| |
| |
| |
Adhérence
par Stephan Enter
Traduit du néerlandais par Christian Marcipont.
Lécrivain néerlandais Stephan Enter (o 1968) a débuté en 2004 avec Winterhanden (Mains d'hiver), un recueil qui comprend six longues nouvelles. Aussitôt le public a eu le sentiment d'avoir affaire à un écrivain particulièrement talentueux. Ce sentiment n'a fait que se confirmer au fil des publications romanesques de Stephan Enter, jusqu'à la grande percée réalisée en 2011 grâce à son roman Grip (Adhérence), dont on trouvera ci-après la traduction française de trois extraits et qui s'est vu récompensé par d'importantes distinctions littéraires dans la néerlandophonie.
Autour de l'axe de ce roman gravitent essentiellement trois hommes, Vincent, Paul et Martin. Tous les trois sont épris de la même femme: Lotte. Vincent et Paul empruntent l'Eurostar dans le but de gagner le Pays de Galles, où vivent Lotte, Martin et leur petite fille. C'est là que doivent se retrouver les membres de ce qui était autrefois un club d'alpinistes. Dans le même temps, Martin se rend à leur gare d'arrivée pour les accueillir. Au cours de leur voyage, les trois hommes remontent de deux décennies dans le passé, à l'époque de leur rencontre. Stephan Enter décrit minutieusement leur conception de la vie vingt ans auparavant et les espoirs qu'ils nourrissaient alors. Sous la plume de l'auteur, chaque portrait psychologique devient une oeuvre d'art en soi.
C'est aux Lofoten, un archipel situé au large de la Norvège, que les alpinistes ont de toute évidence connu leur ‘heure de gloire’. Ce voyage a déterminé toute leur existence. L'un a sauvé l'autre de la mort, l'autre a frappé à la mauvaise porte en déclarant sa flamme et le troisième est passé à côté de la chance de sa vie. Les souvenirs qu'ils en ont conservés diffèrent pour chacun, parfois jusqu'à se contredire.
Grip évoque avant tout les fluctuations de la vie, le renoncement aux rêves et aux désirs, ainsi que l'effet déformant de notions telles que le temps et la mémoire. Le résultat est un récit qui, pour ainsi dire, avance à rebours, où tandis que l'on progresse dans le temps, l'on recule dans le souvenir.
| |
| |
| |
Un-deux-trois-plouf!
Il n'avait pas réussi à détourner les yeux; c'était un spectacle à se désopiler et qui hypnotisait en même temps. Parfois, il se forçait à observer du coin de l'oeil, et son regard glissait le long du visage de Martin, en direction de l'immense espace criblé de soleil du Geirangerfjord, avec la ligne de faîte à l'arrière-plan et, en contrebas, l'eau balayée au petit bonheur par les rafales. Mais alors, avant même d'en prendre conscience, il fixait de nouveau son regard sur Martin, examinait la manière dont Martin mangeait.
Ce n'était pas seulement le fait que Martin parlait et riait la bouche pleine, de telle sorte que l'on pouvait voir en détail comment tout était soigneusement mastiqué entre ses dents; ou comment, le coude gauche calé à la manière d'un paysan, il se servait de la fourchette serrée dans son poing droit pour enfourner le contenu de son assiette - c'était aussi le cérémonial qui entourait l'opération. Sa manière, comme pour une partie de ‘plante-couteau’ sur le sable, de couper sa salade, après s'être servi avec un grand cliquetis d'armes, en suivant des lignes droites. Sa manière scrupuleuse d'écraser les pommes de terre jusqu'à obtenir une substance de la même texture que la compote de pommes posée à côté. Et sa manière alors de se jeter dessus, comme si toute cette nourriture vaincue et battue à mort n'était rien d'autre que le nirvana! Paul prit un air sérieux et, à la dérobée, regarda Vincent, qui avait fait la cuisine avec Lotte.
Mais les auberges de jeunesse du reste de l'Europe, dit Martin avec un claquement de langue, ne pouvaient soutenir la comparaison avec celles de Scandinavie. Toutes brillaient comme un sou neuf et puis, quel luxe incroyable! Lotte rétorqua qu'en Suisse elles n'avaient rien à leur envier. Mmm, rien qu'en Suisse, alors, dit Martin, une petite perle de gras sur le menton. Mais on n'avait pas idée de la situation en France ou en Italie, et par-dessus le marché les vols y étaient légion, tandis qu'ici on ne prenait même pas la peine de fermer la porte à clé.
