Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
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Anna Bijns (1493-1575),
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lui qui éveilla l'intérêt d'Anna pour ce nouvel art littéraire, pour lequel elle se révéla très douée. Sans doute participait-elle aux concours organisés au sein de la chambre de rhétorique. Il n'était pas inhabituel que des femmes talentueuses opèrent dans ces mondes littéraires réservés aux hommes, quoique toujours sous le sceau de l'anonymat. Avec son frère cadet Maarten, Anna Bijns exploitait une petite école élémentaire. Lorsque Maarten se maria en 1536, elle s'établit à son compte. Elle continua jusqu'en 1573 à enseigner les bases de la catéchèse, ainsi que la lecture, l'écriture et le calcul, pour n'abandonner son poste qu'à l'âge de quatre-vingts ans. Deux ans plus tard, Anna décéda. Elle fut enterrée le 10 avril 1575, après une cérémonie funèbre dont la pauvreté contrastait fortement avec la renommée qu'elle avait acquise au cours de toutes ces années. | |
Le populisme orgueilleux des laïcs prétentieuxSon oeuvre, dont les manuscrits ont également été sauvegardés, se compose pour l'essentiel de refrains, un genre textuel qu'on dirait créé à sa mesure. Il s'agit d'un poème modelé sur la ballade française, comptant en général cinq strophes dont chacune se termine par un vers-refrain invariable résumant le thème central. Chaque strophe est construite sur le même ordre de rimes et expose divers arguments qui aboutissent toujours à la même conclusion, celle exprimée par le vers-refrain. De ce fait, cette forme se prêtait particulièrement bien à la persuasion et à la provocation, agissant comme un couperet à répétition. Le premier recueil, paru en 1528, se composait en majeure partie de virulentes attaques contre l'hérésie protestante, considérée invariablement comme le fruit des méfaits de Martin Luther. Anna Bijns y raillait et insultait les luthériens, qu'elle tenait responsables de tous les maux de la terre. Toutefois, elle ne fournissait guère d'arguments, faute de bagage intellectuel. Anna avait bien une connaissance poussée de la Bible, mais seulement à hauteur de la catéchèse élémentaire qu'elle enseignait. Elle se contentait de répéter les dogmes traditionnels de l'Église-mère, mais moulés cette fois-ci dans le curieux ordonnancement du nouvel art poétique et dans un langage quasi réaliste emprunté à la rue. Anna Bijns réduisait ainsi la pensée protestante à un populisme orgueilleux, prôné par des laïcs prétentieux qui pensaient pouvoir prendre en main leur propre salut: Schrifture wordt nu in de taveerne gelezen, / In d'een hand d'evangelie, in d'ander den pot (Les Écritures se lisent à présent dans la taverne, / Une main tenant l'Évangile, l'autre le cruchon). Même des femmes pensaient avoir les capacités d'enseigner l'Évangile à des sages - quelles sottes soûlardes! Elles appelaient un nouveau déluge sur le monde, puisque 't Volk mest in zijn kwaadheid als 't verken in 't kot (le peuple s'engraisse dans sa corruption comme le cochon dans sa porcherie). Ce ton fut un peu modéré dans le second recueil de 1548, où il céda la place à la moralisation, la réflexion et la méditation. Dans le troisième recueil (1567), la combativité disparut au profit de la résignation et des louanges du Seigneur. Le refrain le plus connu porte sur la question (ironique) de savoir quel Martin représente le moindre mal, Martin Luther ou Martin Van Rossem (1478-1555), un chef de guerre du duché de Gueldre, craint et redouté dans les terres environnantes. Suite à l'attaque - déjouée - que Van Rossem avait lancée contre la ville d'Anvers en 1542, Anna Bijns se sert en fait des actions violentes de cet aventurier pour démontrer une fois de plus à quel point les agissements de Luther sont cent fois plus délétères. Van Rossem torture les corps, mais Luther perd les âmes. Si être tué par le brigand de Gueldre équivaut à un passeport pour le paradis, le prix payé par celui qui vend son âme à Luther est la damnation éternelle. Raison pour laquelle Van Rossem est encore le meilleur des deux. | |
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![]() La maison natale d'Anna Bijns: Den Bistro (à l'époque Cleyn Wolvinne - La Petite Louve), sise 46, Grote Markt.
