Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
[pagina 67]
| |
Arts plastiquesBerlinde de Bruyckere et Mark Manders à la biennale de VenisePour l'édition 2013 de la biennale de Venise, aussi bien les Pays-Bas que la Belgique (cette fois la Flandre) se sont fait représenter par un(e) artiste qui était déjà venu(e) à Venise et qui expose depuis de par le monde tout en élaborant entretemps une oeuvre cohérente. Les deux ont droit à une exposition en solo, Mark Manders (o1968)Ga naar eind1 avec Room with Broken Sentence au pavillon néerlandais Rietveld et Berlinde De Bruyckere (o1964)Ga naar eind2 avec Cripplewood-Kreupelhout au pavillon belge. Tous deux ont travaillé avec un commissaire: Mark Manders avec Lorenzo Benedetti, le directeur de la Stichting Beeldende Kunst Middelburg / De Vleeshal à Middelbourg en Zélande et Berlinde De Bruyckere avec le prix Nobel sud-africain J.M. Coetzee. Cette dernière collaboration est issue du succès de leur projet commun Allen Vlees (Tous chair, 2012) pour lequel De Bruyckere avait choisi des citations des livres de Coetzee pour accompagner des représentations (de détails) de ses propres oeuvres. Même si Berlinde De Bruyckere et Mark Manders réalisent des oeuvres totalement![]() Berlinde De Bruyckere, Cripplewood - Kreupelhout, 2013, détail, photo M. Devriendt ©SOFAM Belgique 2013.
opposées, surtout au niveau affectif, on y décèle aussi des parallélismes frappants. Ainsi, dans une création qui ne cesse de prendre de l'ampleur, les premières-nées s'entendent encore toujours fort bien avec les derniers rejetons. Par ailleurs, leur utilisation de matériaux semble vouloir systématiquement entraîner le spectateur dans l'erreur. Les gros paquets de résidus ‘humains et animaux’ squelettiques de De Bruyckere s'avèrent finalement être des moulages en cire de morceaux d'arbres, alors que l'apparence de réalité se voit renforcée par la finition très lisse de la peau et une palette de couleurs à donner le frisson. Pour ses célèbres sculptures de chevaux, l'artiste recycle effectivement de la peau de cheval, mais dont elle habille les formes chevalines de façon à créer davantage une suggestion de cheval que de susciter des effets d'abattoir. Mark Manders se risque encore un peu plus loin. Il suggère d'énormes sculptures de terre cuite, mais il s'agit en fait de polyester peint dans les teintes de terre cuite. Le bois s'avère être du bronze. Un fémur, mais en matière synthétique, constitue un élément récurrent. Surgissent des journaux bidon publiant des actualités bidon (surtout ne pas les lire, les phrases sont aléatoires!): il en colle sur des carreaux, s'en sert pour souligner l'intemporalité de son oeuvre. Et afin de rendre les choses encore | |
[pagina 68]
| |
un brin plus compliquées et étranges, Manders reproduit pour une partie de ses oeuvres une série d'objets banals dans leur cohérence, mais à exactement 88% de leur taille réelle. Demeure ainsi la question la plus importante: l'artiste même est-il réel? Un autre point commun entre ces deux artistes est que l'élément personnel est absent de leur travail. Chez De Bruyckere, l'absence de têtes rend de fait ses représentations humaines anonymes, même si elles demeurent manifestement animées. Manders est de toute manière l'homme de l'objet et là où il imite l'humain, il s'agit de créatures sans émotions, sans expression, comme les sculptures étrusques classiques. Par ailleurs, De Bruyckere et Manders sont comme des incarnations des sculpteurs classiques modernes. Ils s'emparent d'un espace pour y installer des objets, pas très nombreux il est vrai, de sorte que l'espace et la lumière environnants puissent opérer. Pour les deux, l'image va au-delà de la langue. Manders est un poète de l'image. Il travaille avec constance à la grande histoire intégrale, son Zelfportret als gebouw (Autoportrait en tant qu'édifice). Ses objets sont des mots, souvent il les enfile pour faire des phrases, presque littéralement quand il relie par exemple ses images-mots au moyen d'une chaîne ou d'un autre lien. De Bruyckere fait remarquer dans un portrait filmé d'elle-même qu'elle procède surtout par intuition, qu'elle risquerait de perdre beaucoup en analysant elle-même ce qu'elle fait. En plus, elle ne ressentirait plus le besoin de sculpter parce qu'elle pourrait capter la solution dans les mots ‘je suis une dévoreuse de sculptures et une iconoclaste et une sculpture en entraîne une autre’Ga naar eind3. Voir la beauté au-delà de la mort. Voilà en quelque sorte la vision de De Bruyckere. Toutes ses oeuvres accentuent le côté esthétique de la déchéance, quand les corps s'effilochent. Ses sculptures représentant des chevaux morts proposent une expérience aussi choquante qu'émouvante. Ses représentations d'êtres humains évoquent des termes comme la solitude, la vulnérabilité et la précarité. Mais l'arbre aussi se prête volontiers à la métaphore du passage de la vie à la mort. Venise est la ville qui se voit régulièrement confrontée à sa propre vulnérabilité. Les inondations engloutissent la place Saint-Marc. Il y a quelques siècles, c'était la peste qui envahissait la ville (les rats adorent l'eau). La mort ne frappe jamais de façon plus noire. Aussi la ville a-t-elle engagé un saint pour infléchir