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Chronique
SADI DE GORTER Paris
■ je lis dans un livre de e. de Clermont-Tonnerre publié en 1923 par les Éditions Flammarion sous le titre Du bon ton une intéressante observation: Le mobilier est à l'homme ce que la coquille est au mollusque: une sécrétion. Il faut que les gens soient entourés de la sécrétion de leurs goûts, de leurs pensées et de leurs penchants. J'ai sécrété quelques centaines d'échos dans nos colonnes. Permettez-moi de poursuivre autant que faire se peut.
■ la ville de leyde est à la pointe du progrès. Du moins je me l'imagine, car la municipalité a pris la décision de rallumer dans les rues ses vieux réverbères. Finie l'électricité, vive les becs de gaz. En vérité, j'en ai vu quelques-uns dans la vieille cité où les élégantes petites maisons de retraite, les hofjes, sont ainsi éclairées. Pas d'allumeurs de réverbères à proximité et c'est dommage: ils sont au chômage depuis des dizaines d'années. Le gaz est allumé sans doute par ordinateur à la tombée de la nuit. La lumière est douce et se prête aux rendez-vous d'amoureux. Et point n'est besoin de convertir le gaz en électricité puisque l'approvisionnement énergétique du pays repose pour la plus grande part sur le gaz naturel et, qui sait, demain sur une source d'énergie renouvelable: le vent. L'énergie éolienne au secours de l'éclairage? Dans mon enfance, le vent était l'ennemi numéro un du gaz. ‘Le vent se lève. Il faut tenter de vivre’ s'écriait Paul Valéry. J'ai renchéri dans mes Contredictons (1982):
Je te nomme tempête
tu souffles la bougie
comment te reconnaî tre
dans la nuit?
Je venais à peine d'écrire cet écho que je lis dans le journal Le Monde que 250 candélabres vont changer l'atmosphère des rues de la cité médiévale de Sarlat (en Dordogne) où 36 candélabres fonctionnent déjà. Je complète mon histoire: Sarlat est la capitale de la Dordogne... hollandaise. Du moins c'est ce que prétendent les ‘résidents secondaires’ provenant des Pays-Bas qui s'y sont installés en masse. Et le gaz suit. Hilarant.
■ vous connaissez jacques séguéla? L'homme est le Montaigne ou le Vauvenargues de la publicité. Vous le connaissez, bien sûr. Il a inventé le Mitterrand de la force tranquille. La force tranquille, un slogan comme tant d'autres, mais un slogan qui fait mouche. Ce publicitaire a ‘fait’ l'École des Jésuites de Montpellier, est devenu docteur en pharmacie, rédacteur en chef d'une revue littéraire, a monté plusieurs émissions de télévision sur l'architecture, écrit plusieurs guides, publié un certain nombre de livres dont l'un porte le nom ravageur et démoralisateur d'une édifiante passion pour le scandale ‘Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité, elle me croit pianiste dans un bordel.’
Je lis en ce moment les bonnes pages d'un livre qui paraît chez Flammarion et qui s'intitule Chronique d'utte chute annoncée.
L'ouvrage est de la main d'Anatoli Sobtchak, le maire de Leningrad. Rien à voir avec Jacques Séguéla, sauf ceci: Anatoli Sobtchak a chargé Jacques Séguéla de faire comprendre au monde à l'aide de clips et autres moyens publicitaires que désormais Leningrad est redevenu l'ancien Saint-Pétersbourg. Un changement de nom n'est pas aussi simple que ça, surtout quand on songe que 95 % de la population du globe ont moins de soixante-dix ans. Professeur de droit, Sobtchak, contrairement à Boris Eltsine, n'a pas fait carrière au sein du parti communiste. Dans son livre, un simple passage montre combien il pense ‘pub’ comme Jacques Séguéla. Suivez mon regard pour
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passer au niveau supérieur et résumer la teneur de la citation: A mon avis, dit Anatoli Sobtchak, Gorbatchev est avant tout un homme d'État; il n'appartient ni à la gauche, ni à la droite, il n'est ni despote ni démocrate; il est Gorbatchev.
