Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
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La société sur le divan: La critique culturelle de Paul VerhaeghePaul Verhaeghe (o 1955), professeur de psychothérapie clinique à l'université de Gand, suscite la controverse, en Belgique comme aux Pays-Bas, par sa critique au vitriol du système économique. Le néolibéralisme, dominant à ses yeux, a érigé l'efficacité en norme suprême et idéalisé celui qui a la plus grande productivité. Par voie de conséquence, les travailleurs d'aujourd'hui sont emportés dans le tourbillon des évaluations et des réorganisations. Verhaeghe pense que l'idéologie néolibérale non seulement détermine notre comportement au travail, mais pénètre par tous les pores de notre société et régit notre comportement vis-à-vis de notre corps, de notre partenaire, de nos enfants. Sa critique sociale touche une corde sensible. De tous les rangs de la société, des indignés aux chefs d'entreprise, il reçoit des demandes pour donner des conférences et est certainement le psychothérapeute le plus interviewé des Plats Pays. Depuis plusieurs dizaines d'années déjà, Verhaeghe est considéré parmi les spécialistes comme un bon connaisseur de l'oeuvre de Freud et de Lacan. L'édition américaine de son livre Tussen hysterie en vrouw (Entre hystérie et féminité, 1987) a été qualifiée par le sémillant philosophe slovène Slavoj Zizek d'‘ouvrage indispensable à la compréhension de la psychanalyse contemporaine’. Notre psychanalyste s'est fait connaître auprès d'un public plus large à la fin des années 1990 par son succès de librairie, traduit en huit langues, L'Amour au temps de la solitudeGa naar eind1, une analyse pénétrante et stimulante des frictions entre hommes et femmes après l'émiettement des structures traditionnelles du pouvoir et de la répartition des rôles entre les sexes. Il n'est cependant devenu véritablement connu qu'après la publication de Het einde van de psychotherapie (La Fin de la psychothérapie, 2009). Dans cet ouvrage, il part en guerre contre l'idée actuellement très répandue selon laquelle tous les problèmes psychiques seraient des maladies imputables à une hérédité fâcheuse ou à des neurones détraqués dans la boîte crânienne et qu'il faudrait soigner avec des comprimés. | |
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Dans Het einde van de psychotherapie, Verhaeghe décrit un nouveau type de troubles psychiques qu'il rencontre le soir, en consultation de psychothérapie. Il voit passer dans son cabinet de plus en plus de patients qui ne sont pas parvenus à se forger une identité stable. Ils sont sans ressort et agressifs et, n'ayant aucune idée de leur personnalité, se raccrochent à leur corps. Verhaeghe voit dans l'émiettement de groupes sociaux stables la principale cause de ces nouveaux troubles psychiques. On développe une identité, explique le psychanalyste, en se reconnaissant dans un groupe auquel, le mot le dit déjà, on s'identifie plus ou moins. Verhaeghe craint néanmoins que la société néolibérale ait porté atteinte au tissu conjonctif des groupes sociaux. ‘Une tendance au profit à court terme combinée à un désintérêt croissant pour la connaissance et l'expérience fait disparaître ce qui assure un lien entre les groupes: la loyauté et la solidarité’, écrit-il. | |
Une vision étroite du mondeLe penseur gantois développe ses idées sur l'origine sociale des problèmes psychiques actuels dans son dernier livre, Identiteit (2012). Il y montre que, durant la genèse de notre personnalité, à partir de la petite enfance, nous oscillons entre deux pôles: l'identification et la séparation. En termes freudiens: entre Éros qui vise à réunir les humains avec amour et Thanatos qui tend à les séparer avec brutalité. La personnalité stable est celle qui a trouvé un équilibre entre ces deux pulsions primaires. Or l'époque néolibérale met surtout l'accent sur la séparation et l'individualisme. ‘La compétition, l'isolement social et la solitude en sont les conséquences’, explique Verhaeghe. La mise en question de toutes les autorités est funeste pour la construction d'une identité. ‘Où sont passés les pères?’, s'interroge Verhaeghe dans L'Amour au temps de la solitude. ‘Il n'y a plus de pères car le système ne veut plus d'autorité à caractère | |
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symbolique’, écrit-il. Dans les années 1960, la contestation de la famille traditionnelle et des structures de pouvoir fondées exclusivement sur la tradition a eu un effet libérateur, mais à l'époque, l'erreur fondamentale, qu'il a aussi lui-même commise, a été de confondre pouvoir et autorité. Or sans autorités, à savoir des personnes qui en vertu d'un certain attribut (âge, connaissance, fonction) incarnent les règles auxquelles nous sommes nousmêmes soumis, nous n'assurons pas notre salut. Le vide moral laissé par ces anciens détenteurs de l'autorité a été comblé par l'idéologie néolibérale. Le dogme de cette religion repose sur la conviction que l'être humain possède en lui l'instinct de compétition. En donnant libre cours à cet instinct, il obtient les meilleurs résultats et les plus beaux produits. Cette compétition qui n'épargne personne se voit de surcroît justifiée sur le plan moral. En effet, selon le modèle méritocratique, que Verhaeghe qualifie de cache-misère du néolibéralisme, chacun reçoit un salaire pour le travail qu'il effectue. Le succès ou la prestation médiocre dépendent en effet du zèle ou du talent déployé. Nous vivons tous dans une société de type Enron, affirme Verhaeghe. À la fin du millénaire dernier, cette multinationale avait mis en place un système d'écrémage, le rank and yank (classer et casser). Enron évaluait ses employés en continu sur la base de leurs performances. Les meilleurs empochaient de grosses primes; les moins performants se faisaient sermonner en public, et si cela ne suffisait pas, devaient prendre la porte. Ceux qui ne s'en sortent pas sont considérés comme des ratés ou des détraqués. Le rôle du psychothérapeute aujourd'hui est de remettre ses patients sur les rails de manière à ce qu'ils puissent fonctionner au sein du système. Paul Verhaeghe est convaincu que le type de troubles psychiques auxquels ils sont confrontés est intimement lié à notre société néolibérale. Il a également la conviction que toute forme de société établit ce qui relève soit de la maladie soit de la normalité. ‘Quand une société détermine les relations sociales ainsi que les normes et valeurs correspondantes, elle définit non seulement l'identité “normale”, mais aussi les troubles et les anomalies’, écrit-il. | |
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![]() Paul Verhaeghe.
