Septentrion. Jaargang 24
(1995)– [tijdschrift] Septentrion[p. 28] | |
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Helene Nolthenius (o1920) (Photo Flip Franssen).
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Introduction: le passé revisitéDans Wirklichkeit der Seele, Carl Gustav Jung formule une réflexion qui contient un avertissement implicite à l'adresse de l'historien: ‘Lorsque nous jetons un regard sur l'histoire de l'humanité, nous n'observons que la face la plus superficielle des événements, altérée, qui plus est, par le miroir déformant de la tradition. Ce qui s'est vraiment passé échappe à l'oeil du chercheur, car l'événement historique proprement dit est profondément enfoui dans l'inconscient du vécu collectif, que personne n'observe du dehors’. Dans l'avant-propos de Duecento (1951), étude entièrement placée sous le signe de saint François d'Assise, l'écrivain néerlandais Helene Nolthenius (o1920) dit ceci: ‘Quiconque s'avise de décrire pareille époque et semblable pays doit parfois se résoudre à laisser la science pour ce qu'elle est. Il ne peut se contenter d'étaler ce qu'il sait, de dire ce qu'il pense (...). Celui qui, étudiant une époque agitée, se borne à mentionner des faits et à écrire des annotations en bas de page, ceuli-là est perdu d'avance. Il n'est plus que le sténographe d'une série d'études couvrant un siècle, alors qu'il aurait dû se faire l'hagiographe des avatars d'une humanité créée par Dieu’. Il est clair que pareille conception se situe aux antipodes des investigations essentiellement (néo-)positivistes cherchant dans le passé les causes du présent. En utilisant le terme hagiographe, Nolthenius entend faire comprendre de manière quelque peu provocatrice que le passé ne doit pas être observé à travers les lunettes du présent préalablement teintées d'une représentation politique et culturelle préconçue, mais qu'il s'agit plutôt d'avoir toujours à l'esprit les lois ‘sacrées’ qui prévalaient à l'époque que l'on a choisi d'étudier. Helene Nolthenius n'écrit pas une histoire des idées. Aussi s'attache-t-elle moins à analyser une période de l'histoire de la culture en termes de concepts qu'à en évoquer des épisodes concrets. La formule qui résume le mieux sa démarche consiste peut-être à dire qu'elle s'efforce d'être quelqu'un du Moyen Age, avec les gens du Moyen Age. Pour y parvenir, elle puise dans un maximum de sources authentiques; elle n'y cherche pas seulement la relation des hauts faits militaires, des famines ou épidémies mais aussi et surtout les reflets du quotidien: habillement, nourriture, vie associative. Cette perspective la rapproche davantage de la vision synchronique de Jung que de la causalité dont les positivistes | |
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ont fait leur credo. Nolthenius décrit ainsi son optique dans l'avant-propos de son Duecento: ‘Écrire un récit de voyage plutôt qu'une chronique (...), un souvenir plutôt qu'un tableau synoptique (...). Écrire est un moyen de s'ouvrir la voie de l'émotion que vous a procurée le passé’. Cette émotion signifie que le narrateur s'implique au lieu de se tenir à distance comme un analyste ou un moralisateur. Helene Nolthenius, professeur émérite d'histoire de la musique de l'Antiquité et du Moyen Age, s'est vu offrir en 1990, à l'occasion de son 70e anniversaire, un liber amicorum judicieusement intitulé Terugstrevend naar ginds. De wereld van Helene Nolthenius (L'appel de l'ineffable. L'univers d'Helene Nolthenius). Etty Mulder, co-auteur de la plaquette et professeur de musicologie, souligne dans son introduction l'aspect novateur de l'oeuvre de Nolthenius, qu'elle situe ‘parmi les contributions actuelles les plus marquantes à l'histoire, faisant également ressortir le rôle qu'y joue la fiction. Sa démarche participe d'une évolution internationale dans le sens d'un changement et d'un renouvellement de l'histoire, qui se conçoit, pourrait-on dire, comme expression du désir de revisiter le passé’. Helene Nolthenius a choisi, pour tenter de faire prendre forme à ce nouveau passé, à la fois l'essai scientifique, où je considère Een man uit het dal van Spoleto (Un homme de la vallée de Spoleto, 1988) comme un modèle du genre, et l'oeuvre de fiction. | |
