| |
| |
| |
| |
Wim Crouwel, un créateur intemporel du XXe siècle
Le design est le produit de la fonctionnalité et d'une esthétique dépouillée de subjectivité. Cette délicate alchimie semble bien résumer la création telle que la conçoit idéalement le designer néerlandais Wim Crouwel (o 1928): la manifestation visuelle des efforts de toute une vie dans le sens d'une communication fonctionnelle objective, dérangée involontairement mais agréablement par une esthétique subjective.
En 2011, l'oeuvre et la vision de Wim Crouwel ont fait l'objet de son exposition ‘rétrospective’ Wim Crouwel. A Graphic Odyssey, d'abord au Design Museum à Londres, ensuite au Stedelijk Museum à Amsterdam. S'il est ici explicitement question de ‘son’ exposition, c'est en raison de l'association avec 1928, qui est l'année de la naissance de Crouwel à Groningue mais aussi une année particulière pour l'architecture et le design.
Cette année 1928 témoigne en effet d'un mouvement enthousiaste de renouveau visuel dans lequel les espoirs et l'idéologie semblent provenir d'une même source. L'architecte milanais Giò Ponti crée la revue de design et d'architecture Domus qui fera rapidement autorité dans ce domaine. À La Sarraz (Suisse), Le Corbusier lance le premier Congrès international d'architecture moderne. Pour sa part, le Bauhaus se réoriente vers un urbanisme aux touches plus socialistes. Le typographe et créateur de lettres allemand Jan Tschichold, qui signe encore un temps du prénom Iwan par admiration pour le constructivisme russe, publie son essai Die neue Typographie, dans lequel il prend ses distances par rapport à la conception humaniste et classique du livre. On assiste à l'avènement des caractères à dessin géométrique.
Et 1928 est donc aussi la date de naissance de Wim Crouwel. Une date prémonitoire? Une chose est sûre: l'idiome essentiellement moderniste semble lui avoir été inculqué dès sa plus tendre enfance.
| |
| |
Wim Crouwel, affiche pour une exposition sur l'oeuvre du peintre Corneille au Stedelijk Museum d'Amsterdam, 1966,
photo Stedelijk Museum, Amsterdam.
| |
À la lettre
Étudiant entre sa dix-neuvième et sa vingt-et-unième année les arts plastiques dans la tradition Arts & Crafts, Crouwel s'en distancie rapidement et va suivre des cours de typographie à Amsterdam. À la bibliothèque, il est séduit par la construction géométrique, quasi architecturale, des caractères Cassandre Bifur du célèbre affichiste français A.M. Cassandre. Alors qu'il est employé quelque temps à Amsterdam par la firme Enderberg où il apprend dans les années 1953-1954 à construire des expositions, il est surtout saisi par la forme des lettres: en tant que source d'inspiration, elle jouera constamment un rôle dominant dans son oeuvre. Il entreprend des recherches sur l'utilisation des types de caractères et trouve de la beauté dans la fonctionnalité. S'il ne connaît peut-être pas encore l'adage form follows function de l'architecte américain Louis Sullivan (maître de Frank Lloyd Wright), il apparaît rapidement que la fonctionnalité sera son point de départ systématique, marqué par l'investigation et la rationalité.
Dans les années 1950, Wim Crouwel entre en contact avec l'oeuvre du Bauhaus et le Style suisse. Dès les années 30 du xxe siècle, le designer Max Bill avait introduit pour le Bauhaus une méthodique de conception asymétrique, conçue sur une trame basée sur des proportions mathématiques et géométriques. Bien qu'il existât à cette époque une séparation formelle entre les beaux-arts et les arts appliqués, l'oeuvre d'artistes autonomes comme Hans Albers, Paul Klee et Wassily Kandinsky se caractérisait déjà par une représentation esthétique aux tendances utilitaires.
