'il n'y ait pas d'avalanches. Une Suisse miniature on ne peut plus diététique. Mais la Noël était la Noël, une fête de la paix, on ne pouvait donc pas s'en tenir à des espèces végétales.
Avec force vrombissements un camion encore beaucoup plus gros que les autres est arrivé sur la place. Aussi jaune qu'un canari, il portait sur le flanc l'image d'une broche noire sous laquelle figurait l'inscription: POULETS ET PORCELETS. Le mastodonte était si énorme qu'il pouvait à peine manoeuvrer sur la place et qu'il s'en est fallu d'un cheveu qu'il ne heurte le sapin de Noël importé de Finlande. Néanmoins, il tournait en rond, aussi agile qu'un chien qui cherche l'endroit idéal pour déposer sa crotte. Lorsqu'il a enfin trouvé cet endroit, presque au pied de notre hôtel, il s'est ouvert sur son flanc, montrant brusquement tout ce que contenaient ses entrailles: un grill allumé et ses longues broches et, séparée, une vitrine réfrigérée et éclairée. Je pouvais voir dedans sans difficulté et j'ai eu l'impression que cette vue était plus obscène que celle de l'intérieur du slip d'un inconnu. Les poulets tournaient déjà, au moins une centaine, mais il y avait aussi des cuisses de dindes, de petits jambons, des demi-lapins et des dos de porcelets en tranches. La graisse qui dégoulinait était recueillie dans une grande auge où mijotaient des rondelles d'oignons et de pommes de terre. Tout était déjà doré à souhait. La machinerie avait probablement été allumée déjà sur l'autoroute pour qu'elle puisse avaler dès ce matin une seconde montagne de viande. Crue et marinée, celle-ci attendait son tour dans la vitrine-frigo, sur un lit de branches de sapin et de houx aux riches baies.
Malgré l'heure matinale, les clients se pressaient déjà en grand nombre. Ils bavardaient et se réchauffaient au rayonnement du grill en attendant qu'on leur serve ces bombes de cholestérol tant convoitées. Ma migraine avait disparu, mais mes aigreurs d'estomac me
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brûlaient jusqu'en haut de l'oesophage. Si jamais j'avais eu besoin d'un extincteur, c'était en ce moment. Comment empêcher ma femme de voir et de mémoriser toute cette scène?
Do ronflait. Elle me tournait le dos, couchée en chien de fusil. J'ai pris la petite boîte contenant le collier de perles, l'ai posée contre son ventre, ai caressé ses cheveux et pétri une omoplate de velours rouge qui faisait saillie au-dessus de la couverture. Ma femme. Ma toute jeune épouse. Ma bagarreuse avec son costume de homard et sa langue-bifteck. Elle continuait à ronfler, mais un profond sillon s'est creusé entre ses sourcils. Je l'ai lissé et j'ai savouré ce moment très intime; elle aussi.
Elle s'est réveillée en sursaut, disant: ‘Il y a quelque chose?’
‘Oui’, ai-je répondu, ‘il y a quelque chose. Regarde sur le lit. Un petit cadeau.’
Elle s'était déjà redressée et se frottait les yeux.
‘Pour toi’, ai-je ajouté inutilement.
‘Pour moi? Oh! Quel bel emballage! C'est à peine si j'ose l'ouvrir. Tu veux le faire?’
Do dans le rôle de la jeune fille surprise. Cela ne lui allait pas mal.
J'ai tripoté le double noeud et ouvert le paquet. Do a plié avec soin le papier d'emballage (qui n'allait plus jamais servir) et m'a arraché la boîte des mains. Elle a soulevé le couvercle avec précaution, pour jouir du suspense, mais celui-ci n'a pas tardé à faire place à la déception.
‘Qu'est-ce que c'est que ça?’ a-t-elle demandé, déconcertée. ‘Un collier de perles? Et il appelle ça un petit cadeau? Il s'amène avec ça pour sa propre femme? Il croit me faire plaisir? ça me fout le cafard.’
