Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
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![]() Kris Martin, Mandi XV, inox et bronze, 2007. Installation dans la cathédrale Saint-Bavon de Gand, 2012, photo Chr. Vander Eecken © galerie Sies + Höke, Düsseldorf.
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‘Mandi’: l'éternel adieu de Kris MartinLa cathédrale Saint-Bavon de Gand a accueilli au cours de l'été 2012 une exposition d'art contemporain intitulée Sint-Jan dont l'idée originale était due à l'artiste Kris Martin (o 1972). L'année précédente, il avait offert à la cathédrale sa ‘croix humaine’, une croix très sobre toute en inox brillant d'une hauteur d'environ 130 cm, dont les deux bras horizontaux sont repliés l'un sur l'autre, créant ainsi l'impression que la figure du Christ tient ses bras devant les yeux au lieu de les écarter. En guise de reconnaissance pour ce don généreux, le chanoine Ludo Collin lui proposa de tenir une exposition dans la cathédrale, mais Kris Martin préféra ne pas l'assumer seul. Lorsque l'idée fut reprise quelque temps plus tard par Jan HoetGa naar eind1, ancien directeur du musée d'Art contemporain de Gand, soixante artistes se présentèrent pour exposer. Cette croix remonte à une version plus petite en bronze que Kris Martin a réalisée quelques années auparavant et qu'il a intitulée Idiot (2007), sans la moindre intention toutefois de provoquer ni de commettre un quelconque acte blasphématoire. Au contraire, un Christ fermant les yeux acquiert une dimension plus humaine. Reste à savoir s'il détourne le regard parce qu'il n'a plus le courage de contempler l'état actuel de l'humanité ou si au contraire il ferme ses yeux vigilants parce qu'il accorde une confiance ‘aveugle’ à celle-ci? Si le terme ‘idiot’ s'utilise pour désigner un ignorant, il inclut aussi la signification de bizarre ou particulier, de simple ou innocent. Un idiot peut être quelqu'un qui ne possède pas de bagage professionnel mais qui est par contre doté d'une intelligence intuitive. Il faut dire que Kris Martin est un artiste autodidacte. Ayant suivi une formation d'architecte, il a exercé plusieurs années ce métier avant de décider de faire, comme un idiot, du dysfonctionnement son métier. Et quelle belle réussite! À peine connu en Belgique, il a néanmoins exposé au début du xxie siècle dans des galeries et des musées importants à l'étranger. Dans l'oeuvre de Kris Martin, un rôle déterminant est réservé à L'Idiot de Dostoïevski. Avec la même discipline que celle des moines médiévaux copiant des enluminures, il a recopié à la main la totalité du roman. Ce qui avait été imaginé comme un remède pour son writers-block se révéla une source d'inspiration importante. Contrairement au ‘Quichotte’ de Pierre Ménard dans la nouvelle | |
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![]() Kris Martin, Bee, or massif, 2009, photo A. Kukulies © galerie Sies + Höke, Düsseldorf.
