Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
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Aire de la sentinelle
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-I-‘La région Nord-Pas de Calais vous souhaite une bonne route.’Ga naar eind1 Cent mètres plus loin, de l'autre côté de l'autoroute, la Wallonie souhaite la même chose aux automobilistes. Les deux panneaux sont sales et cabossés. Indifférentes, les voitures passent devant en pétaradant. Personne n'a besoin des voeux d'un panneau routier. Tout comme personne ne songerait à répondre aux ‘sincères salutations’ des assurances et des bureaux d'impôts. Les rédacteurs francophones font encore plus de révérences avec leur ‘Veuillez agréer, Monsieur/Madame, mes salutations distinguées’. On souhaite deux fois par jour une bonne route à Lillian. Son voyage se termine dix kilomètres plus loin, du côté wallon, dans le hameau de Crépin, où elle occupe un studio. En France, elle atteint sa destination après un kilomètre et demi: le restaurant routier de l'aire de repos qui doit son nom au village-dortoir d'à côté, La Sentinelle, où elle n'a jamais mis les pieds. Jadis, elle passait ici de temps à autre avec son mari et ses enfants, parfois deux fois par an. Ils ne s'arrêtaient jamais. C'était trop près de la maison, tant pour l'aller que pour le retour. Ils habitaient la ceinture verte autour de Bruxelles. Pendant ces voyages, on chantait dans la voiture, on s'arrêtait pour pique-niquer ou pour les petits et grands besoins. Le dernier panneau de la frontière franco-belge était toujours accueilli par des acclamations. Il y avait de l'argent, les placements étaient sûrs, les clients étaient satisfaits, les enfants avaient la belle vie. On essaie de ne pas se rappeler qu'à l'époque on avait déjà parfois pensé que tout cela pouvait être éphémère. Lillian pense savoir ce que l'on ressent: ce moment qui précède immédiatement l'impact, quand on roule vers l'obstacle, inévitable. ‘Tous les garçons et les filles de mon âge’, chante Françoise Hardy pendant que Lillian nettoie les tables. La musique est coupée et il n'y a encore personne. Il est tôt, six heures. Dehors, le gris clair supplante le gris foncé. De temps en temps, les feux d'un camion traversent les vitres fraîchement nettoyées. Lillian va encore essayer de surmonter cette journée sans se heurter à la vie. On est en septembre. Période à risque. Ce sont les jours où l'automne commence à empiéter sur l'été: la chaleur est dans les maisons, à l'extérieur le froid progresse, les premières pluies tombent. Ces jours-là sont les plus durs. À l'époque comme maintenant. À l'époque, dans un village du Midi, quand les platanes perdaient de leur éclat et recouvraient la place du village de leur ombre en fin d'après-midi, ils étouffaient les bruits des bavardages des parents et des jeux d'enfants. C'était lors d'un tel changement de saison que la chance avait tourné. ‘On’ perdait confiance. ‘On’ affichait soudainement une expression menaçante. Des chiffres sortaient des tableaux et prétendaient être la monnaie forte, qui n'existait pas, n'avait jamais existé. ‘On’ ne faisait plus de tours de passe-passe, ‘on’ exigeait. ‘On’. Pronom personnel impersonnel. Le plus usité dans le monde de son mari, celui des hypothèques et des fonds alternatifs, les tranches ‘equity’ et ‘mezzanine’. Cela l'a frappée plus tard, quand elle a commencé à fouiller dans ses papiers, sans réfléchir et sans comprendre ce qu'elle lisait. ‘On’, c'est le vocabulaire de la perte précédant la chute. Salutations distinguées de nulle part, ne liant personne. Maintenant, ‘on’, c'est un combat contre la mélancolie. Pendant toute la sainte journée. Elle enfile le tablier rouge de la chaîne à laquelle appartient ce restaurant routier. Sous le nom se trouve le logo, un sandwich à roulettes souriant. Le tablier est accompagné d'une visière de la même couleur. Elle n'a aucune utilité, elle irrite la peau de son front. Le gouffre était profond. Un montant avec beaucoup de zéros. Ils avaient vécu de nombreuses années au-dessus de ce précipice, sans se faire de soucis. La découverte ultérieure | |
