Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
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Une peinture sonore: le merveilleux univers musical de SpinvisDepuis une décennie, le Néerlandais Spinvis figure parmi les voix les plus originales dans les Plats Pays. De son vrai nom Erik de Jong, l'auteur-compositeur et musicien avait dépassé la quarantaine lorsqu'il fit ses débuts en 2002 avec un CD sans titre se situant quelque part entre le lofi (musique à l'état brut enregistrée par des moyens rudimentaires), la pop électronique expérimentale et la chanson d'auteur artisanale dont les textes sont imprégnés d'une certaine tristesse, souvent de mélancolie. L'artiste avait distillé ce premier album, qui fit amplement parler de lui, de centaines de cassettes qu'il avait enregistrées à son usage personnel au cours des années précédentes dans le grenier de sa maison familiale à Nieuwegein, une commune au sud d'Utrecht. Ses chansons plutôt étonnantes mais reconnaissables, assemblées sur ordinateur à l'aide du procédé couper / coller, semblèrent toucher du premier coup une corde sensible dans le public. En moins de rien, Spinvis trouva plus de vingt mille acheteurs (chiffre déjà remarquable pour la Belgique et les Pays-Bas) et quelques mois plus tard son album figura en tête d'innombrables listes de cadeaux de fin d'année. | |
L'art du collagePlus encore que la musique, Spinvis pratique l'art du collage, la manipulation des sons: c'est sa manière à lui de construire ses chansons à l'aide de boucles et d'échantillons. Cela le rapproche, du moins par l'esprit, de groupes comme Air, Beck, Grandaddy et The Notwist. Il considère son studio comme un laboratoire dans lequel il crée une tension en réunissant des ingrédients à première vue inconciliables, un peu à la manière d'un alchimiste. Ce qui, à ses yeux, ne signifie pas du tout qu'il ait épuisé la manière traditionnelle de faire de la musique. ‘La montée d'adrénaline qu'on éprouve avec un vrai groupe, rien ne peut égaler cela. Mais faire de la musique avec d'autres demande toujours des compromis. La discipline que je me | |
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![]() Photo Hafred.
suis imposée est plutôt celle de l'écrivain qui ajoute jour après jour quelques lignes ou, au contraire, en supprime. Tout se passe dans ma tête. Seul, on doute beaucoup plus, mais ce n'est pas grave: un artiste qui arrête de douter meurt artistiquement.’ À ses débuts, Spinvis attachait une grande importance à ce que le son et l'ambiance de ses cassettes originales, y compris toutes les fautes et les imperfections, soient conservés. Aussi son CD donnait-il l'impression d'un journal audio dans lequel s'était profondément insérée la vie familiale de son auteur. En écoutant attentivement, on entendait parfois le bruit d'un aspirateur dans une des pièces, d'un vélomoteur passant devant la maison ou de disputes d'enfants. Ce qui conférait à son travail un aspect quasi documentaire. Bien que Spinvis ne cesse de manipuler des ordinateurs portables et des échantillons, on l'entend aussi sur ses disques (trois normaux, un demi-CD live et une collection de rarities) pratiquer la guitare, la basse, la batterie, le clavier électronique et la flûte. ‘Je joue un peu de tout, mais je n'excelle en rien’, dit-il modestement. ‘C'est mon côté punk’. J'estime en effet que la virtuosité ou la technique ne sont pas très importantes. Même si on n'arrive à tirer que quatre notes d'une pauvre corde, ce qui compte c'est de les sortir au bon moment. Je ne suis pas vraiment un musicien: je fais de la peinture avec des sons et je réfléchis toujours en fonction de l'ensemble. Le minimalisme ouvre une brèche dans les choses: même ce qu'on n'entend pas est explicitement présent.’ Si sa musique suggère le contraire, Spinvis maintient cependant que, du point de vue musical, il a été formé par des chansons du top 40 comme celles d'ABBA et des Bee Gees. ‘Il est possible de trouver une chanson horrible, mais le lendemain, on est dans sa voiture, le soleil brille et soudain on y est quand même sensible. Si on n'est pas ouvert à ce genre d'expérience, par exemple en prétendant un goût culturel raffiné, on rétrécit terriblement son univers. Parfois, il faut savoir regarder à travers l'emballage. Ce que j'adore dans la musique pop, c'est que personne n'est en mesure de se l'approprier. Car tous les matins, quand on se lève, les règles en ont changé. Ce qui n'était que de l'ivraie hier est aujourd'hui du blé. | |
