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Chronique
Sadi de Gorter
Paris
■ les éditions jean-claude lattès publient une série de petits livres illustrés qui porte le nom saugrenu d'‘Iconothèque’. Dans cette collection parurent déjà vingt titres, dont le dernier en date est consacré aux Flandres. Le nom des auteurs est mentionné sur la page de couverture: Martin Thomas & Claudia Zimmermann. On doit au premier nommé les soixante-seize belles photos couleur sur papier glacé qui illustrent le texte ou plutôt les textes de l'édition française des Flandres. Le second auteur ne peut être le rédacteur du livre ni même de l'édition originale publiée et imprimée en Allemagne, à Dortmund, en 1988. Ni même responsable de la traduction française car l'oeuvre est de la main ou des mains de Victor Hugo, Georges Rodenbach, Émile Verhaeren, Verlaine... D'ailleurs, la réalisation de l'édition française est de la main de Pierre Ripert, lit-on dans une des pages de garde. Mystère.
Dans un format de poche (12×18 cm) l'Iconothèque énumère dans sa collection d'autres beautés géographiques, comme la Bretagne, la Provence, le Val de Loire, la
Détail du ‘Groenerei’ (Quai vert) à Bruges.
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Corse, les Pyrénées, l'Alsace, la Côte d'Azur. D'autres livres sont consacrés au Sahara, au Japon, à l'Amérique, à l'Égypte, au Portugal, à la Thaïlande. Difficile à comprendre la sélection de l'éditeur: au beau milieu de sa collection, on trouve soudain un ouvrage consacré à Vincent van Gogh, un autre aux Secrets du Thé, un troisième aux Oiseaux de Paradis. N'est-ce pas Jean Cocteau qui a dit un jour ce mot admirable: ‘Je décalque l'invisible’?
A mon tour de décalquer l'invisible Introduction dont dix lignes encadrent les huit lignes d'une citation de Victor Hugo pour saluer le pays flamand, la mélancolie de son ciel, la tendresse de ses paysages, la beauté de ses villes. Quant au sommaire, l'oeil du photographe parcourt de béguinages en églises, de cathédrales en châteaux, des blanches plages du littoral aux dentelles de pierre des vieilles villes, de Bruges la fière à Gand la majestueuse, ce coeur de la Flandre et ces artères de Laethem-Saint-Martin, Damme, Gistel, Kemmel, Lissewege, Poperinghe à Laarne, Furnes, Ypres, Courtrai, Audenarde, semant de-ci, de-là les fleurs de briques fanées, de pierres badigeonnées par l'Histoire. Paul Verlaine, en 1872, dans ses Romances sans paroles murmurait:
Comme les arbres des féeries
Des frênes, vagues frondaisons,
Echelonnent mille horizons
Trèfle, luzerne et blattes gazons.
Entre la mer du Nord et l'Escaut ou la Lys, ce décor flandrien n'est pas tout pays flamand, mais il permet de payer notre dette de reconnaissance à la nature, cette nature humanisée des Flandres.
Ce petit livre est en somme une carte de visite. Elle aurait pu être une fiche d'identité, mais elle est gâchée par les fautes d'orthographe que recèlent les noms propres dans les légendes des reproductions.
Le clocheton de la maison de la corporation des tanneurs à Gand.
Un mal français que cette espèce de paronymie; on trouve même dans le livre ‘les rues tortues’ au lieu des ‘rues tortueuses’.
■ jamais on n'a autant parlé de déontologie. J'ai demandé à l'un de mes voisins avec lequel j'ai regardé à la télévision la finale de la coupe d'Europe de football ce que ce mot signifie. Déontologie? Il m'a répondu sur-le-champ: ‘je crois que cela a quelque chose à voir avec des troubles du rythme cardiaque.’ Hé! hé! pas si bête. Mais il faut s'en tenir au sens littéral, car tout comprendre rend très indulgent m'a dit Madame de Staël un soir vers la fin du dix-huitième siècle, au coin du feu.
