Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
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La liberté comme commencement
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![]() Joke van Leeuwen, photo Kl. Koppe.
révolutions. Pour exprimer ceci, Joke van Leeuwen choisit, comme dans ses oeuvres précédentes, le renversement de perspective. Ici, c'est prioritairement un portrait de femmes qu'elle nous livre, celles dont le nom n'a pas tant fait mouche dans les manuels d'histoire, et d'hommes plus tristement célèbres mais pourtant capables, malgré des relations troublées par les enjeux et moeurs de leur temps, d'amitié et d'art. Les mots ne sont, avec Joke van Leeuwen, jamais figés dans une signification attendue. L'auteure joue avec le signe langagier pour le renouveler, et soustrait le signifiant à une relation trop prévisible ou transparente d'avec un signifié. L'écharpe portée transforme l'individu en cadeau, la table marque de ses pieds l'immobilisme. Au lecteur de remettre en cause ses certitudes communicationnelles et de s'en détacher. Mais la liberté réside aussi dans ‘ce qui n'a pas de nom et doit encore en recevoir un’. Et là, il n'y a ni début ni fin. Sinon ce que l'on s'en imagine. Stéphanie Vanasten | |
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-I-La pluie tombe sur les cabarets, où des hommes boivent du café au lait en discutant de la volonté générale et de la leur en particulier; elle imprègne les longues jupes des marchandes de quatre saisons, qui s'affairent depuis déjà plusieurs heures. Ce matin-là, escortées d'un bon millier de partisanes, elles se sont dirigées vers l'Hôtel de Ville afin d'exiger la présence du roi dans la capitale, car promesse a été faite qu'il reviendrait en personne de son château, situé à quelque vingt kilomètres de là, où il réside avec son étrangère de reine et leurs jeunes enfants, comme si tout ce beau monde préférait ne rien savoir de l'ébullition qui agite la capitale et se montrait reconnaissant qu'un chemin la contourne et permette d'en éviter le coeur. Dans le hall de l'Hôtel de Ville, les femmes ont jeté en vrac des piles de pièces officielles, car de tout ce blabla sur papier ne sortira pas le moindre quignon de pain. Elles ont trouvé des piques qu'elles brandiront fièrement quand elles iront chercher le roi, car elles doivent pouvoir en imposer, et ce ne sont pas leurs vêtements à trois sous qui feront illusion. Il leur faut aussi prendre quelques canons, de gros tubes sur des charrettes de bois, même si personne ne possède les boulets qui vont avec. La pluie battante détrempe les dizaines de milliers de personnes qui se rassemblent pour gagner le château. L'eau crépite sur le tablier en cuir d'un sellier qui s'est armé en fixant une poignée à un bloc de bois, et se laisse aspirer par le bonnet blanc d'une marchande de loterie, une professionnelle du cri, et dont les cris précisément perforent le rideau de pluie. Les gouttes glissent le long des joues de la couturière, qui s'est munie d'un balai pour avoir, elle aussi, quelque chose à agiter, et sur la jeune comédienne qui entonne une chanson toute simple ne comprenant qu'un vers et qui raconte ce qu'elles vont faire aujourd'hui. Ses paroles sont reprises, elles se transmettent à la foule, qui aime bien qu'on lui donne des textes prêts à l'emploi. Personne ne pense à se dissimuler, chacun tient à être visible et à rester visible, criant et chantant à propos de la venue du grand boulanger de la patrie, leur fournisseur de pain national, car sa présence en chair et en os, tout son royal embonpoint amélioreront la situation et mettront le pain à portée de main. La pluie arrose les curieux qui affluent vers les places et les ponts pour ne rien perdre du départ des manifestantes, huit tambours en tête, tous attirés par le chuchotement des rumeurs, le tintement des cloches et le tocsin. Ils voient plusieurs femmes s'agripper aux longues piques dont elles se sont emparées, et d'autres emporter, faute de mieux, des couverts, les canons être tirés, les drapeaux, qui auraient dû flotter fièrement au vent, rester collés à leurs hampes, et les écharpes aux couleurs approuvées pendre autour des épaules et des ventres, comme si leurs porteurs voulaient faire don de leur personne. Le roulement des tambours, les cris réitérés et le chant monotone s'évaporent en fumée vers le ciel, laissant s'échapper d'épais nuages de fureur, de pusillanimité inculquée, de moisi et d'obscurité, tandis que la foule se mue en une énorme créature vociférante radicalement baptisée au nom de ce qui doit recevoir un nouveau nom, et que la boue éclabousse les jupes et les tabliers, les sabots crasseux, les carmagnoles élimées et les uniformes neufs.