■ je viens de recevoir en traduction française un livre de Louis Paul Boon intitulé Ma petite guerre (Mijn kleine oorlog) composé de trente et un courts récits dont le premier débute d'une plume atrabilaire: ‘Le petit écrivain écrit sa petite guerre mais quel est le grand écrivain qui se lèvera pour nous proposer Son-Livre-De-La-Grande-Guerre? - tout ça avec des majuscules - et d'ailleurs proposer est un mot bien trop convenable pour un tel livre. Nous le jeter à la tête, nous l'enfoncer dans la conscience, voilà qui serait plus près de la vérité, c'est-à-dire des convenances.’
Ma petite guerre aurait pu porter le titre de ‘La vie quotidienne en Flandre occupée au temps de Hitler’. Ou celui d'un chapitre: ‘monsieur de swaem et monsieur bonne, profiteurs’. Ou celui d'une phrase (un peu longue peut-être, mais on peut abuser aussi de titres courts): ‘Il y avait déjà des fusées juste au-dessus de notre maison et derrière et devant, on avait une maison rouge sang et sur le coin ils avaient une maison rouge sang et la rangée de maisons ouvrières etait une rangée rouge sang’. J'ai failli oublier de dire que le romancier flamand Willem Elsschot écrivait dès 1946 qu'il suffisait d'une seule page pour reconnaître Louis Paul Boon. A sa mort, trente et un ans plus tard, à l'âge de soixantesept ans, le déconcertant écrivain avait à son actif plus de soixantedix livres, sans compter des centaines d'articles et des milliers de billets quotidiens dans les journaux, d'une veine sans concession pleine de sarcasmes débridés. Et le mot d'Elsschot restait vrai: on identi-
Louis Paul Boon (1912-1979).
fiait immédiatement Boon sans erreur possible.
Ma petite guerre a été traduit par Marie Hooghe, il y a plus de cinq ans et publié par les Éditions de la Longue Vue à Bruxelles. Volubilement composé dans un genre littéraire à la Céline et un nonconformisme à la Dos Passos, l'ouvrage est rédigé pratiquement sans ponctuation sauf quand une idée nouvelle germe dans la tête de l'auteur. Dès lors, la phrase nouvelle commence souvent par un Et conjonctif qui bénéficie dans ce cas d'une majuscule initiale. Roman expérimental: Bonn ne sacrifie pas à la mode, il la forme et met la toute jeune génération d'après-guerre en transe. Lui-même accepte un poste de rédacteur au quotidien communiste Le Drapeau Rouge.
J'ai pensé à cet épisode de sa vie lors du soudain effondrement du communisme soviétique. En effet, notre matérialiste charnel et subtil, à peine un an après son arrivée au Drapeau Rouge est mis carrément à la porte du quotidien car il refusait l'autorité arbitraire du PC belge. Un an de stalinisme lui suffisait. D'autre part, le temps lui a fait défaut - et son incrédulité y a été aussi pour beaucoup - pour approfondir le matérialisme dialectique, car, dit Herwig Leus à qui on doit la postface de Ma petite guerre, Boon s'est illustré dans presque tous les genres littéraires avec une oeuvre impressionnante de cinquante mille pages. Il ne faut pas oublier non plus une activité parallèle de plasticien et de peintre: mille cinq cents sculptures, peintures, pastels, dessins, collages, linogravures. Il expose à plusieurs repri- | |
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ses et en 1969 il fait à grand renfort de publicité ses adieux à la littérature, tout en continuant à travailler à un roman historique de longue haleine consacré à Pieter Daens (Journaliste flamand et député, leader du Parti populaire chrétien, 1842-1918). De 1970 à sa mort (en 1979), Boon n'arrêtera plus de peindre et de sculpter mais il écrira encore une quinzaine de livres et des milliers de propos journaliers de circonstance. Il a même constitué à ses heures perdues une collection inégalée de 24000 photos érotiques. Clandestines? J'ignore. La photographie est à l'oubli ce que le repas est à la faim, un test d'avenir plutôt qu'une image du passé. On est loin de la peinture et de la sculpture qui sont exécutées par une rétine
qui d'avance possède sa propre vérité. Phénoménal Louis Paul Boon, dynamique, monumental, humain, libre, nuncupatif. Quelle bonne âme m'a envoyé soudain Ma petite guerre, datant de 1946, revu et corrigé en 1960, et publié en français en 1986? De toute façon, il est excellemment traduit du néerlandais.