Le grand dictionnaire Van Dale Français-Néerlandais traduit déontologie par deontologie. Le petit Van Dale de la langue néerlandaise ne connaît pas le mot. Il est vrai que j'utilise l'édition de 1948. ‘Déontologie: théorie des devoirs, en morale’, précise didactiquement le Petit Robert. Et dans un sens plus restrictif, il ajoute: ‘déontologie médicale: ensemble des règles et des devoirs professionnels du médecin.’ La nouvelle édition de 1991 du Petit Larousse ne fait plus la restriction: ‘ensemble des règles et des devoirs qui régissent une profession, la conduite de ceux qui l'exercent, les rapports entre ceux-ci et leurs clients ou le public.’ Or, que voit-on? Malaise dans la police, manipulation politique et sociale, mensonge médiatique, spectacularisation des journaux télévisés un peu partout dans le monde. Ne faudrait-il pas décoder la médecine, le droit, la diplomatie, les lobbies des trafiquants en cocaïne, en show biz, en ivoire, en armes à feu, en timbres-poste, en organes à transplanter, l'édition, la pub, les fondamentalismes (surtout ceux des autres), les sondages d'opinion, la Bourse avec un grand B, dans notre Démocratie, avec un grand D, dans tous nos États, avec un petit e? Essayons de nous comprendre, d'utiliser le mot juste, ça rend très indulgent. Il fut un temps où les rois carolingiens se définissaient par leur surnom: Pépin le Bref, Louis le Pieux, Charles le Chauve, Louis le Bègue. Les souverains capétiens, nous les connaissons à cause de leur pseudonyme: Louis le Gros, le Jeune, le Hutin, le Lion, Philippe le Hardi, le Long, le Bel, Charles le Sage. Hélas, les siècles des sobriquets ont pris fin après Jeanne la Folle,
Charles le Téméraire, Guillaume le Taciturne, Philippe le Magnanime. En France, les présidents de la République on les rencontre désormais au coin des rues: Félix Faure, Jules Grévy, Sadi Carnot, Thiers (et encore pour Thiers, j'ai cherché dans mon encyclopédie son prénom. Étrange, lui aussi-ou plutôt lui déjà - se prénommait Adolphe.) Poursuivons: Paul Doumer, Albert Lebrun, Vincent Auriol... L'histoire trouvera-t-elle sur s?n chemin un surnom adéquat pour la génération Charles de Gaulle, la génération François Mitterrand? Un surnom déontologique usuel?
■ on doit au poète français
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Jean-Clarence Lambert une impoitante bibliographie de ses oeuvres, mais nous sommes loin d'en connaître la spécificité. A lire la liste de ses ouvrages, on peut en effet se demander si l'expression ‘du même auteur’ a sous sa plume un sens bien précis. Trente-quatre livres de poésie, de transcriptions poétiques et d'essais forment un catalogue de prime abord hétérogène, l'auteur présentant aussi bien des poésies mexicaines que suédoises, un dictionnaire général du surréalisme qu'une étude sur les Pays-Bas aux Éditions du Seuil, dans la collection La petite planète, en 1975. Mais la raison décide en maitresse poétise La Fontaine et la diversité s'explique.
Le dernier ouvrage de Jean-Clarence Lambert paru aux Éditions de La Différence (Paris, mai 1991, 288 pages, 120 FF) s'appelle purement et simplement Langue étraigère. Ce titre apparemment très clair mais, placé en relief sur la couverture, parfaitement ambigu, va nous fournir l'explication du caractère de l'ouvrage et de l'oeuvre en général de l'écrivain.
Voyageur à travers l'espace et à travers l'art, poète en mouvement dont l'écriture semble être destinée à alimenter une proposition de destin, Jean-Clarence Lambert fréquente d'un bout à l'autre du monde des poètes, des artistes, des penseurs et il fréquente leurs oeuvres. J'ai tout lieu de croire qu'il est un acteur-auteur d'apartés.
