Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
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![]() Jean Brusselmans, Noordzee (Mer du Nord), huile sur toile, 1939, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers © SABAM Belgique 2013.
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‘Maîtriser le pinceau comme le chanteur sa voix’: l'oeuvre de Jean BrusselmansNous sommes en arrêt devant le tableau Noordzee (Mer du Nord) de Jean Brusselmans (1884-1953). Le gris-brun de la mer est traversé de traits blancs qui forment au milieu, à l'endroit où la surface réfléchit la lumière, une large avenue. Trois embarcations se dessinent sur la ligne d'horizon. Tout en bas, quelques vagues moutonnent. Dans le ciel aussi, des formes rondes flottent en traçant des voies épaisses de bleu, de blanc et d'un gris plus clair que celui de la mer. En bas à gauche, un ‘Jean Brusselmans, 1939’ en beaux caractères calligraphiésGa naar eind1. Blauwe zee (Mer bleue, 1932) est une toile encore plus abstraite, mais qui respire le calme. Une large bande beige sépare la mer du ciel, comme toujours habité de nuages. Elle suggère un coucher de soleil brumeux et divise la toile en deux rectangles pareils. L'artiste lui-même déclare: ‘Il appartient au peintre de voir la nature d'une nouvelle façon. Il lui faut chercher la technique qui exprime cette façon de voir et qui sera donc différente de la précédente... Ce que le peintre considère comme une expression évidente demeurera une énigme pour la plupart des gens.’ Pendant trente ans, Brusselmans n'arrêtera pas de peindre la mer. Tout comme l'ensemble de son oeuvre, ses marines se reconnaissent sur-le-champ. Dans Storm (La Tempête, 1936), deux bateaux dansent dans le roulement des flots. À l'horizon, des rayons de soleil descendent des nuages ourlés de jaune, l'échelle de Jacob ressemble à l'éventail de sa Nature morte à l'éventail. La mer, qui a l'apparence d'un papier peint stylisé, engendre des vagues écumantes. Des nuages orageux se retirent d'un ciel bleu bébé. À moins qu'ils n'arrivent? Le temps, le mouvement, le ciel et la mer se sont figés. Les intérieurs et les natures mortes ne sont pas moins cosmiques. La terre, le feu, l'eau et l'air animent des objets banals. Brusselmans les dispose en ce qui apparaît comme des rébus méthodiques. ‘Je ne sais jamais à l'avance comment je dois entamer un tableau et je n'arrive jamais à l'achever: dans ce sens, je ressemble à Titien’. | |
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![]() Jean Brusselmans, Storm (La Tempête), huile sur toile, 1936, Mu.ZEE, Ostende © SABAM Belgique 2013.
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Explicitement figuratifBrusselmans explore la zone frontière entre le figuratif, l'abstraction et l'idée. Il cherche les motifs géométriques. Dans ses intérieurs et ses natures mortes, il se montre conceptuel. Avec entêtement, il est explicitement figuratif. Le vase est un vase, le coquillage est un coquillage, la maison est une maison, le champ, de préférence en pente et brabançon, est un rectangle ou un losange. Le cheval est un pochoir. Le matériel visuel est obstiné et provient de son entourage immédiat. La lampe à huile est un de ses premiers fétiches. Lui-même s'associe avec le bidon à pétrole. La boîte d'allumettes parle pour elle. En face des symboles du feu se trouve l'eau: le vase, les harengs, des coquilles Saint-Jacques, le strombe géant. L'éventail représente le vent et l'air. Le panier d'osier, les fruits et les fleurs représentent la terre, l'échiquier le monde, les assiettes peintes la maigre fortune de l'homme du peuple. La touche la plus exotique est le motif oriental dans l'étoffe de son divan. En comparaison avec les autres objets, il lui a fallu du temps pour le reproduire en lui conférant une part autonome. D'après son ami, le critique Paul Haesaerts, la découverte de la ‘broderie’ a été pour lui une véritable révélation: ‘Le peintre semble dire: “tel est l'aménagement intérieur de mon univers”’. Dans Stilleven met sneetjes worst (Nature morte aux tranches de saucisson, 1936), elle envahit toute la partie supérieure du tableau comme une voûte céleste, mais dans son célèbre Dame op canapé (La Dame au canapé) d'un an plus tard, le (nouveau?) revêtement du canapé est uni et toute l'attention se focalise sur la robe à carreaux noirs et blancs de Madame Brusselmans, qui a pris la pose dans le style d'Olympia d'Édouard Manet ou de Madame Récamier chez Jacques-Louis David. Le ‘miroir’ derrière elle a l'air énigmatique, un peu comme un tableau géométrique abstrait dans le tableau. La robe à carreaux supplante le motif persan jusque longtemps après la mort de sa femme, qui ne survécut pas aux privations et aux rigueurs du fameux hiver de 1943. La pauvreté domine d'ailleurs l'univers de Brusselmans, même s'il ne l'accentue pas et qu'elle porte une signification métaphysique. | |