‘Mais ma petite Do’, ai-je dit, ‘ce sont de fausses perles. Ne monte pas tout de suite sur tes grands chevaux.’
‘Bel argument’, a-t-elle dit. ‘Si le faux est convaincant, il n'y a pas moyen de le distinguer du vrai. En tant qu'écrivain, tu es bien placé pour le savoir. Ces perles sont belles comme le jour et parce qu'elles sont belles comme le jour, je ne peux pas les porter. Cela revient à faire de la réclame: ce serait inciter d'autres femmes à porter également des perles, mais elles, elles en achèteraient des vraies. C'est gai pour toutes ces huîtres qui doivent tomber malades et crever. C'est pour la même raison que tu ne me vois pas porter de fourrure synthétique non plus.’
‘Et merde, c'est reparti’, ai-je dit dans un reproche, car j'en avais assez, plus qu'assez.
‘Merde de merde de merde! C'est comme ça que tu réagis à un geste affectueux au lendemain de notre nuit de noces? Ces conneries n'en finiront donc jamais? Serait-il possible, juste possible, que moi aussi, j'aie un jour un peu le cafard? Ou est-ce que c'est inconcevable dans ta caboche frisée toute acquise à la cause animale?’
‘Qu'est-ce qui te prend? J'ai dit quelque chose de travers?’
‘Oui’, ai-je répondu, ‘car on ne crache pas sur un cadeau, et demain c'est Noël. C'était un cadeau de Noël.’
‘Oh, oh’, a-t-elle dit en laissant glisser le collier dans sa boîte. ‘Oh, oh, qu'est-ce que j'ai fait?’ Et prenant un visage de madone: ‘J'ai également un cadeau de Noël pour toi, Maurice. Je te l'offre maintenant?’
‘Si moi aussi, j'ai le droit de cracher dessus.’
‘Comme tu veux’, a-t-elle dit, ‘encore que je ne sois pas encore impressionnée par tes sarcasmes.’
Elle a sorti de sa table de nuit un petit paquet souple, emballé dans du papier journal.
J'ai déchiré le papier et en ai sorti un t-shirt rose orné d'un grand haricot bleu sous lequel était inscrit en lettres d'argent: Eat beans, no beasts. C'était un L, ma taille. Mais à cause de ce rose et de ce bleu, et du col évasé, j'ai trouvé que cela convenait davantage à une femme. Ou à Picasso dans sa période bleue ou rose. En tout cas pas à moi. Je serais mort de honte. Je n'avais pas le regard macho qu'il faut pour compenser cette mièvrerie.
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‘Réussi mon examen?’ a demandé Do. ‘Tu ne m'en veux plus?’
J'ai tendu le t-shirt à bout de bras, disant: ‘Je ne t'en veux plus. Seulement, je ne me vois pas porter du rose. Et je n'ai pas envie de crier sur les toits que je suis végétarien. Et puis, les haricots me font penser à des balles de fusil et je n'aime pas ça. Mais pour le reste, oui, je trouve ça un cadeau de Noël assez réussi. Tu aurais pu choisir plus mal. Je te remercie.’
Ignorant mon ton ironique, elle a dit: ‘Un-zéro pour moi, Maurice. Pour que nous soyons quittes, il faudra que tu m'offres un autre cadeau de Noël.’
‘Pas de problème’, ai-je dit. ‘Nous allons chercher les alliances aujourd'hui même.’
‘Non, ce n'est pas juste. Nous devions quand même les acheter.’
‘Tu as un autre désir, alors?’
‘Oui, un désir ardent.’
‘Chuchote-le-moi à l'oreille.’
‘Pas question’, a-t-elle dit d'un air mystérieux. ‘Les désirs ardents ne se chuchotent pas.
Les désirs ardents, c'est comme les sentiments: on ne peut que les montrer. Puis-je te montrer le mien après le petit-déjeuner? Il se trouve dans un étalage de la rue de Flandre. (...)
