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L'histoire véritable
L'écrivain flamand Peter Terrin (o 1968) fait entendre une voix originale dans la littérature néerlandophone contemporaine. Essentiellement auteur de nouvelles et de romans, il s'est réellement fait connaître par son roman Le Gardien (2009) qui lui a valu le prix de Littérature de l'Union européenne.
Des extraits de ce roman ont été publiés dans Septentrion no 4 / 2010 et récemment les éditions Gallimard ont fait paraître la traduction française réalisée par Anne-Lucie Voorhoeve. Ce livre évoque l'histoire de deux gardiens enfermés dans le souterrain d'un immeuble. Après le départ inexplicable des habitants de l'endroit, ils semblent totalement coupés du monde et abandonnés à leur sort.
Le roman le plus récent de Terrin est intitulé Post mortem. Il s'agit d'une sorte d'autobiographie virtuelle traitant de l'enchevêtrement du réel et de l'imaginaire. Ce livre s'est également vu doté d'un prix important et très convoité en région néerlandophone, le Ako Literatuurprijs.
Déjà, le no 2 / 2013 de Septentrion proposait deux chapitres d'un citybook de Cees Nooteboom écrit à la demande de la maison flamando-néerlandaise deBuren. Peter Terrin s'est également prêté à cet exercice d'écrire un citybook pour deBuren. De sa résidence dans la ville flamande de Turnhout (au nord-est d'Anvers, proche de la frontière néerlandaise), il a ramené un citybook dans le genre épistolaire. Voici une sélection de quelques-unes de ces lettres.
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Le béguinage de Turnhout, photo D. Brouns.
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Turnhout
Par Peter Terrin
Traduit du néerlandais par Michel Perquy.
Cher Christophe,
Je crois qu'il m'est venu une excellente idée. Comme il arrive souvent dans ces cas-là, elle est apparue tout d'un coup dans sa totalité, avec une évidence telle qu'elle semblait avoir été là depuis toujours. Plutôt à la manière d'un souvenir que comme une idée surgie de nulle part. Ce souvenir s'est manifesté à l'instant même où je décidai, il y a à peu près cinq minutes, de t'écrire: le citybook sera une histoire policière. Une histoire policière épistolaire.
As-tu jamais lu quelque chose de ce genre?
Cela doit bien exister, forcément. N'étant pas vraiment une correspondance puisqu'elle ne propose que les missives d'un seul des correspondants, cette forme ouvre tout un arsenal de possibilités pour l'auteur (de l'histoire). Tout ce qui se dit gravite autour du crime. Les deux correspondants sont en effet parfaitement au courant de ce qui s'est passé.
Je viens seulement d'arriver. Le béguinage est merveilleusement entretenu. Patrimoine de l'Unesco. Je suis hébergé dans une des chambres d'hôte du couvent Sainte-Anne. C'est dans ce bâtiment que le Corpus Christianorum a été entreposé sous les auspices de Brepols Publishers; un des collaborateurs m'a fait visiter cette imposante bibliothèque, composée essentiellement d'ouvrages qui contiennent des textes chrétiens de l'époque patristique et du Moyen Âge, transmis en latin, en grec ou l'une ou l'autre langue orientale. De quoi faire le bonheur de spécialistes qui peuvent occuper une chambre d'hôte au grenier s'ils l'estiment nécessaire dans le cadre de leur recherche. C'est exactement l'ambiance que dégage ma chambre: l'étude, la recherche et un dénuement sans doute familier aux béguines désormais disparues. Le sol verni est constitué de panneaux d'aggloméré et le lit me rappelle l'internat de mon enfance, mais les serviettes et les draps sentent bon. Ni radio ni télé. Ici règne le silence
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de l'inspiration. Je prévois de pouvoir terminer rapidement mon travail. Je suis d'ailleurs en compagnie de mon Olivetti portable vert pistache. Dans cet environnement, la frivolité de sa couleur et de son design constitue presque un blasphème. Le premier soir, je laissai complètement s'éteindre le bruit des premières frappes, tellement il m'avait paru assourdissant. Mais aucune alarme ne se déclencha et - Dieu soit loué! - je ne perçus pas le bruit de pas irrités dans la cage d'escalier.