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Tout, y compris l'être humain, est décor. Et pourtant, un coquillage est tout un monde. Brusselmans peint le vêtement de l'univers. Le textile persan prélude à la robe en noir et blanc, mais aussi à l'abstraction des champs dans ses paysages ou à l'agitation stylisée de Meeuwen (Les Mouettes, 1949), qui pourrait annoncer Les Oiseaux (1963) de Hitchcock. Sans doute influencé par l'Orient et par esprit de suite, Brusselmans travaille consciemment en deux dimensions. Dans Groot interieur (Grand Intérieur, 1936) est accroché le portrait presque grandeur nature d'un dignitaire chinois, un cadeau de Luc Haesaerts, frère de Paul. Trois ans plus tard, il peint avec le même mur comme toile de fond sa femme en train de lire, toujours dans la même robe, et qui semble n'être, tout comme le Chinois du tableau précédent et un moulage de L'Esclave mourant de Michel-Ange, qu'un composant sans émotion parmi les fleurs, les vases, les assiettes et carafes exposées, la corbeille de fruits, le strombe des Caraïbes. On reconnaît la perspective de Brusselmans. Chez lui, le chevalet était installé près de la fenêtre au premier étage avec vue sur les champs ou dans le séjour toujours devant le même mur ou encore au grenier avec sa charpente triangulaire. À Ostende, il peint face à la mer ou de biais par rapport au phare. Ce point de vue récurrent, la répétition et la maigre figuration traduisent son univers intérieur. Selon Brusselmans, ‘le véritable peintre renonce au trompe-l'oeil pour chercher une vérité supérieure. Ce qui compte, c'est la couleur intérieure d'un tableau qui en révèle toute la signification. Cette couleur ne résulte pas seulement de l'inspiration mais aussi de tout un processus de pensée. L'art consiste à conférer de la lumière à toutes sortes de choses, même aux plus humbles et aux plus ingrates’. | |
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![]() Jean Brusselmans, Dame op canapé (La Dame au canapé), huile sur toile, 1937, Stedelijk Museum Amsterdam © SABAM Belgique 2013.
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Anguleux et récalcitrantUne passerelle pour piétons à Anderlecht (près de Bruxelles), avec ou sans baigneurs nus, est un sujet qu'il reprend pendant plus de vingt ans et qui constitue sa vue de ville la plus importante, s'apparentant à une série d'oeuvres tardives qui surprennent par leurs thèmes mythologiques et religieux. Brusselmans ne flatte pas. Il est anguleux et récalcitrant. Il lui a été reproché d'avoir une peinture plate, figée, sans profondeur ni contenu, sans ambiance. Aux yeux de certains contemporains, il ne s'agit que de papier peint, ni plus ni moins. On l'a classé parmi les Fauves brabançons, un groupe aux contours indécis, ou même parmi les expressionnistes flamands, un jugement qui l'horripilait. Brusselmans ne s'intégrait nulle part: ‘Au début, Gustave Courbet et Van Gogh ont eu une influence sur moi. Ce n'est que plus tard que j'ai compris Van Eyck, les Grecs et les Égyptiens. Mais c'est par le soi-disant art populaire que j'ai trouvé la voie qui mène à la véritable tradition de l'art flamand et à l'essence même de notre peuple’. Brusselmans n'avait fait que l'école primaire et n'était pas capable d'écrire sans fautes. Sa famille, des Bruxellois artistes et anarchistes, était très musicienne. Jean faisait partie du choeur d'enfants du théâtre de la Monnaie. Chanteur doué, il répugnait au pathos, préférant l'implicite à l'explicitation: ‘Maîtriser le pinceau comme le chanteur sa voix’. En regardant par sa fenêtre, il peint les petites maisons mitoyennes à Dilbeek, tout près de Bruxelles, sa ville natale, le type de maisons qui a proliféré en Belgique après la Première Guerre mondiale. Après avoir lui-même déménagé une dizaine de fois entre 1911 et 1924, il s'en acheta une sur une colline dans le quartier de Kaudenaarde à Dilbeek, dont il adopta le nom en le transformant en Koude haard (Foyer froid). Longtemps, en effet, il demeura méconnu et pauvre; plus d'une fois, une partie du mobilier fut vendue. Malgré des défenseurs réputés comme les frères Haesaerts, personne à l'époque ne souhaitait s'encombrer d'un Brusselmans. | |
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![]() Jean Brusselmans, Groot interieur (Grand Intérieur), huile sur toile, 1939, Groeningemuseum, Bruges © SABAM Belgique 2013.