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de la perte ternit tous les souvenirs. Comme si le bonheur avait été vécu à crédit. La vie dévaluée avec effet rétroactif. | |
-II-Lillian entend le bruit froid et mécanique de la porte coulissante. Les mâchoires de verre laissent entrer le premier client de la journée. Même sans se retourner, elle sait qui se traîne sur le seuil. C'est Roger. Le seul habitant du village de La Sentinelle qui vient ici. Il boîte. Une moitié de son corps traîne l'autre derrière elle. Roger est un boulet pour lui-même. Il prend un raccourci, entre les buissons qui séparent le restaurant du village, car il n'y a pas de route entre les deux. L'aire de la Sentinelle n'est pas là pour les habitants, rien que pour les passants. Seul Roger vient y trouver refuge tous les jours. C'est probablement leur seul point commun. Il est obèse, mais il parle avec une voix aiguë, presque féminine. Il écoeure Lillian. Aujourd'hui, il a l'air encore plus agité que d'habitude. ‘La tête’, soupire-t-il, le regard fixé sur la lavette avec laquelle Lillian essuie furieusement le comptoir. ‘La tête, la tête’, répète-t-il inlassablement pendant les premières minutes. Il la secoue de gauche à droite, comme une vache qui ne veut pas être emmenée. Ensuite, il hurle à travers la salle: ‘Le KZ 735, nommé Brabo, prend le large. Le capitaine a soif!’ Tous les matins, il donne ainsi le coup d'envoi d'une longue beuverie. Cela tire l'aire de la Sentinelle de son repos matinal, de son temps mort entre la nuit et le jour. Lillian répond au cri de Roger avec un premier Picon au vin blanc. Elle doit vaincre son haut-le-coeur pour verser le liquide dans le verre.
Il avait travaillé un an et demi comme matelot sur le dragueur de mines Brabo. Dans le golfe Persique, du mois de février 1988 au mois d'août 1989. Une dernière pour la gloire, un an avant sa retraite. Le Club Med, mais en mer. Une belle fin de carrière, avait-il espéré. ‘Je n'avais ni femme ni enfants, donc aucune raison de rester à la maison ou d'en avoir la nostalgie.’ Lillian implose mentalement chaque fois que Roger s'emballe ainsi. Il est la preuve vivante qu'il n'y a pas de différence plus absolue, même avec le temps, que celle qui existe entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas, ou qui n'ont personne, qui n'ont jamais aimé. Mais elle ne le laisse jamais paraître. Elle ne concède pas la moindre miette de son âme à cet affreux matelot. Laissez-le donc raconter ses histoires sans queue ni tête. Laissez-le donc balancer ses paroles sur le comptoir et contre les murs. Elle ne parle pas, elle ne lâche rien. ‘D'autres devenaient même séniles à bord’, dit-il. ‘De grands hommes forts. Des coqs à terre, mais des poules mouillées à bord. Ils appelaient leur maman. Comme Fischer. Ou étaitce Fitschler? Moi et les noms! Ma cervelle ne veut plus me suivre. Comme si elle était de mèche avec ce truc ici, en bas.’ Sur le visage de Roger apparaît le rictus que toutes les canailles du monde ont en commun. C'est la grimace qui introduit généralement les histoires qui finissent mal. ‘Saloperie de nègre.’ Mais la tête de Lillian ne fonctionne pas non plus aujourd'hui. Alors que, d'habitude, elle ferme machinalement son esprit aux bavardages de Roger, à cet instant elle n'y parvient pas. Elle aurait aimé que quelqu'un lui souhaite d'arriver à bon port. Elle sent qu'elle en a plus que jamais besoin. C'est la première fois depuis que son mari a disparu sans laisser de trace qu'elle éprouve un tel sentiment. Un ange croisant son chemin, voilà ce qu'elle voudrait. Mais il n'y a | |