Salutations littéraires,
Peter
(...)
(...)
Cher Christophe,
Au fond, je ne suis pas un voyageur. Je ne me risque pas comme bon nombre de mes collègues dans les quartiers populaires de villes bien plus dangereuses que Turnhout pour soutirer à la population autochtone la véritable histoire. Je fais exactement ce que je fais quand j'écris: j'essaie de trouver quelque chose dans ce qui est à portée de main. Ce n'est pas que j'évite ce qu'on pourrait en effet appeler l'histoire véritable, celle que convoitent le journaliste ou l'auteur de récits de voyage. Mais je ne la recherche pas consciemment. Il y a tant d'autres choses à vivre encore en dehors de cette histoire véritable.
As-tu remarqué les photos dans le buffet de la gare?
Ce buffet est un endroit bizarre. Cela vient sans doute des dimensions de la pièce. Ce n'est pas un parallélépipède rectangle mais un cube aussi haut que large et profond. Cela produit un effet intrigant, on se méfie spontanément en franchissant la porte, comme si on participait à son insu à l'un ou l'autre spectacle.
Il y a un vieux comptoir monté sur une estrade respectable avec sur les étagères des valises en carton et une collection de képis minable. Un ornement romain surplombe une petite porte mystérieuse sur laquelle est accrochée l'horloge de la gare. Des bancs contre le mur, un sol carrelé, la bière, la Cristal Alken, la pinte la moins chère de Turnhout, le présentoir de journaux affichant le message impérieux: ‘Soyez galant, un seul journal par client!’, tout cela sous le regard bienveillant du roi Baudouin et de la reine Fabiola, tous deux encore bien jeunes et si élégants en noir et blanc, mais déjà séparés l'un de l'autre, chacun dans son propre portrait détournant son regard de l'autre.
Ce pourrait être le décor innocent d'un quelconque estaminet un peu bizarre mais charmant s'il n'y avait pas toutes ces photos d'enfants. Des collages arbitraires de photos jaunies sous le verre des petites tables, impossibles à ignorer par le client dégustant sa boisson. L'histoire véritable renvoie sans doute à une question d'originalité décorative, je n'ai pas interrogé la tenancière à ce sujet, je crois qu'elle s'appelait Vicky; avec deux autres hommes installés dans ce buffet de gare, nous écoutions Radio Nostalgie. Les portes bâillaient vers le quai de gare désert.
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Je fixais le garçon blond à l'épi rebelle à côté de mon verre, ses oreilles pendantes, sa vulnérabilité. La petite toute en boucles portant une sucrerie à la bouche, mais en même temps incapable de se départir d'un petit air de méfiance. Des dizaines d'enfants, sans doute devenus adultes depuis, réunis ici sur ces petites tables d'un buffet de gare. Adultes dans un lointain pays étranger et inconnu, ou décédés depuis, embarqués sur ce quai de gare dans le train en partance de Turnhout et jamais aperçus depuis.
Peter
(...)
(...)
Cher Christophe,
De grands écrivains m'ont précédé. En 1837, Victor Hugo a visité Turnhout en compagnie de sa maîtresse. Mais il a eu la politesse d'envoyer un compte rendu de ses impressions à sa femme. Sur le château, par exemple. Je t'ai écrit il y a quelque temps en plaisantant à propos de la Grand-Place qu'on avait décidé qu'il fallait construire une ville autour. Tu as évidemment compris que ce n'est pas de cette manière que la ville a vu le jour. En réalité, les ducs de Brabant venaient ici chasser le cerf. Aujourd'hui, Turnhout est entouré de marais et de bruyères, mais il y a huit cents ans, la région était très boisée. Les ducs y ont édifié un château qui fait aujourd'hui office de palais de justice. Dans le parc du château se sont élevées De Warande, une maison de la culture bien connue, et la prison. Mais ce n'était pas encore le cas au xixe siècle, comme en témoigne Victor Hugo. Il parle d'une haute tour accolée au château, avec des grilles à toutes les fenêtres. ‘Il sortait d'une des fenêtres d'en haut un chant plein de tristesse et de douceur. (...). Comme c'était la kermesse d'août, il y avait au loin dans la ville un bruit de danses et de rires. Le chant du prisonnier coupait cela sans dureté et sans colère. Le jour s'éteignait à l'occident, les roseaux du fossé frissonnaient, de temps en temps un gros rat passait rapidement sur la saillie du pied de la tour. Et puis le fond du paysage était un vrai fond flamand (...)’