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Une bonne année à tous les homards
(...) Est-il possible de décrire le terrorisme? À distance, peut-être, mais pas quand on est plongé dedans jusqu'au cou. Ce que j'ai vécu, c'était un tour de magie, un numéro de haute voltige, bref du grand art et débouchant par conséquent sur un beau chaos.
L'action avait été soigneusement mise en scène. Comme convenu, j'avais réservé une petite table près de la porte au Royal Élisabeth et porté mon choix sur un homard thermidor, une préparation pour laquelle le homard est scié en deux encore vivant. Il était de coutume là-bas, avant de préparer le crustacé, de le présenter au client, ce qui permettait à celui-ci d'exprimer sa préférence éventuelle pour un spécimen plus grand ou plus petit.
Dès que le serveur m'a montré un homard minuscule - carapace noire, mouchetures orange, petites antennes en éveil, petits yeux vigilants, torchon sous la queue et fil de fer bien trap épais autour des pinces inoffensives car non encore pleinement développées -, j'ai récité le texte que j'avais appris par coeur: ‘Trop petit, monsieur! C'est encore un bébé dans ses langes. J'en préférerais un plus gros.’
Cette histoire de langes était une trouvaille de Do, destinée à décontenancer le serveur et à lui faire perdre son à-propos. C'était en même temps le coup d'envoi. Dans l'instant retentit un sifflement strident, un flot de cagoules envahit la salle, le serveur subit un traitement de spray au poivre, des gants de caoutchouc plongèrent dans l'aquarium et les homards dégoulinants passèrent de main en main jusqu'à la voiture détrempée. Entre-temps, tel un petit poisson d'argent, Do gambadait d'une table à l'autre pour distribuer des tracts. Les gens restaient sans réaction, apparemment tétanisés. Un bruit strident couvrait tous les autres, évoquant le cri de la baleine. Le chant du homard? C'est bête de ma part d'avoir omis de me renseigner à ce sujet.
À peine cinq minutes plus tard, l'aquarium était vide, et avant que tous les convives ne soient revenus de leur émotion, nous prenions déjà le large dans notre voiture détrempée. Du travail de professionnels. Des sirènes retentissaient au loin. Les carabiniers d'Offenbach...
À Zeebrugge nous attendait un petit bateau qui devait emporter la précieuse cargaison au paradis des homards. Le marinier s'appelait Robbie Bostoen. Heureusement, il n'y avait ni pluie, ni vent. Les membres du Lobster Liberation Front ont prudemment transvasé les homards d'un bassin à l'autre et les ont transportés à bord. Un petit croissant de lune nous
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souriait. Lorsque le bateau a appareillé, nous avons souhaité une bonne année à tous les homards. Robbie nous a remerciés d'avoir mené notre mission à bien. Après tout un temps, j'étais de nouveau entouré d'amis. (...)
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Des yeux de biche
(...) Au petit matin, le téléphone sonne. On aurait envie de les tuer, non? Je tends la main vers ma table de nuit, mais il n'y a pas de table de nuit. Et je ne suis pas dans un lit. Je ne sens pas d'oreiller. Ce que je sens, c'est le relief des touches d'un clavier sur ma joue gauche. Ce que j'entends, c'est le doux murmure d'un ventilateur. Mon portable. En mode veille. J'ai dû m'endormir sur mon ordinateur.
La patronne de l'hôtel au bout du fil. Pas question de me dire bonjour, de me glisser un petit mot aimable. J'ai à peine décroché que me voici en communication avec la police.
On me balance la plus atroce de toutes les demandes: on m'attend à dix heures précises à la clinique du Sacré-Coeur pour l'identification de mon épouse. On ne me laisse même pas l'occasion de dire non.
À partir de ce moment je suis plongé comme Do dans une profondeur insondable et, avant de m'en rendre compte, je me retrouve, sans avoir pris mon petit-déjeuner, dans un taxi blanc.
‘Pourquoi votre voiture n'est-elle pas noire?’ dis-je au chauffeur.
‘À Ostende, nous avons le choix entre le blanc et le noir’, répond-il. ‘Les deux sont autorisés. Tant que ce n'est pas une couleur.’
