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La Flandre Zélandaise, l'entre-deux
La chaussée a toute l'apparence d'un long bateau fuselé. Silencieusement, la brise légère gonfle la voilure serrée des peupliers alors qu'au loin un grain présage de sérieuses embardées et que déjà la pluie fine se résout, à regret, à virevousser. La proue fend indéfiniment les vagues de l'océan de verdure. Par vent de suroît, la navigation s'effectue quasiment les yeux fermés, mais le vent a tourné et a forci, il va falloir se résigner à étarquer à bloc voire si nécessaire, mettre à la cape. De la crête des digues, des gens font signe, un ultime adieu avant que l'embarcation ne s'engouffre patiemment dans l'estuaire vert émeraude, traçant derrière elle de larges sillons vallonnés et boueux. À force de tirer des bords, on finit par ne plus trop savoir où l'on est. En Flandre ou en Zélande? Il est temps de sortir la carte de la boîte à gants... Des pointillés signalent la frontière. Sans aucune logique apparente. Ici des traits tirés à la ligne, des angles droits, là des courbes élégantes d'amplitudes variables. Malgré l'apparente quiétude de ce damier désert, il ne fait désormais plus aucun doute que des sentinelles veillent à la parfaite géométrie des lieux: à l'ombre des gros nuages blancs, les deux royaumes en tenue de camouflage se confondent avec le ciel gris, patrouillent et guettent, à l'affût de la moindre dérive.
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Une frontière, au millimètre près...
Lorsque la Belgique acquit son indépendance en 1830, plusieurs années furent nécessaires avant de graver définitivement dans le marbre la ligne de démarcation. Il fallut attendre le Scheidingstraktaat signé à Londres le 19 avril 1839, puis la convention de Maastricht conclue le 8 août 1843 pour valider officiellement le marquage de la frontière. La borne no1 fut placée à Vaals dans le Limbourg néerlandais au niveau du Drielandenpunt (point limitrophe de trois pays: les Pays-Bas, la Belgique et l'Allemagne) et la dernière, la numéro 365, près de Retranchement en Flandre zélandaise, à quelques encablures de la mer du Nord. Au fil des
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Buste de Johan Hendrik van Dale (1828-1872) à Sluis, photo Th. Beaufils.
aléas diplomatiques entre les deux nations, des jalons supplémentaires furent ajoutés: en 1869, au niveau du Willem-Leopoldpolder, plusieurs bornes complétèrent la série: il fallut alors différencier la 364A de la 364B, puis les bornes 366 à 369 firent à leur tour leur apparition. En 1905, la 269 fut divisée en A, B et C, et en 2000 la 307A fut insérée à la hauteur du Tractaatweg près de Zelzate (au nord de Gand).
Pointilleux jusqu'au bout des ongles, Néerlandais et Belges ne perdent pas une occasion de se crêper le chignon, de couper les cheveux en quatre et d'ergoter sur des vétilles. Incapables de laisser reposer en paix ces humbles stèles centenaires, ils se font fort d'inventer de malins stratagèmes pour contester les savantes quadratures. Et c'est ainsi que celles qui ont l'outrecuidance d'outrepasser d'un iota le fief de l'un ou de l'autre, nécessitent fatalement un obligatoire réajustement. Les États déploient alors des jours durant une armée de géomètres pour calculer au millimètre près l'emplacement exact et éviter toute nouvelle contestation. Ces fameuses équipées se terminent par un discours tonitruant d'un bourgmestre gratifié de cette heureuse issue.
À la fin de la Première Guerre mondiale, la Belgique tenta l'air de rien de récupérer dans son giron la Flandre zélandaise (ainsi qu'une partie du Limbourg), prétextant que les Pays-Bas, pourtant neutres, avaient été pro-allemands. Le sang des Flamands zélandais ne fit alors qu'un tour, leur réaction face à cette menace fut immédiate: ils orchestrèrent leur réponse en créant de toute pièce un hymne en l'honneur de leur chère mère-patrie, les Pays-Bas bien sûr: Van d'Ee tot Hontenisse, van Hulst tot aan Cadzand. Dat is ons eigen landje, maar deel van Nederland (De Ee à Hontenisse, de Hulst à Cadzand, c'est d'abord notre terre à nous, mais elle fait partie des Pays-Bas). Une guerre plus tard, en 1940, Julien Gracq, lieutenant de l'infanterie française chargé d'une mission de défense aux Pays-Bas, découvrit cet entre-deux où il passa trois jours. Le romancier s'inspira de ce court voyage pour publier en 1951 un texte magnifique intitulé La Sieste en Flandre hollandaise: ‘On n'y va, et on ne le traverse guère. Le pays se relie mal à la Zélande par quelques lignes de bacs qui traversent l'Escaut - du côté de la Belgique, au long
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des petites routes pavées, surgit très vite la silhouette d'un poste de douane, fleuri et endormi comme un chalet de ville d'eaux à la saison morte, où des douaniers hollandais flambant neuf dans leurs uniformes de surplus de la Royal Air Force somnolent dans une pièce ombragée, dévisagent avec une curiosité sans fièvre le touriste qui s'aventure dans ces solitudes excentriques’.