Martin se mit à renverser; Paul avait vu un jour un impeccable Q formé de grains de riz là où s'était trouvée l'assiette de Martin. Il éprouva l'envie irrépressible de risquer une phrase du genre ‘tu as un couteau, Martin!’, détourna de nouveau les yeux, portant un regard en biais vers le petit port somnolent de Hellesylt, niché dans le creux du fjord, où apparaissait un navire d'un blanc laiteux, à la coque noire, sans doute d'importantes dimensions mais qui, vu depuis la terrasse de graviers tout en hauteur, ne semblait pas excéder la taille d'un jouet. (...)
(...) L'obscurité se referma comme une main autour des vitres. On pénétrait dans le tunnel sous la Severn et, contrairement au trajet en Eurostar, ce n'était pas le compartiment qui était éclairé, mais le tunnel, quoique chichement. Le train tâtonnait son chemin, une lampe après l'autre, les oreilles de Paul se débouchaient, il déglutit et malgré tout entendit plus distinctement - le vacarme et le ferraillement, traversés par la voix de Vincent. Peut-être Vincent voulait-il parler tout le temps que durait le tunnel (‘Le ciel entier scintillait, disait-il à l'instant aux écoliers, et pourtant il ne neigeait pas - on ne voyait même pas trace d'un nuage’), et à présent que Paul le distinguait avec moins de netteté, cette voix acquérait d'autres contours, devenait chaude et joviale. Vincent avait toujours été impressionnant, ne serait-ce que physiquement. Comme si, depuis l'âge de onze ans, la barbe lui poussait sur la pomme d'Adam, et les poils sur la poitrine depuis qu'il en avait treize. De plus, il suait comme un docker, se disait Paul tandis que ses oreilles recommençaient à se boucher. Oui, il accrochait sur la corde à tendeur devant sa tente les chaussettes qu'il avait eues aux pieds toute la journée, puis un essaim de petites mouches grises les rendait invisibles, et c'était Vincent en personne qui le faisait remarquer aux autres (regardez, avait-il dit, on dirait des abeilles sur un apiculteur), et il faisait preuve de coquetterie précisément avec ces choses qu'un autre aurait
| |
| |
cachées - tout cela parce qu'il était adulte à vous dégoûter. Ce qui l'avait amené, lui, ce Paul inodore et sempiternellement décharné, l'oeil rivé sur les chaussettes et les mouches, à échafauder une théorie biscornue sur les garçons et les filles prématurément pubères, qui avaient beaucoup de succès et faisaient l'amour dès le berceau. Leur précocité finissait par les rattraper au tournant, et pire encore: ces jeunes trop mûrs pour leur âge s'enlisaient dans des mariages désolants, avec des enfants à la clé, s'encroûtaient dans des emplois immuables et oubliaient de s'épanouir. Vincent avait hoché la tête d'un air supérieur - assurément les choses devaient se dérouler ainsi. À présent, deux décennies plus tard, cette théorie s'avérait inattaquable, excepté pour Vincent.
L'obscurité persistait, peut-être à cause d'un éclairage défectueux à l'intérieur du compartiment. Les vapeurs de diesel que crachait la locomotive étaient étouffantes.
‘J'ai vu un rocher tomber du sommet, dit Vincent, il a déboulé tout seul, puis soudain des petites pierres et des petits blocs de glace se sont mis eux aussi à débouler de tous les côtés, et cinq secondes après, une masse assourdissante se précipitait dans le gouffre en me frôlant. À deux mètres près, je ne me serais pas trouvé ici’. Ils débouchèrent du tunnel. Paul regarda le petit groupe. Bien sûr, tu ne devais pas compter sur une autre carrière, entendait-il encore Lotte prononcer: ceux que tu connaissais et ce que tu en faisais, point à la ligne. ‘Le froid et la chaleur, disait Vincent, au bout du compte c'est kif-kif, à une altitude comme celle-là le froid vous brûle sous la peau.’ Paul remarqua une chose qui lui avait échappé vingt ans plus tôt: Vincent ne détaillait que les aspects physiques de l'escalade: le froid, des escarpements et des altitudes terrifiants, le grondement provoqué par les chutes de pierres. Pas un mot sur la sensation d'être seul au monde une fois un sommet atteint, ou sur la terreur qui vous prenait à la gorge quand il s'en fallait de peu qu'un compagnon à vos côtés ne glisse (un sentiment qu'il n'avait jamais éprouvé lorsque lui-même faisait un faux pas) ou qu'un mont semblait soudain prendre vie au moment où le vent se levait. Et s'il était vrai que Vincent exagérait, c'était uniquement à propos de la situation et du danger qu'elle impliquait, pas quand il parlait de luimême. Au contraire, il ne manquait jamais de se montrer sous un jour vaguement risible, soulignant son peu de bravoure, ce qui avait pour effet de redoubler sa crédibilité. ‘Mind the gap’, dit Vincent avec l'intonation d'un annonceur du
