Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
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Le nouveau roi
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Rwanda, nous n'avons pas de masques. Nous ne sommes pas des Congolais. Certains prétendent que nos masques, c'est notre langue. Ils disent que nous sommes fiers, compliqués, élitistes. Nous, nous n'avons pas besoin de masques. C'est en Belgique que j'ai appris comment il fallait se comporter en Belgique. J'entends par là: comment ils auraient bien voulu que je me comporte. Par exemple, quand on ne connaît pas le chemin, il faut montrer l'exceptionnelle détresse où l'on se trouve. Ils aiment bien ça. Ce n'est qu'à cette condition qu'ils consentent à t'aider. Ça me plaisait, cette comédie. Un jour, au Luxembourg, je me suis retrouvé sans un sou en poche. Je me suis aperçu qu'en luxembourgeois Kagame, mon nom, voulait dire ‘plus d'argent’, kei gei mehGa naar eind2. Qu'est-ce que les Européens ont rigolé quand plus tard je le leur ai raconté. Je me suis exécuté chaque fois qu'ils me le demandaient. En 1953, à l'Institut royal colonial belge, j'étais le seul membre noir à participer à la réunion. J'en éprouvai de la fierté et de la colère en même temps. Moi, l'historien rwandais, j'étais autorisé à parler à ces messieurs. Je me suis rendu compte que je n'étais pas n'importe qui. Je leur ai expliqué à quel point nos cultures s'enflammaient l'une l'autre. Une étincelle qui se propageait à un tas d'herbe sèche. Évidemment, cela ne pouvait que produire des flammes. Oui, c'étaient les temps récents, les temps modernes, et moi, Rwandais, je portais le sceau de la belgitude. Nous étions l'Afrique belge. Cette histoire-là, ce présent-là aussi devaient être transcrits. Tout d'un coup il me fallait vivre plus prudemment, me suis-je dit, et faire preuve de prudence et continuer à écrire notre nouvelle histoire. Dorénavant, les témoins oculaires se comptaient par milliers, Belges et Rwandais. Fini, les doctes vieillards: je n'étais qu'un des spectateurs de ce qui s'était passé. Ce qui s'était passé. Les événements*. Nous autres, Rwandais, croyons celui qui affirme avoir vu. Pour ma part, j'ai vu beaucoup de choses. Chez nous, dans les années 50, des partis politiques ont vu le jour, qui ont dressé les Hutus contre les Tutsis. L'Aprosoma, le Parmehutu, le Rader, l'Unar. Ce n'était pas fait pour rassurer le roi. Étant donné que les Hutus, au premier rang desquels Gitera, avaient une dent contre le Karinga, on a caché les vieux tambours. Qui? Ce n'est pas moi qui le dirai. En juillet 1959, le roi Mutara s'est rendu à Usumbura pour assister à la projection d'un film, Les Seigneurs de la Forêt. Mutara III avait bu quelques verres avec ses amis, et même abusé, selon certains. D'aucuns ont prétendu qu'il était alcoolique, mais ce n'est pas moi qui le dirai. À en croire d'autres, sa propre mère aurait même déclaré qu'il était fou, qu'il souffrait d'une dégénérescence de la moelle épinière. Ou d'une sorte de syphilis. Je ne le crois pas. S'est-il confessé à moi avant son départ? Je ne dirai rien. Normal, je suis prêtre. Notre roi s'est rendu à Usumbura, chez le docteur Vinck, qui lui a administré une injection de mégacilline, après quoi il s'est effondré. Hémorragie cérébrale, mort sur le trottoir. Certains suggèrent qu'il s'est lui-même empoisonné pour réveiller l'ombre de la vengeance. La plupart ont dit que c'étaient les Belges qui l'avaient assassiné. Mais je ne dirai rien. Comme le pays tout entier, j'ai été choqué, attristé. Notre terre tremblait. J'étais en deuil. Ce roi m'avait toujours soutenu, nous devisions comme des confrères, et notre roi n'avait pas d'héritiers. Nous avons coutume de dire: ‘Les jours passent mais ne se ressemblent pas.’ Nous avons coutume de dire: ‘Personne ne sait dans quelle direction les cornes du bélier vont pousser.’ Nous avons coutume de dire: ‘Demain sera raconté par ceux qui viendront demain.’ | |