‘Le blanc et le noir ne seraient pas des couleurs?’
‘Non’, répond-il, ‘vous ne le saviez pas?’ Ensuite, plus un mot jusqu'à l'hôpital.
Trois représentants de l'autorité vêtus de blanc et portant des gants. Des gants de sécurité?
On rabat la couverture. Ou plutôt un drap assez lourd qui, bien qu'immaculé, est si défraîchi qu'il aurait bien besoin d'un petit bain de chlore.
Do sur un brancard, dans une pièce au carrelage blanc. Cette pièce carrelée, oui, elle dégage une puissante odeur d'eau de Javel. Comme si elle venait d'être nettoyée. J'ai du mal à accepter qu'un espace où l'on expose des cadavres doive être à ce point aseptique et hygiénique. La mort, c'est la mort. L'avantage du mort, c'est précisément qu'il ne peut plus mourir, n'est plus sensible aux infections. Cependant, elles vont bien ensemble: une hygiène exagérée et la mort. Elles sont exactement au même diapason.
Do sort tout droit du frigo, glacée jusqu'à la moelle.
Ah, Do. Do dans son costume d'apparat, ce qui veut dire en tenue d'Ève. On dirait un squelette. A-t-elle laissé dans la mer tout ce qu'il lui restait de chair? Pas de bonnet de bain. Ses cheveux semblent de nouveau un peu plus noirs depuis le Nouvel An. Des cheveux que je ne verrai jamais entièrement noirs alors qu'elle les laissait pousser spécialement pour moi. Et puis cette petite moustache. Elle fait de son mieux, elle aussi. La même force de croissance. Comme pour ses ongles. Je vois déjà le tableau: Do sous la terre avec des griffes de lion et une moustache nietzschéenne. Mais sans boucles d'oreille. Sans bracelets d'esclave. Sans Rolex autour de son mince poignet. Hein! Où sont-ils passés? L'art du déshabillage. Oui, ils s'y connaissent ici, dans l'art du déshabillage. Ils l'ont sacrément bien assimilé. Et où est le maillot de bain? Qui s'est emparé du maillot de bain de Do? Et qui, nom de Dieu, a coupé dans son flanc?
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Est-ce que je connais cette dame? Bien sûr que je connais cette dame. Encore que je doive ajouter: dans sa version intacte. Pas avec des taches cadavériques et sans blessure au flanc à la Jésus-Christ.
D'accord, cette plaie est fraîche. Elle s'est fait ça dans la mer. C'est dû sans doute à l'hélice d'un paquebot passant par là. Mais il faut encore pratiquer l'autopsie. Puis-je confirmer que nous avons affaire ici à Dora Dhont? En suis-je certain? Convaincu à cent pour cent?
Hein? Ai-je jamais dit cela? Je ne connais aucune Dora Dhont. Celle-ci, c'est Do, de son plein nom Adolphe Klein, mon épouse. Si quelqu'un doit connaître son nom, c'est donc bien moi. Et je suis d'une fidélité à toute épreuve. Pour moi, pas de harem, ni de polygamie. Je n'ai jamais adoré en secret aucune Dora Dhont.
Quelqu'un soulève une paupière de Do en tirant sur ses longs cils de poupée. L'oeil inexpressif est brun foncé.
‘Votre femme avait-elle les yeux bruns?’ demande-t-on.
‘Quelle question!’ dis-je d'une voix forte. ‘Vous le voyez bien, non?’
‘Vous en êtes sûr?’
‘Évidemment que j'en suis sûr. L'homme qui ne connaît pas la couleur des yeux de sa propre femme n'est pas encore né. Combien de fois ne l'ai-je pas comparée à Bonnie Doon! Et je ne suis pas daltonien, vous savez, vraiment pas.’
‘Vous la compariez à Bonnie Doon? N'est-ce pas une marque de chaussettes? Et ces chaussettes n'ont-elles pas toutes les couleurs de l'arc-en-ciel?
