Septentrion. Jaargang 42
(2013)– [tijdschrift] Septentrion–
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![]() Guido van der Werve, ‘Numéro huit’, Everything is going to be alright, 2007, photo B. Geraerts © Galerie Juliette Jongma, Amsterdam / Guido van der Werve.
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Un florilège éphémère d'étoiles dans la main: l'oeuvre de Guido van der WerveD'aucuns disent que le lien entre l'art et la réalité s'est renforcé au xixe siècle, que la nécessité d'être de son temps a amené l'artiste du xxe siècle à exploiter toutes les facettes de la réalité quotidienne. Il fallait donc attendre de ce siècle un artiste dont la vision va bien au-delà du quotidien. Cette attente s'est concrétisée avec l'arrivée de Guido van der Werve (o 1977) dans le monde de l'art. Ce Néerlandais a en effet libéré l'art de ses dimensions privées et sociales étriquées. Il ne connaît aucune limite pour réaliser de grands rêves - impossible de dire autrement - auxquels il donne corps lui-même, souvent avec l'aide de nombreux participants. Ce n'est donc pas un simple performeur, mais un artiste qui connaît bien son affaire et va jusqu'au bout. À la différence du fameux couple Ulay / Abramoviç, qui a également pris des risques, Guido van der Werve adopte une approche athlétique et s'entraîne comme un professionnel pour être à la hauteur de ses épreuves. En 2007, avant sa performance ‘Numéro neuf’, The day I didn't turn with the world, il est resté des heures durant dans une chambre froide et a choisi minutieusement ses vêtements, son équipement et son assistance scientifique polaire. Aussi sa prestation est-elle unique. Qui d'autre a échappé, tout en restant sur la Terre, à sa révolution de vingt-quatre heures? Van der Werve est resté debout, dans un paysage de glaces, au nord magnétique de notre planète. La caméra image par image, qui permet de condenser le temps, a filmé un personnage solitaire, engoncé dans son vêtement isolant, avec pour arrière-plan l'alternance entre le soleil, le défilé des nuages et une semi-obscurité inquiétante. Il fait des pas minuscules autour de son axe et tourne dans le sens des aiguilles d'une montre, c'est-à-dire à l'inverse de la rotation de la terre. Nous voyons comment il lutte contre le froid en remuant les bras puis une jambe après l'autre, mais il reste debout au même endroit, motivé à l'extrême, vingt-quatre heures durant. Avec ‘Numéro neuf’, Guido van der Werve nous a donné une superbe carte de visite: un artiste est autonome et rien ne l'empêche de sortir des conventions. Ce film, qui condense en un peu plus de huit minutes la séquence des prises de vues, s'accompagne d'une musique composée par l'artiste lui-même. En fait, Van der Werve | |
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![]() Guido van der Werve, ‘Numéro neuf’, The day I didn't turn with the world, 2007, photo B. Geraerts © Galerie Juliette Jongma, Amsterdam / Guido van der Werve.
s'adonne en permanence à la composition musicale. La musique représente pour lui une importante source d'inspiration. C'était déjà le cas au cours de sa formation. Dans un programme de la Gerrit Rietveld Academie régulièrement consacré à l'expérience contemporaine, il fit figurer des instants de pure culture classique (ballet et piano). Au sein de la section VAV (Audiovisuel) de l'académie, personne n'avait encore eu l'idée d'allier la vidéo à la beauté classique. ‘Il faut du courage pour ne pas reculer devant les bizarreries qui vous viennent à l'esprit’, a-t-il alors avoué. Le caractère plutôt absurde de ce choc culturel se retrouve dans le film ‘Numéro deux’, Just because I'm standing here, doesn't mean I want to, un court métrage de trois minutes qui a constitué le film de fin d'études de Van der Werve. En traversant à reculons une rue calme, il se fait renverser par une voiture. Il passe par-dessus le capot et reste étendu, inerte, sur la chaussée. L'écran devient noir un instant, jusqu'à l'arrivée d'un fourgon de police. Les portes arrière s'ouvrent et cinq danseuses en tutu en descendent l'une après l'autre pour venir se placer. La musique de Corelli, compositeur du xviie siècle, envahit les lieux. Une chorégraphie écrite pour l'occasion est alors exécutée en parfaite synchronisation. Aucune attention n'est prêtée à la victime. Ce petit film a été tourné à Papendrecht (près de Rotterdam) comme, plus tard, certaines scènes de ‘Numéro quatorze’. L'atmosphère féerique de ‘Numéro deux’ ferait presque oublier que l'ironie intervient dès le court monologue d'introduction de Van der Werve: ‘Le matin, je n'arrive pas à me lever; l'après-midi, je m'ennuie; le soir, je suis fatigué, et la nuit je n'arrive pas à dormir’. Est-ce une caricature de l'étudiant moyen en art ou l'artiste se moque-t-il de son avenir artistique? Un peu plus tôt, il s'était fait photographier sur une balançoire audessus du petit balcon de son appartement. ‘Je souris au monde et le monde me sourit’, indique la légende. Tout un programme. | |
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![]() Guido van der Werve, ‘Numéro douze’, Variations on a theme, 2009, photo B. Geraerts © Galerie Juliette Jongma, Amsterdam / Guido van der Werve.