métro. Il rit, et son auditoire rit de bon coeur avec lui. ‘Un paysage polaire’, déclara-t-il. Mais, se dit Paul tout à coup, peut-être ne fait-il que répéter les légendes que l'on raconte au sujet d'Edward Whymper et d'autres alpinistes, allongées d'un brin d'authentique autodérision. Peut-être l'avait-il toujours fait et n'y avait-il jamais eu de véritable motif d'être impressionné par lui. Lui-même ne divulguerait pour rien au monde à un inconnu son aventure aux Lofoten, encore qu'il s'agît à peine d'une aventure: le début et la fin en demeuraient peu clairs, et elle n'avait pas de quoi rivaliser avec de vrais récits d'alpinistes; les suites elles-mêmes - le bras cassé de Lotte et son retour forcé par avion aux Pays-Bas - étaient de peu d'intérêt en comparaison des pieds noircis par le gel que l'on trouvait dans les récits de la Death Zone, des grimpeurs qui s'entraînaient les uns les autres dans l'abîme pour s'être encordés, ou de cet Anglais, membre d'une des expéditions de Mallory, qui, lors de la descente de l'Everest, incapable de respirer, s'était assis pour mourir et, dans un ultime réflexe, s'étant donné un coup de poing dans la poitrine, avait craché une partie de son larynx atrophié sous l'effet du gel et était parvenu à poursuivre sa route.
À cela venait encore s'ajouter quelque chose qu'il avait presque oublié. Lotte ne pouvait pas être rapatriée seule - il fallait que quelqu'un l'accompagne, mais pas les trois, puisqu'ils étaient en voiture. Vincent, Martin et lui estimaient chacun qu'il était de leur devoir de faire le voyage jusqu'aux Pays-Bas avec Lotte. Ils en avaient débattu jusqu'à se quereller, Vincent objectant sans cesse qu'il était son plus vieil ami et Martin qu'il était le seul à ne pas posséder de permis de conduire. Au bout du compte, quelqu'un avait suggéré un tirage au sort, pour éviter d'y
| |
| |
passer la semaine. Ils avaient cherché des cartes sans réussir à en trouver, Martin avait proposé d'utiliser des allumettes et Paul, sur un coup de tête, avait dit: ‘Pourquoi ne pas jouer à undeux-trois-plouf!, comme font les enfants chez nous? Après tout, nous sommes trois.’ L'idée de la comptine provoqua des ricanements - son côté puéril était irrésistible et Lotte se mettrait fameusement en rogne quand elle l'apprendrait. Et voilà qu'ils s'étaient retrouvés dans le coin douche et qu'avec cette spontanéité propre à ceux qui, centenaires, n'ont toujours pas oublié comment se rouler une cigarette, ils avaient posé les mains à plat les unes sur les autres. Paul récita solennellement un-deux-trois-plouf! et quelque part entre deux et trois, il sentit à la tension de la main au-dessus de la sienne, celle de Vincent, qu'elle allait se retourner, et il se rendit compte un infinitésimal instant que c'était à son tour de retourner la sienne. Après le plouf!, Martin fut le seul à conserver la main posée sur la paume. (...)
(...) La falaise ne mettait pas beaucoup d'obstacle à se laisser gravir. Vincent se lança dans l'escalade en empruntant d'emblée le style qui lui était propre, tout d'instinct, les mains et les pieds écartés à l'extrême. Il se mit à transpirer énormément, c'était la seule différence. Par moments, les chaussures l'encombraient, sans que cela fût vraiment gênant. En un rien de temps, il fut à mi-chemin. Quand, quelques instants plus tard, il serait en haut, il n'y aurait plus de place pour le doute: il lui faudrait prendre à gauche, parcourir le plateau sur une distance de tout au plus un demi-kilomètre, puis paraîtrait un village somnolent, à moins que la maison ne fût tout simplement isolée, entre quelques arbres ébouriffés, avec une grille de jardin et vue sur la mer. Le doute n'était pas permis, il y arriverait le premier. Il dirigea la main vers une encoche nette, d'une parfaite horizontalité, en haut sur la droite, évacua de l'extrémité des doigts de menus débris et du sable, avant de s'accrocher pour de bon à cette prise, et, ayant brièvement repris sa position initiale, il se hissa calmement, au prix de tractions régulières. Il trouva un nouveau point d'appui, lui aussi idéalement positionné. Il tira sur l'une des chaussures, si bien qu'elles se mirent de nouveau à pendouiller plus ou moins à la même hauteur autour de son cou. Bien sûr il reconnaîtrait la maison. Elle se distinguerait des autres par une touche qu'elle seule aurait pu lui apporter, et il dirigerait sans hésiter ses pas vers elle. Peut-être une porte serait-elle ouverte et lui suffrait-il d'entrer. De quoi balayer ses souvenirs, mais il n'y avait pas d'autre solution.