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personne. Il n'y a rien pour naviguer sur ces terres qui s'étendent devant elle. ‘Ou était-ce un Juif? Avec un nom pareil aussi’ C'est comme si dans sa tête, un petit ressort était sur le point de lâcher avec un grand ‘crac’. ‘Veux-tu, s'il te plaît...’ Roger lève un instant la tête, presque anxieux, vers la femme qui sort de son rôle. Mais elle passe encore une fois la lavette sur le comptoir, encore plus furieusement qu'avant. ‘Ta bouche, tu ne pourrais pas, pour une fois,... Tu ne sais pas comment...’ Elle n'achève pas ses phrases. C'est quelque chose qu'elle a appris. Ne plus rien demander, ne plus rien dire. Tirer les rideaux, s'allonger, fermer les yeux, tenter de trouver le sommeil, ne pas essayer de penser aux malheurs qui l'attendent le lendemain. Chasser l'armée dans sa tête, conjurer ses peurs. | |
-III-À la mi-matinée, Roger n'est plus le seul client, mais pour lui ce n'est pas une raison de parler moins fort. Et il continue à réclamer toute l'attention de Lillian. Ce matin, elle a eu des idées noires. Elle ignore d'où elles viennent. Malgré tout ce qui s'est passé, elle ne reproche rien à son mari. Ni sa tromperie, ni sa fuite. Aujourd'hui, cela fait exactement huit mois, deux semaines, deux jours et trois heures qu'elle n'a plus eu de nouvelles de lui. C'est quelque chose qu'elle retient avec précision. Pour la police judiciaire, mais surtout pour elle-même. ‘Je ferais mieux de chercher un endroit à l'abri. On me cherche. On nous cherche’, avait-il dit peu avant de disparaître. Moi, on, nous. La période à risque continue. ‘Tous les oiseaux sont partis, à Paris.’ Elle ne voit pas très souvent les enfants. Ils ne posent pas de questions. Ils chérissent ce que leur père leur a offert pendant les années prospères. Ils continuent de porter leurs vêtements hors de prix, de conduire la voiture qu'ils avaient trouvée, un beau jour, devant la porte. Un bonheur qui prend beaucoup de personnes en otage. Une famille examine la cafétéria et choisit une table près de la fenêtre. C'est l'unique famille dans la salle. La plupart des autres tables sont occupées par des routiers. Ils mangent et boivent seuls et dans le calme. Aujourd'hui aussi. Ce sont souvent les mêmes. Contrairement à Roger, aucun d'eux ne cherche à attirer l'attention de Lillian. Elle ne connaît pas leur nom, elle ne veut pas savoir d'où ils viennent ni où ils vont. De temps en temps, l'un d'entre eux jette un oeil à l'écran de télévision qui est accroché au mur derrière le comptoir. Ils regardent les images, le son est à peine audible. Ce matin, plus d'une fourchette reste suspendue à michemin entre la table et la bouche: Madonna passe à la télévision. Elle fait son célèbre grand écart. Roger ne lève pas les yeux. Il est à nouveau quelque part dans le golfe Persique, ou dans un autre endroit inconnu du no man's land qu'est sa vie. ‘Lilly!’ Lillian l'ignore quand il l'appelle ainsi. Elle déteste quand le vulgaire Roger beugle ses commandes en détournant sans le savoir le surnom que lui donnait son mari. Avec ostentation, elle quitte le comptoir, s'éloigne de Roger et se dirige vers la famille. Elle prend une commande. C'est un self-service, mais comme il n'y a jamais vraiment beaucoup de monde, et pour échapper à Roger, Lillian persiste à servir à table. Cela lui a déjà valu plus d'une réprimande de la part du gérant, un jeune quadragénaire qui a fait l'école hôtelière, mais dont la carrière semble s'être prématurément échouée dans cette cantine. Il ne se montre que de | |