Une longue avenue, telle un tapis rouge, mène au château, où la pluie forme des flaques entre les jambes de pierre de femmes symboliques. L'eau ruisselle sur les nuques de pierre d'hommes illustres et cogne contre cette partie du toit qui somme la pièce secrète où il arrive au roi de se retirer lorsqu'il veut ne pas être dérangé et ne pas penser au pays, mais plutôt aux ingénieux mécanismes des serrures et des fusils de chasse. L'homme pleure avec sa femme leur jeune dauphin emporté par la tuberculose, dont le corps décharné a été enterré pour l'équivalent de dizaines de milliers de pains. À présent, leur | |
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habitation les environne d'une vastitude plus grande encore, et jamais ils ne s'y trouvent seuls, se sachant entourés d'habilleurs et de déshabilleurs, d'ouvreurs de portes, d'offreurs de bouquets, de quémandeurs de grâces, de portraitistes, de frôleurs, d'échansons, de chuchoteurs à l'oreille, de gardes, de nettoyeurs, de boute-en-train, de flatteurs, d'amants, de diseurs et répéteurs de bonne aventure et du chirurgien-barbier à qui il doit sa virilité. | |
-II-La première fois que l'enfant trouvée doit se rendre dans la chambre de punition, c'est à cause de la prière. Quand les enfants assises dans le réfectoire sont occupées à prier, elle aime bien regarder à travers ses cils les autres filles, leurs yeux serrés, leurs mains croisées et leurs bouches qui marmonnent, impuissantes. À table, face à elle, une fille s'embrouille dans ses mots. Effrayée, elle ouvre les yeux et voit que l'enfant trouvée la regarde. L'enfant trouvée s'imagine que, l'espace d'un instant, toutes deux partagent un secret, mais aussitôt prononcé l'amen, l'autre s'écrie tout d'une traite qu'elle l'a regardée pendant la prière. La nonne qui a le nom le plus long se plante derrière la fille, pose ses grandes mains sur les petites épaules et considère l'enfant trouvée d'un oeil sévère: - Est-il vrai que tu as regardé pendant la prière? L'enfant trouvée grommelle que celle qui l'a vue doit elle-même avoir ouvert les yeux, mais cette réponse n'a pas l'heur de satisfaire la nonne qui a le nom le plus long, car elle redemande s'il est vrai qu'elle a regardé, elle doit répondre sincèrement devant la face de Dieu et des vivants. Tout en attrapant une peluche qui voltigeait au-dessus de la table, elle répète que celle qui l'a vue de ses yeux était elle-même en train de regarder, que l'une et l'autre avaient donc les yeux ouverts, et qu'y a-t-il de mal à ça, en fin de compte il faut bien les lever vers le ciel? Sur quoi elle est emmenée dans la chambre de punition, par deux nonnes âgées, dont les larges hanches l'enserrent dans un étau. De leur habit monte une odeur de renfermé, un mélange de carottes pourries, d'encens et de moisi. Elle n'a plus qu'à réfléchir un moment à ce qu'elle a fait, déclarent-elles, et quand l'enfant trouvée demande si, tout le temps que durera cette réflexion, elle a le droit de garder les yeux ouverts, elle n'obtient aucune réponse.
