Septentrion. Jaargang 20
(1991)– [tijdschrift] Septentrion–
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A propos du théâtre de Hugo ClausPoésie, roman, théâtre: dans chacun de ces genres, l'auteur flamand Hugo Claus (o1929) a produit et continue à produire une oeuvre qui, par ses qualités artistiques comme par son ampleur, fait de lui un des grands noms de la littérature de langue néerlandaise du xxe siècle. Cette oeuvre devait éveiller très tôt l'attention des éditeurs étrangers, et particulièrement français. La chasse aux canards, traduction du premier roman de Claus (De Metsiers, 1951), parut dès 1953. Quant à sa première pièce de théâtre (Een bruid in de morgen, 1953), elle fut mise en scène à Paris en 1955 - un jeune acteur débutant, Jean-Louis Trintignant, interprétait le rôle de Thomas - et bientôt publiée sous le titre La fiancée du matin. S'il apparaît aujourd'hui que l'oeuvre théâtrale de Claus a été moins traduite en français que son oeuvre romanesque et poétique, cette lacune est en voie d'être comblée par la publication aux Éditions L'Age d'Homme de son Théâtre complet. Les sept tomes prévus, dont le premier a paru en 1990, regrouperont, dans l'ordre chronologique, une trentaine de pièces. A ce jour aucune édition néerlandaise n'offre du théâtre de Claus un panorama aussi vaste. Plusieurs traducteurs collaborent à ce projet, placé sous la direction d'Alain van CrugtenGa naar eind(1). Le tome premier illustre d'emblée un des traits caractéristiques du théâtre de Claus: son exceptionnelle diversité. La fiancée du matin, tragi-comédie intimiste moderne, est suivie d'une fantaisie poétique, La chanson de l'assassin, située dans la Flandre du xviiie siècle et qualifiée par son auteur d'‘opéra sans musique’ ou encore de ‘western élisabéthain’. Vient ensuite Sucre, mélodrame d'apparence naturaliste qui se déroule dans le milieu des travailleurs saisonniers. Enfin, Regarde, maman, sans les mains est une comédie satirique où la complexité de l'intrigue est en quelque sorte compensée par l'observation classique des unités de temps et de lieu. Les tomes suivants le confirmeront: Claus pratique avec maîtrise les genres, les formes, les tons, les techniques dramatiques, les registres d'écriture les plus divers. Loin d'être synonyme de versatilité, pareille diversité procède du refus délibéré de se cantonner dans un style unique. ‘La variété des sensations et des idées’, dit Claus, ‘s'en trouve tellement amoindrie que c'est à mes yeux une véritable offense à la nature de vouloir ainsi réduire tout ce qui nous entoure et nous habite à un seul jeu de formes qui serait un style. La plupart du temps, ceux dont on dit qu'ils ont un style ne sont en fait que des écrivains qui se répètent’Ga naar eind(2). En outre, la diversité obéit ici à un parti-pris d'alternance, qui n'a pas manqué de déconcerter parfois le public: ‘Après une pièce triste que l'on tient pour réaliste, je fais quelque chose de léger qui donne l'impression d'un divertissement’. Et Claus d'ajouter, se référant aussi à son activité de peintre et de dessinateur: ‘Mon style à moi, c'est précisément l'alternance, la variation, l'exploitation des contradictions. (...) Je ne veux pas me retrouver prisonnier de cette façon de subordonner systématiquement l'avenir aux impératifs d'un modèle stylistique tout au plus susceptible d'être modulé, prisonnier d'une ‘évolution’ qui n'implique aucun changement véritable’Ga naar eind(3). La diversité des formes ne s'oppose pas, dans le théâtre de Claus, à la cohérence du contenu. D'une pièce à l'autre, on voit courir, comme dans sa poésie et sa prose narrative, ce qu'un critique appelle ‘le fil conducteur d'une thématique sexuelle-familiale’: ‘le spectateur, qui suit et interprète les péripéties à travers le regard du | |
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![]() protagoniste, reconnaît sans peine dans celui-ci des traits oedipiens’Ga naar eind(4). On se gardera cependant de réduire le théâtre de Claus à une dimension unique et d'insister, par exemple, sur le rôle qu'y joue le thème de l'inceste. Le besoin de liberté - que nous avons vu s'affirmer, chez Claus lui-même, comme refus de brider la spontanéité de la création - se retrouve chez ses créatures, confrontées dans tous les aspects de leur destin à l'impossibilité de se mouvoir librement selon les désirs du corps et de l'âme. Les héros de Claus sont soumis d'une part à l'action du Temps, qui apporte déchéance et mort; d'autre part aux limitations - familiales, sociales et autres - engendrées par l'homme luimême. Ces contraintes naturelles et culturelles définissent un déterminisme qui, s'il ne se confond plus à la fatalité incarnée dans la tragédie antique par la volonté des dieux, n'en est pas moins absolu. Les héros de Claus rejettent le monde tel qu'il est, mais ne parviennent pas à le changer. La bêtise continue à fleurir, le mal à servir sous toutes ses formes; les puissants continuent à écraser les faibles, l'homme et la femme à vivre