Musique, histoire, religionL'essai Renaissance in Mei (Renaissance en mai, 1956), consacré au Trecento florentin et qui a pour fil conducteur la vie du chanteur aveugle Francesco Landini, est précédé d'un avertissement au lecteur dans lequel Nolthenius explique son propos: ‘Esprit et matière, artiste et citoyen peuvent être des miroirs l'un pour l'autre. Des décrets urbains peuvent expliciter des chansons, certaines fresques éclairent des chroniques d'une perspective nouvelle. L'artiste exprime ce dont rêve le citoyen; le citoyen tenant la comptabilité du quotidien comble les lacunes que l'artiste (...) a laissé subsister dans son curriculum’. Le même effet miroir unit les études scientifiques de Nolthenius d'une part, ses romans et nouvelles de l'autre. Ainsi, à la documentation fouillée, étayée de textes originaux de chansons, qui accompagne le tableau de Francesco Landini dans Renaissance in Mei correspond la fiction du moine-chantre Lapo Mosca, personnage central des thrillers médiévaux Geen been om op te staan (Cela ne repose sur rien, 1978), Als de wolf de wolf vreet (Quand les loups se bouffent entre eux, 1980) et Babylon aan de Rhône (Babylone sur Rhône, 1991). Helene Nolthenius a donc devancé Umberto Eco et son franciscain du Nom de la rose, qu'elle ne manquera d'ailleurs pas de commenter: ‘C'est une oeuvre profonde et admirable; en comparaison, mon livre n'est qu'un divertissement léger, au sujet beaucoup moins important. Mais d'un point de vue scientifique, je suis plus intègre: chez moi, tout est exact. Lorsqu'un écrivain situe son action dans une époque ou un pays éloigné, il doit se servir du matériau qui s'y trouve vraiment. Eco n'est pas aussi regardant. Il jongle avec ses données historiques. Parfois, elles lui échappent des mains’. Et cette faute n'est rien à côté du fait que l'auteur du Nom de la rose n'a pas réussi à ‘recréer le climat de piété qui constitue peut-être la plus riche composante de la période évoquée’. | |
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Pour essentiel que lui paraisse à juste titre le caractère religieux du Moyen Age, Nolthenius n'en présente cependant jamais une image idéalisée. Déjà, dans Duecento, son livre le plus ‘catholique’, elle s'insurge contre toute nostalgie excessive du Moyen Age. Lapo Mosca, humble moine paysan, est lui-même une sorte d'anti-héros qui sait à peine lire et écrire, qui ne cherche pas à dissimuler son penchant pour une Maria de chair et d'os, qui montre un goût prononcé pour les chansons grivoises et à qui, enfin, on ne peut dénier une solide dose de pragmatisme. Les traits qui le rendent sympathique aux yeux du lecteur sont principalement sa curiosité spontanée et rafraîchissante, le courage avec lequel il perce à jour et démasque toutes sortes de superstitions, et surtout la tragique prise de conscience du fossé qui sépare son mode de vie de celui de saint François. On peut s'interroger sur l'origine de la fascination qu'exerce sur Helene Nolthenius la cassure entre le Moyen Age et la Renaissance, ou en d'autres termes la disparition des fondements religieux de la vie intérieure et sociale au profit d'un individualisme égocentrique. Il se peut que la réponse se trouve dans le cheminement personnel de l'écrivain, car je crois que toute personne, artiste ou scientifique, est tributaire des bases sur lesquelles s'est développée son individualité propre. Helene Nolthenius a été élevée dans un milieu libéral et agnostique où l'autonomie individuelle allait de soi. Sa mère, il est vrai, était catholique, mais - comme l'écrivain le déclare