C'est la première fois qu'elle dispose d'une pièce à elle, où personne ne la surveille. Elle y découvre un banc en bois et aussi une lucarne. Dehors glissent de blancs nuages qui ne ressemblent à rien d'autre qu'à des nuages. En déplaçant le banc sous la fenêtre et en grimpant dessus, elle parvient à voir la gouttière et les toits des autres maisons. Dans la gouttière, un pigeon battant des ailes a grimpé sur un autre pigeon. Il y a un petit tas de terre où poussent de fines tiges balancées par le vent. Un véritable petit jardin secret qu'elle a l'intention de revenir souvent inspecter, pour voir ce que vont donner les tiges. La fenêtre ne veut pas s'ouvrir, malgré tous ses efforts. D'un bond elle redescend du banc. Puis, assise par terre, les pieds déchaussés, elle essaie de passer sa jambe droite derrière sa nuque, sans succès. Par contre elle réussit à toucher son bonnet du mollet. Les muscles de ses cuisses sont tendus à craquer. Elle n'a jamais essayé auparavant, l'idée ne lui est jamais venue que, pour elle, pareille chose relevait du possible. Elle se redresse sur les genoux. Le vieux plancher lui meurtrit les os, mais elle se refuse à ressentir la moindre douleur. Elle penche le corps en arrière, car elle veut se donner la forme | |
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d'un pont en se servant de ses bras comme de deux accoudoirs rabattus. À deux reprises elle renonce prématurément, mais la troisième fois est la bonne: elle devient un pont. Son bonnet touche le sol. Toutes les petites nonnes, tous les bienfaiteurs, toutes les maîtresses, tout le monde autour d'elle se réjouit qu'enfin un pont ait été jeté sur le fleuve déchaîné autour de ses tibias, ils le traversent avec leurs voitures et s'y arrêtent pour profiter de la vue, mais soudain le pont tombe dans l'eau déchaînée, et toutes les nonnes, tous les bienfaiteurs, toutes les maîtresses, tout le monde est entraîné par le courant, et plus jamais personne ne les reverra. Enchantée, elle se redresse en se laissant glisser lentement. La prochaine mission qu'elle se donne est de se tenir sur les mains, les pieds appuyés sur le mur latéral. La plus grande difficulté consiste à les soulever au-delà du point le plus haut. Ils n'arrêtent pas de retomber, comme s'ils trouvaient qu'on leur en demande trop, mais la manoeuvre finit par réussir. Victoire! Elle est debout sur les mains, appuyée au mur. Personne pour la voir. Au fur et à mesure, elle parvient à garder cette position de plus en plus longtemps et calcule la durée en récitant le Misereatur. Au début, elle ne tient que jusqu'à omnipotens, mais à la fin, elle reste ainsi jusqu'à vitam aeternam. Quand les nonnes viennent la rechercher, elles remarquent son visage tout rouge et déclarent qu'elle a suffisamment eu honte comme ça. | |
-III-Cette nuit-là, l'enfant trouvée, qui dorénavant se nomme Claire, dort tranquillement à l'étage supérieur de l'habitation de Gustaphe, dans un lit aux draps sales. Gustaphe dort en bas. Après le petit-déjeuner, elle se met en quête d'un balai et d'une serpillière, qu'elle déniche dans une petite cuisine où s'entassent outils, chiffons et bols à mélanger les couleurs. Elle doit astiquer les parquets, mais n'a le droit de s'aventurer nulle part ailleurs, car si elle se met à déplacer des objets, il ne parviendra plus à remettre la main dessus. Dans la cour, elle vient tant bien que mal à bout de la plus grosse partie de la saleté des draps de lit et nettoie quelques habits qu'elle a trouvés par terre à l'étage. Gustaphe affirme qu'ils ont appartenu à sa mère. Elle pend le tout à une vieille corde à linge, qui fléchit sous le poids. Après quoi il lui désigne un escabeau, sur lequel il lui demande de monter, car il veut la peindre tout simplement, sans excès de fioritures: il doit se dégager d'elle une pureté qui ne manquera pas d'émouvoir, dans quelques mois, les visiteurs du Salon: qu'elle enlève sa robe et son fond de robe et se drape dans un vieux rideau qui, pour symboliser la liberté, découvrira un sein nu. - Je ne peux pas m'asseoir? demande-t-elle, mais il dit que non, car assise ou à demi suspendue, elle sera incapable de dégager cette puissance libératrice qu'il recherche, mélange d'innocence, de pureté et d'énergie; elle doit rester debout, le balai à la main, car sur la toile celui-ci deviendra une pique, et il ajoute qu'elle doit porter un bonnet, du genre de ceux qu'elle a vu les gens porter dans la rue. Elle prend une fois de plus conscience des différentes parties de son corps: il tire sur un bras, déplace une jambe, appuie avec son index d'un côté sur la commissure de ses lèvres et déclare qu'elle est bien faite, chose que personne ne lui a jamais dite, seule Berthe avait parlé de ses mains, affirmant qu'elle avait des mains de claveciniste. Et c'est ainsi que plusieurs heures par jour, elle prend la pose, pensant aux mots bien faite, puissance et pureté, consciente de sa posture et de ses commissures tandis qu'il la regarde, | |
