Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
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La bonté du quotidien: les romans de Koen PeetersLa couverture de Conversaties met K. (Conversations avec K., 1988), le premier roman de Koen Peeters (o 1959), est ornée d'un timbre du Congo belge. Presque vingt-cinq ans plus tard, l'écrivain louvaniste publiait Duizend heuvels (Mille collines, 2012), son grand roman consacré au petit Rwanda, pays voisin du Congo. Pour qui constaterait cette parenté, il serait tentant de considérer que l'oeuvre de Koen Peeters manifeste une solide cohérence et que les anciennes colonies belges en forment une inépuisable source d'inspiration littéraire. Ce faisant, il aurait raison autant qu'il se méprendrait car, s'il est exact que s'exercent sur l'auteur d'éternelles fascinations, cela ne l'a nullement empêché de parcourir une longue route. Dans ses jeunes années, Koen Peeters passait pour l'une des figures de proue d'une nouvelle génération de postmodernistes flamands. Ses compagnons d'armes littéraires et lui présentaient bien des similitudes avec ces jeunes hommes qui, dans son roman Het is niet ernstig, mon amour (Ce n'est pas du sérieux, mon amour, 1996), avaient fondé l'Independent Research Center. Ces derniers débordaient d'ambitions. Mais leur Sturm und Drang fut d'emblée étouffé par l'esprit des années 1990. Dès lors, ce furent surtout l'ironie et la déconstruction qui constituèrent leur marque de fabrique. Les premiers romans de Koen Peeters montraient d'étranges analogies avec l'Independent Research Center: des entreprises prometteuses mais modestes en résultats. L'auteur s'y révélait un maître dans l'art des raisonnements tortueux, obstinés, et des traits d'esprit. Mais en dépit de toute sa virtuosité, son oeuvre souffrait d'une certaine anémie. Pour l'écrivain, au quotidien responsable du département sponsoring et action sociale d'une grande banque, la qualité d'artiste paraissait se résumer à un rituel succédant à sa journée de travail. Il déclarait dans une interview: ‘Pour moi, écrire, c'est rentrer du boulot, manger, puis, un peu plus tard, m'asseoir à ma table avec quelques feuilles de papier et travailler une petite heure. Idem tous les jours, et au bout de deux ans cela me fait un livre.’Ga naar eind1 Une manière décapante de se moquer de soi-même. Ce qui n'empêchait pas le lecteur de ses quatre premiers romans d'éprouver le désir irrépressible de faire fi de l'ironie avec laquelle le considérait la bonne bouille de l'écrivain sur la quatrième de couverture, et de lui crier: ‘C'est du sérieux, Koen Peeters!’ | |
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Un album de photos divinQuiconque espérait un supplément de courage de la part d'un Koen Peeters qui ne se contenterait plus de feindre l'ironie, se trouva comblé par son roman Acacialaan (Avenue des Acacias, 2001). Le livre est une suite labyrinthique de récits où le narrateur à la première personne, Robert, se promène à travers l'oeuvre des écrivains flamands Maurice Gilliams (1900-1982) et Louis Paul Boon (1912-1979)Ga naar eind2, parcourant les rues de Bruxelles et d'Alost, ainsi que la Belgique des dernières années du xxe siècle. Le livre est entremêlé des épisodes d'un magnifique feuilleton intitulé Mijn vader (Mon père). Le narrateur y décrit l'hospitalisation et la mort de son père. Avant de recevoir l'extrême-onction, ce dernier veut encore déclarer quelque chose. ‘Il envisageait désormais la question avec acuité’, écrit Koen Peeters avec un singulier mélange d'ironie et de compassion. ‘Là-haut, nous nous retrouverons tous, dans la grande main d'un maçon, un album de photos ou, si tu préfères, la divine éternité.’ Pour Robert, il est inconcevable que les expériences vécues pendant la guerre n'aient précisément pas condamné la génération de son père à une angoisse existentielle. Mais son incompréhension ne le pousse pas à tourner les choses en ridicule, l'ironie ne tue pas. Ce sont la fascination et l'émotion qui prennent le dessus. Du reste, il se voit freiné par son père, qui lui dit: ‘Tu ne trouves pas que cette époque est trop cynique? Et toi, tu ne crois pas que tu l'es aussi?’ Son père aurait sans nul doute eu du mal à apprécier le Grote Europese Roman (Grand roman européen, 2007)Ga naar eind3. Dans son ‘Exergue’, l'auteur nous révèle l'enjeu de son Grand Projet. ‘Il entend, dans un style grandiose et épique, résumer l'histoire de l'homme européen, mais considérée sous l'angle modeste de personnes qui travaillent ou vivent à Bruxelles.’ Nous percevons ici un écho des imprécations et des prières de l'homme de la rue face à l'imminence de la Grande Guerre telles qu'elles apparaissent sous la plume de l'écrivain flamand Louis Paul Boon mentionné ci-dessus. Toutefois, là où ce dernier, dans ses jeunes années, disait sa colère et son espoir avec le plus grand sérieux, les phrases de Koen Peeters débordent de dérision, et il tire sans sommation sur toute forme grandiloquente d'espérance. Il suffit de considérer la mission dans le cadre de laquelle le héros-narrateur Robin arpente le continent européen et qui consiste à formuler des recommandations au secteur des firmes spécialisées dans les cadeaux d'entreprise. Tout au long de son périple, qui le mène d'une capitale européenne à une autre, il collectionne les trésors du cru, les astuces destinées aux touristes, de même que des mots empruntés à toutes les langues. Pas de quoi, cependant, lui faire appréhender en profondeur où réside l'identité européenne de peuples si divers. Ce qu'il découvre avant tout, c'est l'inanité de la bureaucratie universelle. Il serait pourtant trop facile de condamner le Grote Europese Roman sous le prétexte qu'il s'agit d'une déconstruction ironique du rêve européen qui ne mène qu'au cynisme. Au terme de son odyssée, Martin retrouve un amour de jeunesse. Ensemble, ils font l'expérience d'une pensée qui les rapproche de l'album de photos divin du père: ‘Ne vaudrait-il pas mieux que nous considérions le bonheur comme un solde à long terme, une éternelle addition de cadeaux, grands ou petits, que nous recevons et offrons, de conversations, grandes ou petites, de secrets échangés comme des mots électriques, de blessures légèrement cuisantes, de visages que nous n'oublierons jamais, le tout s'additionnant, s'additionnant et s'additionnant encore, peutêtre même s'additionnant de différentes vies l'une à côté de l'autre? Peut-être cette sorte de bonheur est-elle construite de petits riens, et transmise d'une génération, d'une famille, d'une lignée à une autre? Comme des photos dans un album?’ | |
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Substance du quotidienKoen Peeters dresse le bilan de ce bonheur familial dans le roman De bloemen (Les Fleurs, 2009), qui, comme le signale l'auteur dans son colophon, ‘s'inspire très librement de récits de famille’. Au demeurant, il n'est pas une ligne qui ne trahisse son profond attachement à ses personnages. Davantage que dans ses précédents livres, Koen Peeters, dans De bloemen, parvient à donner vie à des personnages qui sont de chair et de sang, plutôt que des pions dans un jeu littéraire. Dans une prose de toute beauté, il dessine les portraits intimes de son grand-père Louis et de son père René. Les fleurs éclosent et se fanent en un instant. Mais, tel un Héraclite du xxie siècle, Koen Peeters voit dans ce qui s'évanouit le germe de la nouveauté, dans le mouvement ce qui demeure. Dans le bref chapitre Paardenbloemen (Pissenlits), le narrateur balaie la poussière de sa maison. ‘Ce que je vois dans mes mains, je puis à peine le nommer. C'est le vent de ce qui nous pousse, les mouvements que font les projets, les conversations, les pensées. C'est la simplicité, l'insignifiance, le quotidien qui ne cesse de surgir dans les mouvements d'une maison, surtout grâce au vent qui souffle à l'intérieur lorsqu'au matin on ouvre les fenêtres pour laisser entrer le chant des oiseaux.’ De bloemen est une tentative de recueillir cette poussière, de ralentir le temps, de trouver l'éternité dans l'éphémère. Cette tentative de Koen Peeters de saisir l'éternité confine aussi au mystique par sa manière d'enfiler les récits en passant d'une génération à une autre: ‘Si je puis continuer à écrire avec exactitude, le temps n'existera plus, nous serons tous identiques.’ | |
De l'exercice sans cesse répété de tourner sept fois sa langue dans sa boucheL'imagination littéraire peut déplacer des montagnes, comme le prouve le dernier roman en date de Koen Peeters Duizend heuvels. Le livre est mille choses à la fois. Une quête de ce qui fait que le | |
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![]() Koen Peeters.