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Le compositeur joueur d'échecsGuido van der Werve était venu à Amsterdam pour devenir archéologue. Pendant deux ans, il a étudié l'archéologie à l'Universiteit van Amsterdam avant de choisir une formation artistique, menée du reste en parallèle pendant quelque temps avec des études de russe. Cet homo universalis a été heureux de constater qu'on pouvait vraiment tout faire sous le couvert de l'art. Il était de ceux qui mettent à profit chaque seconde, surtout ces dernières années depuis que sa vie et son oeuvre sont marquées par des courses d'endurance, des triathlons ou des épreuves comme l'ascension du plus haut sommet. Il alterne les défis athlétiques (qui imposent un choix de vie), le cinéma, la composition musicale, l'enseignement et, bien entendu, les voyages. Ses oeuvres procèdent toutes d'expériences personnelles et sont souvent liées à son lieu de résidence. ‘Numéro deux’, par exemple, a pour cadre Papendrecht, petite ville où l'artiste a grandi. ‘Numéro six’ se déroule dans son appartement amstellodamois du Stadhouderskade. Et à l'époque où il habitait New York, il allait jouer aux échecs dans le club dont Marcel Duchamp avait été également membre. C'est là qu'est née la première partie de ‘Numéro douze’, Variations on a theme (2009). Ce film montre des joueurs d'échecs absorbés par leur partie tandis qu'un orchestre joue dans la même salle des morceaux classiques de l'artiste en personne. Ce qui frappe le plus, c'est l'échiquier sur lequel le grand maître joue son gambit roi et fait en même temps de la musique. L'échiquier est en effet construit de telle manière que les cases, telles les touches d'un piano, s'enfoncent en produisant un son. Le grand maître joue aux échecs et compose en même temps un morceau de musique, comme pour fixer un rêve éveillé. Dans son enfance, Van der Werve a étudié le piano avec frénésie, six heures par jour, et a certainement rêvé à cette occasion de devenir un jour un grand pianiste et de briller en concert. Ayant arrêté les cours à l'âge de seize ans, il a mis en scène ce rêve une fois devenu artiste. Détail amusant, le film ‘Numéro six’, Steinway grand piano, wake me up to go to sleep, | |
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![]() Guido van der Werve, ‘Numéro quatorze’, home, 2012, photo B. Geraerts © Galerie Juliette Jongma, Amsterdam / Guido van der Werve.
and all the colors of the rainbow (2006), débute sur des préparatifs pratiques. L'artiste est attablé au chinois du coin et songe à son projet. Dans une salle d'exposition de pianos, il demande conseil: quel piano à queue est le mieux adapté et quel en est le coût. L'instrument de ses rêves est hissé à l'aide d'un élévateur à nacelle dans sa chambre et l'artiste / pianiste se retrouve jouant avec enthousiasme de ce piano à queue, accompagné par un orchestre sous la direction d'un chef d'orchestre. L'appartement est plein à craquer de musiciens, les joueurs des instruments à vent se tenant derrière une barrière improvisée, à l'entresol. Ce film émeut par l'étroite imbrication naturelle de l'imagination et de la réalisation. Dans les années qui ont suivi, l'artiste a monté de plus en plus de scénarios oniriques, comme celui du bien ambitieux ‘Numéro quatorze’ en 2012. | |
Hors concoursMais commençons par le film du brise-glace, tourné en 2007, année où Van der Werve a aussi réalisé son projet au pôle Nord. ‘Numéro huit’, Everything is going to be alright, est, pour ainsi dire, devenu la réalisation emblématique de l'artiste à l'étranger; il est présenté sans relâche dans les musées du monde entier. Il est vrai qu'il s'agit d'une image éblouissante et inoubliable. Van der Werve marche à quelques mètres devant un brise-glace sur l'étendue blanche à l'infini du golfe de Botnie. Le navire surgit comme un monstre menaçant: s'il avance plus vite, le promeneur est condamné à la noyade. Là encore c'est une métaphore sublime: le fil sur lequel se tient l'artiste, prenant des risques de funambule. Ou d'une manière plus large: la fragilité de l'homme face aux forces de la nature. Le film a été conçu quand Guido van der Werve était en résidence à la Rijksakademie d'Amsterdam, mais réalisé en Finlande, le pays où il vit avec sa compagne artiste, rencontrée à la Gerrit Rietveld Academie. Dans l'art, le thème de la marche évoque des noms comme Walter | |