Encore cinq ou six mètres. La partie intermédiaire n'avait franchement présenté aucune difficulté, mais ce dernier tronçon était un peu plus raide, plus raide aussi que ce qu'il s'était imaginé. Il pencha la tête en arrière pour se faire une idée et estima le parcours à suivre - comment s'était-il représenté les choses au sol? Oui, il voyait à présent les points d'appui qu'il avait aperçus en bas. C'était jouable. Allons, s'encouragea-t-il. Quelques mètres. L'euphorie revint, rien n'eût pu le vaincre, il était fait de fibres d'acier. Il se concentra, tendit la main, recommença à grimper, demi-mètre par demi-mètre. À pieds nus, cela allait beaucoup mieux qu'avec des chaussures - le contact direct de la peau contre la pierre vous donnait presque le sentiment d'y adhérer, de commencer à ne faire qu'un avec le rocher. Il approchait du bord. Il dut s'étirer au maximum, trouva une prise, demeura un moment suspendu par les extrémités des doigts des deux mains, tenta de trouver un appui pour son pied, le rapprocha.
Il se mit à tâtonner au-dessus de sa tête. Ses doigts trifouillèrent l'herbe et il découvrit que celle-ci poussait dans une terre extrêmement sèche qui s'effritait partiellement au toucher et tombait en pluie (il eut juste le temps d'éloigner son visage) entre lui et la paroi. Il attendit, agrippa l'herbe de nouveau, sans plus de succès. Sa position n'était guère confortable; tout bien considéré, la rampe n'était pas d'une inclinaison infranchissable, mais le but était un rien trop éloigné, un rien trop haut pour qu'il pût allonger son corps et se dégager sans danger de sa position, faire pivoter ses coudes en haut sur l'herbe et se hisser en prenant appui sur son
| |
| |
torse. Il chercha une aspérité plus élevée où poser les pieds, mais il n'y en avait pas, aucune du moins qui fût à sa portée, les plus proches se trouvaient sur la paroi à quelques mètres vers la gauche ou vers la droite, et le bon sens lui aurait dicté de redescendre, peut-être même tout en bas. Il tenta une nouvelle fois de s'agripper à l'herbe en enfonçant non sans mal ses doigts à travers la couche inférieure, jusqu'au moment où ses ongles crissèrent sur la roche. Celle-ci, outre qu'elle se révéla lisse, s'écartait de lui en s'élevant à l'oblique. Il se rendit compte que l'herbe et la terre n'avaient pu véritablement s'accrocher à cette roche mais formaient ensemble une couche qui en couvrait la surface comme un postiche un crâne chauve. Il recommença à tâtonner, cette fois vers la gauche, cherchant un ressaut dans la couche de pierre sous-jacente. Il ne trouva rien et dut en tout état de cause interrompre ses efforts, car une de ses chaussures pendues autour de son cou appuyait douloureusement sur sa poitrine. Il reprit sa position initiale et scruta le haut de la paroi tout en s'accrochant des deux mains à la roche. Une mouche lui atterrit sur le bout du nez: il loucha dans sa direction, souffla en avançant la lèvre inférieure, la mouche s'envola rapidement mais revint se poser aussitôt, sans se montrer disposée à se laisser chasser de nouveau selon la même méthode. Ce ne fut qu'en appuyant un certain temps le nez contre la roche qu'il parvint à se débarrasser de l'insecte.