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temps à autre et toujours à l'improviste. À chaque fois, il fait comprendre à Lillian qu'elle doit lui être reconnaissante de pouvoir travailler ici, alors qu'elle a déjà cinquante ans et aucune expérience dans le secteur, et qu'elle a donc intérêt à jouer le jeu en suivant les règles. ‘On ne prend pas les commandes à table.’ Elle le fait quand même. L'homme et la femme ont l'air tendus. Ils ne regardent pas la télévision, ni Lillian. Dans la salle, Roger est le seul à le faire. Plus l'homme et la femme mâchent en silence, plus les enfants, frère et soeur, chahutent, si bien que maintenant même Roger regarde dans leur direction. Ou son regard a-t-il simplement suivi Lillian? ‘Lilly!’ ‘C'est Lillian’, dit-elle sèchement. ‘N'importe’, répond-il. ‘Le capitaine en veut encore un.’ Elle n'a plus de haut-le-coeur. Elle remplit son verre à ras bord. Au fond, elle prend un malin plaisir à saouler ce radoteur le plus vite possible. De tout son être, Lillian se méfie de Roger, mais jamais il ne lui est venu à l'esprit qu'elle visait peut-être quelqu'un d'autre à travers cet homme. Toute sa vie, Roger avait nourri un vague espoir: pouvoir disparaître du radar. Cette envie pouvait survenir au plus mauvais moment de la journée, comme une forte migraine. Avec les années, cela lui arrivait de plus en plus souvent. Il commençait à le percevoir comme une excroissance qui le gênait pour penser et parler. Elle ralentissait ses mouvements. Ce n'est pas le coeur mais la tête qui est le siège de l'âme. Le noeud. Roger y a cherché la délivrance toute sa vie. Avoir quelque chose de terminé, faire quelque chose d'inachevé. Il n'avait jamais vraiment su ce que c'était et ne le saura peut-être même jamais, mais cela déterminait ses faits et gestes. Même là, à bord du KZ 735, Brabo. ‘Fischer ou Fitschler, peu importe, on l'appelait Fitness parce qu'il se démenait comme un forcené chaque matin sur son vélo d'appartement. C'était une des rares possibilités de bouger un peu à bord de cette foutue boîte à sardines avec ses espaces exigus et ses cabines où on peut à peine tortiller du cul. Mon cul, ton cul, couroucoucou.’ ‘Imbécile’, pense Lillian. Roger ne ricane plus. ‘Fitness n'était pas né pour être heureux. C'est le moins qu'on puisse dire. Mais bon, qui l'est vraiment?’ Un cri jaillit en Lillian. Un cri primal qu'elle étouffe en poussant un plateau plein de verres par-dessus le bord du comptoir. | |
-IV-‘Fitness savait ce que c'était de perdre quelque chose. Là, à bord du Brabo, on devait bien le lui concéder. Femme partie, enfant perdu. Mais un homme ne continue quand même pas à pleurer comme une gonzesse?’ Lillian fredonne une chanson qui résonne de plus en plus fort dans sa tête. Elle seule peut l'entendre. Elle voudrait juste pouvoir faire de sa vie un endroit tranquille. Un monde de douceur. ‘Pas vraiment perdu, perdu, pas dans le sens de mort, disparu, évaporé. Parti, en fait, arraché à sa vie, emmené par cette femme au pays de singes d'où elle venait. C'était une Noire. Le petit avait aussi la peau foncée, les cheveux frisés, les lèvres épaisses. Fitness n'allait nulle part sans une photo de ce gosse. Dans sa cabine se trouvait une malle remplie d'ours en peluche.’ Midi est passé. Roger et Lillian restent seuls à l'aire de la Sentinelle, jusqu'au coup de feu du soir. Tous les autres oiseaux se sont envolés. Même la famille avec les parents toujours plus silencieux et les enfants toujours plus turbulents a quitté les lieux en ayant laissé la moitié du | |