■ lorsqu'on se trouve dans la situation d'un chroniqueur, il faut veiller à réactualiser en permanence sa documentation. Sans cesse je m'y astreins mais parfois je trouve dans mes tiroirs des notes, des citations, des dates qui n'ont rien d'indispensable pour mon édification. Or, au moment de passer à l'écho suivant sur les Cent monuments qui racontent l'histoire de France, j'ai gribouillé quelque chose sur un talon de chèque et je n'arrive pas à le déchiffrer. J'ai tenté l'improvisation et voilà ce que ça a donné: ‘Parfois dans mes rêves, je m'imagine être Adam, avant la pomme...’.
■ cent monuments racontent l'histoire de France sous la plume de Denise Basdevant dans un album richement illustré publié par les Éditions Hatier et destiné, mais on ne l'indique nulle part dans le livre, aux adolescents. Une notice au dos de la couverture cartonnée y pourvoit peut-être: ‘C'est grâce aux cailloux blancs dont il a jalonné son chemin que le Petit Poucet, perdu dans la forêt, a retrouvé la cabane de ses parents. C'est grâce aux monuments qu'ils ont laissés derrière eux que nous pouvons aujourd'hui, à travers l'enchevêtrement des siècles, remonter jusqu'au monde de nos ancêtres (...) Ce livre vous y invite. Il a pour ambition de vous aider à découvrir la vie qui animait les chefs-d'oeuvre que vous voyez, quels hommes les ont construits et pourquoi.’
Quoi qu'il en soit, voilà un excellent ouvrage, spécialement destiné à chacun d'entre nous, sachant bien que depuis notre âge scolaire
Détail de l'amphithéâtre des Arènes de Nîmes.
Cathédrale d' Amiens; apogée de l'art ogival.
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Opéra Bastille. Détail de la façade sud.
La grande Arche de la Défense (Paris).
nous avons toujours su préserver nos quinze ans. Au demeurant, rares sont les livres qui donnent une idée de l'itinéraire suivi par l'histoire ‘immobilière’ dans la conquête de notre passé. Le Français - on le sait - est féru de nobles ruines et c'est pourquoi sans doute en chaque lycéen sommeille un Viollet-le-Duc, un Eiffel, un Mansart. Denise Basdevant sème les cailloux à travers le temps et l'espace, de l'Arc de Triomphe d'Orange, célébrant les exploits des légions romaines dont les batailles sont retracées, quasiment intactes, dans le Glanum à Saint-Rémy-de-Provence, au cube énorme transparent de l'Arche de la Défense à Paris, ce solide évidé de 110 mètres de côté dont les formes habillées de marbre ‘se détachent lisses et pures sur le ciel et glorifient l'art avec lequel l'homme peut aujourd'hui dominer les techniques qu'il a créées.’