elle-même - ‘de ces catholiques bornés qui picolent en plein carême et rangent précipitamment la bouteille dès que le curé se pointe (...). Mon père, lui, vient d'un milieu carrément antipapiste’. En somme, une famille au sein de laquelle se manifestait un certain goût pour l'art et l'intellect (son père était violoncelliste à l'orchestre du Concertgebouw d'Amsterdam et a fait ensuite des études classiques), mais dont était absent le confort d'une quelconque sécurité métaphysique. Un beau jour - elle a alors treize ans -, la jeune fille découvre dans la bibliothèque de sa tante le Saint François d'Assise de Johannes Jørgensen, ‘un livre romantique d'une incroyable beauté; tout y était: l'Italie, le Moyen Age, l'Église, Dieu. Saint François est devenu mon compagnon. Après mon examen de fin d'études secondaires, en 1938, j'ai pu aller en Italie, où j'ai vu ce que j'avais lu. Alors, c'est devenu du sérieux’. Du sérieux, cela veut dire que Nolthenius, à l'automne 1941, se fait baptiser et adhère officiellement au catholicisme. Évoquant cette expérience en 1990, elle dira: ‘Je me suis sentie élue, et profondément reconnaissante d'être admise dans l'Église. Je me suis mise à visiter des monastères, à suivre la liturgie, à participer à la messe solennelle de la nuit pascale (...); tout s'éclairait, je vivais la Révélation.’ Le catholicisme représente pour Nolthenius, à l'image du Gesamtkunstwerk wagnérien, une parfaite union de la musique, de l'histoire et de la religion. L'essai Muziek tussen hemel en aarde (Musique entre ciel et terre, 1981) en offre un bel exemple. Nolthenius y décrit les origines et le rôle liturgique du chant grégorien, mélodie sobre qui se veut ‘écho de l'éternité’: ‘Musique, écho de Dieu. Sons qui émanent de l'Ineffable et qui aspirent à y faire retour’. Pour l'auteur, le grégorien incarne ‘une spiritualité qui, depuis des siècles, n'est plus la nôtre: piété de l'Église des premiers temps, qui renonce au terrestre’. Cet idéal de foi, pleinement choisi et intimement vécu, nul ne l'a mieux exprimé que l'homme de la vallée de Spoleto. | |
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Un homme sans mesure‘Il y avait dans la ville d'Assise, située dans la vallée de Spoleto, un homme appelé François’. Cette formule biblique, inspirée du livre de Job, introduit le premier chapitre de la biographie de saint François que Thomas de Celano commença en 1229, moins de trois ans après la mort du saint. Dans Een man uit het dal van Spoleto, Nolthenius modifie volontairement le langage de Celano, moins par déférence (encore qu'elle nuance toujours son respect pour ce témoignage immédiat) que pour redonner à la phrase originelle toute sa dimension historique. Dans son étude, Helene Nolthenius pose en principe que ‘le phénomène François est indissociable de son époque’. Dès lors, le lecteur est invité à se reporter en arrière, à la fin du xiie siècle, dans une Italie morcelée en villes et comtés où le pouvoir passe de main en main à travers de violents affrontements. Il lui faut se replonger dans le contexte d'un clergé opulent et de moins en moins fidèle à l'interdiction de posséder des biens privés, de paysans attachés à la glèbe, d'une société essentiellement féodale où sévissent la faim, la pauvreté et les guerres (civiles). C'est dans ce ‘pays de famine’ - pour reprendre l'image de l'historien français Jacques Le Goff - que se déroule l'enfance de François, fils d'un marchand d'Assise et futur ‘frère mineur’. ‘Une ville comme celle d'Assise’, écrira plus tard Nolthenius, ‘devait grouiller de mendiants - farouches, souffreteux et geignants’. En dépit du propos historique qui semble annoncé par son introduction, la ‘vita’ de Celano poursuivait en fait un tout autre but: raffermir la spiritualité franciscaine en la protégeant du risque de dissensions internes. C'est pourquoi cette biographie présente, par bien des traits, l'allure