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repas. Aucune âme ne leur a souhaité un bon voyage. ‘La nuit, on l'entendait parfois prier. Enfin, c'était plutôt se lamenter. Pleurnicher. Toujours la même phrase. “J'ai cherché parmi eux un homme qui se tienne sur la brèche devant moi pour le pays.” Les mots de l'un ou l'autre prophète. Jusqu'à nous rendre cinglés. Les murs d'un tel bateau sont en carton et après quinze jours, les nerfs sont des élastiques tendus à l'extrême.’ Avoir été quelque part, et ensuite plus. Tomber de quelque part, basculer hors d'un monde et ne plus parvenir à se hisser à bord. ‘Les pentecôtistes. C'est chez eux que Fitness avait jeté l'ancre après des mois d'errance. Il en était obsédé. Il n'arrêtait pas de prêcher: matin, midi et soir. Que nous devions nous abstenir de boire. Que nous ne devions pas ignorer que le voyage avait une fin. Il parlait du voyage ici-bas, sur terre. Déjà un an que nous étions ballottés dans ce maudit golfe Persique. À part des dauphins, nous n'avions encore rien vu ou vécu de passionnant. Un tel bateau devient alors une prison. Chaque jour, Fitness suscitait un peu plus notre dégoût. Et il y a une envie qui nous vient, qui cherche une échappatoire, quelle qu'elle soit.’ Quand Lillian, ce matin-là, ne vit pas son mari à côté d'elle, elle eut tout de suite le tournis. Elle n'avait jamais cru à la télépathie ou à d'autres trompe-l'oeil de la raison, pourtant elle sentit de suite que rien ne serait plus jamais pareil. Sans quitter son lit, elle savait que la maison s'était emplie de vide durant son sommeil. Le jour où le mot tombe, trahison, les rôles sont distribués. L'accusation et l'aveu sont comme l'homme et la femme du chalet thermomètre: toujours unis, mais jamais ensemble dehors ou dedans. ‘À la longue, on ne pouvait plus supporter de voir cet homme continuer à porter le deuil et à pleurer.’ Lillian avait un beau poste. Assistante commerciale. Elle était élégante avec son tailleur. Si quelqu'un dans le restaurant avait été doté d'un bon oeil, il aurait pu discerner sa grâce d'antan derrière le tablier de travail rouge. Mais ici, personne ne se retournait sur elle, et elle trouvait que c'était bien ainsi. Le studio meublé à Crépin, le boulot ici, à l'aire de la Sentinelle, l'uniforme de travail rouge: tout cela faisait partie du grand gommage. Elle aurait pu gravir les échelons si elle ne s'était pas autant effacée pour son mari. Cette pensée la fait frémir, comme s'il s'agissait d'une capitulation. Elle ne l'a encore jamais exprimée, n'y a même pas songé. Mais là, à cet instant précis, cette idée surgit sans crier gare, se détache comme une glaire et s'en va comme un crachat. ‘Ça commençait par de petites piques.’ Roger n'a rien demandé, mais il ne dit rien quand Lillian remplit son verre. Oui, elle s'était effacée pour son mari. Tout s'était passé naturellement, à l'époque où on choisit entre un simple parcours professionnel et une carrière. Et ensuite, à l'approche de la cinquantaine, on l'avait effacée tout court. Elle s'était retrouvée dans la mauvaise colonne lors des plans de restructuration qui avaient suivi une fusion, elle-même survenue après une synergie avec une entreprise concurrente. Les dominos tombaient, les bénéfices dégringolaient. Non, pas les bénéfices, mais plutôt le cours de l'action. Tout comme douze de ses collègues, Lillian avait été mise à la porte. Un samedi matin, elle avait reçu un appel téléphonique d'un directeur du personnel qu'elle n'avait jamais rencontré, vu ou entendu auparavant. ‘À son grand regret’, avait-il dit. Le lundi, la confirmation écrite ‘avec ses salutations les plus distinguées’ avait atterri dans sa boîte aux lettres. On avait fait l'impossible, on avait obtenu un accord social extraordinaire. En fait, on avait acheté un chat dans un sac. Une vie gâchée. | |