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Je continue à trouver fort intéressante cette succession incessante de goûts, de modes et d'opinions.’ Spinvis ne s'est jamais considéré comme un artiste de scène et il admet volontiers qu'il n'est qu'un chanteur passable. Mais le succès de son premier CD a été d'une telle ampleur et la demande de représentations si immense que le ‘bricoleur’ s'est finalement décidé à quitter la sécurité de son grenier et à accepter une place sous les projecteurs. Mais comme il n'existe rien de plus ennuyeux que d'avoir toute une soirée les yeux braqués sur un type qui manipule des boutons, il s'est mis à rhabiller complètement ses chansons. Ayant sélectionné pour son CD des échantillons de genres, de cultures et d'époques très différents, il a développé son concept de ‘machine à voyager dans le temps’ en s'entourant de musiciens de diverses générations et de contextes très divergents. On trouvait ainsi parmi les neuf musiciens de l'orchestre Spinvis quelques septuagénaires issus du jazz et de la musique classique tandis que les chansons étaient arrangées pour des instruments comme la harpe, le vibraphone, le saz (un instrument à cordes turc dans le genre du luth) et l'accordéon. ‘J'avais déjà écrit le livre, considérez ça comme son adaptation cinématographique’, répéta narquoisement le chanteur à chaque concert. Impossible d'ailleurs d'imaginer une métamorphose plus drastique, une différence plus spectaculaire avec les versions sur disque. Mais ne semblant pas redouter les risques, Spinvis prouva qu'une bonne chanson supporte aisément plus d'une approche. | |
Dactylographier des sonsAux yeux (et aux oreilles!) de Spinvis, il était d'une évidence absolue qu'il chanterait dans sa langue maternelle. Pour lui, des auteurs de son propre pays tels que l'écrivain Gerard Reve (1923-2006)Ga naar eind1 ou le poète Gerrit Achterberg (1905-1962)Ga naar eind2 sont au moins aussi importants que les Beatles ou les Beach Boys. ‘La littérature m'occupe, certes, mais je n'ose prétendre que j'écris de la poésie. Car si je trouve par exemple un mot qui exprime parfaitement ce que je cherche à exprimer mais qui ne convient pas dans le flow de la musique, il sera irrémédiablement sacrifié. Le texte et la musique doivent être en parfaite harmonie. On pourrait dire que je me sers d'une machine à écrire audio: je dactylographie des sons.’ Pour ses textes, Spinvis se sert presque exclusivement du langage parlé. À l'époque où il travaillait encore à l'usine, il observait attentivement les rapports entre collègues en se focalisant sur ce qu'ils se disaient ou ne se disaient précisément pas. Les idées sous-entendues, les phrases inachevées, les pauses et les hésitations se sont en effet frayé un chemin vers ses chansons. ‘Je porte toujours sur moi un carnet dans lequel je note ce que d'autres disent. Si on relie des bouts de phrases dans un bouquet, ils semblent suggérer d'eux-mêmes une histoire. Une histoire sans noyau, il est vrai, mais c'est aussi le cas de la vie même. Jusqu'à ce qu'on en distille soi-même une signification.’ Dans Smalfilm, le premier single de Spinvis aux Pays-Bas, un des cinq personnages dit: ‘Quand je sors, je suis un photographe / Je suis un écrivain quand je rends visite à des amis.’ C'est ce qu'on pourrait dire de Spinvis: il suffit que quelqu'un dans son entourage prononce quelque chose dont il pourrait se servir pour qu'il l'absorbe comme une éponge et qu'il le retrouve plus tard pendant qu'il écrit. Il n'est lui-même pas porté sur la communication verbale à sens unique, ainsi l'auditeur a tout loisir de conférer aux textes sa propre interprétation. Erik de Jong pose consciemment un voile de mystère sur les choses. ‘Les photos un peu floues sont souvent les plus belles parce qu'elles montrent rarement ce qu'on croit y voir. J'aime bien cette ambiguïté, ce côté suggestif.’ Il réussit en outre à évoquer tout un univers en | |
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![]() Photo Kr. Acke.