Rebroussons chemin: on trouve des traces ‘culturelles’ chez les divers peuples antérieurs à l'occupation romaine, mais c'est dès le début de notre ère que les bâtisseurs de la Gaule romaine vont élever des monuments somptueux dont on connaît le jalonnement grâce surtout au tracé des grandes voies de communication ouvertes de la Méditerranée à l'Atlantique, du Rhône au Rhin, de la Loire à la Meuse, aux carrefours desquels furent édifiées des cités résolument modernes dont les vestiges ‘laissent imaginer quelle vie intense et raffinée anima pendant cinq cents ans la Gaule romaine.’ De la passion du spectacle dans la Gaule romaine aux luttes fratricides des rois mérovingiens qui couvrent ‘l'Église de dons pour sauver leur âme tandis que les nobles du royaume fondent des monastères’, on entre dans l'âge des repères des communautés chrétiennes (cryptes, baptistères) à la civilisation romane (les abbayes, Tournus, Saint-Benoît-sur-Loire, Sainte-Foy de Conques, les chemins de Compostelle). On apprend qu'il existe au xiie siècle un Guide des Pèlerins. Ainsi on peut raconter Saint-Sernin de Toulouse, Vézelay, la cathédrale dans la cité: Notre-Dame de Paris, Bourges dans la lumière de l'évangile, Chartres et ses vitraux à la hauteur des voûtes grâce à l'envol des piliers. Le Moyen Âge imprime aux provinces françaises du xiiie siècle une architecture spacieuse dans laquelle l'homme peut rencontrer Dieu dans la lumière. Mais la montée de la puissance royale renforce le besoin de créer un christianisme et une monarchie
‘fortifiés’: Aigues-Mortes, Albi, le palais des Papes d'Avignon, Chinon. Le temps de feuilleter les itinéraires des cathédrales (roman, gothique, ogival), des forteresses féodales, de l'essor de la puissance royale, et la Renaissance inscrit dans un nouveau décor les intrigues et les affrontements bien que les fenêtres dans les murs des édifices eussent dû proposer une vraie transparence. La France classique, le siècle des Lumières, la France industrielle et bourgeoise poursuivent leur fascinante narration. C'est que dans le giron des assemblages architecturaux chaque génération découvre et remplit des
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espaces nouveaux de sorte que la civilisation raconte à travers les siècles la mobilité, parfois même les caprices des édifices les plus célèbres. L'histoire des monuments possède cette faculté exceptionnelle de renouveler notre attention pendant les récréations de notre vie. Ainsi l'art du fer et du verre, les gares, les grands magasins, les halles modernes, le béton, les logements en série, les villes nouvelles, les ponts, les aéroports, les échangeurs d'autoroutes à plusieurs niveaux, l'urbanisation et la démocratisation sont autant de carrefours d'architecture ouverte. L'euphorie de la croissance se retrouve dans les pages du livre de Denise Basdevant. On peut se demander quand on regarde les images de ce bel ouvrage si l'histoire n'a pas fait fausse route dans sa recherche des effets de grandeur que l'on nomme la beauté. C'est une bonne question: ‘N'aurait-on pas pu faire autre chose?’ Eh bien non! Rappelez-vous le mot d'André Breton dans Nadja: ‘La beauté sera convulsive ou ne sera pas’.
■ le critique d'art claude-roger Marx, spécialiste de dessins et d'eaux-fortes a écrit un excellent texte sur les gravures de Rembrandt qui étaient exposées à l'Institut Néerlandais il y a plus de trente ans. C'était en 1957. Le collectionneur Frits Lugt, président du centre culturel néerlandais de Paris et propriétaire des oeuvres, avait décidé de ne pas éditer de catalogue, mais de placer sous chacune des estampes exposées un texte approprié. Comme Frits Lugt était un connaisseur chevronné de dessins hollandais du siècle d'or (et de Rembrandt en particulier), il rédigea des notes circonstanciées et d'une ampleur inusitée. L'exposition eut un succès retentissant et le public muni de bloc-notes ‘travailiait’ de gaieté de coeur, remplissant des pages et des pages d'utiles observations. Claude-Roger
Vif succès de l'expposition Rembrandt en 1957 à l'Institut Néerlandais de Paris.
Marx fit de même, mais il n'avait pas été uniquement un copiste consciençieux;son essai contenait une erreur dont j'avais été malhabilement le responsable ayant mal déchiffré l'écriture de Lugt. Bien entendu, Marx avait du talent; un jour, il dit d'un peintre dont je n'ai pas retrouvé le nom ‘Loin de céder aux habitudes, de devenir, comme tant d'artistes sur le tard, son propre plagiaire, il semble qu'il rajeunisse avec les années...’