d'une hagiographie; François y est avant tout un saint, et le récit est soigneusement épuré de tout ce qui pourrait le faire taxer d'hétérodoxie, danger à peine illusoire dans la mesure même où les tendances hérétiques foisonnent dans ce xiiie siècle où la faillite de l'Église en tant qu'institution amène tout naturellement le profane à revendiquer sa propre légitimation. Pourtant, Nolthenius se montre fort modérée à l'égard de ce premier biographe. Il avait l'excuse de vivre dans ce qu'elle appelle une époque ‘a-historique’. Elle sera beaucoup plus acerbe et percutante dans son jugement sur certains amateurs modernes qui se disent historiens mais qui, faisant preuve d'un coupable anachronisme, ont tenté d'annexer à leur propre idéologie la vie et le legs spirituel de saint François. Au sujet de ces usurpateurs, Nolthenius a cette réflexion qui ne manque pas d'humour: ‘Il y a des auteurs (...) qui tentent de mettre le grappin sur François et de l'attirer jusqu'à eux par delà huit siècles de distance. Il fait recette, ce François, avec sa conscience de classe, son oecuménisme, sa vocation d'objecteur de conscience et d'écologiste bénévole. Le seul hic, c'est que, à part le nom, il n'a plus grand-chose de commun avec le héraut médiéval de la Pauvreté.’ Helene Nolthenius elle-même n'échappe pas tout à fait aux contingences de son siècle; le regard même qu'elle porte sur saint François dans sa reconstitution historique porte principalement sur l'homme et son art de vivre, se limite à ‘plonger dans le passé pour un “plan rapproché” en restant derrière la caméra’. Cependant, le procédé de collage qu'elle adopte, passant en revue une impressionnante diversité de sources authentiques, permet une | |
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véritable remontée dans le temps. Cette perspective synchronique, consistant à approcher saint François par rapport à son temps, se matérialise aussi dans le schéma général du livre, composé de trois parties et où le moment du commentaire déterminant est différé autant que possible. La biographie progresse avec la complicité du lecteur. Dans la première partie, Helene Nolthenius donne la parole à des chroniqueurs de l'époque pour relater ce qui s'est passé à Assise et dans les environs immédiats entre 1180 et 1226. Elle ne consulte pas seulement les sources officielles comme les statuts de la ville ou les listes de condamnations publiques, mais aussi des chroniques domestiques dans lesquelles figurent les informations les plus diverses comprenant aussi bien des nouvelles politiques et économiques que des conseils, recettes, exemples et ragots. Le tableau d'époque nuancé qui se dégage de cette manière se présente sous la forme d'une mosaïque dont les différents éléments ne se mettent en place qu'après coup. Ainsi, le moment de la conversion de saint François, tel qu'il est rapporté par des disciples dans la seconde partie, prend un relief tout particulier si l'on se souvient des mesures très strictes édictées par la ville vis-à-vis des lépreux. Lorsque François baise la main de l'un d'entre eux, il le fait en surmontant sa répugnance, mais aussi au prix d'une infraction. Les disciples se sont évidemment appliqués à donner de saint François une image aussi positive que possible: pour eux, il est d'abord ‘l'homme de la vallée de Spoleto’. Dans la troisième partie, la plus personnelle de son ouvrage, Helene Nolthenius n'hésite pas à démythifier le personnage. Plus d'un stéréotype - comme l'ascendant que François exerçait sur les animaux, son côté visionnaire, son perfectionnisme dans l'exercice des vertus monastiques du jeûne et de la mortification - a d'ailleurs pu être accentué par le goût du Moyen Age pour le ‘topos’. Que dire aussi des miracles, magnifiés par les récits attribuant à saint François une multiplication des pains ou la transformation d'eau en vin alors que, dans la plupart des cas, il s'agissait