Paul Verhaeghe reproche surtout à ses confrères de s'enfermer dans une vision du monde trop étroite et de ne pas voir l'interaction qui existe entre les affections psychiques et l'organisation de la société. Selon lui, ses confrères ont totalement décontextualisé le psychisme et conçoivent les problèmes mentaux comme des dysfonctionnements de l'équilibre interne à traiter avec des comprimés. D'un coup, le patient est déchargé de toute responsabilité: son élimination de la course ne tient pas à ses insuffisances mais à ses gènes ou à un dérèglement chimique de son cerveau. Pour le psychanalyste gantois, la preuve par le biomédical est particulièrement faible. Il montre que même dans le cas du trouble psychique le plus étudié, à savoir la schizophrénie, la présence héréditaire d'une combinaison de dix gènes au moins augmente le risque d'apparition de la maladie de 20% tout au plus. Pour la plus grande part, ce trouble souvent considéré comme une maladie génétique du cerveau tient à des facteurs d'environnement. La fixation sur les gènes est, selon lui, une fausse piste. ‘La distance entre les protéines et le comportement est immense et, jusqu'à plus ample informé, nous n'avons pas la moindre idée du lien pouvant exister entre les deux’, écrit Paul Verhaeghe dans Identiteit. Des comprimés contre les affections psychiques comme la dépression ou le trouble déficitaire de l'attention, nous pouvons dire trois choses, affirme-t-il dans Het einde van de psychotherapie. ‘Premièrement: leur efficacité est systématiquement très surestimée. Deuxièmement: leurs effets secondaires sont systématiquement très sous-estimés. Troisièmement: ce sont toujours les médicaments les plus chers qui bénéficient d'une promotion scientifique’. | |
Le mouvement de balancierUtilisant des arguments forts, le psychothérapeute gantois crève la bulle médiatique autour du ‘tout est dans la tête’ qui a suivi la parution en 2010 de l'ouvrage du neurobiologiste | |
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amstellodamois Dick Swaab intitulé Wij zijn ons brein (Nous sommes notre cerveau)Ga naar eind2. Il démontre de manière convaincante que le mouvement de balancier entre l'acquis et l'inné oscille beaucoup trop en faveur de ce dernier. Ne le ramène-t-il cependant pas un peu exagérément dans l'autre direction lorsqu'il écrit que les troubles mentaux sont ‘aussi et surtout des troubles moraux’ et, pour la plupart, ‘non pas des maladies, mais des manifestations bio-psycho-sociales au sein de l'individu de problèmes sociaux plus vastes’? Dans ses ouvrages, Verhaeghe répète sa conviction que les troubles psychiques résultent d'une interaction complexe entre le biologique et le psychologique. L'expression ‘manifestations de problèmes sociaux’ montre cependant qu'il en recherche les causes avant tout dans le domaine social. Toute sa démonstration évoque exclusivement les racines néolibérales des troubles psychiques et n'envisage jamais de facteurs biologiques. Pourquoi est-il alors plus plausible d'imputer le comportement autistique d'un enfant de trois ans à la compétition néolibérale qu'à un défaut génétique, à une anomalie structurelle du cerveau, ou même à une allergie alimentaire? Nous avons aussi le sentiment que Verhaeghe va trop loin dans sa critique quand il proclame que le discours économique néolibéral détermine tout. Est-il vrai que rien ni personne n'y échappe, hormis lui-même, qui manifestement y voit clair? La réalité sociale n'est-elle pas bien plus complexe? La seconde partie de son dernier livre est consacrée au ‘succès matériel, norme morale la plus importante d'aujourd'hui’. Par exemple, la considération sociale des hommes et femmes de lettres ou de sciences dépend-elle uniquement des recettes financières de leurs livres ou inventions? Verhaeghe lui-même doit-il aussi sa réputation de penseur à ce phénomène? Et, s'il est vrai que l'argent est une norme sociale prédominante, ne pouvons-nous pas nous demander si cette réalité procède vraiment des trois dernières décennies de néolibéralisme ou ne représente pas plutôt un excès bien plus ancien du capitalisme? Dans un entretien accordé à l'hebdomadaire néerlandais Vrij Nederland, Paul Verhaeghe a admis qu'il simplifiait parfois son message. Dans le passé, il correspondait à l'image de l'intellectuel qu'il livrait dans L'Amour au temps de la solitude: une incarnation contemporaine de Hamlet, doutant toujours avant de passer à l'action, pesant le pour et le contre, neutralisant ainsi ses choix. En conflit avec sa propre image et fort de son expérience avec des étudiants qui se perdent dans les nuances lorsque ses explications ne sont pas suffisamment claires et simplifiées, Verhaeghe a décidé d'être plus didactique. On peut se demander s'il n'a pas poussé le balancier trop loin et si le caractère à l'emporte-pièce de sa critique culturelle ne nuit pas au grand intérêt de ses idées concernant l'incidence du néolibéralisme sur la psyché et la société et de sa critique perspicace de l'engouement pour le ‘tout est dans le cerveau’. Tomas Vanheste |