le sort: saint Sébastien, attaché à son arbre, insensible aux flèches qui le transpercent. Mutilé sans trace de sang, bravant la douleur avec résignation voire un brin de fierté, intouchable malgré sa quasi-nudité. Voilà l'image que de nombreux artistes ont laissée de lui. De Bruyckere en était arrivée assez rapidement à l'idée que saint Sébastien jouerait - implicitement - un rôle dans ce qui devait devenir une grande installation. Le principal point de départ a été son expérience de la violence des éléments quelque part en France où elle a vu des arbres fendus comme des allumettes et des cimes jadis tendues vers le ciel arrachées de leur tronc et se retrouvant au sol comme des broussailles artificielles: des fourrés morts. Plus près de chez elle, de son atelier, De Bruyckere connaissait aussi un vieil orme mort qui lui trottait depuis quelque temps dans la tête. Venise lui offrit l'occasion (ou jamais) - puisqu'il y avait l'espace - de faire un ‘moulage’ de l'arbre (de réaliser des moules de parties de l'arbre et de les transformer en modèles de cire). Le mot kreupel (boiteux, bancal) n'est pas très fréquent en néerlandais. On l'utilise pour les chevaux (et pour les chevaux de course, c'est souvent le prélude à la fin) ou pour des broussailles basses peu feuillues d'où ne poussent pas de troncs. En néerlandais, kreupel désigne donc en fait ‘ce qui dévie de la norme, ce qui ne correspond pas à une image idéale’. Cripplewood - Kreupelhout est un hymne à la vie à travers des images de mort. Le désossement glacé se voit, comme toujours, entouré de textile imprégné de vie. Les toiles constituent pour De Bruyckere ses ‘circonstances atténuantes’. Malgré sa taille, l'installation demeure la synecdoque lapidaire de l'oeuvre de sa vie. La publication éditée à l'occasion de la présence de De Bruyckere à Venise dépasse largement le mode habituel du catalogueGa naar eind4. Il s'agit bien plutôt d'un livre d'artistes, contenant une nouvelle de J.M. Coetzee ainsi que la | |
[pagina 69]
| |
![]() Mark Manders, Room with Broken Sentence, 1992-2013, détail, photo J. Kempenaers ©Zeno X Gallery, Anvers et Tanya Bonakdar Gallery, New York.
correspondance entre l'artiste et l'inspirateur dans la phase préparatoire de l'exposition. Coetzee évoque l'histoire d'une mère qui vit ses derniers jours entre des chats errants et son fils venu aux nouvelles. Les deux personnages ont bien du mal à se ‘comprendre’. Le passage le plus frappant est sans doute celui où la mère prétend que les chats n'ont pas de visage, mais bien une âme. Cette seule phrase définit presque la totalité des sculptures de Berlinde De Bruyckere. Pour sa part, Mark Manders réalise des oeuvres qu'il est seul à pouvoir réaliser, il est lui-même avant tout. Bien que... Depuis le début de sa carrière d'artiste, Mark Manders s'est surtout attelé à créer le mythe Mark Manders. Il abandonne volontiers son alter ego dans le feu des projecteurs, avec toutes ses singularités qui trahiraient presque une personnalité autiste. Des obsessions autour du nombre 5 alternent avec sa quête ininterrompue de liens associatifs représentant ses coq-à-l'âne matérialisés. À Venise surgissent quelques images connues que viennent compléter des éléments neufs, occupant une place dans le Zelfportret als een gebouw, le ‘work in progress’ perpétuel de Manders. Il a par exemple réalisé une Working Table (2012-2013) proposant une image belle et iconique pour Manders: sur une série d'établis pliants, un visage n'est même pas pour la moitié perceptible, tant il est enserré entre des morceaux de bois de démolition ou de faux tableaux, comme s'il s'agissait de serre-livres qu'on aurait rapprochés avec un peu trop d'enthousiasme. Il s'agit d'un agrandissement d'un des modèles qui ont également fait le voyage de Venise: des sculptures auxquelles Manders attribue non à tort des traits art déco. Derrière une séparation translucide (mais non transparente!) - du genre de ce que les peintres utilisent pour protéger les meubles - apparaissent vaguement quelques oeuvres. Inachevées, selon certains critiques. Manders fait observer quelque part qu'il s'agit d'oeuvres qu'il voulait emporter, même en sachant à l'avance qu'il ne les montrerait pas. La présentation au pavillon néerlandais de Mark Manders s'accompagne également d'un catalogue inhabituelGa naar eind5. C'est une publication avec beaucoup de matériel visuel. Certaines parties de son Gesamtkunstwerk reviennent régulièrement, photographiées en divers endroits à des époques différentes ou sous des angles différents dans le même espace. Lorenzo Benedetti propose ainsi une balade mentale tout au long de l'artiste et de son oeuvre tandis que plus de la moitié du livre est consacrée à des considérations de la part de professionnels de l'art sur l'oeuvre du poète de la sculpture. Manders a en effet sollicité des commissaires et des critiques pour qu'ils écrivent | |
[pagina 70]
| |
une contribution à partir d'une photo d'une de ses oeuvres et sous un titre décidé préalablement par lui-même. Et bien que toutes ces réflexions semblent contribuer à une image plus complète de l'artiste Mark Manders, sa tête demeure bel et bien du domaine privé, comme il convient au véritable poète. frank van der ploeg |
|