de phénomènes naturels. Ce qui reste, en définitive, ce n'est pas le mythe d'un saint, mais le charisme d'un homme qui avait pour devise ‘servir par l'humilité’. Un principe qui n'est pas sans rapport avec la loyauté inconditionnelle de saint François vis-à-vis de l'Église, en quoi il est bien dans l'esprit de son temps. S'il a bien constaté des faits répréhensibles, il a toujours eu pour tactique de manifester sa désapprobation en prônant un comportement situé à l'opposé. Et Nolthenius de conclure: ‘J'ai découvert un homme sans mesure, sans mesure dans sa générosité, son amitié, son dévouement, sa constance, son courage, ses émotions... et dans la verticalité de sa recherche de Dieu. Un homme sans mesure jusqu'à l'absurde, quelqu'un qui, aux yeux du monde, est un ‘fou d'un nouveau genre’. Dévoiler ce ‘fou’ au monde à partir d'un profond respect pour son temps, tel est le grand mérite de Een man uit het dal van Spoleto. C'est donc justice que, après des nominations à l'important prix néerlandais AKO et au prix européen de Littérature, l'essai ait été couronné en 1992 par le prix Henriette de Beaufort. | |
Faux passeportSi François nous est dépeint comme une personnalité inébranlable dans sa fidélité à l'idéal qu'il s'est choisi, les personnages fictifs de Nolthenius incarnent au contraire bien des | |
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doutes, dilemmes et désillusions de l'auteur. Son livre le plus significatif à cet égard est sans doute Een ladder op de aarde (Une échelle sur la terre, 1968), montrant la nonne Béatrice en conflit avec sa propre vocation. L'histoire se déroule en 1375, à la charnière du Moyen Age et de la Renaissance. L'écrivain en explique elle-même le thème, disant que ‘ces deux-là ne peuvent se supporter. Pour bien le faire comprendre, je les personnifie. Béatrice est le Moyen Age. Son antagoniste, Can della Scala, seigneur de Vérone, est un prince de la Renaissance dans toute l'acception du terme, style Machiavel’. Les parents de Béatrice la retirent du couvent et la marient au fils aîné et successeur de Scala. Mais elle tombe amoureuse du père. ‘Un grand amour malheureux. Elle est un bas-bleu qui ne s'adapte pas à la cour, ne sait comment prendre cet homme ni ce qu'elle pourrait lui trouver; elle sait qu'il ne l'aime pas, qu'il ne la voit pas comme une femme mais veut en faire son alliée; elle s'y refuse’. Après la mort de son mari, elle retourne au couvent, où elle se donne une nouvelle devise: ‘Ma vie est de prier pour Cane’. Ce n'est donc pas une conversion qui motive son retour, mais une expiation d'un genre tout particulier: ‘Je suis seule. Etre seule est mon destin. La coquille s'est entrouverte un moment, elle s'est à présent refermée. Ma famille m'évite comme si j'avais la lèpre. J'ai perdu ma jeunesse, j'ai perdu mon bien-aimé; quant à Dieu, je ne l'ai jamais eu. On ne peut être plus solitaire. Mais c'est une solitude qui a un sens’. Cette figure médiévale de Béatrice a son pendant moderne, Grace Born, personnage principal du livre De afgewende stad (La ville désertée, 1990). Après un mariage raté et le stress d'un cercle de journalistes à Londres, elle se retire à Eddur, ville désertée du Kurdistan, qui connut il y a des milliers d'années une civilisation florissante avec l'écriture cunéiforme. Dans un isolement absolu, elle s'y adonne durant une quinzaine d'années au déchiffrage et à l'exégèse de textes, ressemblant à des psaumes, qu'elle a découverts elle-même sur des tablettes d'argile. Mais cette solitude volontaire lui sera fatale en tant que chercheuse: elle se trompe de près de deux mille ans dans sa datation. En outre, appliquant le fallacieux adage ‘La langue est affaire personnelle’, elle commet de graves erreurs d'interprétation. La morale de l'histoire semble être que personne ne peut se soustraire impunément à la vie en société. Ce qui n'empêche pas Grace Born de connaître, grâce