Les roseaux ont disparu, cédant la place à des haies d'if soigneusement taillées sur la rive tout autour. Le château a l'air d'avoir été construit l'année dernière. Mis à part les petits carreaux sertis probablement dans du plomb, tout me semble neuf. Plus question de rats, ou du moins pas de la race qui se montre avec effronterie et sans peur à des écrivains. Mais de l'art, oui. L'oeuvre la plus remarquable est une sculpture de femme couchée dans les douves, une sculpture qui m'a rappelé instantanément la précédente Ville flamande de la culture, Ostende.
En entrant dans Ostende en direction du Kursaal, il est pour ainsi dire impossible d'éviter la croupe fabuleuse de la Grosse Mathilde, un hommage sans détour aux attraits féminins. George Grard avait baptisé sa sculpture La Mer, se servant des rondeurs féminines comme symbole de la luxuriance et de la sensualité de la mer. La sculpture de Rik Poot, Naïade, à
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Rik Poot, Naïade.
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Turnhout, est davantage une oeuvre d'art. Avec sa composition fragmentée, son orientation cubiste, elle décortique la naïade en jambes, fesses, ventre et seins. C'est un assemblage transparent qui accentue son caractère artificiel. On le regarde plus longtemps, on se met à réfléchir sur l'acte de regarder, on s'interroge sur le mécanisme du regard masculin. La Naïade de Rik Poot est littéralement une figuration de la femme, elle n'a simultanément plus grand-chose et absolument tout à voir avec la femme. C'est un peu comme avec les oiseaux empaillés. Au musée Natuurpunt au numéro 13 du Graatakker, sont exposés un grand nombre d'animaux empaillés, surtout des oiseaux. Si on ne peut jamais approcher une huppe de plus près que là, cette dernière n'a en même temps plus rien à voir avec l'oiseau qu'elle a été jadis ou avec ses congénères qu'on observe à l'aide de jumelles dans des lieux ensoleillés.
J'ai été confronté dans de nombreuses vitrines du musée avec une chose qui m'a replongé instantanément dans les débuts de mon adolescence: des bols alimentaires. Un an ou deux avant que ne se déchaîne en moi le tumulte hormonal paralysant toute faculté intelligente, je collectionnais avec un ami des bols alimentaires dans un bois dont l'accès nous était formellement interdit sous peine de poursuites. Une fois rentré, les joues cramoisies par l'excitation du méfait accompli, je plongeais les bols alimentaires dans des récipients remplis d'eau chaude. Ce n'était rien d'autre qu'une opération de médecin légiste. À l'aide des osselets et des poils qui se dégageaient lentement du bol alimentaire ramolli, il était possible d'identifier la proie, et par le biais de la proie le hibou auteur du crime car, à la différence d'autres rapaces, le hibou avale la pauvre bête d'un seul coup. Victime et malfaiteur, l'agression parfaitement silencieuse, la brutale indifférence: à la manière d'un clairvoyant, je voyais se dérouler tous ces événements dans cette petite soupe tiède et dégueulasse.
Peter
(...)
(...)
Cher Christophe,
C'est si évident. Je sais que tu n'aimes pas la musique d'orgue, mais le grand avantage est que je suis seul à le savoir. Personne ne trouvera ça bizarre. Au concert d'orgue ce midi dans l'église Saint-Pierre, l'âge moyen des auditeurs devait frôler les cinquante-cinq ans. Mais je remarquai aussi des visages plus jeunes que le mien ou le tien. Je ne vois pas d'autre solution. Ces brefs concerts de midi sont la formule idéale, ils sont fréquentés par des personnes en tous genres, qui entrent souvent par hasard, attirés par la musique qu'on entend devant le porche de l'église.