Le Style suisse est une philosophie de conception graphique qui avait pu prendre racine dès avant la Seconde Guerre mondiale dans une Suisse protégée par sa neutralité politique. Dans la foulée du Bauhaus, il se développe à Zurich et à Bâle un design graphique décontracté et réaliste, caractérisé dans la mise en pages par l'utilisation de caractères sans sérifs, d'une typographie asymétrique, d'une trame de base, d'une photographie en temps réel et du
| |
| |
Wim Crouwel, le New Alphabet, caractère créé en 1967,
photo Stedelijk Museum, Amsterdam.
photomontage. Designers et théoriciens, Armin Hofmann et Josef Müller-Brockmann élaborent et enseignent le concept du Style suisse qui bénéficie bientôt d'une renommée internationale et devient The International Style.
Les types de caractères favoris des jeunes créateurs et de Wim Crouwel ont un aspect plutôt pragmatique. Ils s'appellent Akzidenz Grotesk, Futura, Gill ou encore Helvetica, un type assez machinal mais qui sera considéré comme l'icône de l'École suisse. Wim Crouwel privilégie l'Akzidenz Grotesk à cause des imperfections touchantes de ce caractère encore entièrement créé à la main.
Si Crouwel est fortement influencé par le Style international, il introduit néanmoins aux Pays-Bas un design graphique structurel et très personnel, basé sur une invention typographique et spatiale: il est rationnel, ordonnant, parfois minimaliste et simultanément - ou inévitablement - lyrique.
‘Je suis un fonctionnaliste qui s'est trop ressenti de l'esthétique’, déclare Wim Crouwel dans un entretien avec le critique Max Bruinsma. Il se prononce en même temps contre une ‘subjectivité individualiste’ dans le processus de création.
| |
La lettre comme affiche
En 1955, alors qu'il vient de s'installer à son compte, Wim Crouwel rencontre Edy de Wilde, le directeur du musée Van Abbe à Eindhoven. Ce sera son premier client et finalement aussi le plus fidèle. Dans l'abondante production d'affiches et de couvertures de catalogues conçues par Crouwel, c'est le musée qui domine et non l'oeuvre de l'artiste. Le musée ‘crée’ l'artiste. Un concept nouveau et retentissant! Bientôt, Crouwel ne se servira plus que d'éléments purement typographiques, mais non sans une référence personnelle minimale au contenu de l'oeuvre artistique représentée. Distancié? Absolument. Lyrique? À peine perceptible.
| |
| |
Wim Crouwel, affiche pour une exposition sur les CIAM(Congrès internationaux d'architecture moderne) au musée Kröller-Müller d'Otterlo (province de Gueldre), 1983,
photo Stedelijk Museum, Amsterdam.
En 1963, Edy de Wilde prend la direction du Stedelijk Museum Amsterdam et Wim Crouwel l'y suit. Le petit monde intellectuel et créatif amstellodamois observe attentivement et non sans préjugé sceptique. Le style de Crouwel se fait encore plus rigoureux, défini exclusivement par la typographie, le lettrage et la couleur. Le musée informe. Point, à la ligne. C'est un point de vue qui doit aussi s'imposer à l'intérieur: les conservateurs de musée sont parfois... conservateurs. C'est à cette époque que Wim Crouwel fixe définitivement ses principes en tant que designer. Dans une interview à l'occasion de son exposition londonienne, il n'a - comme toujours - aucun mal à trouver ses mots pour exprimer ses idées: ‘J'ai toujours essayé d'être un designer réaliste. Droit vers le but, pas de baroque, pas de fantaisies: une typographie droit au but, lisible et bien structurée.’
Mais ça grogne aussi dans le milieu. Ce qui n'est pas exceptionnel à Amsterdam et dans le paysage culturel néerlandais des années 60-70 du siècle dernier. Lorsque le Stedelijk Museum introduit sa nouvelle identité graphique, les affiches et autres imprimés du musée portent un nouveau logo composé de deux lettres majuscules: SM. ‘Stedelijk Museum ou sadomaso?’, s'interrogent des commentaires dédaigneux. Dans une phase ultérieure, Crouwel se servira encore d'images pour ses affiches, mais toujours avec une certaine réserve.
| |
Les caractères inventifs
Les projets typographiques de Crouwel se caractérisent particulièrement par sa prédilection pour la construction de nouvelles formes de lettres à l'intérieur de la trame de ses affiches. Tous ces caractères inventifs constituent pour ainsi dire une merveilleuse oeuvre miniature dans la totalité de son oeuvre.