On lit souvent sur le travail des artistes de fort pertinents commentaires qu'un critique d'art détient manifestement du peintre luimême. Ce ne fut pas le cas de Roger van Gindertael, peintre luimême et perspicace critique d'art. Il avait une vision aiguë d'un talent non encore déclaré et il fut même le premier à consacrer une monographie à Nicolas de Stael. Je constate avec plaisir que Pierre Cabanne qui préface le catalogue de Bram Bogart à la Galerie Protée de Paris n'a pas oublié que Gindertael avait consacré deux articles - les premiers - à ce peintre néerlandobelge. Bram Bogart qui vécut à Paris de 1951 à 1959 a peu participé à la vie des artistes du Nord qui fréquentaient à l'époque le pavé de la capitale française. Individuelle-
Rembrandt (1606-1669). Étude d'un garçon assis, eau forte 1646.
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ment, je les rencontrais souvent, car comme tout Hollandais qui se respecte, j'étais et je le suis toujours un café-crémiste assidu de Montparnasse. Gindertael était mon ami de longue date. Il avait fait un portrait-charge de moi pour le frontispice d'un livre de poèmes que je voulais faire paraître à Marseille où nous nous étions retrouvés en 1941, mais mon manuscrit disparut et ce ne fut qu'en 1982 que le dessin réapparut. Je le remis à Yves Cazaux pour l'étude qu'il me consacra dans Visages de ce temps, une collection dirigée par Jean Digot aux Éditions Subervie. Roger est mort au lendemain de la parution du livie dans lequel il trouva enfin le frontispice en question. Je lui avais dit un jour qu'il faudrait qu'il écrive aussi en néerlandais dans une revue flamande quelques-uns de ses papiers remarquables et remarqués.
- Mais, mon vieux, je suis exclusivement francophone’ rétorqua-t-il.
- Évidemment, je le sais, mais cela n'a pas d'importance; on t'aidera.’ Je me souviendrai toujours de son sourire narquois.
- Écoute, il y a en France plus de 37000 communes dont plus de 10000 ont moins de 200 habitants. Tu crois que ça ne suffit pas de connaître en tout et pour tout 37000 langues différentes?’
Je me suis rappelé cette conversation plaisante en lisant il y a peu la traduction du livre de Cees Nooteboom In Nederland, traduit par Philippe Noble sous le titre Dans les montagnes des Pays-Bas. Voici le passage qui a provoqué le déclic: ‘Ce que je lis d'autre? Des journaux intimes, des lettres, et pardessus tout des dictionnaires, car soyons honnêtes: hors de toute intervention d'aucune instance pensante, c'est encore la langue qui a le plus de choses à nous dire.’
■ ON N'INSISTERA JAMAIS ASSEZ SUR l'invention diabolique du téléphone. Vous connaissez? Parler à distance fut jadis du seul pouvoir des dieux. Chaque humain possède de nos jours le pouvoir insensé de transférer sa voix et son image d'un continent à l'autre et au-delà. Ce transfert conditionne la vie entière car on peut vivre dans une cellule étroite à la condition de disposer d'un système d'interconnexion hybride: appareils de télé-autonomie, d'oxygénation, de bronzage, d'un tapis roulant pour la marche, d'une bicyclette sans roues, d'un P.C., d'un congélateur, d'un four à pyrolyse (je ne connais pas le nom de ce machin qui distribue une chaleur pulsée), etc. On peut fertiliser à distance, et être fertilisée (pour l'instant, au féminin), on peut enfin - car j'abrège - flotter dans cette cellule en l'absence d'eau et d'air. Je peux entrer dans la famille des muridés, vivre à Zaltbommel dans la maison de Maarten van Rossum avec cabinet d'antiquités.