Je le rencontrai un jour à La Haye et nous allâmes - sur sa recommandation - manger au comptoir d'un débit de sandwiches un kroketje qui lui semblait être la meilleure boulette de veau hachéefrite de la Hollande. J'en convins, comme je convins que les cinq années qu'il avait passés aux Pays-Bas, de 1970 à 1975, dans le service culturel de l'Ambassade de France avaient été bien employées... au service de la poésie néerlandaise. A vrai dire, Jean-Clarence, au hasard des rencontres voulues, ne s'exprimait que dans la seule langue étrangère qui lui était familière, celle de la poésie. ‘De toute façon, écrit-il dans son nouveau livre, la poésie est une langue étrangère. Étrangère aux échanges quotidiens et à la communication utilitaire. Étrangère, aussi, à la littérature littéraire. De toute façon, et quoi qu'on en ait voulu, la poésie n'est pas lieu commun. Dans la forêt des langues, elle invente des lieux non lieux: lieux nomades, lieux d'exil.’ Ces phrases me vont comme un gant. En 1936 - mon Dieu que le temps passe - j'avais publié un recueil de poésie que j'avais intitulé Exil Volontaire. A l'âge de dix-huit ans, j'étais déjà un poète immigrant et, de surcroît, l'avenir me l'a prouvé, inassimilable. Bien sûr, au fil des ans j'étais devenu un fonctionnaire néerlandais; bien sûr, Jean-Clarence travailla un temps à l'Ambassade de France, mais la langue que nous parlions, la langue de tous les jours était une langue étrangère. ‘La robe est parfois plus humaine que le corps’ disait mon vieil ami, le poète Jean Follain.
Dans Largue étrangère, Jean-Clarence Lambert cite le poète suédois Lars Forsell: ‘La langue de tous les jours, langue piégée, langue piégeante.’
Les poètes étrangers qu'ausculte Lambert (il transcrit en français l'espagnol de Luis Cernuda, le danois de Jens August Schade et Uffe Harder, le suédois de Kjell Espmark, Lasse Söderberg et Lars Forssell, l'italien d'Edoardo Sanguineti et Adriano Spatola, l'arabe d'Ahmed Abd Al-Mu'ti Hegazi), je ne puis les naturaliser poétiquement ni en examiner le degré d'extranéité, même au point de vue morphologique, bien que les textes sauf celui en arabe soient bilingues. Il s'agit d'une sorte de jeu dans le sens de ‘qui perd gagne’ entre deux poètes dont l'un démêle le sens que l'autre a emmêlé. Et vice-versa. Par contre, les transcriptions faites par Lambert de poèmes de Hugo Claus, de Lucebert, de Gerrit Kouwenaar et de Bert Schierbeek du néerlandais en français m'aident à comprendre le rapprochement qu'il a fait entre treize poètes et le quatorzième, luimême, omniprésent. ‘Rien ne les rapproche, dit le transcripteur, sinon le fait que j'ai été personnellement en relation directe - en relation d'échange - avec chacun d'eux. Mon choix, ajoute-t-il, n'est donc pas littéraire, au sens restrictif du terme. Il appartient au vécu.’ Ceci est particulièrement net en ce qui concerne les quatre Néerlandais, ceux des années Cobra, dont ils furent partie prenante, à une époque où les protagonistes visualisaient d'instinct ‘l'acte créateur, de beaucoup plus important que l'objet créé.’ Ce mot se retrouve dans l'ouvrage consacré par Jean-Clarence Lambert à ‘Cobra, un art libre’, merveilleusement édité en 1983 par le Fonds Mercator d'Anvers. Notons à ce sujet que les poèmes de Jean-Clarence Lambert ont été
illustrés par Pierre Soulages (1959), Vasarely (1967) Alechinsky (1973), Karel Appel (1980), Antonio Saura (1986). Il a publié des essais sur Appel (1988), Corneille (1989), Kumi Sugaï (1990) et il prépare une monographie sur Constant. Un essai en voie de publication aux Éditions du Cercle d'Art portera sur Le règne imaginal et comprendra deux tomes, le premier relatif à Cobra et le second à l'imagination matérielle (dans le sens à n'en point douter de la rêverie matérielle primitive, chère au philosophe Gaston Bachelard, le maître à méditer des illustrateurs anti-épidermiques).