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Un ancien amant à portée de mainD'une tout autre nature sont les refrains, tantôt sérieux, tantôt teintés de sarcasme, que Bijns consacre à l'amour profane, au mariage et à la vie de famille. Ils ne nous sont parvenus que sous forme de manuscrits. Anna met en doute tout ce qui se rapporte à l'amour profane. Les amants sont infidèles, le mariage conduit tout droit à l'esclavage et crée des viragos et des jocrisses, installant le désordre au sein de la famille. Il s'agit là de variations sur des thèmes littéraires presque incontournables au sein des chambres de rhétorique, qu'on ne saurait donc d'emblée qualifier de très personnelles. Cependant, son choix presque monomaniaque de cette thématique reste remarquable. Anna elle-même ne s'est jamais mariée, sans que cela | |
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l'amène à tourner le dos au monde profane, ce qui laisse pour le moins supposer qu'elle ne voulait pas exclure la possibilité d'une union. Il est tout à fait possible que d'amères déceptions qu'elle aurait connues dans sa vie sentimentale lui aient inspiré ces règlements de compte littéraires. Les plus parlants sont peut-être les poèmes aux vers-refrains Ghij sijt dat gij sijt, ic heb u leeren kinnen (Vous êtes ce que vous êtes, j'ai appris à vous connaître) et Al seggic niet veele, ic en dincks niet te min (Bien que je parle peu, je n'en pense pas moins). Mais d'autres poèmes encore traduisent sans cesse de profondes blessures amoureuses. C'est précisément cette obsession de l'infidélité en amour qui donne l'impression qu'Anna Bijns se fonde bel et bien sur son expérience personnelle, déformée et amplifiée sans doute, puisqu'il s'agit ici de littérature. En outre, il s'avère que, dans d'autres situations aussi, ce sont les événements de sa vie privée et l'actualité qui la poussent à prendre la plume. Tel est en effet le but que sert la poésie: approfondir le particulier, l'individuel et le personnel, pour les transformer en émotions et en messages d'ordre plus général. Et un moyen parmi d'autres d'y parvenir est d'insérer ces événements dans des contextes historiques évocateurs. C'est pourquoi Anna Bijns ouvre un refrain sur le personnage de Jason comme archétype de l'amant infidèle. Elle le compare à son amoureux inconstant, intégrant au plan de salut divin des expériences personnelles:
Deghene, die mij trouwe geloofde soo stijf,
Doet mij ontrouwe. Maer naer mijn motijf,
Hij es mijns nu sadt.
Nochtans hij voortijdts om mijn liefde badt.
Celui qui me jura fidélité avec tant de ferveur,
M'est infidèle. Mais à mon avis,
Il est lassé de moi à présent.
Pourtant autrefois il me pria pour mon amour.
Il n'est même pas à exclure que Bijns cherchait par cette voie à communiquer directement avec son ancien amant, en faisant semblant de l'avoir près d'elle. Dans un autre refrain, elle s'adresse directement à lui par un O lief (Ô mon amour), et l'ensemble du poème insiste sur l'humilité avec laquelle elle subit la douleur qu'il lui a causée. Elle affirme même qu'elle n'a de cesse de couvrir son amant d'écrits (littéraires):
Wat bate 't mij, dat ic dichte, scrijve oft prase,
Mijn lief die achte 't al voor vijsvase.
Al waerdt dat ic hem dit refereijnken lase,
't Waer om niet gepepen.
À quoi bon composer, écrire ou parler,
Mon amour prend tout cela pour des balivernes.
Quand bien même je lui lirais ce petit refrain,
Ce seraient des paroles au vent.
Plaintes et affirmations de cette nature se multiplient. Parfois, elles contiennent des affirmations qui ne peuvent être comprises que par le destinataire à qui elles s'adressent, et restent sans signification pour les autres lecteurs et auditeurs: | |
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Prinschelyck lief, het doet mij nog hertelijck zeer,
Dat ghij mij zoo trompeerdt: ghij weet wel wanneer.
Mon amour princier, cela me déchire toujours le coeur
Que vous m'ayez ainsi trompée: vous savez bien quand.
Nous savons qu'Anna Bijns rédigeait en effet une partie de sa correspondance sous forme de refrains, ce qui donne à de tels vers une réelle signification. Or, dans ce cas précis, le vers ne peut être destiné qu'à l'amant infidèle. Pour un public anonyme, un tel passage est dénué de sens: le texte ne levant pas le voile sur le mystère, le lecteur ou auditeur ingénu ne peut que se sentir exclu. Ou bien tout ceci sert-il à renforcer l'illusion que l'auditeur est témoin d'affaires privées? Dans tous les cas, Anna Bijns est la première auteure dans l'histoire de la littérature de langue néerlandaise à avoir touché un vaste public, grâce à l'imprimerie. Ses dons furent largement reconnus, utilisés et exploités. Le fait qu'elle excellait en un art littéraire qu'en tant que femme elle n'avait officiellement pas le droit de pratiquer dans le cadre associatif des chambres de rhétorique, donne d'autant plus de piquant au fait que de l'avis même de ses contemporains son talent dépassa de loin celui de ses collègues masculins. Herman Pleij |
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