II
Bateau, sur l'eau, la rivière, la rivière, bateau, sur l'eau, la rivière au bord de l'eau. J'ai enfin osé. Dix séjours à Venise, et me voici pour la première fois dans une gondole. Tôt le matin, quand je bois mon café au coin des Procuratie nuove, ils sont à côté de moi: les gondolieri. En grande conversation à propos du match de la veille dans un dialecte vénitien impossible à suivre. Il fait froid sur l'eau, porter un cappuccio tient chaud. Dehors sont alignés les fins bateaux noirs en forme d'oiseaux, leurs têtes d'oiseau (ce sont des têtes d'oiseau, regardez bien) pointées vers l'île où je loge. Pourquoi n'en ai-je jamais eu envie? Parce que c'est le cliché absolu de Venise?
Ce serait puéril. Est-ce dû aux visages des gens dans ces gondoles? Mais qu'ont-ils donc, ces visages? Affichent-ils l'insupportable béatitude du but enfin atteint, le sentiment de vivre le baptême vénitien absolu qui les rattache à jamais à la ville? En gondole avec Thomas Mann, Marcel Proust, Paul Morand, Henry James, Ezra Pound. Louis Couperus? Ich bin auch ein Berliner, quelque chose de ce genre? Ou bien ont-ils cette expression sur leur visage: si nos voisins du Kansas, de Bielefeld, de Wakayama, de Novosibirsk, de Barneveld nous voyaient? Comme si, en bas au niveau de l'eau, ils s'étaient drapés de toute la ville comme d'un manteau, le temps de cet instant silencieux, ondoyant, de plénitude, de bercement, de chuchotement de l'eau autour de soi sur des canaux plus calmes, avec derrière eux un homme invisible, le passeur, aux mouvements puissants, rythmiques. Pourtant, la plupart des gens n'ont pas la bonne expression sur leur visage, même s'ils font de leur mieux. Cela ne peut s'expliquer que par le fait qu'ils sont conscients qu'ils ne vont nulle part et reviendront, bientôt, à leur point de départ. Quelle expression adopter quand les gens dans le vaporetto, qui eux vont quelque part, vous regardent?
Jamais je n'avais fait plus que le traghetto, une gondole aussi, mais qui sert seulement à se rendre d'un côté à l'autre du Grand Canal. Monter en chancelant, le bras maintenu par la solide main du passeur, essayer de tenir debout sans perdre l'équilibre ou s'asseoir un instant sur la planchette étroite pour ne pas perdre la face. L'équilibre ou la face, voilà de quoi il s'agit. Non, je ne l'avais encore jamais fait. L'an dernier, quand il neigeait à Venise et que nous avions un petit appartement près du Campo San Samuele, à l'arrière, du côté donnant sur une ruelle, de ce qui avait dû être un palazzo autrefois (un lieu sombre, dissimulé derrière des grilles, avec un chien aboyant chaque fois que nous rentrions et à peine une vue sur l'eau), je voyais passer, tôt le matin déjà, des Japonais qui se bousculaient sous des parapluies, de la neige sur leurs chapeaux et leurs bonnets, et qui rayonnaient de joie. Le gondoliere chantait une chanson sur le soleil en essuyant les flocons qui lui tombaient dans les yeux. O sole mio. Je l'admirais.
Lentement, la barque passait et je savais que les passagers n'oublieraient jamais cette excursion, j'aurais aimé savoir dire en japonais le mot ‘jamais’. Quand on n'a jamais pris une gondole, on n'est jamais allé à Venise. Tout le monde prenait une photo de tout le monde: la preuve. Au Japon, on achète son voyage avec le tour en gondole compris. Mais était-ce une raison pour moi de m'abstenir? Des Chinois trempés sous la pluie, des Américains munis d'une bouteille de prosecco? J'avais essayé de trouver une justification rationnelle à mon attitude absurde, une gondole est un moyen de transport, il faut s'en servir pour aller quelque part, comme cela se faisait autrefois, à l'époque où les vaporettos n'existaient pas encore. Se contenter d'être ballotté au gré des flots, ce n'était pas un objectif en soi, pour moi qui aime pourtant musarder à travers la ville en me laissant guider par le hasard. Une gondole encore plus noire que d'habitude, transportant un cercueil recouvert d'une étoffe brodée d'or, en route pour l'île des morts de San Michele, voilà qui était authentique, l'essence même du transport. Tout le reste n'était que tourisme, comédie, théâtre, c'était bon pour les autres.
Et maintenant? Maintenant nous étions nous-mêmes les autres, assis dans une gondole, montés à bord d'un pas mal assuré, pesant en définitive trop lourd, l'embarcation penche,