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Sluis, la patrie du ‘Dikke van Dale’
Au départ de Knokke-Heist, ville balnéaire mondaine située en Belgique, il est aisé de parvenir à Sluis - qui signifie écluse - via la N376. Juste après la frontière, si on n'y prend garde, le conducteur trop pressé risque - et ce serait vraiment dommage - de passer à côté de Sint Anna ter Muiden, un village rondelet de 50 habitants, le plus occidental des Pays-Bas, fondé au xiie siècle. Avant-port de Bruges, faisant autrefois partie de la Hanse flamande, il fut prospère et, proie facile, attaqué par les Anglais à plusieurs reprises. Tout comme ses voisins, le village subit l'éloignement de la mer, son port s'ensabla et il succomba inexorablement à l'indolence.
En poursuivant le long de la Sint Annastraat, on parvient donc à Sluis. Ce jour-là, des hordes de courageux nageurs bravaient le froid, heureux de participer au traditionnel Open Water, une compétition annuelle de natation de près de 8 km dans les eaux saumâtres du canal du Damse vaart entre Sluis et Hoeke sous le regard protecteur de la statue dorée de Johan Hendrik van Dale. Ses parents, Abraham van Dale et Pieternella Johanna du Bois, étaient originaires d'Eeklo en Flandre-Orientale, à une vingtaine de kilomètres de là, mais comme une épidémie de variole s'était déclarée dans les environs, ils déménagèrent vers un lieu plus sûr.
C'est ainsi que Johan Hendrik van Dale naquit à Sluis le 15 février 1828. Son père, militaire, mourut sur les côtes de Java alors que Johan Hendrik n'avait que 11 ans. Curieux de
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Peupliers, photo Th. Beaufils.
tout, ayant une mémoire phénoménale, il obtint son diplôme à seize ans, devint en 1854 instituteur principal, puis une année plus tard il occupa également la fonction d'archiviste de son village natal. Travaillant sans relâche, véritable bourreau de travail, il fut l'auteur de plus de cent articles et d'une vingtaine d'ouvrages sur l'histoire de la Flandre zélandaise et sur la linguistique et l'analyse syntaxique. Il publia ses articles entre autres dans des revues renommées en néerlandophonie. Cette abondante littérature lui permit de se lier d'amitié avec les lexicographes les plus célèbres de l'époque. En 1867, l'éditeur D.A. Thieme lui proposa de réviser le Nieuw woordenboek der Nederlandse taal (Nouveau dictionnaire de la langue néerlandaise) des frères Isaac Marcus Calisch et Nathan Salomon Calish publié en 1864. Alors que l'entreprise parvenait à sa fin, Johan Hendrik van Dale décéda le 19 mai 1872, comble du sort, de la maladie que ses parents avaient cherché à éviter à tout prix, la variole. Son travail fut poursuivi par Jan Manhave, un de ses disciples, choisi par le maître lui-même avant sa mort. Et ainsi, ce bout du monde anodin enfanta le Groot woordenboek der Nederlandse taal (Grand dictionnaire de la langue néerlandaise), dictionnaire plus connu sous le fameux nom de Dikke Van Dale (Gros Van Dale).
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Porte d'entrée maritime de Gand et d'Anvers
La Flandre doit beaucoup à l'embouchure du Westerschelde (Escaut occidental). Cependant, les eaux entremêlées entre Flandre et Zélande n'arrangent guère les affaires des Flamands. Gand est reliée à la mer du Nord par le Zeekanaal Gent-Terneuzen, ce qui a eu pour effet de transformer les environs en vaste zone industrielle prospère. Mais l'appropriation de cette position stratégique ne se fit pas sans douleur. Après que le Zwin (le bras de mer entre Bruges et la mer du Nord) se fut ensablé, un nouveau canal fut creusé en direction de l'Escaut. On raconte qu'en 1555, lorsqu'il abdiqua, Charles Quint, avant de quitter définitivement ses terres
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La plage de Breskens, photo Th. Beaufils.
septentrionales, se rendit d'abord sur place pour vérifier de ses propres yeux la bonne marche des travaux, puis rejoignit Flessingues (Vlissingen) pour rallier définitivement les côtes d'Espagne. Sas van Gent, place forte assise sur le canal, acquit ainsi une importance stratégique dès le xvie siècle. Elle fut attaquée par les Gueux de mer en 1577, qui s'en emparèrent en 1579, avant d'être reprise par les Espagnols quelque temps plus tard.