Le poème langue étrangère, ‘plus il varie, écrit Jean-Clarence Lambert, plus il contient de lectures virtuelles différentes, donc de traductions possibles. Le traduc- | |
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teur propose la sienne parmi d'autres. Au mieux, le poème traduit est une interprétation circonstanciée de l'original. De langue à langue une transcription instrumentale. Un poème.’ Extrayons ces vers d'un poème de Gerrit Kouwenaar intitulé Sans Couleur, car les couleurs il faudra bien les abjurer un jour:
Het komt nog zo ver / dat ik met een pen met kleurloze inkt / de mari en de vrouw en het kind / het gezonde seizoen en de schoppende grafrand / het sluipende vlees en de weerzijds / elkander slopende raven en nevels openleg meng en vereeuwig.
Le jour viendra où / d'une plume à l'encre incolore / j'explorerai mêlerai éterniserai / homme femme enfant / la saison salubre le bord révolté de la tombe / la chair rampante et la mutuelle / destruction des corbeaux et des brumes.
■ chaque fois qu'un académicien disparaît, rongé par l'âge, il est remplacé à l'Académie française par une personnalité notoire, généralement vivante. Et chaque fois on est surpris que tant de ‘Noms Connus’ soient encore de ce monde. Il y a trente ans j'avais lu un excellent roman de José Cabanis intitulé ‘Les cartes du temps’ et je crois me rappeler que l'auteur y évoquait (déjà) son passé. Or, j'apprends que l'écrivain est resté jeune, un très jeune provincial talentueux qui n'a jamais ‘flatté personne ni fait un geste ou un pas pour réussir.’ Pourtant le voici sans avoir recherché les honneurs (ou comme le dit son parrain Jacques de Bourbon Busset, ‘vous ne leur faites même pas l'honneur de les dédaigner’) membre de l'Académie, prononçant sous la Coupole le discours par lequel le récipiendaire fait l'éloge de son prédécesseur défunt, Thierry Maulnier. Cabanis et Maulnier ont été tous deux Grand Prix de littérature de l'Académie française et Bourbon Busset celui du roman de cette haute institution. Point de doute, tous trois savent écrire, encore que le premier ait déclaré à juste raison: ‘toute grande oeuvre est un langage codé’. Pourvu qu'il soit clair et son sens caché. A la différence des travaux universitaires ou d'érudition. Ce message, c'est ça la littérature: ‘tout est à double ou triple sens, un langage facile, mais un regard attentif qui va au-delà où sont les vraies richesses.’ Cabanis montre néanmoins que ‘ces vraies richesses’ sont parfois ailleurs. Celui qui
occupa son fauteuil n'était pas de son bord: sa périphérie était l'athéisme; sa religion, la lucidité. J'ai fréquenté un peu Thierry Maulnier; il était tout comme son oeuvre littéraire, théâtral et journalistique, sévère, rigoureux, mordant. Réactionnaire, mais de tempérament libéral. Pendant l'occupation nazie il rompit avec son entourage; il analysait avec clairvoyance un monde bourgeois de droite, lui qui était en somme un anarchiste de droite très parisien. José Cabanis est tout le contraire, il est un romancier du monde réel, consacré par Paris mais instruit par la province. Bourbon Busset voit en lui un moine dans le siècle, un enfant pieux qui s'est toqué adolescent de la littérature et qui maintenant a retrouvé en même temps que son enfance, la tentation monastique. Une partie de son oeuvre romanesque réaliste s'articule autour de scènes de la vie de province. Dans ma bonne ville d'Amsterdam, un roman régionaliste - in streekroman a une connotation désobligeante; un roman doit développer une contestation de la réalité. Pourtant, la littérature universelle est composée de paragraphes insérés dans un terroir dont l'inflexion accentue le caractère aborigène. Ainsi, Proust, le plus parisien des narrateurs éprouvés est un régionaliste, tout comme le Californien Steinbeck!