Dans cette prédilection, il ne s'agit pas uniquement pour Crouwel de solutions pragmatiques on-the-spot (instantanées) ni de creative doodling (griffonnage créatif). Wim
| |
| |
Crouwel porte son regard vers l'avenir - il regarde toujours vers l'avant - et voit combien les premières tentatives de former des caractères numériques paraissent gauches, grossières et illogiques. Il se met au travail pour créer une lettre composée uniquement de traits verticaux et horizontaux: le New Alphabet, un caractère visionnaire, logique, élégant mais encore difficilement lisible. Il suscite évidemment beaucoup de réactions, tant positives que négatives. Un de ses collègues observe, narquois: ‘le seul caractère qui ait besoin de soustitrage’. Wim Crouwel admet que cette lettre était over the top pour l'époque et qu'il la considérait plutôt comme une piste de réflexion et pas tellement comme un caractère de lecture. Le New Alphabet a néanmoins été un des sujets les plus commentés dans la carrière de Crouwel. La lettre a finalement été développée et mise en usage comme une police correcte.
| |
Amplification ou réduction
En 1963, Wim Crouwel crée en synergie avec le designer industriel Friso Kramer, le designer graphique et spatial Benno Wissing et les frères Paul et Dick Schwartz le bureau Total Design. Ce sera le premier grand bureau de design aux Pays-Bas proposant une approche multidisciplinaire et full service.
Wim Crouwel demeure celui qui pose et maintient les standards esthétiques et qui est à la base de nombreux grands succès. Il est omniprésent. Sévère. Homme de principes. En même temps, il encourage les idées personnelles des collaborateurs et respecte des points de vue différents du sien. Mais la clarté est toujours la première exigence, tant visuelle que sociale, selon la tradition du consensus néerlandais. Crouwel est un observateur critique, mais il est aussi diplomate. Le quotidien britannique The Guardian le définit dans son oeuvre comme suit: ‘Un humanisme profond et une ingéniosité artistique qui combinent la précision avec l'émotion.’
| |
| |
Wim Crouwel, timbre-poste conçu en 1976, photo Stedelijk Museum, Amsterdam.
Dirigé pendant plus de vingt ans par Wim Crouwel, Total Design essuie vers la fin des années 1970 des flots de critiques fort désobligeantes. C'est l'époque de la guerre du Vietnam et de l'anti-américanisme, des soixante-huitards, bref, de l'engagement social. Son oeuvre et celle de Total Design sont disqualifiées par les esprits progressistes comme ‘du coloriage trop sage’. Même la partie conservatrice de la caste culturelle juge son travail ‘d'une stérilité durable’. Crouwel et compagnie auraient réduit le design graphique néerlandais à ‘un truc uniforme’ et les Pays-Bas entiers seraient ‘total designed’.
Quoi qu'il en soit, en tant que créateur, penseur et finalement directeur de Total Design, Crouwel a eu une énorme influence structurante sur l'information visuelle telle qu'elle paraissait dans le travail imprimé quotidien aux Pays-Bas.
| |
La (les) valeur(s) du design
‘L'éthique est l'esthétique de demain.’ Du wishful thinking de la part de Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, fils d'un aristocrate russe. Dans l'univers du design néerlandais s'ouvre dans les années 1970 le débat sur les implications socioculturelles de ce métier. Des collègues réputés s'opposent au point de vue sans compromis de Wim Crouwel selon lequel le métier de designer pourrait s'exercer de manière objective et indépendamment de toute valeur. Cette controverse atteint son point culminant en 1972 lors d'un débat public au musée Fodor à Amsterdam. Le design fonctionnel opposé à la création engagée. L'esthétique est-elle essentielle ou collatérale? Finalement, personne ne sort vainqueur de ce débat enflammé mais amical.