■ ses parents tenaient un salon de coiffure; lui-même est né le 25 avril 1921 dans les îlots d'Amsterdam. Karel Appel est désormais septuagénaire. Je viens de reprendre dans ma bibliothèque la petite biographie que Freddy de Vree lui a consacrée. Quarante ans auparavant Appel et Corneille attendaient le tram en compagnie de Martin Visser qui s'occupait à l'époque de la décoration du grand magasin De Bijenkorf de la capitale et venait d'inviter les jeunes artistes sauvages des folles années de Cobra à un accrochage collectif. Deux traîne-misère qui prétendaient devenir célèbres, des peintres célèbres. ‘Ah! oui, si vous le dites... sans doute’, promettait mélancoliquement Martin Visser. ‘Are you famous?’ demandait le regretté photographe Ed van der Elsken sur la couverture d'un recueil de photographies prises lors du vernissage de l'exposition ‘La grande parade’ au Stedelijk Museum
Autoportrait allégorique de Karel Appel (1956).
d'Amsterdam en 1984. Famous? oui, Karel Appel était devenu célèbre. A preuve, la caricature in vivo du fameux peintre. La plupart du temps, il vit à New York, une autre sorte d'Amsterdam. Happy birthday, Karel.
■ on me fait grief parfois d'utiliser dans ma chronique des mots que personne ne connaît. Sans doute, mais qu'y faire? Je me rappelle avoir lu un jour un article signé de ma main et je ne me souvenais pas - mais alors pas du tout - de l'avoir écrit. J'en arrivais à la fin du texte et soudain je rencontrai le mot greluchon. ça oui, c'était un terme bien à moi, car il ne figure pas au répertoire moderne des mots par les idées, ni des idées par les mots. Je venais d'identifier mon empreinte digitale. Pour le reste, je crois que j'écris une langue lucide. On ne peut pas en dire autant d'une revue à laquelle on me demande de m'abonner, une revue appelée ‘Singuliers’, au pluriel, une publication parisienne qui se présente de la manière suivante: ‘Nos chroniques singulières ont tenté de proposer une signalétique de repères face aux impasses les plus grossières de notre temps, à
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ses quêtes impuissantes: l'illusion des bonheurs d'une immaturité inquiète dans le grand âge, l'adéquation fragile aux valeurs factices, à des slogans-pièges, le refus de se mesurer aux limites et aux crises qui sont par ses souffrances les frontières mêmes d'un cheminement humain, la fascination des images hors du procès solide de l'écriture.’ Singulier, n'est-ce pas?
■ je me suis demandé au nom de quelle légitimité j'ai écrit depuis tant d'années une chronique très personnelle. On m'a dit et répété qu'elle avait le don de plaire et on la lisait paraît-il avant de prendre connaissance d'articles plus sérieux sur les multiples aspects de la néerlandicité. En fait, j'aimais bavarder dans ces colonnes, côtoyer allégrement les bons et les mauvais sujets de réflexion. Une exposition, par exemple, au titre prometteur: ‘Le Népal, pays où les dieux vivent parmi les hommes’; une information pseudo-scientifique puisée au hasard d'un quotidien ‘Des chats qui tombent dans le vide se font moins mal quand leur chute vient de plus haut’, un thème contenu dans une méditation d'André Baillon sur l'écriture de la romancière Neel Doff: ‘cette exquise et farouche Neel Doff pour qui la syntaxe du coeur est autrement plus souple et expressive que la syntaxe de la grammaire’.