■ l'écrivain français octave mirbeau (1848-1917) ne jurait que par l'automobile. Il raconte dans l'un de ses ouvrages le voyage qu'il fit de Paris à Bruxelles par la route. Sans aucun doute il s'était muni d'un exemplaire du Guide Michelin à couverture rouge qui venait de paraître. C'était en 1900. L'automobilisme triomphait. A la page 289 du tout premier Guide Michelin on trouve un aperçu des pièces de rechange et accessoires qu'un chauffeur doit toujours emporter dans les coffres de son automobile. Amusons-nous à en détailler la liste:
1 cric, 1 marteau, 1 étau à main, quelques limes, 1 pince à gaz, 1 pince plate, 1 tourne-vis, 1 jeu de clés ordinaires, 1 jeu de clefs à douille, 1 clef King Dick, 1 clef à douille pour écrou de tubes de platine, 1 clef de chapeau de roue, 1 jeu de goupilles, de la code d'amiante, du carton d'amiante, une série de joints amiante, une série de joints fibre, 1 boîte graisse consistante, 1 boîte potée émeri, alcool à brûler, chiffons, fil de fer, corde, 2 tubes caoutchouc, aiguille de brûleurs, 1 lampe pour allumer les brûleurs, 1 goupillon pour les brûleurs, 1 densimètre, 1 burette à huile, 1 burette à pétrole, 2 entonnoirs à tamis, 1 chaîne, quelques maillons de chaîne, 2 brûleurs, 6 mèches de brûleurs, 2 tubes de platine, 1 écrou de tube de platine, 1 soupape aspiration, 1 soupape échappement, 1 volant de pompe garni de cuir, 1 série écrous et boulons, graisseurs de rechange, collier de frein à tambour, marteau de régulateur, ressorts, échappement, 2 ressorts aspiration, 1 ressort embrayage, 1 ressort rappel, 1 ressort régulation poil de chameau deux largeurs.
Pour les pneus, le tout à l'avenant: 25 pièces de montage, de démontage, de réparations. Suivent des pages de recettes utiles et de conseils. Sans oublier le collyre du chauffeur et la buée sur les lunettes.
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Mirbeau, l'impétueux, l'anti par excellence, aimait la satire sociale et le renouveau. Marcel van Nieuwenborgh lui consacre un ‘itinéraire’ dans son Guide sur Bruxelles dont j'ai parlé récemment dans Septentrion. De toutes les boutades de Mirbeau je n'ai retenu que la plus grinçante empruntée à son roman le journal d'une femme de chambre. Mais je l'aime bien, car je suis quelquefois méchant aussi: ‘Si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens.’
■ mort à quatre vingt cinq ans, François Mauriac écrivit son célèbre Bloc-Notes hebdomadaire jusqu'à quinze jours avant sa fin le 15 août 1970. Dans une chronique récente du Nouvel Observateur (21 février 1991), Bernard Frank remarquait: ‘L'indispensable piqûre hebdomadaire de journalisme semble bien chez certains vieillards illustres le meilleur des services de réanimation.’
Conscient que mon monologue intérieur accuse le poids de l'âge, j'ai maintes fois pensé que je devais renoncer à ma collaboration à Septentrion. Des lecteurs bien intentionnés ne cessent de m'encourager à poursuivre mes dissections trimestrielles, donc je continue comme si de rien n'était. Sans doute l'indispensable piqûre est-elle également nécessaire chez ceitains vieillards qui ne sont pas nécessairement illustres. De plus, les vieillards, me suis-je dit, ce sont les autres. Et les poètes, ce sont les autres aussi. J'en ai pour preuve un volage récent en T.G.V. Notre train ioulait à trois cents kilomètres à l'heure en direction de l'Atlantique. Les passagers étaient silencieux, somnolaient, tournaient les pages d'un polar, épluchaient qui une orange, qui l'actualité dans un journal populaire, tricotaient, faisaient une réussite. Soudain un enfant d'une douzaine d'années me fit lire un poème qu'il venait d'écrire. J'interrogeai le gamin des yeux. Son poème qu'il avait intitulé L'écureuil me semblait excellent et je tentais de découvrir sous ses traits juvéniles les marques du talent. Je me souvenais d'un mot (célèbre) de Jean Cocteau à propos de la poétesse en herbe Minou Drouet dont un recueil Arbre mon ami écrit à huit ans ébahissait les cénacles: ‘Tous les enfants ont du génie, à l'exception de Minou Drouet’ J'ai lu et relu l'Écureuil de mon jeune poète:
Grimpant de branche en branche
Jusqu'à son petit entrepôt
Il n'était jamais fatigué au niveau
Où il ne trouva plus de glands.
