une fois aux prises avec une idée, ne la lâche pas avant qu'elle ne se soit révélée sous toutes ses formes. Sa manière de philosopher consiste à saisir, à tâter et, à la rigueur, à broyer le matériau livré à la pensée, de sorte que du matériau le plus banal ou des formules les plus obscures jaillissent des étincelles susceptibles d'embraser à leur tour d'autres idées jusque-là
Alain (pseudonyme d'Émile Auguste Chartier) (1868-1951).
passées inaperçues ou sommeillantes. Penser une idée, jusqu'à la briser, et, ce faisant, en créer dix autres, scintillantes, paradoxales, chargées d'obscure densité! Cela exige une spontanéité, une persévérance, un engagement plus qu'habituel de la pensée, caractéristiques qu'Alain s'àttachera avant tout à faire passer dans la façon de s'exprimer, dans son style. Voilà tout ce qu'il y a à faire; en réalité, tout est là: le style’
(Homoïostase).
Alain n'a jamais cessé de passionner Willy Roggeman. Dix ans après Homoïostase, en 1981, parut Glazuur op nets (émail ne recouvrant rien), autre ouvrage difficilement classable, composé d'essais et de notes de journal, et auquel échut, à juste titre d'ailleurs, le Staatsprijs voor het Essay (prix d'État de l'essai). Le livre contient une étude impressionnante, intitulée Alain en de schone kunsten (Alain et les Beaux-Arts), écrite en 1971. Déjà dans une première approche de la méthode appliquée dans les Propos Roggeman relève la parenté, évidente à ses yeux, entre Alain et Valéry. Ce dernier avait atteint, lui aussi, un équilibre parfait entre art et philosophie. Ayant élaboré une méthode analogue à celle d'Alain, fondée sur la pratique quotidienne de l'écriture, il ‘considérait ses ‘Cahiers’, quotidiennement mis à jour, comme ‘travail’ mais non comme ‘oeuvre’. Plus loin, Roggeman constate: ‘Nulle part ailleurs (il s'agit toujours des Propos, note de l'auteur), je n'ai mieux compris que l'acte d'écrire est conditionné en tout premier lieu par le courage et par l'effort librement consenti’. Pour Roggeman, qui place l'acte d'écrire au centre de ses préoccupations et dont l'Opus fait pendant à la vie, il s'agit là d'une constatation capitale, car le livre n'existe qu'une fois écrit, ce qui implique que, chaque jour, on s'attelle à la tâche. Ce que Roggeman admire chez Alain, c'est le défi quotidien lancé à la page blanche, défi que seuls le courage et l'autodiscipline lui
permettaient de lancer, bien plus que le développement d'un quelconque plan préétabli. Les idées naissent sous la plume. C'est pourquoi ‘le point de départ ne se situe pas dans l'idée à développer mais dans la détermination à vouloir écrire sous la poussée de l'écriture même, ressentie comme une nécessité première, irréductible. Le sujet d'une telle prose est en premier lieu la prose elle-même, une structure de mots se créant elle-même par génération spontanée’.
Même si Roggeman nous parle encore d'autres auteurs français tels que Roger Martin du Gard, Larbaud, Proust, Céline ou Camus, c'est sans conteste Alain qu'il admire le plus. Cela dénote une parenté qui s'étend bien au-delà de la page écrite. ■
paul van aken
Adresse: Dirk Martensstraat 60, B-9300 Aalst.
Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele.