Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
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Espaces courbes: l'oeuvre de la poétesse-compositrice Rozalie HirsDepuis deux ou trois ans, le monde des lettres néerlandaises traverse une période de turbulences: la révision des politiques artistiques a également affecté les subventions aux auteurs et aux revues littéraires. Ces mesures ont été critiquées par plusieurs figures des lettres néerlandaises, dont la poétesse-compositrice Rozalie Hirs (o 1965). Le 14 avril 2011, elle a publié avec les compositeurs Peter Adriaansz, Maarten Altena et Samuel Vriezen (également poète) un Manifest voor een nieuw kunstbegrip (Manifeste pour une nouvelle idée de l'art) pour se distancier de la conception marchande de l'art qui prévaut chez les managers et décideurs politiques. Comme l'énonce la première des douze thèses du manifeste, ‘L'art ne s'adresse pas à un “public cible”. Tout art s'adresse toujours à tous’. Les auteurs du manifeste refusent le cliché selon lequel l'art ne peut être apprécié que par une élite intellectuelle de connaisseurs. Ce refus trouve un écho dans la thèse finale du manifeste, qui affirme que l'art est essentiellement lié aux caractéristiques humaines fondamentales: ‘L'art célèbre notre capacité à penser, à sentir, à créer, à vivre’. Je ne serais pas autrement surpris que cette dernière thèse soit due pour une bonne part à Rozalie Hirs. Parlant de ses poèmes, elle a souvent souligné qu'elle se servait de la langue comme d'un outil pour explorer ses propres expériences, qu'il s'agisse de ses pensées, de ses sentiments ou d'étapes importantes de sa vie. En 2005, elle déclara dans une interview à la revue littéraire flamande Poëziekrant: ‘Ma poésie ne vise pas à subvertir le langage. Elle a plus affaire avec la pensée. [...] Que se passe-t-il [...] dans un poème avec les sentiments, les pensées?’ Hirs ne prétend pas avoir la réponse: sa poésie explore les frontières entre pensée, sensation et création, sans se laisser enfermer dans un programme défini. Son oeuvre poétique se caractériserait plutôt par des métaphores inattendues, par exemple dans le cycle à connotation sexuelle intitulé ‘het wil en wil je’ (ça veut et te veut), dans le recueil ge sta mel de werken (oeuvres bre dou illées, 2012): ‘ça veut et te veut tout contre cet arbre / de ce tronc voir la floraison perlée / bain de semence à boire dans l'herbage’. Les métaphores de Hirs se tiennent typiquement à mi-chemin de l'étrange et du | |
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![]() Rozalie Hirs.
familier: la comparaison du membre viril avec un tronc d'arbre est un lieu commun, mais la présence de l'herbage éloigne l'image du cliché. Il en résulte une tension parfois qualifiée de ‘dé-dérèglement’ par la critique: la poésie de Hirs ne vise pas forcément à contester la vision du monde du lecteur ou à déjouer ses interprétations mais ose parfois être simplement ‘belle’. | |
Une fascination pour les affectsCette dernière caractéristique est sans doute liée à la formation musicale de Hirs, qui a étudié la composition au Conservatoire royal de La Haye entre 1991 et 1998, où elle fut l'élève du compositeur renommé Louis Andriessen. Elle s'installa ensuite à New York pour se perfectionner sous la direction de Tristan Murail. Rozalie Hirs a déjà composé des dizaines de pièces musicales et publié quatre CD: Sacro Monte (1999), In LA (2003), Platonic ID (2007) et Pulsars (2010). In LA et Pulsars proposent explicitement un hybride de poésie et de musique: il s'agit de pièces électro-acoustiques avec texte qui permettent aux deux talents de la poétesse-compositrice de se féconder mutuellement. Un choix évident dès lors que, parallèlement à sa discographie, elle a publié cinq recueils de poèmes chez le prestigieux éditeur néerlandais Querido: Locus (1998), Logos (2002), [Speling] ([Jeu], 2005), Geluksbrenger (Porte-bonheur, 2008) et ge sta mel de werken, déjà cité. Il n'est pas sans intérêt de voir les rapports qui s'établissent chez Hirs entre ses deux formes d'expression privilégiées. Dans l'interview déjà citée, elle relie explicitement composition musicale et écriture poétique: ‘Un poème est pour moi une composition, une composition d'images’. La comparaison entre structure poétique et structure musicale n'est pas neuve: dans la Grèce antique, ces deux formes étaient déjà étroitement associées. Dans le cas de Hirs, cette analogie va cependant au-delà de la forme composée. De même que ses poèmes tentent | |
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de saisir ce qui fait l'essence même d'une expérience, sa musique trouve sa source dans une fascination pour les affects: l'ambition avouée de Hirs est de réaliser une composition ‘qui entre en dialogue avec les processus physiques et émotionnels du cerveau’. Que ce soit en poésie ou en musique, elle n'hésite pas à expérimenter avec les formes canoniques. Dans ses compositions musicales, elle utilise abondamment des microtons inusités, des intervalles inférieurs au demi-ton, et s'aide de l'informatique, notamment le programme OpenMusic, pour trouver de nouvelles fréquences sonores. Dans sa poésie également, Hirs explore des sentiers peu fréquentés: chaque poème de Logos est relié à une planche anatomique placée au milieu du recueil, dans les cycles qui concluent les recueils [Speling] et Geluksbrenger les mots dansent littéralement sur la page, et dans ge sta mel de werken une suite de poèmes consacrés aux étoiles est imprimée en lettres blanches sur fond noir. | |
Recherche d'une identitéRozalie Hirs pourrait dès lors être considérée comme une artiste expérimentale, mais il importe de se rappeler que son travail est avant tout au service de l'expérience vécue. Plutôt qu'avec les frontières de l'art, Hirs expérimente avec les frontières du sentiment et de l'expérience qu'en fait son public. Il n'est donc pas étonnant qu'elle intègre ses propres expériences dans sa quête d'une poésie et d'une musique affectives. Son premier recueil, Locus, est présenté par l'auteure comme une recherche de sa propre identité, qui s'exprime en particulier dans les nombreuses réflexions sur l'enfance (‘Enfant, je rentrais de l'école le long / de hauts murs’ ou ‘Enfant, je fus malle / une malle aux angles raboteux’). Le recueil [Speling] se rattache plus explicitement à sa biographie: la distance avec l'être aimé y occupe une place centrale (‘Quand / le soleil se couche c'en est / fini de moi, tu / t'en vas vers la nuit’), ce qui correspond à l'époque où Hirs séjournait à New York. Ici aussi, la recherche de l'identité n'est pas absente: qui suis-je si je suis séparée de l'être aimé? C'est justement ce questionnement sur la manière dont nous nous percevons et sommes perçus qui assure l'unité d'une oeuvre poétique qui est formellement quelque peu imprévisible: alors que dans les recueils Locus et Logos, Hirs utilise une forme assez resserrée, en ce sens que les poèmes se présentent comme des blocs de vers de même longueur, elle abandonnera progressivement cette forme compacte pour une forme en éventail où les mots sont disposés plus librement. En témoigne par exemple le cycle ‘Espace courbe’ dans Geluksbrenger, qui emprunte sans doute son titre à la forme floue, nébuleuse des poèmes, évoquant parfois des coeurs ou des flèches. En ce qui concerne l'expérimentation formelle, le recueil [Speling] peut être considéré comme une oeuvre de transition car la construction même des poèmes s'y trouve thématisée pour la première fois: le premier poème se compose d'un seul vers, puis au fur et à mesure les poèmes s'allongent, jusqu'au poème ‘[weg]’ ([parti] / [chemin]) qui occupe toute la page et après lequel le recueil implose par l'abandon de toute forme. | |
‘Je ne risque pas d'être imité(e)’L'intermédialité est également une caractéristique de l'oeuvre de Hirs. J'ai déjà évoqué son travail musical où compositions verbale et sonore se rejoignent. Plus récemment, elle s'est intéressée à la création numérique pour y chercher de nouvelles formes d'expression. Elle a notamment réalisé un projet autour de son recueil ge sta mel de werken (www.gestameldewerken.nl) avec les plasticiens Ines Cox et Lauren Grusenmeyer. Six poèmes | |
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du recueil ont donné lieu à la création d'un alter ego numérique pour chacun des six grands réseaux sociaux du Web 2.0: YouTube, Facebook, Blogger, Twitter, Instagram et Tumblr. Sur Blogger, par exemple, on peut faire la connaissance de Nicky Geneva, alter ego du poème ‘lieve lente lacht’ (riant printemps qui rit), dont les messages ont pour titre un vers du poème et se composent d'images d'oeuvres d'art. Internet permet de donner à ces poèmes une épaisseur sémantique supplémentaire, les poèmes ne sont plus limités par les bords de la page, les espaces courbes de Geluksbrenger acquièrent une nouvelle dimension poétique. Lorsque, dans l'interview parue dans Poëziekrant, le poète et critique Remco Ekkers l'interrogea sur ses poètes préférés, Hirs cita les noms de Hans Faverey (1933-1990)Ga naar eind1, Kees Ouwens (1944-2004)Ga naar eind2 et Alfred Schaffer (o 1973). L'oeuvre de ces trois poètes est selon moi plus hermétique que celle de Hirs, mais ils partagent avec elle une fascination pour la notion d'identité. Ce n'est toutefois pas leur proximité thématique qui attire le plus la poétesse: les auteurs cités l'intriguent surtout par leur position singulière dans la poésie néerlandaise. À l'occasion de ses poèmes abrupts, Faverey déclara un jour: ‘Je ne risque pas d'être imité’. Selon moi, il en va de même de la poésie de Hirs: sa production poétique et musicale témoigne d'une voix personnelle et forte qui évoluera sûrement encore et nous rend curieux d'expériences nouvelles et intenses. Jeroen Dera |