de Jorge Luis BorgesGa naar eind2, l'oeuvre de Kris Martin n'est pas un acte d'appropriation ni une mainmise sur une oeuvre d'art d'autrui, mais une sorte d'identification avec le personnage principal du roman. Partout où apparaissait le nom de l'idiot, Mychkine, il l'a remplacé par son propre nom. L'idiot est une sorte de Christ auquel l'artiste s'identifie, non pas comme le prophète méconnu que l' on trouve, par exemple, chez le peintre flamand James Ensor (1860-1949)Ga naar eind3 ni comme le rédempteur tel que l'évoque l'artiste allemand du siècle dernier Joseph Beuys, mais bien comme une personne quelque peu déphasée qui cherche d'une manière un peu naïve à faire le bien. Mais l'idiot dispose aussi d'un pouvoir, il est en mesure d'inspirer ou d'enthousiasmer autrui. Dans l'imagerie populaire, il est représenté avec un entonnoir renversé sur la tête. Comme une couronne royale, cet accessoire est pour l'idiot un signe de pouvoir, de considération et de respect. C'est ce qui a incité Kris Martin à se fabriquer un entonnoir en or pur (Funnel, 2005). | |
Le temps s'envole inexorablementOutre cette ‘croix humaine’ installée aujourd'hui de façon durable à 113 mètres de hauteur au sommet du mat sur la cathédrale de Gand, Kris Martin a présenté dans l'exposition Sint-Jan deux autres conributions qui permettent une belle approche de la multiplicité de son oeuvre. Se servant de matériaux les plus divers, l'artiste tient compte de l'espace et de l'échelle et montre au spectateur comment l'infiniment grand peut se refléter sans problème dans l'infiniment petit. Près de l'entrée de la cathédrale était suspendue au plafond du portail une épée de sept mètres de long, planant comme une épée de Damoclès au-dessus des visiteurs. Symbole du danger qui ne cesse de nous menacer et nous rappelle constamment que la prospérité peut basculer vers une fatalité inéluctable, c'est une oeuvre qui, malgré son caractère spectaculaire et sa présence impressionnante, ne recherche pas l'effet théâtral mais invite au contraire à l'humilité et à la réflexion. | |
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![]() Kris Martin, Vase, fragments de porcelaine de Chine recollés, 2005, photo A. Kukulies © galerie Sies + Höke, Düsseldorf.
La troisième contribution de Martin à Sint-Jan, dans un contexte historique et religieux de toute façon particulier, était nettement plus discrète, à telle enseigne qu'elle a probablement échappé au regard de bon nombre de visiteurs. Dans la cage de verre pare-balles qui abrite L'Agneau mystique des frères Van Eyck, l'artiste a placé sur le rebord en bois une abeille renversée sur le dos en or massif (Bee, 2009). Outre le contraste évident entre la précarité de l'insecte et la valeur quasi éternelle du métal précieux, cette oeuvre fait également référence à la signification de l'abeille comme symbole de vertus chrétiennes telles que la pureté, la renaissance et le zèle. Il semblerait que les cierges en cire (d'abeille) nécessaires à la célébration de l'eucharistie rappellent depuis longtemps cet ancien symbole chrétien. Malgré leur énorme différence au niveau de l'échelle et de la présence, ces oeuvres de Martin ont toutes en commun qu'elles nous confrontent à notre propre caractère mortel. Comme des memento mori contemporains, elles nous rappellent que le temps s'écoule inexorablement. Le temps occupe sans conteste la place centrale dans l'oeuvre de Kris Martin et, par extension, la temporalité et l'éternité, l'immortalité et le souvenir, la vie et la mort. Et comme le temps demeure une notion relative, Kris Martin évolue sans problème entre le romantisme et le modernisme, entre l'art conceptuel et le minimalisme, entre l'appropriation et le ready-made. Dans Mandi VIII (2006), la copie par Kris Martin du fameux Laocoon, sculpture en marbre datant de l'hellénisme tardif et représentant le prêtre Laocoon et ses deux fils étranglés par des serpents envoyés par Poséidon, les serpents ont disparu. L'angoisse devant un ennemi invisible et une menace inconnue pourrait bel et bien être plus forte encore que celle qui nous étreint devant des dangers que nous connaissons déjà. Il est également possible d'aborder le Laocoon de Martin contre la toile de fond de l'essai éponyme de Gotthold Ephraïm Lessing datant de 1766, sur les limites de la peinture et de la poésie. Cet écrit de l'époque des Lumières en Allemagne a ensuite inspiré The New Laokoön. An essay on the Confusion of the Arts (1910) du critique culturel américain Irving Babbitt et Towards a Newer Laocoön (1940) du critique d'art Clement Greenberg, qui souligne que certaines questions esthétiques sont de tous les temps et que l'artiste moderne doit se définir en | |
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![]() Kris Martin, Still Alive, réplique argentée du crâne de l'artiste, 2005, photo A. Kukulies © galerie Sies + Höke, Düsseldorf.