à son ascèse et à son jusqu'au-boutisme, des instants d'une plénitude totale allant jusqu'à l'extase mystique. En dépit de tout ce qui les sépare - l'époque, l'environnement culturel -, Béatrice et Grace Born vivent des destins étonnamment similaires. Ni l'une ni l'autre ne parvient à réaliser une synthèse entre les pôles (ancrés dans chacun de nous) du monde intérieur et du monde extérieur, de l'esprit et de la matière, de l'individualité et de la collectivité. Le conflit qui résulte de cette dichotomie prend une tournure d'autant plus aiguë que toutes deux se refusent à rester confinées dans un rôle féminin traditionnel. L'issue du conflit sera également analogue chez les deux personnages. Béatrice en tire une amère conclusion: ‘Qui a manqué sa destinée en veut toujours au ciel’. Et Grace Born, au terme de sa longue période en dehors du monde, formule cet aphorisme: ‘Qui rompt le contact avec l'humanité, perd aussi le contact avec lui-même’. Aussi bien dans Een ladder op de aarde que dans De afgewende stad, Helene Nolthenius maintenait encore une assez grande distance entre les personnages du roman et les | |
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circonstances de sa propre vie, de même que dans Addio Grimaldi! (Adieu Grimaldi!) et Monte Deserto (Mont Désert), deux oeuvres de 1953. Le changement est radical avec De steeneik (Le chêne vert, 1984), où le personnage central du récit ‘Een brood van steen’ (Un pain de pierre) donne l'impression d'être une sorte d'alter ego masculin de Nolthenius elle-même. Ici encore, nous avons affaire à un scientifique, Thomas Lanting, fasciné dès sa jeunesse par la foi inébranlable du petit frère mineur toscan, qui va jusqu'à parler aux animaux. Visitant Assise, il entend un autre touriste s'écrier: ‘Thomas, où restes-tu?’, mais il interprète cela comme un appel de François, appel auquel il obéit de toute son âme. ‘C'est en répondant à cette voix, en répondant à cet amour que, de retour aux Pays-Bas, il se donna tout entier à la foi qui avait fait de François ce qu'il était’. Il devient prêtre dans l'ordre de Francesco. Au chevet d'un ami mourant, il dira à propos de cette période de sa vie: ‘J'ai vécu mes premières années monastiques dans l'harmonie insouciante du paradis. Jamais auparavant et jamais après cette période je n'ai goûté aussi longtemps pareille félicité’. Hélas, comme son homonyme du Nouveau Testament, Thomas perd cette sérénité: sa foi n'est pas assez forte pour résister aux considérations rationnelles de son intellect. Il se rend compte qu'il s'est fait baptiser pour un ‘faux passeport’, établi sur la base de désirs personnels et d'autosuggestion. Nolthenius, elle aussi, est passée par cet état d'âme lorsque - malgré l'émotion mystique - elle a cessé de croire à la transsubstantiation au sens littéral que lui confère l'eucharistie. Ce sacrement, censé concrétiser l'unité entre Dieu et l'homme, perdait pour elle sa signification transcendantale, de même que la Bible cessait d'être la Vérité révélée aux hommes: ‘C'est un beau livre’, dit Nolthenius, ‘mais je puis tout aussi bien lire Platon’. Pareille attitude signifie, certes, la conquête d'une liberté intellectuelle, mais elle implique aussi un douloureux sacrifice. Thomas l'exprime bien dans un monologue intérieur: ‘Pour qui, après une jeunesse dont tous sentiments étaient bannis, a cru durant quatre ou cinq années ressentir la chaleur d'un Dieu tout proche, nul sacrifice ne peut être plus pénible que ce choix de partager la solitude de Dieu’. Nolthenius formule un tourment analogue lorsqu'elle déclare dans une interview: ‘Ne plus pouvoir en fin de compte croire en Dieu et en une vie éternelle occasionne une douleur permanente. Un peu comme l'enfant que vous avez perdu vous manquera toute votre vie’. A la fin du récit, son ami étant mort, Thomas Lanting choisit comme lecture, non la Bible, mais le Phédon de Platon et plus précisément le dialogue qui - Socrate étant à l'article de la mort - traite de l'immortalité de l'âme. La voix de la raison a supplanté celle du coeur. | |