Les vers suivants étaient moins subtils; quelques procédés de style dénotaient déjà une maturité... testamentaire. Il me communiqua son nom et son adresse. Il voyageait seul, père au départ, grandpère à l'arrivée.
Wie niet waagt, die niet wint: qui ne risque rien n'a rien. Je vis un vieillard dans le wagon qui avec
Je viens de citer deux fois Jean Cocteau dans ma chronique. Donquichottisme de ma part? Dessin de Jean Cocteau, encre noire et bleue.
une infinie patience tentait de déchiffrer ce qu'il venait d'écrire d'un crayon serré dans des doigts qui n'écoutaient plus.
■ saluons au passage le poète Pierre Réverdy. Je ne sais pourquoi je pense à lui, peut-être à cause d'un vers qui m'a toujours paralysé: Il me manque les mots que les autres ont pris.
Il était l'un de ceux qui ont frayé la voie au surréalisme. J'aurais aimé le rencontrer, mais j'avais dix ans quand il se retira du monde, choisissant la liberté à Solesmes, en compagnie des saints sculptés des xve et xvie siècles pour prier en leur silence pendant une quarantaine d'années. C'est sans doute à cause de mes lointains dix ans que je pense à lui, à l'enfance d'anciens ou de futurs poètes. Unicef, vous connaissez? Dans son bulletin mensuel, le comité néerlandais de l'Unicef (Fonds des Nations unies pour l'enfance) m'apprend, mais j'aurais dû le savoir, qu'il existe une fondation ‘Journée mondiale des enfants et de la poésie.’ Celle-ci a organisé un concours pour des mômes de 6 à 12 ans auquel vingt mille poètes en herbe ont participé. Le môme du TGV n'était pas néerlandais. Les concurrents devaient développer le même thème: ‘Bonne nouvelle’. Le sieur Hein Wouters (8 ans) d'Alphen-sui-le-Rhin n'hésita pas, sa bonne nouvelle avait quatorze syllabes en trois vers et une faute d'orthographe:
(Quand la maîtresse boit du thé, moi je bois de l'eau et plus tard je serai le maître).
Une autre bonne nouvelle a été composée par Bas Dronkert, 8 ans également:
Als ik regeerde over de wereld
dan zou ik in plaats van bommen bloemen
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(Si je gouvernais le monde c'est à la place de bombes que je laisserais tomber des fleurs)
■ parmi la centaine de départements français portant des noms de chaînes montagneuses, de rivières, d'îles, de côtes, un seul indique une direction d'où peut venir le vent: le département du Nord. Je me suis souvent demandé pourquoi, puisqu'il existe chez leurs voisins du Nord une Flandre orientale et une Flandre occidentale, on n'appelerait pas le Nord, la Flandre méridionale?
■ l'année dernière disparut dans sa quatre-vingt-treizième année le peintre Fred Klein. J'avais écrit un in memoriam dans ma chronique (Septentrion 3/90) dans lequel je rappelais que Fred, magicien de la lumière, bien qu'exceptionnellement doué, était infiniment moins connu que son fils Yves qui mourut en 1962 à l'âge de trente-quatre ans, après dix ans d'exercice de la peinture. Me rendant hier (25 juin) à l'inauguration de l'exposition de dessins de Geer van Velde appartenant à la collection du Cabinet d'art graphique du Musée national d'art moderne au Centre Pompidou - un ensemble de feuilles en noir et blanc principalement et néanmoins haut en couleur - je traversai le troisième étage du bâtiment où plusieurs grandes oeuvres d'Yves Klein étaient mises en évidence, en particulier un monochrome bleu sur toile et une anthropométrie géante sur papier marouflé. L'artiste dans cette dernière oeuvre avait intégré les empreintes de modèles nus enduits au préalable de peinture bleue. Malgré le caractère abscons de ce mode de non-expression, on est subjugué par cette peinture dans laquelle les critiques et le public sidéré voient ou découvrent des expériences de pinceau vivant. Alfred Pacquement, le directeur de la Galerie nationale du Jeu de Paume rénovée, au jardin des Tuileries, dit qu'Yves Klein est sans doute, de sa génération (comme Tinguely, Daniel Spoerri, César) l'artiste qui aura eu la plus vaste influence. Remontant deux étages en escalator par la tuyauterie de verre du Musée, je regardais la vaste étendue de toits, de cheminées et de monuments enchevêtrés entre la verdure
et le ciel polychrome de Paris. Et je pensais à Fred qui ne savait comment trouver un ‘job’ pour un écolier rêveur et timoré. Quelques années plus tard, ce fils, Yves, ceinture noire, Quatrième Dan, gradé du Kôdôkan, publie après un séjour d'un an et demi au Japon un impressionnant ouvrage sur Les fondements du judo et devient à l'âge de 26 ans directeur technique de la Fédération espagnole de judo. Son livre fait penser, dit le préfacier Ichiro Abé, 6e dan, envoyé officiel du Kôdôkan, à la grande oeuvre du vénéré maître Jigoro Kano (entreprise il y a un siècle) qui est basée sur deux principes fondamentaux du judo: ‘le minimum d'effort pour le maximum d'efficacité’. On peut se gausser de la fulgurante carrière du judoka et du peintre mais les principes majeurs énoncés semblent excellents. Or, lisant l'ouvrage d'Yves Klein sur les fondements du judo, je trouve l'explication de sa réussite. Il la commente lui-même:
‘Je pensais toujours qu'il valait beaucoup mieux défoncer les portes que perdre du temps à chercher leur clé et de ne pas arriver, faute de calme et de sang-froid à trouver le trou de leur serrure. (...) Il m'a fallu six bons mois au Japon, de bagarres sensationnelles et déchaînées à côté des sages et savants Katas pour m'arrêter un jour, essoufflé, crevé et agacé contre une dernière porte, trop épaisse cellelà, pour finalement prendre rageusement la clef que me tendait depuis longtemps déjà, en souriant doucement, un de ces vieux maîtres du Kôdôkan: et j'ai ouvert la porte en tournant tout simplement la clef dans la serrure (...) Et le public jeune ne voit rien d'intéressant dans le fait qu'on ouvre une porte avec une clef au lieu de la défoncer bien brutalement. On dit: Oui, évidemment comme ça c'est trop simple, tout le monde peut le faire. Défoncer une porte semble toujours plus drôle’. (Pour bien comprendre cette anecdote, Yves Klein précisait que les fondements authentiques du judo moderne sont les six katas ou groupements de mouvements fondamentaux enseignés par le maître Jigoro Kânô et qui forment la base de l'ensemble actuel du judo au Kôdôkan de Tokyo.)
Oui, c'est marrant de défoncer une porte, mais beaucoup plus déconcertant c'est de rivaliser avec une clef qui ouvre une serrure invisible.
Dans une lettre qu'Yves Klein écrivit à l'écrivain néerlandais Arnold Clerx, un ami de son père, je lis: ‘Je vous suis infiniment reconnaissant, croyez-le, car je sais bien que c'est grâce à vous que tout cela s'est déclenché. Vous avez été vraiment très chic de vous occuper de cela si bien, et sincèrement merci!’ En judo, mais aussi en peinture: Uke signifie celui qui subit et Tori celui qui porte les mouvements. Sur la photo publiée ici, Tori (à droite) est Yves Klein. ■
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