Cela vaut pour la musique en général, mais la musique d'orgue surtout doit s'écouter live. C'est un événement, une expérience physique. Lorsque tous les registres s'ouvrent et que résonne dans la poitrine ce grondement si caractéristique, d'une autre ère, on n'entend pas seulement de la musique, on la ressent aussi, car la signification pénètre en profondeur sans l'intervention du cerveau. Le décor aussi, destiné à accueillir l'exécution de cette musique, fait
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partie de l'intensité de l'expérience. Dommage que pour les concerts, les chaises se trouvent toutes orientées vers l'orgue, au-dessus du portail. On regarde l'instrument, qui est très beau, il est vrai, mais il ne se passe rien, du moins pas visiblement. L'organiste demeure caché et la musique pourrait tout aussi bien venir de l'autre côté de cette énorme caisse de résonance, du côté le plus beau. Ce qui n'empêche que quelques filles aux cheveux gris battaient la mesure en hochant la tête avec enthousiasme dès que venaient des morceaux un peu plus rythmés et que la frivolité de la partition faisait sonner l'orgue comme un synthétiseur bon marché. Leur enthousiasme était tel qu'elles suivaient la plupart du temps une mesure inexistante, quelque chose qui, selon elles, aurait dû venir à cet endroit du concerto, quelque chose qu'elles entendaient déjà et qu'elles extorquaient du compositeur par des hochements de tête et des battements de pied.
Cette musique rayonne évidemment dans toute sa splendeur dans le cadre du culte, en harmonie avec le choeur et la liturgie. De cette façon, elle s'approche de la musique de film. J'ai vu The Dark Knight Rises hier. L'emphase de la musique de Hans Zimmer visait ostensiblement les tripes, à la manière de l'Ancien Testament, alors que l'histoire de notre super héros s'appuyait lourdement sur le Nouveau Testament. Ce personnage sort presque littéralement du tombeau, ce qui, sans trop vouloir dévoiler, ne lui réussit qu'après qu'il s'est défait de son indifférence envers la mort et qu'il embrasse de nouveau la vie avec une déférence renouvelée envers la mort. À peine ressuscité d'entre les morts, il doit se rendre illico à Gotham pour y sauver d'une catastrophe assurée son peuple enchaîné. Et comment détourner le destin et la souffrance sinon par un acte d'abnégation totale?
J'entendais du Bach et je contemplais la superbe chaire devant à gauche, je voyais Jésus Christ de dos, son index levé, Pierre, anciennement Simon, avec son début de calvitie, tout juste institué pêcheur d'hommes, à genoux, et je songeai à Batman, le sauveur masqué de son peuple, et à Turnhout, dont le nom Turnhout composé de turn (= épines) et hout (= bois) signifie donc bois d'épines et je me suis souvenu du buisson ardent, de Dieu qui apparut à Moïse dans le buisson ardent et que le feu ne consumait pas le buisson et qu'il ne fut pas donné à Moïse de voir Dieu mais qu'il entendit qu'il devait conduire son peuple hors d'Égypte, et je souris à l'idée de la devise de Turnhout in fuga salus, le salut dans la fuite, et j'eus le sentiment que tout était en train de trouver sa place, que l'histoire véritable se présentait simplement à moi, par une forme d'intelligence silencieuse, discrète mais superlative.
Il nous faut persévérer. La semaine prochaine, tu entreras un peu après midi dans l'église, je ferai en sorte qu'il y ait une chaise libre à côté de moi. Après le concert, nous partirons, toi dans la direction du Graatakker, moi en direction du béguinage. Ce sera comme si cela n'avait jamais eu lieu. Crois-moi.
Ton ami,
Peter
Lettres extraites d'un citybook écrit par Peter Terrin à la fin de 2012 pour la maison flamando-néerlandaise deBuren. Celle-ci, en collaboration avec des partenaires européens, invite des auteurs à séjourner dans des villes intéressantes. Les citybooks écrits à cette occasion sont publiés par deBuren et peuvent être téléchargés gratuitement en livre audio (podcast) et en e-book sur le site: www.citybooks.eu. Ils sont édités en néerlandais, en français, en anglais et dans la langue de la ville en question.
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