L'homme qui parle retrousse une jambe de son pantalon de flic pour me montrer sa chaussette violette. Il montre surtout le blanc de son mollet.
La gaffe! Je me suis trompé de nom. Ai failli me faire avoir. Pourtant, j'ai bonne mémoire. Mais voilà ce qui arrive quand on est à bout de nerfs: on trébuche sur ses mots. J'essaie de faire bonne figure, je dis pardon par-ci et pardon par-là, et forget it, et ne m'en veuillez pas.
‘Je me suis trompé, messieurs. Pas pour la couleur des yeux, mais pour le nom. Cela m'arrive de confondre des noms. Dernièrement j'ai eu ça avec Morandi, Modigliani et Mondrian. Mais je sais. Ce n'est pas Bonnie Doon, mais Betty Boop. C'est celle-là que j'ai en tête. Betty Boop, avec sa raie au milieu et ses yeux de biche. Exactement les mêmes yeux que ma femme.’
Deux des représentants de l'autorité ne connaissent aucune Betty Boop. En matière de bande dessinée, ils ne connaissent que Tintin et Bob et Bobette. Le troisième, par contre, la connaît. Ou du moins il fait semblant. Mais à mon avis, il n'a jamais regardé Betty Boop de près.
‘Des yeux de biche?’ dit-il sur un ton qui signifie: touche pas à mon héroïne. ‘Vous voulez dire: des yeux bleus. C'est ce qui fait le charme de Betty Boop: des yeux bleus en combinaison avec des boucles noires. Vous ne la connaissez donc pas, cette femme. C'est donc une inconnue pour vous. Nous en savons donc assez, vous pouvez partir.’
Une main gantée m'ouvre déjà la porte. Une autre fait un large geste m'invitant à sortir. J'ai un mouvement de recul, comme si derrière l'embrasure de la porte s'ouvrait un espace frigorifié, mais, d'une poussée, il me font franchir le seuil.
Je reviens sur mes pas.
‘Encore une petite question de mon côté: la présence de cette blessure n'exclut-elle pas l'hypothèse d'un suicide?’
Aucun des trois hommes n'ose se prononcer à ce sujet. Un cadavre peut se retrouver entre les pales d'une hélice aussi bien qu'un vivant. Ce serait plus logique d'ailleurs. Les grands navires croisent à bonne distance de la côte. Il n'est pas concevable que mademoiselle Dhont ait pu nager si loin dans l'eau froide. Il est plus que probable qu'elle s'était déjà noyée avant de recevoir cette blessure.
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Je me garde de dire qu'ils se méprennent sur l'état de son coeur et sur ses qualités de nageuse.
Avant de quitter la pièce, j'embrasse Do sur ses boucles salées. C'est la seule part d'elle qui soit encore douce et vivante, non encore saisie par la rigor mortis. La voilà dure pour finir, ma Do. Dure comme une planche. Le désir de toute sa vie enfin réalisé. Et cela ne lui sert plus à rien. Ah! Et comme elle est belle, Dieu du ciel, sa toison pubienne! J'aimerais poser un bisou là aussi. Et sur son petit nez de clown endormi. Mais le trio m'observe. Je me dirige donc de mon propre chef vers la porte.
L'un des trois me rappelle et me tend deux sachets en plastique: ‘Ceci pourra peut-être vous servir’.
Bien sûr que cela pourra me servir. Dans un sachet il y a la montre Rolex étanche de Do - je la passe aussitôt à mon poignet droit - et dans l'autre son maillot de bain. Mon héritage. L'ironie du sort: être ignoré de toutes les façons comme époux et ce nonobstant, héritier.
Je leur serre la main, reconnaissant, et leur demande d'être bons avec ma chatte aux neuf vies, à laquelle la neuvième a été refusée si cruellement.
On me répond avec retenue que l'autopsie sera effectuée par des mains extrêmement expertes.
‘Nous prendrons encore contact avec vous.’
Extraits de Koetsier Herfst (Cocher Automne), De Bezige Bij, Amsterdam, 2008, pp. 333-337, 390-391 et 425-429.
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