La chronique que j'achève aujourd'hui est la quarante-huitième que Septentrion m'a autorisé à publier en toute liberté et, je dois dire, je le fais avec enthousiasme. Pourtant, elle sera l'une des dernières. Je le regrette, cher Jozef Deleu, éminent directeur, attachant ami, mais je ne puis faire autrement. Les lecteurs qui m'ont suivi depuis quatorze ans me manqueront. Leurs marques d'estime m'ont été d'un grand réconfort. Mais quatorie ans d'exercice d'un pouvoir improvisé absolu relève dans mon esprit de l'exploit sportif. Borg écrivant avec sa raquette de flexueuses arabesques, Cruyff dribblant son ballon aux confins de la surface de réparation, Carl Lewis ramenant ses jambes d'airain vers la terre ferme, Daniel Wayenberg ne perdant pas une note en bas de page, Jan Timman scrabblant des combinaisons dans son échiquier sont des prouesses dont j'envie les exécutants. Pourtant l'entraînement intensif auquel je me suis livré comme chroniqueur depuis quatorze ans aurait dû me fournir la preuve que je suis un crack du touche-à-tout, un mêle-tout comme on dit en Belgique. Car j'ai parlé de peinture, de musique, de théâtre, d'architecture, d'urbanisme, de souvenirs, de linguistique, de quolibets, de photographie, de relations culturelles (ou à défaut amicales), de lectures, de commémorations, de traductions, d'expositions, en amateur. C'est sans doute la raison pour laquelle on me dit souvent: tu es gai. Ah! si c'était vrai! En vérité, j'ai institutionnalisé cette évidente contradiction entre le poète que je suis resté et l'homme officiel que je fus, entre le rapin des mots et le bourgeois des phrases.
Andy Warhol (1929-1987) Lénine rouge, pop-art publicitaire, incursion dans la vie quotidienie, démystification du culte du vedettariat.
Je suis entré à présent dans ma quatre-vingtième année à un moment où tout ce que j'ai déjà vécu est à recommencer. Il y a plus de soixante ans, mon ami, le poète Charles Plisnier dans son recueil Déluge, dédié à Lénine in memoriam, traçait les chemins qui allaient de la Sainte Russie déchirée de toutes parts et tentant de lancer à travers les plaines rases dix mille wagons de grâces et de prières au grisant désordre diluvien de l'an I de la Révolution. Je rembobine la bande de mon magnétoscope; revoici mon enfance anéantie par la première guerre mondiale et la trompeuse remise à neuf des pays aux façades lacérées par les hommes d'État. A la maison, nous n'avions pas encore l'électricité. L'hiver, des fleurs de glace agrémentaient nos fenêtres et le broc d'eau était gelé au pied de mon lit. J'avals des ampoules et des engelures; le médecin qui examinait mes winterhanden crevassées préconisait qu'il me fallait pisser dessus. A cette époque, j'ai vu pour la première fois un homme sauter en parachute et je l'ai suivi à travers champs. C'était ma première escapade et ma mère inquiète de ne pas me voir revenir du jardin d'enfants m'a, une fois de retour à la tombée de la nuit, puni à l'aide d'une abominable et pourtant innocente tapette en osier, le matteklopper, moi qui n'avais jamais été battu! la raclée ne m'avait fait aucun mal, mais aujourd'hui encore j'en souffre de honte. Merci, maman. A cinq ans, j'ai compris qu'il y avait des choses dans la vie qui ne se font pas. Dans mon quartier d'Amsterdam on rehaussait le niveau des
terrains à bâtir. De vastes pipelines déversaient de l'eau de mer sur les terres basses des polders et provisoirement naissait de la sorte un lac artificiel destiné à retenir le sable après l'asséchement de cette nappe fluide sur laquelle, en attendant, nous faisions de la voile à l'aide d'un baquet à lessive sur
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monté d'un drap de lit. Ma prime jeunesse était ponctuée par l'introduction dans le sol des pilotis en bois sur lesquels de nouveaux quartiers d'habitations allaient s'élever à la vitesse des naissances aux Pays-Bas. Ce martèlement continu à l'aide de machines à vapeur j'y ai repensé vingt années plus tard lorsque j'attendais l'heure des nouvelles de Londres - pam, pam, pam, pam - cette diachronie de l'espoir aux temps maudits de la deuxième guerre mondiale. Car, entretemps, on avait inventé la radio pour tout un chacun et déjà tout un chacun était manipulé selon ses convictions et ses tripes. Correspondant de guerre accrédité auprès du quartier général de Dwight Eisenhower je ne me suis plus jamais senti démobilisé. Même en ce jour où j'écris cette chronique. Tout est à recommencer, malgré l'utilisation sournoise de la télévision, malgré la pénicilline, l'informatique, les greffes d'organes, malgré le surréalisme, la peinture abstraite, les satellites artificiels, l'économétrie, malgré les organisations politiques et professionnelles internationales. La Russie qui n'avait jamais connu au cours de son histoire un système plus ou moins libéral à l'occidentale - et encore l'Occident ne nous a pas toujours traités avec générosité et respect - avait pendant trois quarts de siècle organisé un pouvoir fédéral qui donnait l'impression que les hommes venus d'horizons différents pouvaient s'entendre et s'organiser. Fichtre. L'Union soviétique s'écroule et près de 250 millions d'habitants sont répartis en quinze républiques différentes, manifestement médiocrement
altruistes, dont il nous faut retenir les noms - Azerbaîdjan, Ouzbékistan, Kirghizie, Tadjikistan, etc. - sous l'égide de la Russie autocratique à souhait, avec un président tsariste dans les entrailles, autrefois d'obédience communiste.