Conclusion: ‘Pas une veste, mais une peau’En définitive, l'unité de l'oeuvre de Nolthenius tient au fait que, davantage qu'une transition historique entre la spiritualité et le rationalisme à la mesure de l'homme, le fossé qui sépare le Moyen Age de la Renaissance trouve sa réplique dans le conflit existentiel de l'auteur et devient, sous sa plume, une cohabitation - fût-elle tendue - du coeur et de la raison. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre une des devises de Nolthenius: ‘Les | |
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personnages historiques ne sont jamais historiques. Les personnages fictifs ne sont jamais fictifs’. L'historien sortirait de son rôle s'il en venait à déplorer la perte du sens religieux et du parfait accord qui unissaient, à l'époque de saint François, l'homme, la nature et le créateur. En revanche, il peut légitimement s'efforcer, à partir de sources authentiques, de replacer cette conception du monde dans son juste contexte historique en recourant - mais non exclusivement - aux artifices de style susceptibles d'en assurer l'évocation de manière plus parlante pour un esprit de notre temps. Cet équilibre, Een man uit het dal van Spoleto semble l'avoir parfaitement atteint. Quant à l'oeuvre de fiction de Nolthenius, à peine inférieure en volume à ses études scientifiques, sa véritable dimension est d'ordre psychologique. En fait, tous ses personnages de roman sont ‘post-médiévaux’ et ont dû, par suite de circonstances extérieures ou d'un conflit intérieur, ou encore pour ces deux raisons à la fois, renoncer à ce qui naguère avait été leur bien le plus précieux. Ce revers est plus douloureux encore s'il survient à un moment où l'individu vient de décider de changer de vie. Béatrice quittant son couvent, Thomas Lanting abandonnant ses études de chimie pour entrer dans les ordres chez les franciscains. Grace Born laissant là son mari et sa carrière londonienne pour s'en aller mettre à jour les vestiges d'une civilisation oubliée, tous subissent ce dur revers de fortune et se retrouvent complètement démunis. Quant à la cantatrice Ursula Schröder, le personnage principal de la nouvelle De Krekel (La cigale), elle ‘sait depuis longtemps qu'elle chante les chansons mieux qu'elle ne les vit’. La philosophie générale qui se dégage semble que ni la religion, ni l'art, ni la science ne peuvent remplacer la vie, en tout cas pas pour l'homme moderne, qui est coupé du monde ‘supérieur’ et ne perçoit ces activités que comme des disciplines séparées. Pour Nolthenius, précisément, le catholicisme présentait cet incomparable attrait de réaliser le parfait alliage des contraires: la philosophie et le beau, la symbolique et le littéral, l'accomplissement individuel et le sens social, la jouissance terrestre et la profondeur métaphysique. Si, pour des motifs rationnels, vous rompez avec cette foi, ‘vous ne vous débarrassez pas d'une veste’, comme l'a un jour si bien dit le poète néerlandais Jan Eykelboom (o1926), ‘mais d'une peau’. Dans l'entretien qui sert d'introduction à Terugstrevend naar ginds, Nolthenius déclare encore ceci: ‘La musique, l'histoire, la religion: tels sont, je crois, les grands souffles qui ont animé mon existence, tantôt comme une brise légère, tantôt comme un vent de force dix’. Comment ne pas remercier notre ‘frère Vent’ en répétant après saint François la quatrième strophe de son Cantique de frère Soleil: ‘Loué sois-tu, Seigneur, pour notre frère le vent, pour l'air et pour le nuage, pour le ciel pur, pour toutes les saisons, qui donnent aux créatures la vie’.
ANNEKE REITSMA Publiciste. Adresse: Dorpsweg 25, NL-8755 JH Idsegahuizum. Traduit du néerlandais par Jean-Marie Jacquet. |
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