Simultanément avec cette question d'éthique et d'esthétique, un autre débat sur le nivellement entre les arts supérieurs et inférieurs s'étend à celui sur les beaux-arts et le design. Crouwel n'accepte pas l'amalgame entre l'art et le design. Comme il le dit, ‘je ne puis cesser de croire que le design graphique est tout d'abord une manière de rendre des choses claires. Pour
| |
| |
moi, c'est la règle de base. La recherche de complexité, la curiosité et les nouveaux questionnements ressortissent à un autre domaine. De mon point de vue, le fil conducteur le plus important est de savoir toujours pourquoi nous faisons ce que nous faisons. S'agit-il alors toujours de notre responsabilité envers la société?’ Ou encore: ‘L'attitude socialement engagée des designers est très probablement une question d'époque et de circonstances.’
| |
L'Espoir et le modernisme ‘after-all’
Après toutes ces critiques, il semble un instant que l'ère Crouwel est sur le point de toucher à sa fin. Le modernisme se voit écarté par un postmodernisme se gavant joyeusement de citations. L'image s'accouple voluptueusement avec la lettre. L'imagination au pouvoir, oui, mais un certain type d'imagination. La ‘complexité’ dénoncée par Crouwel est pleinement présente dans la culture du tout-image associée à la toile mondiale.
En 1985, Wim Crouwel est nommé directeur du musée Boijmans Van Beuningen à Rotterdam et il le restera jusqu'en 1993. Comme il ne souhaite pas confondre sa fonction de directeur avec son métier de designer, il engage pour les travaux de graphisme le jeune bureau de design anglais 8vo (Octavo), un bureau qui a développé son propre langage visuel à partir du Style suisse.
L'univers du design britannique redécouvre le modernisme de Wim Crouwel par un détour tout à fait inattendu. Le groupe post-punk Joy Division s'était déjà servi de son New Alphabet, et d'autres revues pop très à la mode lui emboîtent le pas. Ce sont surtout les lettres dessinées à la main et construites avec plein de fantaisie qui intriguent les jeunes créateurs. Après le postmodernisme, ce ‘revival’ évoquant un modernisme after-all d'inspiration futuriste a indiscutablement un rapport avec le besoin d'ordre et de structure dans ce bruissement visuel envahissant et incontournable.
C'est précisément à cause de cette nouvelle perspective dans laquelle on aborde l'oeuvre de Crouwel qu'il apparaît clairement combien est remarquable son influence sur une jeune génération répartie dans le monde entier. Quoique lui-même se demande s'il ne s'agit pas seulement de citations d'un style.
L'histoire centenaire du design néerlandais - aujourd'hui internationalement mieux connu en tant que produit d'exportation Dutch Design - est constituée de contributions de très nombreux designers individuels et bureaux de création. Entre-temps, elle nourrit aussi une petite armée de critiques de design. Au sein de ce siècle d'histoire, Crouwel a été pendant six décennies un designer d'une importance et d'une influence remarquables. On ne s'étonnera certes pas que son oeuvre ait atteint aujourd'hui le statut de ‘culte’. Lui-même en parle dans son style bref et ‘crouwélien’: ‘La notion de Dutch Design est un slogan produit par notre culture actuelle des oneliners. C'est une notion de classe moyenne et une tentative impuissante de prolonger la brève période de relance du design néerlandais.’
Wim Crouwel s'est toujours efforcé d'être ‘intemporel’. A-t-il atteint cet objectif? Voici ce qu'il en dit lors d'un entretien: ‘Je ne crois plus à l'intemporalité. Mon travail dans les années 1950 diffère de celui des années 1960, 1970, 1980 et 1990. Mais en même temps, j'espère qu'il demeure bien reconnaissable.’
Geert Setola
Designer - illustrateur - auteur.
geert@setola.com
Traduit du néerlandais par Michel Perquy.
|
|