Rwanda n'est pas qu'un pays déchiré par un génocide. Une ode au kinyarwanda et à la mythologie rwandaise. Un portrait aussi empathique que sévère de la communauté des Pères blancs, venus remplis de bonnes intentions, mais silencieux quand leur conscience chrétienne aurait dû parler. Une biographie intime du savant rwandais Alexis Kagame, qui se démena contre cette accusation proférée par les Blancs selon laquelle son pays ne connaissait pas d'histoire - il consigna les textes rituels de la dynastie rwandaise, qui remontait jusqu'au xiie siècle, oeuvre de toute une vie ignorée des scientifiques belges. Un tableau de moeurs qui met joyeusement en scène la communauté universitaire des connaisseurs du Rwanda. Et par-dessus tout un réseau d'itinéraires détournés autour de thèmes tels que la culpabilité coloniale et la réconciliation. La tentation est grande de lire ce roman comme une dénonciation des Occidentaux et de leurs nombreux faux pas au Rwanda. Koen Peeters cite le Père blanc Van Overschelde, qui voyait les Tutsis comme ‘la noblesse de la race nègre’ et des ‘Blancs déguisés’. Dans son sillage spirituel, les autorités coloniales absolutisèrent la distinction jadis flottante entre les ethnies. Au début, les Belges installèrent exclusivement des Tutsis comme administrateurs au service du pouvoir, mais peu avant l'indépendance l'Église et l'État renversèrent subitement cette alliance au profit des Hutus autrefois opprimés. Ce faisant, il semèrent une division qui devait plus tard avoir des effets dévastateurs. Un vieux sage rwandais professe dans Duizend heuvels que les Belges ont exporté leur querelle linguistique en Afrique. ‘Les Flamands, qui, dans leur Belgique, se sentent traités avec mépris, ont en effet sympathisé ici avec les Hutus. De cette manière, les Belges ont organisé mentalement la séparation Hutu-Tutsi.’ Mais, avant même que ne s'ouvre le roman, l'auteur ne manque pas de mettre en garde lecteurs et critiques: ‘Toute citation arrachée à son contexte est inexacte.’ À l'opposé du point de vue du vieux sage, on trouve celui d'un jeune doctorant rwandais qui déclare à propos du génocide: ‘C'est nous qui avons fait ça. Pas vous. Nos lointains complexes, que nous cachions depuis des années, ont tout d'un coup refait surface.’ Duizend heuvels n'est pas un pamphlet politique, mais une oeuvre polyphonique qui bat en brèche les jugements faciles et les vérités univoques. Grâce précisément à un kaléidoscope de | |
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récits et de points de vue, Koen Peeters montre qu'il existe un grand nombre de vérités qui, pour antagonistes qu'elles soient, peuvent toutes prétendre au statut de ‘vérités vraies’. Cependant, cette ambiguïté semble traversée par une idée fondamentale dont on devine les contours. Peu après les atrocités du génocide, Louis, un jeune Bruxellois que viennent nuitamment visiter des rêves rwandais, se fait expliquer comment l'on tresse des paniers. ‘Puisque tout le monde voit le grand, se dit Louis, moi, désormais, je verrai le petit.’ Lorsque, dans la conclusion du livre, il s'incarne dans la personne du narrateur et que son Rwanda onirique le cède à celui de la réalité, il rencontre l'abbé Donatien, un prêtre de soixante-huit ans. ‘Tout le monde doit s'exercer à tourner sept fois sa langue dans sa bouche’, déclare-t-il. Aux yeux du vieil ecclésiastique, ce n'est qu'à condition que les gens abandonnent les grands mots et les folles colères et qu'ils se retrouvent les uns les autres dans une bienveillance ordinaire, quotidienne, que l'on peut sauver le Rwanda. Cette attention que portent Louis et Donatien au petit ressortit à merveille à la philosophie qui émane de De bloemen. Que ce soit à la porte de chez soi ou au lointain Rwanda, il se dégage de l'univers littéraire de Koen Peeters une dévotion sans tapage à l'ordinaire et au quotidien. Le railleur postmoderne s'est révélé un vrai collectionneur de bonheurs fragiles. Tomas Vanheste |