Jaap Gardenier: Squelette d'un téléostéen (1973), lithograhpie.
Nous sommes déjà loin de la guerre froide, du mur de Berlin, du réformisme en douceur gorbatchévien, mais plus d'un milliard de Chinois sont aux portes de l'Europe et je fréquente, Dieu sait pourquoi, des fondamentalistes de tout poil dont l'intégrisme forme le plus petit commun dénominateur. A l'Unesco, on m'a seriné qu'en l'an 2000 chaque citoien du monde recevrait un enseignement primaire. On sait à présent que 110 millions d'enfants ne bénéficient d'aucune instruction scolaire et leurs camarades plus jeunes verront ce chiffre effarant doubler au xxie siècle. Hélas! j'aime les statistiques, non pas sous forme de sondages (Êtes-vous très satisfait, plutôt satisfait, plutôt mécontent, très mécontent du comportement de votre belle-mère?), mais dans les documents diffusés par exemple dans le Bulletin de l'Assemblée nationale ou le Journal officiel français: 11981 pages de débats au Palais Bourbon entre le 2 avril et le 30 juin. En 1990, 15249 questions écrites ont été posées par les parlementaires au gouvernement et 13924 réponses publiées ont été enregistrées. Question posée, réponse faite, telle est la dualité du langage démocratique de notre temps. Au fond, cela ressemble à la perestroïka ouverte des uns, à la glasnost cadenassée des autres, détruites elles aussi par un cataclisme punitif à la manière de Sodome et Gomorrhe, à la polyandrie actuellement soviétique, et récemment à la cohabitation française, analogie des mentalités que l'on retrouve un peu partout dans le monde et que l'on nomme pour plus de commodité gauche et droite, conservateur et
progressiste, nationaliste et révolutionnaire, alors que nous sommes tous des insectes sociaux, des apidés, des hyménoptères...
Le tout à l'avenant. Avec des ruches comme lieu parlementaire ou religieux. En Hollande, bien des églises chrétiennes sont désaffectées, mais on compte 300 mosquées. Et pourquoi pas? Parler automobile annule le temps qu'on gagne en l'utilisant!
On sait que curieusement la mort est représentée par un squelette. Pourquoi pas par une naissance? Car un squelette on le porte en soi sa vie durant. Il grandit avec l'âge et préfigure l'éternité. Une fois purgé de sa gaine de chair de protection, il marque l'immuable présence de l'existence. On n'a pas plusieurs squelettes par être vivant, un squelette de l'enfance, un autre de la maturité, un troisième de la vieillesse. On en possède un seul et le mien craque de toutes parts. Il est usé jusqu'aux charnières: la rouille des temps. Mais estce bien le même squelette que celui de mes vingt ans? Celui-là était fait sur mesure, celui-ci est un squelette de confection. Il faudrait procéder à des retouches, le reprendre en main, déplacer des boutons, allonger les pans, raccourcir les manches, rehausser la taille, consolider le col. Bref, le squelette actuel est inadéquat, il manque d'élémentaire confort, il devrait pouvoir bénéficier d'une sorte d'échange standard. La transplantation du squelette mérite d'être étudiée; elle rendrait d'éminents services. ■
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