Lève-toi, me dis-je à moi-même, lève-toi.
Oui, il fallait que je me lève, certainement j'allais me lever. C'était ce qu'il y avait de plus intelligent à faire. Quitter Daniel, quitter ce pays qui m'angoissait un peu plus tous les jours et me rendait malade de nostalgie. Mon fils Robin me manquait, mon chien, mon chat, la rivière, des gens qui riaient, des visages où pouvait se lire une pensée; j'avais même envie de retrouver les ronchonnements de ma mère. Le seul que je ne voulais pas revoir, c'était Martin, mon mari.
Donc lève-toi, lève-toi maintenant.
J'eus l'impression de devoir m'arracher du lit et des vapeurs de la boisson.
Mes jambes tremblaient encore lorsque je me dirigeai vers la salle de bains. Dans la glace, mon visage avait l'air de saigner. Un filet me dégoulinait des cheveux sur la tempe. La semaine précédente aussi, mes cheveux étaient humides et rouges, mais j'en avais gardé un point de suture. Cela me faisait comme une effilochure quand j'y passais les doigts et, sans prévenir, m'élançait tellement que c'était comme si je recevais un nouveau coup sur la tête.
À voir mon t-shirt, on aurait dit que je m'étais tiré une balle dans le coeur. Je le pliai de manière à rendre les taches invisibles et le posai sur une petite armoire en rotin, à côté d'une bombe d'insecticide et d'une coupelle de fleurs blanches. Les fleurs ne parvenaient pas à masquer l'odeur que dégageaient les boules de naphtaline sur les tuyaux d'évacuation du lavabo et de la baignoire. Pendant que je prenais ma douche, une boule de naphtaline se mit à rouler d'un orifice de la bonde à un autre, comme dans cette sorte de jeu où il faut précisément empêcher la balle de tomber dans un trou. Il s'en fallut de peu que, réduite à pas grand-chose, elle ne disparût dans un des orifices, ce qui n'aurait pas manqué de faire remonter les cafards, rampant et faisant crisser leur carapace brune sur les carreaux. Mais ils n'étaient pas si coriaces que les coléoptères. Il suffisait d'une pichenette pour les tuer, je le savais bien, même si je ne m'étais jamais livrée à cette opération. Ils n'étaient pas vraiment laids et ne cherchaient pas à faire du mal, mais dès que j'en voyais un, mort ou vivant, j'avais toutes les peines du monde à ne pas crier.
J'étais en train de me sécher quand commença l'azhan. Les fenêtres de la maison avaient beau être hermétiquement fermées et l'air conditionné ronronner dans toutes les pièces, la voix du mollah passait à travers tout, cinq fois par jour. Tous les matins sans exception, l'appel à la prière et le croassement rauque des corneilles m'avaient réveillée, si je ne l'étais pas déjà dans mon lit, et puis j'entendais, venant d'une deuxième mosquée toute proche, un autre mollah accomplir son devoir pour l'une de ces sectes qui proliféraient par dizaines. Parfois une voix se détachait, qui élevait le texte au niveau d'un chant, et cela faisait penser tantôt au grégorien, tantôt à un fandango ou à un air languissant. Mais le plus souvent, c'était une musique monotone et plaintive, et après quelques jours, j'avais soupiré à Daniel qu'une telle obsession religieuse commençait à me démoraliser.
‘Dieu est au musulman ce que la boisson est à nous autres, déclara-t-il. Allah akbar.’
Dieu est grand. Il rit, une espèce de rire jaune, mais un rire tout de même. À ce moment de la journée, il était encore à peu près intact. Juste une petite bière.
‘Juste une petite bière, quel mal est-ce qu'il y a à ça?’
Il faisait encore sombre. Le seul à être déjà debout à cette heure était Hafiz, le portier. Il observait la règle prescrite pour la prière du matin: ‘Mieux vaut prier que dormir’, et s'agenouillait sur son tapis au bord du gazon.
Extrait de De gelukkige (Celle qui était heureuse), Atlas, Amsterdam - Anvers, 2001, pp. 7-9.