Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
[pagina 9]
| |
‘Partout des voleurs étaient à l'affût’: l'oeuvre en prose de Mensje van KeulenCe qui fait la grande force des nouvelles brèves en prose de Mensje van Keulen - pseudonyme de Francine van der Steen -, c'est que la tragédie et l'horreur vous rentrent d'emblée sous la peau. Sa virtuosité réside dans le peu d'efforts que ce résultat semble lui coûter - elle nous donne l'impression d'un joueur d'échecs sur le point de faire mat. Même le coup d'envoi de cette écriture de sprinteuse est réduit au strict minimum. ‘Doris vivait seule’, dit un des incipit. On chercherait en vain plus grand dépouillement. Ou cet autre: ‘Partout des voleurs étaient à l'affût, d'après sa mère’. S'agissant du genre de la nouvelle brève, Mensje van Keulen (o 1946) suit deux traces, parfois même dans un seul et même récit. Elle manifeste un penchant pour le ‘gothique familial’ - comme celui que l'on peut trouver dans Bizarre, bizarre de Roald Dahl. Ce côté déjanté apparaît clairement dans Zand (Sable), où un homme, après avoir essuyé les reproches amers de son épouse relatifs à un ancien adultère - le tout rendu dans un splendide monologue désespéré - se rend sur la plage afin d'y retrouver quelque peu ses esprits, pour finir par être interminablement violé par un grand Noir, l'auteur ne nous faisant grâce, qu'il joue un rôle ou non, d'aucun détail malsain. La deuxième trace que suit Mensje van Keulen est celle d'une littérature faisant la part belle aux ‘tranches de vie’, où le désespoir muet, le chagrin incontrôlable et les pleurs intérieurs sont à l'affût, tout comme dans la prose exemplaire de l'écrivain américain Raymond Carver. Dans les six nouvelles de son dernier recueil Een goed verhaal (Une bonne histoire, 2009), Mensje van Keulen, par son art consommé du monologue intérieur ou de la logorrhée obsessionnelle, transcende l'esquisse et confère à l'histoire une résonance humaine universelle. Jamais elle n'est aussi caustique que lorsqu'elle expose un comportement irrationnel, comme celui de Paula dans Bedevaart (Pèlerinage) qui, éméchée, tripote un urinoir pour hommes: ‘Elle racle du bout des doigts la jaune viscosité, qui se glisse sous ses ongles. Plus bas, encore plus bas, jusqu'au fond, Paula.’ | |
[pagina 10]
| |
![]() Mensje van Keulen, photo M. van den Berg.
| |
Désaxés et excentriquesMensje van Keulen possède également un souffle puissant qui lui est unique, comme l'attestent ses meilleurs romans. Elle a commencé à pratiquer ce genre dans les années 70 du siècle précédent, à l'époque où le ‘réalisme d'intérieur’ était en vogue aux Pays-Bas. C'est toutefois des années 1990 que date le sommet de sa production romanesque. Le conte moderne De rode strik (Le Noeud rouge, 1994), par exemple, se déroule dans une rue petite-bourgeoise de La Haye, probablement dans les années 1950, où les modestes souffrances sont légion mais ne se disent pas. Après que son mari l'a quittée, la mère de deux jeunes filles mineures, Maria et Bee, entre en contact avec le cousin de ce dernier, homme d'un certain âge, ‘quatre-vingt-dix-sept kilos dans le plus simple appareil’. La présence du sinistre oncle Leen est loin de réjouir les soeurs, et peu après lui avoir fait passer l'arme à gauche, Maria, la brave meurtrière, pousse un soupir de soulagement: ‘Je crois bien que le malheur a quitté la rue.’ Les êtres, dans le portrait qu'en dresse l'auteur, conservent une part d'indéchiffrable, et si bonté il y a chez eux, elle n'est jamais absolue. Dans son roman évoquant des figures d'artistes De laatste gasten (Les Derniers Hôtes, 2007), on peut lire: ‘Personne n'est comme il faut, ce n'est que dévergondage, tripotage et baisouillage à tout va.’ Mensje van Keulen donne la pleine mesure de son talent lorsqu'elle nous parle d'escrocs, qui ont précisément ceci de singulier qu'ils contrastent, d'une manière qui nous les rend attachants et sympathiques, avec ce mal rampant qu'incarnent leurs congénères, jamais à court de ressources pour ce qui est d'épiloguer sur les normes et les valeurs. Dans cet environnement crépusculaire, un titre comme De gelukkige (Celle qui était heureuse, 2001) semble faire figure d'exception. Il faut en outre y voir un impératif: que le protagoniste soit heureux ou non, la problématique est fixée d'emblée. Le titre, au demeurant, renvoie toute association éventuelle à un genre bien précis, celui du roman naturaliste. De tels titres, à l'époque, mettaient davantage l'accent qu'aujourd'hui sur le caractère ‘faible’ de | |
[pagina 11]
| |
personnages décrits comme des perdants, et pourtant l'approche de Mensje van Keulen n'est guère différente. Car heureuse, sa narratrice, ne l'est pas. Nora est une femme entre deux âges, qui, dans sa jeunesse, a épousé un mécanicien du pays, Martin. Ce mariage s'est maintenu de longues années, bien que Martin n'ait jamais cessé de la tromper. Les circonstances l'amènent à prendre un amant, l'architecte Daniel. Une idée suggérée par Martin lui-même, qui trouve la chose excitante. Mais ce qu'il n'avait pas prévu finit par se produire: Nora, pour qui Martin était le premier et unique amour et qui avait toujours considéré le sexe comme une corvée, tombe éperdument amoureuse de Daniel. Elle va même jusqu'à l'accompagner à Islamabad, au Pakistan, un pays au gouvernement réactionnaire où la situation va fortement se dégrader: Daniel boit comme un trou et n'hésite pas à la dérouiller, ce qui pousse Nora, après trois semaines, à fuir le pays et à rentrer au bercail, où Martin l'attend plein d'espoir. Fort judicieusement, Mensje van Keulen s'abstient de fournir une réponse univoque à la question de savoir si le bonheur de Nora a des chances de durer. Par contre, elle laisse le champ libre aux suggestions, dont l'offensive étaie le roman. Ce sont les détails qui tiennent le haut du pavé. Une théière suffit à Mensje van Keulen pour échauffer un esprit jaloux. Dans sa maison de vacances, où Martin s'est probablement rendu avec sa maîtresse, Nora trouve sa théière, dont elle dit: ‘Elle se trouvait au centre de la table, et il en sortait un bouquet de fleurs des champs desséché, (...) gris et ratatiné, dans ma théière anglaise, où je n'avais jamais versé que du thé.’ Dans son dernier roman à ce jour, Liefde heeft geen hersens (L'amour n'a pas de cerveau, 2012), Mensje van Keulen se livre davantage encore dans le titre, la seule chose qui soit explicite dans le livre, et ce titre en constitue d'ailleurs l'incipit. Une expression qui reviendra obstinément tout au long du roman, pour bien nous faire comprendre quelles pulsions animales gouvernent l'être humain dans l'univers cauchemardesque de l'écrivain. Après cette phrase d'ouverture, Mensje van Keulen, de quelques traits de plume élégants, nous plonge aussitôt dans un monde qui fut celui de Maria Callas - gloire éteinte, boudoir et Vissi d'arte de Puccini. Nous nous retrouvons à La Haye, dans l'appartement d'Irma, une ballerine d'âge vénérable. La Haye, ce n'est pas seulement les paillettes, les classes aisées, les colliers de perles dissimulant les ridules du cou et le tempo doulouGa naar eind1, mais aussi la lie du peuple et les petites gens occupés dans des métiers de services ou remplissant des fonctions de simples exécutants. Le crime, la bassesse ordinaire y sont à l'affût. Les illusions s'y brisent sur la prosaïque réalité. Tout cela se retrouve déjà dans le prénom de la jeune veuve qui, dans la scène initiale, rend visite à sa voisine Irma dans son appartement. Elle s'appelle ‘Romy’, en référence à Romy Schneider, mais oui, la diva du grand écran - Sissi - qui connut une fin si horrible: d'abord son fils empalé sur les pointes d'une grille, puis son suicide aux barbituriques. Ce destin est rappelé dans Liefde heeft geen hersens, sans que l'on en ressente vraiment la nécessité. Car le talent de Mensje van Keulen réside précisément dans cette maîtrise du trait à main levée, capable à lui seul, par le biais d'un détail, d'éveiller un monde. Romy travaille dans un funérarium, où elle est préposée au café et aux petits gâteaux, mais en se faisant des à-côtés comme femme de journée, elle s'est constitué un réseau de ‘petites adresses’, comme chez Irma. On n'entendra pas la voix de celle-ci de tout le roman, car dès le début Romy la découvre raide morte. Son expression lui fait peur, et elle pressent qu'il s'agit d'un meurtre. Romy se souvient qu'Irma s'était plainte de la disparition d'objets de valeur de chez elle, et ses soupçons se portent aussitôt sur son propre fils. Elle décide donc de maquiller le cadavre, pour faire croire qu'Irma s'est étouffée en mangeant une tartine. Comportement étrange s'il en est. Mais reconnaissons qu'on ne rencontre pas d'être normal chez Mensje van Keulen. L'atrocité, chez elle, est précisément ancrée dans ce que l'on a coutume d'appeler ‘la vie ordinaire’. Personne, nous est-il discrètement inculqué, n'est tout à | |
[pagina 12]
| |
fait transparent, tout le monde possède un certain côté (et souvent un côté certain) inavouable. Ce fil rouge parcourt une oeuvre magnifique, où pullulent désaxés et excentriques hauts en couleur. Tous les détails que fournit l'écrivain trahissent le regard pénétrant qu'elle porte sur l'atrocité de l'existence petite-bourgeoise. Même dans un paragraphe tout ce qu'il y a de plus innocent, mon regard reste accroché à un ensemble de salon recouvert de plastique, ‘à travers lequel tes jambes nues, l'été, doivent se détacher avec un bruit de succion.’ | |
Chaque détail compteMensje van Keulen utilise également tous ces détails pour donner corps aux deux autres piliers constitutifs de sa prose: son exceptionnelle intelligence psychologique des relations humaines et sa fascination pour les actes morbides. Commençons par ces derniers: si un décor est une entreprise de pompes funèbres, on sait à coup sûr que c'est Mensje van Keulen qui est à l'oeuvre. Ainsi peut-on lire dans ces pages qu'un corps saute en l'air lors de sa crémation, ‘lorsque la température du four est augmentée de 800 à 1000 degrés’. Autre exemple: quand Romy se rappelle la violence domestique qu'elle a subie, un simple détail suffit à en matérialiser toute l'horreur: ‘une manique de cuisine enfoncée dans ma bouche’. Redisonsle: on ne trouve pas de gens normaux chez Mensje van Keulen. Cela n'a rien de particulier en soi. L'anomalie, l'insolite et le malheur remplissent l'éprouvette qui fait bouillonner la littérature. Ce qui est particulier, par contre, c'est que Mensje van Keulen parvienne à faire de ses personnages meurtris et / ou déments de tels êtres de chair et de sang, et qu'emportés par la lecture, nous en arrivions à les considérer comme on ne peut plus normaux. Cette illusion, Mensje van Keulen la provoque consciemment: sa prose se lit comme un immense refus de la condamnation de ses semblables. Une fois chaussées ces lunettes d'écrivain, le monde est une mer où s'abreuver, une source inépuisable. Sous cet angle, chaque détail compte. Charger chaque détail d'un tel poids fait de l'écriture un défi, une aventure comportant un facteur de risque élevé: il suffit qu'une seule fois l'on ne fasse pas mouche, qu'une expression ne soit pas suffisamment dans le ton, et le défaut saute irrémédiablement aux yeux. La perfection n'est bien sûr pas tout à fait de ce monde, mais bien cette quasi-perfection admirable que Mensje van Keulen, sans jamais avoir l'air d'y toucher, nous offre avec tant de talent. Jeroen Vullings |
|