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Benjamin, Guy Debord, Stanley Brouwn ou le Flamand Francis AlÿsGa naar eind1, mais il a été rarement montré à l'écran de façon aussi héroïque que dans ‘Numéro huit’. Comme personne ne lui arrive à la cheville, Guido van der Werve se place hors concours. Exception faite de Christo, bien entendu, qui a des projets de plus grande envergure. Mais Christo est issu du nouveau réalisme, qui a souvent conduit à l'hyperbole. Alÿs et Van der Werve sont des individus. Ils travaillent avec d'autres mais restent solitaires dans leur performance. | |
Sur les traces de Chopin‘Numéro quatorze’, home, qui a été présenté en première mondiale au Festival international du film de Rotterdam en 2012 ainsi qu'au Stedelijk Museum d'Amsterdam, repose en grande partie sur un mégatriathlon de 1 700 kilomètres. Le requiem en douze actes a été entièrement composé par l'artiste sur la base des quatre notes musicales formant en anglais le mot DEAD (soit ré-mi-la-ré dans la notation française). Le film home est surtout un hommage à Frédéric Chopin. Van der Werve participe aux épreuves de course à pied, de cyclisme et de natation de Varsovie à Paris. Le coeur de Chopin est conservé dans l'église de la Sainte-Croix à Varsovie, tandis que son corps est enterré au Père-Lachaise à Paris. Van der Werve fait le lien entre la Pologne et la France en prenant de la terre du lieu de naissance de Chopin pour l'apporter sur sa tombe à Paris. Le film s'ouvre sur un premier concert dans l'église de Varsovie. C'est une superbe composition, limpide, pour choeur et orchestre, une sorte de musique classique et moderne à la fois, renforcée par de nombreux agitati, stringendi et accelerandi. L'artiste est assis à son piano, au premier plan. Il est vêtu, de manière étrange dans un tel contexte, d'une combinaison de plongée à capuchon et quitte l'église avant les dernières notes pour se mettre aussitôt à courir avant de se jeter à l'eau. Les spectateurs désireux d'accompagner cette | |
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prestation athlétique invraisemblable et qui sont rapidement hors d'haleine peuvent au moins profiter du superbe paysage qui défile sous les pieds de ce personnage de bande dessinée qui court. Dans sa jeunesse, Guido van der Werve avait un autre héros: Alexandre le Grand, le conquérant qui a rêvé d'un empire universel et diffusé la culture grecque, mais est mort trop jeune. Une partie du requiem lui est consacrée. Le passage le plus intéressant de ‘Numéro quatorze’, home est certainement celui de Papendrecht. C'est le lieu d'un choc émouvant entre un lyrisme grandiose et conquérant et un environnement petit-bourgeois. Nous voyons l'artiste vêtu en noir arriver devant des maisons en alignement et pénétrer dans l'une d'entre elles. La salle de séjour semble comble du fait de la présence d'un ensemble de cordes en train de jouer. À l'étage, son ancienne chambre d'enfant est occupée jusque dans les moindres recoins par des chanteurs, tout comme une seconde chambre. Serrés les uns contre les autres, ils interprètent le libretto (du reste passablement absurde) de l'artiste. Peu après, les musiciens jouent dans le jardin donnant sur la rue. Nous avions déjà remarqué ces musiciens et leurs instruments à cordes sur la pelouse à côté de l'école du quartier. Au moment où ils jouent la partie instrumentale Home, Lontano delicato, le spectateur voit Van der Werve arriver en courant, le feu dans le dos. Un plongeon dans un canal proche lui sauve la vie. Ces moments burlesques apportent la légèreté nécessaire à la solennité du requiem. Guido van der Werve a toujours affectionné les accumulations d'inepties et la satire pour miner le sérieux pince-sans-rire de ses ambitions. L'un de ces moments apparaît aussi à la fin des scènes tournées dans la maison de Papendrecht, lorsque l'artiste est lentement soulevé (par une grue hors champ) pour disparaître par-dessus le faîte de la maison, à l'instar de Fellini qui dans La dolce vita fait voler au-dessus de Rome un hélicoptère transportant sous lui une statue du Christ destinée au Vatican. Aider à vous détacher de la terre, c'est ce que la musique peut faire pour vous, vous fournir les endorphines pour la course de fond, vous transformer en un oiseau (dans The walking pigeon, vidéo de 2001) ou vous aider à grimper au sommet de la plus haute montagne (dans Effigio b, Aconcagua, diptyque photo faisant partie de ‘Numéro treize’, 2011). La force de l'imagination est tangible dans cette oeuvre comme un florilège d'étoiles dans la main. Tout aussi éphémère. La narration, si prenante soit-elle, n'a pas de fin et reste ouverte aux projections et aux attentes de chacun. Guido van der Werve a beau apparaître comme un héros athlétique, il est dans ses films le personnage indispensable pour mener à bien les actions. Des actions sublimes et mystérieuses, parfois cocasses. Tineke Reijnders |