Petrus Paulus Rubens, autoportrait à l'âge de 41 ans, panneau, 86 × 26,5, collection de S.M. la reine d'Angleterre.
Mais ce n'est pas là le problème de Muray. Cela se voit d'ailleurs dans la bibliographie qui se trouve à la fin de l'ouvrage. Tous ces textes concernent le Rubens fossilisé. Il veut quant à lui parler du Rubens vivant. On a besoin d'un bulldozer lyrique, dit-il, pour éliminer les amas d'incompréhension qui barrent l'entrée de ‘la forêt de Rubens’. On tourne simplement autour de l'oeuvre. On la voit mais on ne la regarde pas. Et pourtant Rubens est ‘Celui par qui la peinture arrive’. Le processus de dépérissement des arts plastiques depuis grosso modo cent ans a bloqué la compréhension de Rubens. Trouve-t-on encore quelqu'un capable d'interpréter la galerie fastueuse de Marie de Médicis au Louvre? Même la dame qui y est honorée n'y était pas arrivée sans peine. Ce n'est pas la faute de Rubens! Rubens a toujours été l'autre. Comparez-le à la mélancolie prodigieuse des personnages de Rembrandt (1606-1669) ou au tragique de Vincent van Gogh (1853-1890). C'est ce qu'adorent les gens; ce qu'ils comprennent; ce qui est à eux. En comparaison Rubens semble infiniment plus froid. Il n'avait nulle envie ni aucune raison de dramatiser et de se faire plaindre. En outre le bon goût s'est perdu. Qui apprecie encore les normes solides? Rubens n'a jamais aimé les choses qui ne font pas partie de la vie. Il est la vie même. ‘Une civilisation à lui seul’!
Sur près de 110 pages Muray chante l'unicité de Rubens en tant que peintre. Celle-ci se révèle surtout à travers le rapport pictural au nu, dans ce métier le critère par excellence auquel on reconnaît la maîtrise absolue du peintre. En passant Muray règle leur compte aux différents facteurs qui ont troublé la capacité d'appréciation: la dégradation de la peinture, les moyens ridicules d'expression, le jargon qui intimide les naïfs, le nivellement de la ‘germanisation intégrale’ qui, à son avis, menace l'Europe au plus profond de son être. Suffisamment de matière à discussion.
Dans la seconde partie de l'essai Le Roman de Rubens, Muray examine de façon tout aussi fulgurante et passionnante le phénomène Rubens dans son époque, né exactement au bon moment pour étoffer les églises pillées et assez grand pour rester lui-même, avec ou envers tous les autres. Il est avant tout le peintre de la femme, le centre de son oeuvre, sa raison d'être: ‘La chair circule à travers cette oeuvre comme l'argent dans les veines de La Comédie Humaine. J'aimerais habiter en Rubens, soupire Muray, je voudrais entrer dans son univers.’ Par exemple, à la Pinacothèque de Munich: pouvoir participer à l'enlèvement des filles bien en chair de Leucippe... Ah! l'amateur de belles filles!
Ainsi écrit-il. Ainsi s'imaginet-il Rubens. Ainsi intègre-t-il ce monde dans lequel il introduit le lecteur. Sans l'étouffer sous un flot de science pour qu'il puisse lire ce langage allégorique, mais en lui montrant une voie instinctive, vitaliste.
Un livre tout à fait particulier, apparemment sans structure ni titres intermédiaires: deux longs chapitres pleins d'ardeur, débordant de lyrisme et chantant comme un hymne. Et pourtant destiné à la bibliothèque de Rubens où il pourra servir d'étalon de la véracité. ■
Gaby Gyselen
(Tr. Fl. Corbex-Buvens)
philippe muray, La gloire de Rubens, Bernard Grasset, Paris, 1991, 286 p.