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ajoute sur la toile un peu de brillant à son drapé et métamorphose le balai en pique. Elle s'imagine au-dessus des rues, au-dessus de la puanteur et du vacarme, au-dessus des belles madames et des mendiants malpropres, au-dessus des murs qui hurlent ce qu'ils ont à dire, au-dessus des toits, dont les cheminées sont comme autant de sentinelles, elle s'imagine aussi légère que du papier blanc, vierge de toute lettre. - C'est ça, dit-il, ce regard, ne change pas ce regard, c'est somptueux, crois-moi, on n'a pas fini d'en parler. | |
-IV-On frappe à la porte et le domestique entre avec deux tasses de café posées sur un plateau, qu'il dépose précautionneusement sur la table de salon, à côté du carton à dessin et du schéma, cependant que lui ne détache pas les yeux des tasses qu'il connaît depuis belle lurette. Charles lui adresse un signe de tête et il redisparaît. Tobias étudie le soin que met son ami à mélanger le lait au café, comme s'il était occupé à quelque prescription officinale. - Il y a un problème, déclare-t-il, s'adressant à une petite cuiller, et cela ne souffre aucun délai. - Vraiment? - Un prototype de cet engin doit être mis au point le plus vite possible. On me demande de réaliser les plans dès maintenant. Je ne sais plus si je te l'ai déjà dit, mais je dois pourvoir moimême à tout mon matériel, alors que mes revenus ne représentent plus qu'une petite fraction de ce qu'ils étaient il y a quatre ou cinq ans. Et une telle machine, équipée d'une bonne lame, est une chose onéreuse. J'ai entrepris mon charpentier à ce sujet, mais il demande un prix incroyablement élevé, un prix déraisonnable, car il sait pertinemment que le temps presse. C'est alors que je me suis dit: peut-être celui qui a conçu le meilleur système est-il la personne idéale pour le mettre au point. Un silence s'abat, qui s'insinue jusque dans les rideaux. Tobias fixe les pieds graciles et légèrement incurvés de la table de salon qui les sépare. Le bas en est orné de griffes de lion fortement réduites, et ces quatre griffes sont toutes tournées dans une direction différente, comme si la table entendait signifier que quiconque s'imagine partir de quatre côtés en même temps est en réalité condamné à l'immobilité. - Je fabrique des instruments de musique, marmonne-t-il. Il pense au bonheur qu'il éprouve à en fabriquer: l'affinement de la technique, la mise au monde de sonorités, la disposition des notes. Il fabrique des instruments de musique. Cette fois, il s'agit de tout autre chose. | |
-V-Un beau matin, Berthe ouvre l'armoire où elle pense trouver ses habits, mais ceux-ci ont disparu. Elle regarde en dessous de son lit, ouvre toutes les autres armoires du rez-de-chaussée, les petites aussi bien que les grandes, fixe le jardin, troublée, comme si elle s'attendait à ce que ses jupes flottent au vent dans le chêne, puis finit par renoncer. La seule chose sur quoi elle mette la main est ce qu'elle a porté la veille. Tout à s'habiller, elle entend de nouveau du remue-ménage en haut. Des petits pieds d'enfant, du genre de ceux qui trottinent de long en large dans des sabots. | |
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Elle se rend dans le vestibule, se poste au bas de l'escalier et rugit de toutes ses forces. - Léon! Léon a entendu. Il la rejoint, demande ce qui se passe. Derrière lui, elle voit deux femmes et quatre jeunes enfants descendre l'escalier. Trois des petits lui sont parfaitement inconnus. Des sabots, en effet. - Qu'est-ce que tu as fait de mes habits? Où est-ce qu'ils se trouvent? - Je n'en ai pas la moindre idée. - S'ils sont à l'étage, rends-les moi! - Ils ne sont pas à l'étage. - Où alors? - Je n'en sais rien. - Comment ça, tu n'en sais rien? Quelqu'un est entré dans mon boudoir en mon absence. - Je suis au courant. - Comment ça, je suis au courant? - On les a donnés, un marchand d'habits usagés est passé. Vous n'étiez pas là. - J'étais en ville. Tu trouves que c'est une raison suffisante? - Eux en ont besoin. Ils vivent de ça. Vous pouvez en acheter de neufs. - Ai-je encore le droit de décider moi-même? Est-ce que cela te donne le droit de dévaliser mes armoires sans ma permission? Les robes blanches ne m'appartenaient même pas. - Nous n'avons pas dévalisé. Nous avons réfléchi. Berthe tourne les talons, disparaît dans le salon et se met à se parler à elle-même. Ils ont raison quand ils estiment qu'elle peut s'acheter des habits neufs. Elle doit se montrer compréhensive envers leurs raisonnements. Mais pourquoi ne lui demandent-ils pas son avis? Ils savent tout de même bien qu'elle est de leur côté? Derrière la vitre, les premiers bourgeons de cette nouvelle année se montrent prudemment, tandis que les feuilles d'automne continuent de se recroqueviller convulsivement au sol. Comme elles craquent quand on les piétine! Extraits de Feest van het begin (Fête des commencements), Querido, Amsterdam, 2012, pp. 11-13, 35-38, 161-162, 203-204 et 217-218. |
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