Cela ne marchait pas. Il devait rebrousser chemin. Il jeta un regard prudent par-dessus son épaule, vit que l'eau s'était déjà légèrement retirée et que la surface de la plage s'était agrandie. Martin et Fiona avaient disparu. À travers ses pieds, il tenta d'apercevoir le dernier endroit où il avait posé le pied: au même instant il eut un choc et fut saisi d'une crampe dans les jambes. Il avait en effet commis une erreur, l'erreur la plus classique qui soit pour un grimpeur, une erreur de débutant: emporté par l'exaltation, il n'avait pas prévu le scénario dans lequel il n'atteindrait pas son objectif et n'avait pas pensé une seule seconde à un éventuel itinéraire de retour. À mi-pente il aurait encore pu s'en sortir à bon compte: il lui suffisait, au besoin, de redescendre une portion en se laissant glisser sur le ventre. Mais à cette hauteur, sur cette ultime portion abrupte, la chose était impensable. Il vit en dessous, en diagonale par rapport à lui, l'endroit, un petit replat parfait, comme un nez à l'envers, sur lequel il s'était tenu peu auparavant et qu'il aurait pu gagner en s'étirant au maximum. Or, l'assurance que procurait ce moment joua contre lui: l'endroit n'était pas suffisamment d'aplomb en dessous de lui pour qu'il pût se suspendre et y poser le pied, et à supposer qu'il lâchât prise, il dégringolerait aussitôt à une allure vertigineuse, il ne fallait pas s'imaginer qu'un obstacle stopperait sa chute. Il se souvint d'un précepte tiré d'un manuel d'instruction du genre recueil de sermons: lors de la descente, toujours tenir compte du fait que la tête se trouvait du mauvais côté du corps! C'était Martin qui, de préférence pendant les repas,
aimait à débiter à la ronde ce genre de bons tuyaux.
Il regarda devant lui la silhouette acérée de sa tête imprimée par le soleil sur la paroi. Il sentait sa propre transpiration. Son pantalon humide commençait à lui brûler l'entrejambe. Il voyait deux possibilités. La première consistait à arracher un peu partout au-dessus de lui l'herbe et la terre et à les laisser tomber le long de son corps dans l'espoir que dans la roche ainsi dégagée se présenterait un rebord qui lui permettrait de se hisser sur la plate-forme. Si toute la plaque se détachait d'un coup, il serait entraîné sans merci. La deuxième possibilité, c'était de plier les genoux et de se mouvoir de telle sorte que, du bout des doigts, il s'accroche de tout son poids au rebord sur lequel il se trouvait présentement, et puis: à la grâce de Dieu. Au moment où il conçut cette pensée, il en perçut l'ironie, qui trahissait son mode de fonctionnement: toujours garder une porte ouverte pour une possibilité. La seconde n'en était une que pour la forme, une option qu'il envisageait pour la raison qu'il était comme il était.
‘Grand Dieu’, grommela-t-il soudain à part soi. Assurément, il serait tout à fait ridicule de se rompre le cou à cet endroit, non pas sur le K2 ou l'Eiger ou à tout le moins une vraie
| |
| |
montagne, mais ici, sur une corniche à la noix qu'on ne distinguait même plus à cinq kilomètres de la côte. Encore heureux qu'aucun des autres ne pouvait le voir jouer les guignols avec ce pantalon retroussé et ses chaussures qui lui faisaient comme un joug autour du cou. Il envisagea un instant de dégager une de ses mains, de passer les lacets noués ensemble pardessus sa tête et d'envoyer ses chaussures valdinguer, mais il se contenta finalement de poser un bras dessus pour recouvrer son calme. Il inspira et expira profondément plusieurs fois. En avant. Cramponné de toutes ses forces à sa main gauche, avec la droite il recommença à tâter prudemment la couche d'herbe. Il s'allongea encore, quatre ou cinq centimètres, le plus qu'il pouvait. Il étendit les doigts, leur imprima davantage de force, en fit des griffes qu'il planta dans le postiche, éprouva la cohésion du sol. Quelques morceaux friables se détachèrent à nouveau, mais la couche dans son ensemble demeura intacte, paraissant résister. Ensuite, il perça la terre à l'aide de trois doigts, ce qui, non sans mal, lui permit d'effleurer la pierre froide et lisse. Il inséra les doigts un peu sur le côté. Soudain, il sentit un mouvement parcourir la couche tout entière. À toute vitesse il retira sa main et se colla, le visage tourné vers le sol, contre la paroi rocheuse. Mais après que quelques gravats furent tombés sur sa tête, tout s'immobilisa.
Il déplaça un pied d'un centimètre. Il fixait son ombre. Il ne lui était pas nécessaire de lever les yeux pour savoir comment se présentait la couche herbeuse au-dessus de lui. Une peur glaciale le prit à la gorge. Il vit que les jointures de ses doigts avaient blanchi dans sa rage de faire corps avec la roche. Sa chemise lui collait dans le dos. Soudain, tout son corps fut parcouru d'un tremblement. Il fut pris de nausée, sentit son estomac remonter dans sa gorge. Il ferma les yeux.
Extraits de Grip (Adhérence), Uitgeverij Van Oorschot, Amsterdam, 2011, pp. 50-51, 64-67 et 174-178.
|
|