dans des univers distincts, la superstition à faire figure de sagesse... Le plus souvent, la catharsis classique est donc absente de ce théâtreGa naar eind(5), et l'impossibilité d'un monde meilleur suscite chez ses personnages une colère, une révolte que l'auteur revendique comme siennes: ‘Un artiste n'a pas de devoir. S'il en a un, c'est celui d'avoir la bouche écumante de rage’Ga naar eind(6). Même si dans certaines pièces la rage clausienne s'infléchit vers la satire ou le burlesque, même si elle n'exclut pas l'humour, l'ironie, et - composante souvent essentielle - le rire, c'est cette rage qui confère au théâtre de Claus son unité thématique la plus profonde et lui vaut d'atteindre souvent, ainsi dans Gilles, à la puissance sauvage et élémentaire d'un cri. Cette fulgurance est soutenue par une maîtrise consommée de l'écriture. La langue de Claus est directe et concrète, capable d'épouser tous les tons et, sans tuer l'impression de naturel, d'accéder au lyrisme, de se gonfler d'effets baroques, de revenir au discours quotidien. Évitant l'abstrait, elle privilégie la sensation et l'émotion. Les idées, plutôt que déclamées, seront par exemple incarnées par les personnages qui prennent ainsi une dimension allégorique. Vendredi, un des chefs-d'oeuvre de Claus, peut se définir comme une ‘allégorie où la confrontation d'éros et du temps s'accompagne de références symboliques à un contexte mythique’Ga naar eind(7), mais pas de drame plus poignant que celuici, et non pas parce qu'il serait réaliste: le réalisme, ici, est transcendé par la justesse des dialogues et leur caractère d'absolue nécessité: c'est par les mots qu'ils échangent que les trois personnages - le détenu qui sort de prison, sa femme et l'amant de celle-ci - trouvent en fin de compte à s'accommoder de la situation inextricable qui est la leur. Le naturel au théâtre ne s'obtient pas, on le sait, par la reproduction exacte du réel; il importe d'imprimer au réel un subtil tour d'écrou, ce à quoi Claus excelle dans Vendredi entre autres, pièce écrite d'ailleurs dans une langue ‘artifi- | |
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cielle’, mélange de néerlandais et de dialecte flamand. La maîtrise de la langue est indissociable chez Clous d'une étonnante capacité de perception - et de recréation - de la langue des autres: conversations de la vie plus ou moins quotidienne, mais aussi, bien entendu, oeuvres littéraires. Cette sensibilité lui a permis d'intégrer à son oeuvre de nombreuses influences (Tennessee Williams, Büchner, Strindberg, Artaud et le théâtre de la cruauté, etc.) et de contribuer par là au renouvellement du théâtre de langue néerlandaise. Elle l'a incité aussi à oeuvrer régulièrement comme traducteur et surtout comme adaptateur. Avec Thyeste par exemple, Clous reprend le texte de Sénèque et imprime à cette tragédie de la vengeance et de la fatalité une série de modifications qui en font finalement une oeuvre typiquement clausienne. Certaines de ces modifications concernent la construction générale de la pièce et impliquent des adjonctions ou des suppressions textuelles importantes, ou encore la transformation de monologues narratifs en dialogues, mais il arrive que la simple insertion d'un adjectif suffise à transformer la citation (qui en soi est emprunt, répétition, voire appropriation) du texte original en création. Ce qui intéresse Clous lorsqu'il s'engage dans la confrontation intertextuelle avec un mythe ancien, c'est de créer un écart qui, sauvant le mythe de son incrustation dans un contexte historique révolu, permette de réactualiser ses possibilités signifiantes dans le monde d'aujourd'hui. Dans toutes les pièces où il remonte dans le temps-histoire relativement récente (La vie et les oeuvres de Léopold II), Moyen Age historique (Gilles) ou légendaire (Thyl Ulenspiegel), Antiquité -, il ne vise jamais à dépoussiérer le passé mais à mettre en scène l'homme d'aujourd'hui et de toujours, tel qu'il le voit. Ainsi dans Thyeste, quand le choeur clôt le drame, c'est bien la ‘bouche écumante’ de Claus qui dénonce la sujétion fatale au temps, ce temps qui use et tue chaque homme, mais sans bonifier une humanité ancrée dans la violence, condamnée à perpétuer, dans l'indifférence générale, y compris celle des dieux. La discorde et l'injustice:
Il en fut ansi. Et il n'en sera pas autrement.
En vain l'énorme roue tournoie à travers le temps,
voyez les familles qui s'entre-déchirent, les palais consumés,
les royaumes disparus comme la rosée, les dieux
toujours silencieux, toujours en fuite,
les peuples torturés et abattus comme des moutons.
Sans cesse la nature est violée,
le sang se mêle dans le mal et dans la volupté,
plus vite dans la volupté,
et les questions restent les mêmes
pour les vers comme pour les hommes.
Et la nuit n'a toujours pas recouvert la terre
de ses épaisses nuées de mort.
marnix vincent Traducteur. Adresse: avenue Winston Churchill 189/50, B-1180 Bruxelles. |
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