quelques mots qui font mouche: ‘La ville se déshabille / Elle se saoule comme une mariée’, entend-on dans Ik wil alleen maar zwemmen (Je veux seulement nager). Herfst en Nieuwegein (Automne et Nieuwegein) est de son côté un tableau impressionniste sonore dans lequel le temps semble figé et tout le reste arrêté. Et dans Club Insomnia, prose et poésie se fondent imperceptiblement: ‘Dans le silence entre les mots se cache un petit poème / Sur maintenant et jamais, sur des rêves et la mort / Sur toi et moi, sur la chatte et le zob.’ Les textes de Spinvis, généralement écrits selon le procédé du monologue intérieur, dégagent une forte sensorialité, même si l'artiste bouleverse parfois les choses: il ‘respire avec ses yeux’, décrit des planètes qui ‘chantent’ et une autoroute qui ‘chuinte’. Abordant le monde avec une candeur enfantine, le chanteur estime néanmoins que son regard n'est pas fondamentalement différent de celui de la plupart des gens. ‘Beaucoup réduisent l'enfant en eux-mêmes au silence parce qu'ils sont persuadés qu'un émerveillement naïf ne convient plus à l'âge qu'ils ont atteint. Personnellement, j'ai simplement moins peur d'écrire ce que je pense. Déjà tout gamin jadis à l'école, je lâchais la bride à mon imagination. Jusqu'à ce que j'aie pris conscience que la réalité ne se laissait pas simplement pétrir comme on voulait. Ça m'a vraiment fait mal.’ À l'occasion, on est confronté dans des chansons comme Smalfilm et Astronaut avec un composant de la science-fiction qui semble tiré des visions futuristes de livres pour la jeunesse. Enfants, Erik et son frère aîné dévoraient de petits romans à cinq sous des années 1950 dont le chanteur affectionne encore toujours le futurisme romantique et la foi inconditionnelle en l'avenir qui s'en dégageaient. À tel point que le titre de son deuxième CD, Dagen van gras, dagen van stro (Journées d'herbe, journées de paille, 2005) est emprunté à la traduction néerlandaise de Ringing Changes, un recueil de nouvelles de l'auteur de science-fiction R.A. Lafferty. Le son de ce disque est plus organique que celui du premier. Spinvis a en effet eu l'intelligence de ne pas faire une copie de son premier succès, mais de s'inspirer cette fois de la dynamique et des couleurs sonores de son groupe de musiciens et de laisser doucement ses | |
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chansons chercher leur voie. À en juger par Lotus Europa, un morceau minutieux en spoken word, De Jong a également revu ses ambitions littéraires à la hausse. Se positionnant quelque part entre un accès de fièvre onirique et un monologue intérieur absurdiste, il évoque un homme dans une piscine qui constate avec effroi que ses membres s'atrophient et disparaissent l'un après l'autre. Simultanément, il est le témoin du jeu cruel d'un baigneur qui enfonce sans cesse la tête d'un autre sous l'eau pour ne la relâcher qu'au dernier moment. Certains y voient une métaphore pour la vieille Europe, écrasée lentement mais inexorablement par la croissance économique de l'Asie. Ici, c'est incontestablement le texte qui domine, la musique ne fait guère plus que créer une ambiance. Ces dernières années, Spinvis a su élargir considérablement son vocabulaire artistique, notamment par des spectacles de théâtre, une collaboration à une comédie musicale pour la radio et de la musique pour des pièces radiophoniques ou des séries télévisées. Il a par ailleurs composé la bande son pour des films flamands tels que Pas sérieux s'abstenir de Miel Van Hoogenbemt et Oxygène de Hans Van NuffelGa naar eind3. Quelques-uns de ses projets secondaires ont été réunis dans la compilation de 2007 Goochelaars en geesten (Illusionnistes et esprits). L'année suivante, Spinvis réalisa encore un album avec le poète Simon Vinkenoog (1928-2009) tandis qu'en 2010 il constitua le duo Dorléac avec la chanteuse Geike Arnaert de Hooverphonic, le populaire groupe de trip-pop flamand. | |