La plus grande source de conflit de voisinage entre Flandre et Pays-Bas reste l'accès au port d'Anvers. Pendant des siècles, les Provinces-Unies exercèrent sur l'Escaut une souveraineté sans partage. Déjà en 1585, les Gueux fermèrent l'accès du fleuve pour asphyxier le port. Cette splendide réussite militaire entraîna le déplacement du centre de gravité économique vers les cités des Provinces-Unies. Suite à son indépendance, le traité de 1839 imposa à la Belgique d'importants sacrifices territoriaux, mais en compensation elle récupéra des droits sur l'Escaut néerlandais. Le port d'Anvers resta longtemps soumis aux aléas des marées et la Flandre réclama à intervalles réguliers un nouvel approfondissement du fleuve. Les Bataves n'avaient quant à eux aucune envie que le port d'Anvers concurrence ceux de Rotterdam et d'Amsterdam et prétextèrent, avec raison, que le creusement de l'embouchure ne serait pas sans conséquences sur l'environnement. Mais il fallut bien se faire une raison et les Néerlandais cédèrent en partie dans les années 2010.
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Des moules en pleine terre
Philippine est un autre village au milieu de nulle part qui ne paie pas de mine et qui a gagné en célébrité grâce à ses huit restaurants de moules. Cette popularité remonte à la nuit des temps quand le village jouxtait la mer - une belle carte de 1609 en témoigne - et abritait une communauté de pêcheurs qui les cultivaient dans les environs du Braakman. Dans les années 1840, la demande de moules ne cessa d'augmenter et les modestes pêcheurs connurent alors gloire et prospérité. Plus de 16 000 tonnes de ce mollusque goûtu étaient vendues chaque
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année essentiellement en Belgique mais aussi à Lille, Valenciennes et même à Paris. Suite à la poldérisation de la zone, il fallut creuser en 1900 un nouveau canal, le Philippinekanaal, pour assurer un accès à la mer. Mais rien n'y fit. Affectée par un parasite, la culture a quasiment disparu - elle a été déplacée à Yerseke en Zélande orientale dans des eaux plus saines -, mais les restaurants et la tradition locale, eux, préservent cette notoriété.
En poursuivant son chemin vers l'ouest, on atteint Biervliet, autrefois isolée sur une île, la patrie natale de Willem Beukelszoon. Les encyclopédies certifient qu'il aurait inventé au xive siècle la méthode de conservation du hareng qui consiste à vider le poisson en ne laissant que le pancréas afin de mieux en préserver le goût, avant de le saler et de l'encaquer. Cette miraculeuse invention a été célébrée en 1659 dans un poème de l'écrivain néerlandais Jacob Cats: De haring die men ving en kon niet lange duuren, (...) Maar Beuckels heeft voor eerst den haring leeren kaake (Le hareng que l'on attrapait ne pouvait rester frais longtemps, (...) Mais Beuckels a le premier découvert comment l'encaquer).
À quelques kilomètres de là, une légende populaire raconte que le village de IJzendijke possédait une clé d'un mètre de long peinte en noire, appelée de sleutel van ossenweide (la clé du champ des boeufs). Lorsqu'un villageois atteignait l'âge de 30 ans sans avoir trouvé chaussure à son pied, il se voyait remettre cette clé devant sa porte. Le but était bien sûr de s'en séparer le plus rapidement possible. Une fois un nouvel anniversaire repéré par l'impétrant, il déguisait la clé en vieille fille, la brandissait à travers le village, suivi d'une ribambelle de bambins jusqu'à la demeure du récipiendaire. La petite troupe était rejointe par une multitude de badauds, alertés par ce charivari, brûlant d'envie de découvrir le nouvel élu, ‘le boeuf du champ’. La clé était remise au jeune homme sous un déluge d'ovations.
À partir d'IJzendijke, il est aisé de rejoindre l'Escaut, impressionnant, large et gris. De l'autre côté de la berge, Borsele (sur l'île de Zuid-Beveland) et l'île de Walcheren, accessible par le fameux tunnel de Terneuzen ou par le bac piétonnier de Breskens. Toute ma vie, je me souviendrai d'une extraordinaire traversée vers Flessingues... Je n'avais alors que 17 ans, j'arrivais de Paris en stop avec un cousin. L'aventure de la vie pouvait enfin vraiment commencer...
Thomas Beaufils
Ethnologue - Amsterdam.
thomas_beaufils@yahoo.fr
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