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Tout pays a besoin d'un chef pour indiquer où est le mal, pour résoudre les problèmes, pour protéger les faibles. J'ai fermé mes rideaux, ai délibéré avec moi-même et réfléchi à tout ce que le roi m'avait dit. Il fallait que je retrouve toutes les paroles royales, et je les ai trouvées. Le roi n'est pas simplement un mort. Les Hutus étaient pour la démocratie. L'idée me paraissait excellente, mais je voulais quand même un roi pour réaliser la démocratie. L'histoire l'imposait, j'étais historien et j'ai fait le nécessaire. Je connaissais les vieux textes secrets qui réglementaient les conditions dans lesquelles le pouvoir doit être transmis lors du décès du roi. Je connaissais l'Ubwiru, et je m'en sentais responsable. Le 27 juillet 1959, j'étais dans ma chambre à étudier de vieux poèmes de guerre. Soudain, j'ai senti une odeur de bois calciné, de charbon de bois en provenance des collines. On m'a annoncé la mort du roi. À ce moment, j'ai entendu, dans les poèmes qui se trouvaient sur mon bureau, les os se rompre et m'interpeller. ‘Hurlez donc, vieux poèmes, ai-je prononcé, enflammez-vous les uns les autres’, et les poèmes ont pris feu pour de bon, avec leurs ornements et leurs torsades, tandis qu'une flamme bleue en tombait et me brûlait les doigts. J'ai éteint le feu. Il me fallait agir. La roi m'avait naguère confié une mission. Peut-être étais-je également curieux d'expérimenter mon pouvoir. J'ai éteint le feu des poèmes. J'ai téléphoné, ai fait les cent pas, j'avais mes contacts. Dans la nuit du 27 au 28 juillet, nous avons décidé qui devait être le successeur. Les Abiru et moi. J'ai adressé une lettre confidentielle à monseigneur Perraudin, dans laquelle je rappelais à l'évêque que le rituel de l'Ubwiru, dont je détenais les textes secrets, devait être observé, même s'il s'agissait des funérailles d'un roi chrétien. Mutara, qui n'avait pas d'enfants, m'avait personnellement communiqué le nom de son successeur. Moi, j'étais le umwiru w'Ijambo. Lui, c'était son jeune demi-frère Jean-Baptiste Ndahindurwa, par ailleurs fils de Musinga. Le jeune homme n'avait que vingt et un ans. J'ai dit que le nouveau roi devait porter le nom de Kigeri V, la coutume* l'imposait, et il devait être désigné avant les funérailles de son prédécesseur. L'évêque Perraudin ne m'a pas répondu. Ma maison a fait l'objet d'une surveillance de la part des hommes du colonel belge Logiest. En ces jours-là déjà, ce dernier n'avait pas fait mystère de son choix du parti Hutu. Les Belges: ils commencent par utiliser les Tutsis pour diriger le pays, puis les Hutus pour faire barrage à notre indépendance. Lors des funérailles, qui ont eu lieu le 28 juillet sur la colline de Mwima, près de Nyanza, une grande foule s'était rassemblée, armée de lances et vociférant. Beaucoup de Blancs portaient discrètement un revolver. Le vice-gouverneur Harroy a lu un message de condoléances du roi Baudouin de Belgique. Autour du cercueil, les gens ont commencé à se bousculer, des applaudissements forcenés ont retenti de toute part, et Francis Rukeba, sa poche intérieure remplie de billets de banque, fanatisait son monde. Il criait que le nom du nouveau roi devait être dévoilé sur-le-champ. À moins que ce n'ait été Kayihura, de la famille des gardiens du Karinga, qui ait crié? Il y avait là également Kayumba, petit-fils de Gashamuza, malgré le fait qu'il n'était pas un vrai umwiru, faute de connaître l'intégralité du code. Au milieu de ce tumulte, Kayumba a prononcé le nom que je lui avais dit. À moins que ce n'ait tout de même été Kayihura qui ait prononcé le nom du successeur, d'une voix tremblante, parce que Bideri l'y avait forcé? Quoi qu'il en soit, dans un cas comme dans l'autre, il s'agissait bien du nom que j'avais cité. Le nom que m'avait dit le roi. Jean-Baptiste Ndahindurwa a sursauté. Je me tenais juste à côté de lui et je lui ai murmuré à l'oreille qu'il s'en sortirait très bien. Les Belges n'avaient rien vu venir. Ils étaient | |
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complètement abasourdis. Ils n'avaient d'autre choix que d'accepter le nouveau roi. Harroy a hoché la tête d'un air blessé, puis n'a plus arrêté de hocher la tête. Il a déclaré qu'il était prêt pour l'investiture officielle du nouveau roi. Nous avons coutume de dire: ‘Le lait du Blanc se boit tant qu'il est frais. Si l'on attend qu'il caille, il est déjà renversé.’ Nous avons coutume de dire: ‘Une bouche qui ne sert à rien tue son propriétaire.’ Nous avons coutume de dire: ‘Je porte mon pagne à l'envers, pas mon coeur.’ Sans que quiconque m'ait entendu, j'ai dit: ‘Maintenant, nous devons montrer le successeur à la foule’, et le fils de Musinga a été hissé sur les épaules de quatre hommes. On l'a promené en grande pompe. C'était un demi-frère de Mutara, ce Jean-Baptiste Ndahindurwa, et il a reçu le nom de Kigeri V. Certains y ont vu un coup d'État, mais ce n'en était pas un. Feu le vieux roi était enterré, vive le nouveau roi. Il allait mener notre pays à l'indépendance. Ou non. Extrait de Duizend heuvels (Mille collines), De Bezige Bij Antwerpen, Anvers, 2012, pp. 185-189. |