C'était un solitaire, tout comme son compagnon d'études Edgard TytgatGa naar eind2, avec lequel il partageait l'amour de l'art populaire, ou Rik WoutersGa naar eind3, qu'il eut pour compagnon d'atelier en 1907, neuf ans avant la mort prématurée de Wouters, dans la rue des Douze Apôtres à Bruxelles. À cette époque déjà, sa vie n'était pas très rose. Il détruisit son Tranendal (Vallée de larmes), qui avait été refusé pour une importante distinction. En revanche, il rencontra sa femme, qu'il épousa en 1911 après qu'elle eut mis au monde leur unique enfant, Armand. La très musicienne Marie-Léonie Frisch devint en même temps son modèle et sa compagne d'infortune. Au début, Brusselmans cherchait encore le soutien de sociétés d'artistes. À défaut, il les créait lui-même, comme le Clan du Parruck en 1912, l'année où il débuta dans une exposition, Les Bleus de la G.G.G., avec entre autres Léon Spilliaert, Edgard Tytgat et Constant Permeke. Cette Galerie Georges Giroux dans la rue Royale à Bruxelles venait d'ouvrir ses portes avec une exposition retentissante des futuristes italiens. Brusselmans était alors ‘en plein enthousiasme, en pleine production et aussi en pleine misère’. En 1914, il participa à la dernière exposition de La Libre Esthétique, qui avait succédé aux xx et dont faisaient partie James Ensor, Félicien Rops, Fernand Khnopff, Auguste Rodin et Paul Signac. La Première Guerre mondiale dispersa les jeunes artistes belges: Permeke, Tytgat et d'autres se retrouvèrent en Angleterre, Wouters aux Pays-Bas, où il mourut peu après, tandis que Brusselmans déménageait sans arrêt dans la région bruxelloise. En 1921, une galerie d'art d'envergure, la galerie Breckpot, ouvrit ses portes à Anvers avec la première exposition individuelle de Brusselmans. Elle ne lui permit pas de réaliser la percée qu'il espérait. Il avait décidé à 20 ans d'être un artiste, il en avait maintenant 37 et ses contemporains étaient en train de réussir l'un après l'autre grâce à André De Ridder et Paul-Gustave Van Hecke, qui avaient fondé à Bruxelles la galerie d'art et la revue Sélection. Ils présentèrent des gens comme Pablo Picasso, Henri Matisse et Marc Chagall et les expressionnistes de LatemGa naar eind4. Mais à leurs yeux, Brusselmans était une figure de second ordre. Georges Giroux, qui l'avait soutenu, mourut en 1923. Si Brusselmans pouvait encore compter | |
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sur un autre admirateur en Hippolyte Fierens-Gevaert, conservateur en chef des musées royaux bruxellois de 1918 à 1926, cet appui ne lui apporta pas grand-chose. Ses toiles se firent plus sobres, sa position devint marginale. Il gagna quelques sous dans le secteur de la publicité. Lorsque la crise financière de 1931 mit fin à la conjoncture favorable dans le monde artistique belge, l'art du quinquagénaire Brusselmans atteignait son plein épanouissement. La vague fasciste déferla sur l'Europe, mais les nazis ne frappèrent pas les expressionnistes flamands, dont Brusselmans, du sceau ‘artistes dégénérés’; selon eux, ils étaient au contraire ‘les interprètes des traditions fondamentales de la race’. Brusselmans trouva un nouveau protecteur en Robert-Louis Delevoy, fondateur de la galerie Apollon à Bruxelles en 1941 et du mouvement La Jeune Peinture Belge après la Libération, et directeur à partir de 1965 du réputé institut de La CambreGa naar eind5. Il donna en 1972 le ‘catalogue raisonné’ de Brusselmans. Mais tout aussi important sinon davantage fut l'intérêt que lui porta le critique d'art et haut fonctionnaire Émile Langui. La lumière, enfin, au bout du tunnel. L'industriel courtraisien Tony Herbert, flamingant et résistant, lui avait acheté peu après la guerre une soixantaine d'oeuvres et organisa pour lui, un an avant sa mort, une fête grandiose avec 300 invités. La reconnaissance augmente encore. Brusselmans est devenu après sa mort un artists' artist. Jef Lambrecht |
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