tenant compte des limites de son propre média. Un message dont Kris Martin, avec sa prédilection pour l'élégance formelle et les matériaux sensuels, ne tiendra manifestement pas compte. Il existe un lien étroit entre l'expérience du temps et de l'écoulement du temps et des thèmes comme la beauté et la fugacité, mais aussi la création et la destruction. On en trouve un bel exemple dans Vase (2005) où, à chaque nouvelle exposition, une version contemporaine d'un vase Qing de plus de deux mètres de haut est brisée par l'artiste, qui en recolle ensuite jusqu'au dernier morceau. Au sein d'une oeuvre dans laquelle le spirituel et l'éphémère occupent une place importante, cette réalisation a un caractère plutôt matérialiste et spéculatif. À chaque exposition, le vase devient plus fragile mais paradoxalement, selon les lois du marché de l'art, sa valeur augmente à chaque fois. Ce n'est donc pas par hasard que la décoration caractéristique en bleu et blanc de ce vase chinois ne présente pas de sujets religieux ou spirituels, mais des scènes d'une intense activité commerciale dans une ville prospère avec un foisonnement de bateaux, de ponts et de pontons. Une des oeuvres les plus connues de Martin, Mandi III (2003) est constituée d'un tableau d'information tel que nous les connaissons dans les gares et les aéroports, mais où manque la mention des destinations et des heures de départ. Les plaquettes avec les lettres et les chiffres sur le panneau noir continuent à crépiter régulièrement, mais sans donner la moindre indication d'espace ni de temps. Serait-ce un panneau d'information sur notre voyage vers notre ultime destination? Il n'existe pas de plus belle manière de visualiser le temps que de le geler. En 2007, Kris Martin a réussi à paralyser pendant une minute la foire d'art contemporain de Londres Frieze en faisant lire par une voix officielle dans les haut-parleurs une demande à toutes les personnes présentes ‘d'arrêter tous leurs appareils électroniques, de suspendre toute activité et d'observer une minute de silence par respect pour l'instant en cours’. L'artiste demande en effet ‘une minute de silence sans qu'il y ait une raison particulière. Pour personne. Pour rien. Juste une minute pour soi. Gagner ou perdre une minute, la gaspiller ou l'utiliser. À vous de choisir’. Comme nous sommes conscients du temps, nous sommes également conscients de notre finitude. Pour la série End Points (à partir de 2004), Kris Martin découpe à chaque fois le dernier | |
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point du livre qu'il vient de lire. Ses lectures sont très variées, allant d'Ovide à Francis Bacon en passant par Tourgueniev, Mann et Steinbeck ou encore H.G. Wells et Johanna Spyri (auteur de Heidi), mais elles se terminent toutes par un point. Et ce point de la dernière phrase du livre se retrouve collé en plein milieu d'une feuille de papier de sorte que le ‘point final’ devient soudain le centre de l'univers. Comme si l'histoire entière se retrouvait comprimée dans ce trou noir infiniment petit. Kris Martin appelle systématiquement les oeuvres clés de son travail d'artiste Mandi. C'est une expression locale italienne dont on se sert pour prendre congé. Elle se compose d'une contraction de mano (main) et dio (Dieu) et signifie donc quelque chose comme ‘dans les mains de Dieu’ ou ‘adieu’. Est-ce que l'oeuvre de Kris Martin serait un immense adieu? Une préparation à la vie après la mort? La réponse de l'artiste tient dans son ultime autoportrait. En 2005, il a réalisé à l'aide d'un scan tridimensionnel une réplique argentée de son propre crâne et lui a donné le titre Still Alive. Jusqu'à nouvel ordre, la vie après la mort semble réservée aux seuls artistes. Lieven Van Den Abeele |
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