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C'était vrai, depuis plusieurs années déjà, elle n'avait plus besoin de ce travail pour vivre. Son mari était riche, l'argent coulait à flots et leur vie fluctuait au rythme de la Bourse. Un continuum, une extase. Un mois après son licenciement, elle s'était envolée pour l'Espagne avec son mari pour célébrer leur nouvelle vie dans un des meilleurs restaurants du monde. Vingt-quatre heures plus tard, ils étaient de retour chez eux et se rendaient chez le notaire pour acheter la villa de leurs rêves. Durant toutes ces années, Lillian n'avait presque pas vu d'argent liquide. Pas de valises pleines de billets, ni de coffre-fort abritant des titres de valeurs. Les transactions se déroulaient surtout de manière électronique. Ils pouvaient vivre grâce à ce mouvement incessant entre les banques et les comptes, cet enchevêtrement incompréhensible de fonds. Pas d'entreprise, pas de produits novateurs, même dans les destinations exotiques pour lesquelles son mari s'envolait de temps à autre. ‘Baisé sur toute la ligne’, ricane Roger. ‘Quelqu'un qu'on pensait connaître comme sa poche.’ Effacée, rayée de la carte, Lillian. Sous son tablier qui ne la met pas en valeur, elle est clouée sur place. Elle entend une voix familière dans son dos. | |
-V-‘Il est des mondes que nul ne peut atteindre. On ne le veut pas non plus. Je ne savais rien de Fitness. Tout entendre, tout voir et ne rien dire. Plus encore à bord d'un tel rafiot qu'ailleurs.’ Une blessure enfouie et dont on ne sait rien peut-elle soudain ressurgir? Ou se rouvrir? ‘À la longue, on cherche juste à boucher un trou, peu importe lequel et peu importe comment. On s'est peut-être laissé aller. Enfin non, c'est certain.’ Comme elle avait ressenti son absence, ce matin-là, huit mois auparavant, avant même de le savoir, elle ressent maintenant sa présence dans son dos. ‘Je connais mes limites. Après coup. Popaul dedans, puis faire des excuses. Enfin, avant. Je l'ai déjà dit, ce n'est pas que ma tête... Oh, et puis laisse tomber.’ Même si le son de la télévision est à peine audible, elle en est sûre. L'homme du thermomètre sort, elle est à l'intérieur. Il est libre, elle est prisonnière. On entend un grondement au loin. Le tsunami arrive. ‘En fuite depuis janvier, le...’ ‘Fitness réveillait tout le bateau en hurlant, peut-être même plus. Je peux t'assurer qu'une voix porte loin en mer, surtout la nuit.’ ‘...faillite frauduleuse d'une banque d'affaires américaine...’ ‘Il ne se calmait pas. Plus personne ne comprenait ce qu'il disait, ce qui n'était pas vraiment bizarre. On n'avait jamais compris, en somme.’ Ferme. Ton. Clapet. ‘Notre reporter l'a dépisté...’ Lillian tourne le dos à Roger qui d'abord ne le remarque pas. Elle fixe l'image. Un homme sur une plage de sable blanc, sur une île. En bas de l'écran, elle lit: ‘Yao Noi, Thaïlande’. Et juste à côté: ‘EXCLUSIF’. ‘...commencé une autre vie... trouvé le calme et l'équilibre dans un wat, un temple bouddhiste donc...’ Tout à coup, l'attention de Roger aussi est éveillée. ‘Merde, mais c'est la Thaïlande! Je le vois au premier coup d'oeil. Club MedPasNet. Fricoter avec les basanées. Fitness en avait aussi une comme ça. Ou peut-être pas, mais est-ce qu'on la voit dans le noir?’ | |
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Dégage. D'ici. S.T.P. ‘...troqué les biens matériels pour les chakras divins...’ Lillian augmente le volume. La caméra tourne vers la gauche. ‘Mort de soif.’ Il porte une chemise qu'elle ne connaît pas, ses cheveux sont longs. ‘...tuer le temps. Il n'y avait ni bateaux, ni mines, ni turbans à l'horizon. Rien de ce à quoi nous nous étions attendus.’ Il sourit sans porter attention au reporter, à l'objectif et à Lillian. C'est un sourire qui l'isole des autres. ‘J'ai...’ Elle frappe le comptoir avec la paume de sa main, sans tourner la tête. Roger se tait. Cet homme, c'est le sien, c'était le sien, tout le monde et personne à la fois. Elle reconnaît encore sa voix, celle de l'homme qui voulait se mettre à l'abri. ‘Je ne veux pas évoquer le passé. Le tribunal doit faire son travail. Je ne suis pas en fuite.’ Le reporter l'interrompt. L'homme continue à sourire. ‘Je suis ici en tant qu'invité. Ai-je des regrets? Je ne me sens pas coupable. Je ne veux pas parler du passé, mais j'ai la conscience tranquille. Je n'ai aucun regret par rapport au mal que j'aurais pu faire. Mais bien par rapport à la vie que j'ai vécue. J'ai tout laissé derrière moi.’ Roger retrouve son équilibre et revient sur terre. ‘Nous arrivions à quai et visions la bitte d'amarrage. Viser, c'est un bien grand mot! C'était un jeu d'enfant. Ils sautaient par dizaines dans l'eau et en sortaient.’ Lillian augmente encore un peu le volume. ‘...un homme doit se satisfaire de...’ ‘...il raconte les mêmes conneries que Fitness. Prophètes de mes deux!’ ‘Je vis l'instant et j'assiste au miracle du moment présent.’ ‘Et alors, nous avons embarqué le cadavre. Fitness n'a rien remarqué, il était dans sa cabine. Probablement sur les genoux, en train de prier. Il invoquait à nouveau ses dieux. Les vivants et les morts, l'homme et surtout la femme, avec ou sans cornes.’ ‘Comme l'ombre suit le corps, nous devenons ce que nous pensons.’ Il était déjà parti avant son départ. Les petites phrases du genre ‘je t'aime’ sonnaient de plus en plus creux. Un langage qui sentait la mort: l'enveloppe restait, mais l'esprit s'en était allé. Lors de leur dernier voyage dans le Midi, les travaux étaient aussi à l'arrêt. L'envie s'était confinée dans un coin retiré et s'y étiolait. La période à risque avait entamé sa lente progression. Les platanes n'étaient pas les seuls à perdre leur éclat. ‘...terminé par un dauphin mort. Le museau lacéré. Et à l'intérieur, telle une orange dans la gueule d'un cochon de lait, un autre dauphin. Celui-là était une peluche, celle de cet enfant à lui.’ La perte, le nom, le jeu, les survivants. ‘Le médecin a dû lui donner une flopée de calmants tellement il était déchaîné. À l'escale suivante, il a quitté le navire. Plus jamais revu, plus jamais entendu.’ Elle ne veut plus être ici. Elle ne veut plus avoir à ressentir la perte aussi fortement dans sa chair. Elle veut que tout ce qui l'entoure redevienne plus doux, les gens comme les choses, et que les jours soient à nouveau comptés. Carpe diem, comme au bon vieux temps dans le Midi. ‘Et on ne sait jamais à quoi est due la folie d'un type pareil. La mèche devait déjà être là et n'attendait que l'étincelle pour s'enflammer.’ Tromperie sur tromperie. Des histoires non déclarées. ‘Était-ce cette tête de poisson décorée dans son lit? Ou la perte de cet enfant? Ou une perte encore plus ancienne? La perte éternelle de l'homme, la perte pré-pré-primitive?’ | |
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‘Il faut être au calme pour écouter le trouble en soi.’ ‘...le noir, un trou noir. Et plus rien pour le remplir.’ Lillian voit le contenu du verre se figer et sent que ses propres forces l'abandonnent. Elle résiste. Elle n'a jamais résisté auparavant. Elle crache par-dessus le comptoir. ‘Ça alors!’ Elle frappe Roger en plein visage. Elle ne maîtrise plus rien, elle ne se sent plus. Sa main saisit le verre, le brise sur le bord du zinc et plante le tesson dans la gorge de Roger. Il agite les bras dans tous les sens, se débat comme un énorme oiseau qui ne trouve plus la sortie. Il se jette contre la fenêtre. À chaque fois qu'il tente de s'échapper, il se blesse encore plus. Jusqu'à ce qu'il s'effondre et tombe sur le sol dans un fracas. Il reste immobile. Des ailes brisées et un bain de sang. Lillian prend la lavette et frotte les traces sur le comptoir. C'est la moindre des choses. Tous les souvenirs seront douloureux, il n'existe plus de douces blessures. Bientôt, ce sera le coup de feu du soir. Extrait de Nauwelijks lichaam. Klassieke verhalen over kleine levens en grote drama's (Un corps, à peine. |
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