Sur les rives du tempsDe Jong a été si occupé par toutes sortes de demandes qu'il a mis plus de six ans avant de sortir un nouvel album de Spinvis. Dans Tot ziens, Justine Keller (Au revoir, Justine Keller), son morceau le plus abouti jusqu'ici, il parcourait une voie intermédiaire entre une synthpop communicative, un krautrock étourdissant et des ballades acoustiques tout en simplicité dans lesquelles l'apport électronique était quasiment réduit à zéro. Le personnage du CD s'exprimant à la première personne est un homme adulte qui a gardé le désir de la femme de rêve dont il était tombé amoureux à l'âge de douze ans. Obsédé par cet idéal qui n'existe pas, il cherche à se consoler dans l'univers nocturne. Un autre thème majeur de ce CD est le rôle de l'alcool dans notre société. Spinvis le considère comme une substance importante avec ses effets positifs et négatifs: il détache, anesthésie, rend joyeux... mais réveille aussi ce qu'il peut y avoir de pire dans l'être humain. Un autre personnage fait un retour remarqué dans ce CD, celui de Ronnie qui était déjà présent tout au début. Le chanteur évoque en effet souvent des personnages fragiles, meurtris, incapables de suivre le mouvement. Ainsi, Voor ik vergeet (Avant que je n'oublie) exprime surtout l'angoisse de la démence. ‘La maladie d'Alzheimer est en effet une hantise’, admet Spinvis. ‘Mais cette chanson spécifique parle aussi de la fugacité des instants de bonheur. Un beau jour, par exemple, on part faire un tour à vélo et soudain on se rend compte: le temps viendra où je ne m'en souviendrai même pas. Ce n'est pas grave: certaines choses sont tout simplement destinées à disparaître. Mais cela n'empêche pas qu'elles puissent avoir une grande importance dans la vie d'un être humain.’ Si la mémoire joue un rôle non négligeable dans l'univers de Spinvis, l'artiste se rend très bien compte qu'elle n'est en même temps pas toujours fiable. ‘Ce fut une belle époque, si je ne me trompe pas’, chante-t-il quelque part. ‘N'est-il pas étrange qu'on recolore certains moments de sa vie de couleurs chaque fois différentes? L'autobiographie est une fiction, alors que ce qui se veut fiction contient souvent un tas d'éléments autobiographiques. On ne peut imaginer que ce qu'on porte en soi, non?’ | |
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Malgré la conscience qu'il n'est lui-même qu'une poussière dans l'histoire, le ‘passé’ exerce un irrésistible pouvoir d'attraction sur Spinvis. Et d'une manière ou d'une autre, il ressent sa propre précarité comme rassurante: ‘J'attendais au bord / Sur les rives du temps / Et tout passait / Perdait son nom / Était rejeté sur le rivage.’ | |
Un contact visuel on ne peut plus solitaireSi Spinvis ne prétend pas écrire des chansons contestataires, on trouve entre les lignes de ses textes quelques commentaires sur la société. C'est ainsi qu'il émet des critiques sur la vivisection, les parents irresponsables, le manque de sens civique, une société qui écarte négligemment ses vieux, les jeux télévisés qui en appellent aux instincts les plus bas et les plus avides des gens, le voyeurisme des médias, les caméras omniprésentes qui enfreignent à tout instant notre droit à la vie privée. ‘Ton meilleur score possible / un contact visuel on ne peut plus solitaire.’ Le chanteur insiste sur le fait qu'il n'a pas de vision universelle / globale. ‘Je suis une sorte de filtre. J'écris sur de petits trucs, des choses que tout le monde connaît et comprend.’ Et s'il peut être question d'indignation, elle se trouve toujours transposée à un niveau lyrique ou surréaliste. Car personne ne s'intéresse plus à un pamphlet ordinaire. Ou, comme le dit Spinvis même: ‘Si ce n'est pas beau, cela n'a aucun sens.’ Dirk Steenhaut |